La maladie « sacrée »


L’épilepsie affecte une importante minorité de la population générale, elle est attestée dans toutes les cultures et on l’a reconnue depuis l’aube de l’histoire écrite. Elle était synonyme d’inspiration divine pour les Grecs, comme en témoigne le terme hippocratique de « maladie sacrée1 »… mais son mode d’expression majeur – les crises convulsives, seule forme décrite jusqu’au XIXe siècle – n’en a pas moins suscité une peur et une hostilité qui ont entraîné une cruelle discrimination : il est encore stigmatisé de nos jours.

Les attaques – on dit souvent crises ou accès – d’épilepsie peuvent revêtir une dizaine de formes au moins qui ont pour point commun de survenir brutalement (parfois sans le moindre avertissement, mais d’autres fois aussi après un prodrome caractéristique, appelé « aura ») et de s’étayer sur la décharge électrique brusque et anormale de neurones cérébraux : quand les crises sont généralisées, cette décharge se produit simultanément dans les deux moitiés du cerveau.

Lors de la crise dite de grand mal, un violent mouvement convulse les muscles, ce spasme amenant le sujet à se mordre la langue, l’écume à la bouche quelquefois ; il peut arriver de surcroît qu’un « cri épileptique » soit émis : c’est une vocalisation si stridente qu’elle ne paraît pas humaine. L’individu en proie à un accès de grand mal perdra conscience au bout de quelques secondes puis tombera par terre (d’où le nom de falling sickness [« mal caduc »] donné jadis à l’épilepsie) : ces épisodes sont terrifiants à observer.

La crise de petit mal n’entraîne rien d’autre qu’une perte de conscience transitoire : après avoir semblé « absent » pendant quelques secondes, le sujet peut poursuivre une conversation ou une partie d’échecs sans s’apercevoir – pas plus que les membres de son entourage, le cas échéant – que quelque chose d’inhabituel vient de se dérouler.

Contrairement à ces crises généralisées, les crises partielles ne tiennent pas à une sensibilité cérébrale innée d’origine génétique : elles sont dues à la lésion où à l’hypersensibilité nettement circonscrite d’une région précise du cerveau dite foyer épileptique, que ces traits soient congénitaux ou consécutifs à un traumatisme. Les symptômes des crises partielles dépendent de l’emplacement du foyer : elles sont motrices (certains muscles se contractent), autonomes (une nausée fait chavirer le cœur ; une sensation part de l’estomac, etc.), sensorielles (des anomalies ou des hallucinations visuelles, auditives, olfactives ou d’autres phénomènes sensitifs se manifestent) ou psychiques (de la joie ou de la peur est soudain ressentie sans cause apparente ; des impressions de déjà-vu ou de jamais-vu2 sont éprouvées ; ou des successions de pensées pour la plupart incongrues viennent tout à coup à l’esprit) ; et l’activité critique partielle peut se limiter au foyer épileptique tout autant que se diffuser dans d’autres aires cérébrales, une convulsion généralisée s’ensuivant éventuellement.

Les crises partielles ou focales ne constituent une entité clinique à part entière que depuis la seconde moitié du XIXe siècle, époque où toutes sortes de déficits focaux (l’aphasie ou l’agnosie, par exemple : elles font perdre soit la faculté de parler, soit la capacité d’identifier les objets) furent décrits et attribués à l’atteinte d’aires cérébrales particulières. Cette corrélation établie entre une pathologie cérébrale et des déficits spécifiques, ou symptômes « négatifs », montra que des centres cérébraux aussi nombreux que divers sont capitaux pour certaines fonctions.

Mais Hughlings Jackson (le père de la neurologie anglaise, lit-on parfois) prêta également attention aux symptômes « positifs » des maladies neurologiques : aux symptômes d’hyperactivité tels que les crises, les hallucinations et les délires ; cet observateur aussi patient que minutieux ayant discerné le premier que les crises complexes génèrent des « réminiscences » et des « états de rêve », on dit toujours à propos des crises focales motrices qu’elles peuvent débuter dans les mains et « remonter » dans les bras, conformément à la « marche » de l’épilepsie jacksonienne.

Jackson fut en outre un extraordinaire théoricien qui avança que la forme actuelle du système nerveux humain procède de l’intégration de niveaux de plus en plus élevés – et qui sont hiérarchiquement organisés, les centres supérieurs régissant les inférieurs. Il pensait par conséquent que tout dommage subi aux plus hauts niveaux pouvait « libérer » l’activité des centres subalternes : à ses yeux, l’épilepsie permettait de mieux comprendre l’organisation et les fonctionnements du système nerveux (comme la migraine, pour moi). « Analyser fidèlement un grand nombre de cas d’épilepsie différents, c’est faire beaucoup plus qu’étudier cette maladie », écrivit-il.

Le partenaire de Jackson dans cette entreprise de description et de classification des crises fut son cadet William Gowers : préférant la simplicité, la transparence et la limpidité aux formulations complexes, alambiquées et circonspectes de son aîné (qui ne publia aucun livre), ce dernier écrivit de nombreux ouvrages, dont son Epilepsy and Other Chronic Convulsive Diseases3 paru en 18814.

Particulièrement intéressé par les symptômes visuels de l’épilepsie (il avait déjà rédigé un traité d’ophtalmologie), Gowers se plut à décrire des crises visuelles aussi simples que celle de ces deux patients :

Ainsi, chez un malade, l’avertissement consistait toujours en une étoile bleue qui lui paraissait être en face de l’œil gauche, et s’approcher jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. Un autre malade voyait toujours devant l’œil gauche un objet, qu’il ne désignait pas sous le nom de lumière et qui tourbillonnait constamment. Il lui paraissait s’approcher de plus en plus, en décrivant de grands cercles, jusqu’à ce que la connaissance fût perdue5.

Il y a plusieurs années de cela, Jen W., jeune femme aux bonnes facultés d’observation et d’élocution, me confia avoir vu à l’âge de quatre ans « une boule pleine de lumières colorées aux contours fort bien définis tournoyer sur sa droite » ; au bout de quelques secondes, cette boule lumineuse et colorée avait cédé la place à un nuage grisâtre, situé à droite également, qui avait obscurci sa vision de ce même côté durant deux ou trois minutes.

Bien qu’ayant revu ensuite cette boule tournoyante quatre ou cinq fois par an, toujours au même endroit, elle supposa que c’était un spectacle normal, contemplé par tout un chacun. La physionomie de ces accès se modifia cependant à partir de son sixième ou de son septième anniversaire : à la vision de la boule colorée succéda une céphalée unilatérale, souvent accompagnée d’une intolérance à la lumière et au bruit. On l’emmena donc chez un neurologue qui lui fit passer un électro-encéphalogramme et une tomographie axiale informatisée sans rien repérer d’inquiétant : elle avait « la migraine », tel fut le diagnostic.

Mais ces accès s’allongèrent, devinrent plus fréquents et se complexifièrent aux alentours de son treizième anniversaire : en plus d’être suivis d’une cécité complète pendant plusieurs minutes et de l’empêcher de saisir les propos d’autrui, ils l’effrayaient en la rendant incapable de parler – seul du charabia sortait de ses lèvres quand elle essayait ; et l’on diagnostiqua alors une « migraine compliquée ».

À l’âge de quinze ans, Jen eut une crise de grand mal – elle se convulsa puis s’effondra, inconsciente. Après que beaucoup d’EEG et d’imageries par résonance magnétique eurent tous été interprétés comme normaux, l’examen plus détaillé d’un spécialiste de l’épilepsie finit par révéler que son lobe occipital gauche abritait un foyer clairement épileptique tout en ayant une architecture anormale, si bien qu’on lui prescrivit des anti-épileptiques qui supprimèrent les convulsions sans agir pour autant sur ses crises purement visuelles : leur fréquence s’accroissant, elles pouvaient se répéter plusieurs fois par jour, qu’elles fussent déclenchées « par l’éclat du soleil, les ombres clignotantes ou les scènes brillamment colorées comportant du mouvement et des points fluorescents ». Cette sensibilité extrême à la lumière l’incita à mener une vie très restreinte – une existence nocturne et crépusculaire, de fait.

Comme ses crises visuelles étaient réfractaires à la médication administrée, une approche chirurgicale fut envisagée, puis l’aire anormale de son lobe occipital gauche lui fut finalement retirée à l’âge de vingt ans. Lorsque son cortex occipitotemporal fut cartographié au moyen de stimulations électriques juste avant l’opération, elle vit « la Fée Clochette » et des « personnages de dessins animés », mais elle ne fut sujette à des hallucinations visuelles complexes dans aucune autre circonstance ; ses crises visuelles étaient simples, une boule se contentant normalement de tournoyer sur sa droite ou des « cierges magiques » étincelant de temps à autre dans cette zone.

L’effet immédiat de cette intervention chirurgicale fut excellent. Ravie de n’être plus forcée de rester chez elle, Jen recommença à enseigner la gymnastique ; et elle constata en outre qu’une très petite dose d’anti-épileptiques parvenait désormais à juguler presque toutes ses crises visuelles, même si elle demeurait sensible au stress, ne pouvait pas sauter de repas ni manquer de sommeil et devait se méfier des lumières clignotantes ou fluorescentes. Son opération l’a rendue aveugle dans le quadrant inférieur droit de son champ visuel, sans que cette zone de cécité la gêne trop – elle évite seulement de conduire. Quand ses symptômes ont resurgi, quoique moins fortement qu’auparavant, quelques années après son opération, elle m’a déclaré : « L’épilepsie a été la plus grande difficulté de ma vie, mais j’ai appris des stratégies très efficaces » ; elle compte maintenant soutenir un doctorat en ingénierie biomédicale (option neurosciences), projet qui montre à quel point son trouble neurologique a influé sur le cours de son existence.

 

Lorsque le foyer épileptique est localisé aux plus hauts niveaux du cortex sensoriel – dans les lobes pariétaux ou temporaux, autrement dit –, les hallucinations épileptiques peuvent être beaucoup plus complexes. Valerie L., brillant médecin de vingt-huit ans, avait été en proie dès le plus jeune âge à des symptômes qualifiés de « migraines » : elle avait souffert de céphalées unilatérales, précédées de l’apparition de points bleus clignotants. Mais elle avait vécu une expérience d’un tout autre genre à l’âge de quinze ans : « J’avais couru un dix miles la veille […] et, le lendemain, je m’étais sentie très bizarre, me rapporta-t-elle. […] Je fis une sieste de six heures après avoir dormi toute la nuit – comportement tout à fait inhabituel de ma part –, puis allai au temple avec ma famille : le service religieux étant plus long qu’à l’accoutumée, je dus rester debout très longtemps. » Se mettant alors à voir des halos autour des objets, elle dit à sa sœur : « Il se passe un truc très curieux », puis son regard se posa sur un verre d’eau qui « se multiplia » soudain : pendant cinq secondes à peu près (« les cinq secondes les plus longues de mon existence », commenta-t-elle), elle vit partout des dizaines de verres d’eau couvrir les murs et le plafond.

Elle s’évanouit ensuite et ne reprit connaissance que dans une ambulance dont elle entendit le conducteur dire : « J’ai une fille de quinze ans en pleine crise d’épilepsie » – elle tressaillit en comprenant qu’il parlait d’elle !

Atteinte à seize ans d’un deuxième accès similaire, elle fut pour la première fois placée sous anti-épileptiques dès cet âge.

Une troisième crise de grand mal se déclara un an plus tard : elle vit cette fois de vagues formes noires (« On aurait dit les taches d’encre d’un test de Rorschach ») suspendues en l’air se transformer peu à peu en visages – ceux de sa mère et d’autres membres de sa famille, en l’espèce. En plus d’être immobiles et plats (ils n’avaient que deux dimensions), ces visages « ressemblaient à des négatifs » : les peaux claires semblaient sombres, et vice versa ; et leurs pourtours vacillèrent « comme une flamme » une demi-minute environ avant qu’une convulsion eût fini par lui faire perdre conscience. Ses médecins lui ayant prescrit un autre anti-épileptique après cet épisode, elle n’a plus eu de crises de grand mal par la suite, même si elle continue à être sujette à des auras ou à des crises visuelles deux fois par mois en moyenne – elle n’en a davantage que si elle est tendue ou manque de sommeil.

Se sentant faible et patraque un jour où elle était à l’université, Valerie décida de passer la soirée au domicile de ses parents. Pendant qu’elle bavardait avec sa mère depuis son lit, elle « vit » tout à coup les courriels qu’elle avait reçus quelques heures plus tôt tapisser tous les murs de sa chambre : après qu’un courriel particulier se fut multiplié, l’une de ces images se superposa au visage de sa mère sans le rendre pour autant invisible, cette image étant si claire et précise qu’elle réussit à lire chacun des mots écrits tout en apercevant par transparence ce visage maternel ; et les objets de sa chambre d’étudiante lui apparaissaient aussi partout où elle regardait : c’était toujours un objet particulier, qu’elle le perçoive ou s’en souvienne, qui était multiplié – jamais une scène entière. Mais il n’en va plus de même aujourd’hui : désormais, la plupart de ses multiplications et réitérations visuelles « projettent » des visages familiers sur les murs et au plafond – sur n’importe quelle surface disponible. Cette sorte de propagation des perceptions visuelles dans l’espace (polyopie) et dans le temps (palinopsie) a été magistralement décrite par MacDonald Critchley, qui forgea le terme « palinopsie » (après avoir parlé d’abord de « paliopsie »).

Les perceptions de Valerie se modifient aussi en fonction de ses crises. Il lui suffit parfois d’observer son propre reflet dans une glace pour deviner qu’un accès est imminent – son regard, notamment, a tendance à devenir si différent dans ce contexte qu’elle se dit quelquefois : « Ce n’est pas moi ! » ou « C’est un proche parent ». Elle peut éviter la crise en allant dormir, mais, si son sommeil n’a pas été assez réparateur, d’autres visages que le sien risquent de lui paraître différents le lendemain matin : n’importe quel visage peut avoir l’air « étrange » et déformé, surtout autour des yeux, quand bien même elle le reconnaît encore. L’inverse se produit également entre deux accès : il lui arrive d’être en proie à une hyperfamiliarité si prononcée que tout le monde lui semble familier ; c’est une impression si irrépressible que, tout en parvenant à penser « Ce n’est qu’une illusion. J’ai très peu de chances d’avoir déjà rencontré cette personne », elle ne résiste pas toujours à la tentation de saluer des inconnus.

En dépit de ses auras épileptiques, Valerie mène une existence riche et productive et satisfait à toutes les exigences de son éprouvante carrière professionnelle. Trois faits la rassurent : elle n’a pas eu de crise généralisée depuis dix ans ; quels que soient les déclencheurs de ses accès, son épilepsie n’est pas évolutive (elle s’était légèrement blessée à la tête à l’âge de douze ans : son lobe temporal comporte probablement une petite cicatrice due à ce traumatisme bénin) ; et son traitement médicamenteux lui permet de contrôler efficacement ses crises.

 

Dans le cas de Jen comme dans celui de Valerie, un diagnostic erroné de « migraine » avait été porté dans un premier temps, et il n’est pas rare que l’épilepsie et la migraine soient confondues : Gowers veilla à les différencier dans son texte de 1907 intitulé The Border-land of Epilepsy, ses descriptions limpides de ces deux affections faisant ressortir certaines de leurs différences tout autant que quelques-unes de leurs similitudes. La migraine et l’épilepsie sont paroxystiques : elles se déclarent soudainement, suivent leur cours puis disparaissent ; en outre, toutes deux provoquent des symptômes dont l’évolution ou la lente « marche » est sous-tendue par une perturbation électrique – pendant quinze à vingt minutes dans la migraine, et souvent une poignée de secondes seulement dans l’épilepsie. Mais peu de migraineux ont des hallucinations complexes, alors que l’épilepsie influe couramment sur les fonctions cérébrales supérieures : c’est pourquoi elle peut générer des « réminiscences » multisensorielles ou des fantasmes oniroïdes aussi complexes que celui de la patiente de Gowers qui voyait « Londres en ruine, elle-même étant la seule spectactrice de cette scène de désolation ».

 

Laura M., étudiante qui a choisi psycho en dominante, ignora d’abord ses « étranges accès » avant de penser à consulter un spécialiste de l’épilepsie qui constata qu’elle était « sujette à des épisodes stéréotypés de déjà-vu tels que des flash-backs visuels et émotionnels d’un ou de plusieurs rêves – d’un rêve sur cinq, en général – […] remontant aux dix dernières années ». Ces épisodes qui pouvaient se répéter plusieurs fois par jour étaient aggravés par la fatigue ou la consommation de marijuana : leur gravité et leur fréquence diminuèrent dès qu’elle commença à prendre un anti-épileptique, mais elle supporta de moins en moins les effets secondaires de cette médication – une impression d’hyperstimulation suivie d’un « effondrement » en fin de journée, en particulier. Elle interrompit donc son traitement et fuma moins de marijuana, ce qui lui permit de mieux tolérer ses accès : elle n’en a plus qu’une demi-douzaine par mois, ils durent quelques secondes à peine et, même lorsque, submergée par ses sensations internes, elle « décroche » un peu, son entourage ne s’aperçoit pas forcément que cela ne va pas. Le seul symptôme physique qu’elle perçoit au cours de ces crises consiste en une impulsion à faire rouler ses yeux dans leurs orbites, tendance à laquelle elle résiste si elle n’est pas seule.

Quand nous nous rencontrâmes, Laura m’apprit avoir toujours fait des rêves saisissants et richement colorés dont elle se souvenait facilement : ils étaient presque tous « géographiques », remarqua-t-elle avant d’ajouter que les hallucinations visuelles ou les flash-backs concomitants de ses crises lui semblaient tous se nourrir des paysages oniriques complexes dont elle rêvait.

L’un de ces paysages oniriques était Chicago, où elle avait vécu à l’adolescence. La plupart de ses crises la transportaient dans ce Chicago de rêve : elle en a dressé des cartes aux toponymes réels, bien que la topographie soit étrangement transformée. Quelques paysages oniriques seulement sont centrés autour des hauteurs de l’autre ville universitaire où elle réside désormais : « Pendant quelques secondes, me précisa-t-elle, un songe me revient, mon retour dans le monde de ce rêve me faisant passer dans un temps et un lieu différents. Les lieux me sont “familiers”, mais ils n’existent pas vraiment. »

Un autre paysage onirique récurrent lors de ses crises est la version remaniée d’une cité perchée italienne où elle avait habité un moment ; et un autre encore l’effraie : « Je suis avec ma petite sœur, sur une sorte de plage, me dit-elle. On nous bombarde et je la perds. […] Des gens meurent. » Ces paysages issus de ses rêves se fondent parfois l’un dans l’autre – une colline se transforme inexplicablement en plage, par exemple –, leurs puissantes composantes émotionnelles – de la peur ou de l’excitation, le plus souvent – pouvant continuer à la subjuguer un quart d’heure environ après la fin de l’accès.

Laura attend ces étranges épisodes avec énormément d’appréhension : « Tout cela me fiche la frousse. Je vous en prie, aidez-moi de toutes les façons possibles. Merci ! », écrivit-elle sur une de ses cartes. Tout en se disant prête à payer un million de dollars pour être débarrassée de ses accès, elle estime en même temps qu’ils lui permettent d’accéder à une autre forme de conscience, un temps et un espace différents et un nouveau monde, quand bien même elle ne contrôle pas cette porte.

 

Dans son Epilepsy… de 1881, Gowers fournit de nombreux exemples de crises sensorielles simples et nota que leurs prémices sont aussi fréquemment auditives que visuelles : certains de ses patients disaient entendre le « son du tambour », un « sifflement », une « sonnerie » ou un « bruissement »6, des hallucinations complexes telles que l’audition d’une musique imaginaire étant même parfois mentionnées. (Si les épileptiques peuvent entendre une musique hallucinatoire, la musique véritable peut également déclencher des crises d’épilepsie. J’ai décrit plusieurs exemples d’épilepsie musicogène dans Musicophilia7.)

Les mouvements de mastication et les claquements de lèvres semblablement occasionnés par les crises partielles complexes s’accompagnent ou non de la perception de goûts hallucinatoires8, tandis que des hallucinations olfactives tantôt aussi indépendantes qu’une aura isolée, tantôt intégrées à une crise complexe, peuvent survenir sous diverses formes, comme David Daly l’a relevé dans un article paru en 1958. Beaucoup de ces odeurs hallucinatoires semblent n’être ni identifiables ni descriptibles (leur caractère « plaisant » ou « déplaisant » excepté), y compris lorsque la même chose est sentie à chaque crise : l’un des patients de Daly lui dit halluciner une odeur « proche de celle de la viande en train de frire », un autre l’assurant que c’était chaque fois « comme s’il passait devant une parfumerie ». Une femme humait une odeur de pêches si puissante qu’elle était certaine qu’elle émanait de la pièce où elle se trouvait9, alors que les hallucinations olfactives associées aux « réminiscences » d’une deuxième malade « paraissaient lui rappeler les odeurs de la cuisine de sa mère quand elle était petite ».

 

En 1956, le médecin de marine Robert Efron a publié une description extraordinairement détaillée de sa patiente Thelma B., chanteuse professionnelle d’âge mûr ; sujette à des crises génératrices de symptômes olfactifs, Mme B. lui avait cité un exemple frappant de l’état que Hughlings Jackson avait qualifié de « dédoublement de conscience » :

Je peux être parfaitement bien à tous égards quand je suis subitement arrachée à moi-même. C’est comme si je me trouvais dans deux endroits à la fois sans être nulle part – je me sens lointaine. Je puis lire, écrire ou parler et parviens même à chanter les paroles de mes chansons. Je sais exactement ce qui est en train de se passer, mais, pour une raison ou une autre, j’ai l’impression de ne plus être dans ma propre peau. […] Lorsque cette impression survient, je sais que je vais avoir une convulsion. J’ai beau essayer d’empêcher la suite, elle est inéluctable, quoi que je fasse : tout se met en place avec la régularité d’un horaire ferroviaire. Je suis très active à ce stade de l’accès ; si je suis chez moi, je fais les lits, j’époussette, je balaie ou je lave la vaisselle – selon ma sœur, je fais tout à toute vitesse : je cours partout comme un poulet décapité même si, pour moi, tout me paraît arriver au ralenti. Très attentive au temps, je consulte toujours ma montre et demande l’heure aux gens toutes les cinq minutes ; c’est pourquoi je connais exactement la durée de cette partie de la crise : je sais si elle a été courte et s’est interrompue au bout de dix minutes ou si elle va se prolonger toute la journée ou presque, auquel cas ce sera un véritable enfer. En général, elle dure entre vingt et trente minutes, et je me sens lointaine durant tout ce temps : c’est comme si, me tenant à l’extérieur d’une pièce, je regardais à travers un trou de serrure, ou, tel Dieu, contemplais le monde depuis les cieux sans lui appartenir.

Au milieu d’une de ses crises à peu près, Mme B. eut une « drôle d’idée » afférente à l’anticipation d’une odeur :

Je m’attends à sentir quelque chose à tout moment, mais ne sens rien encore. […] La première fois où cela s’est produit, j’étais à la campagne et me trouvais toute drôle. Je cueillais des myosotis dans un champ, et je me souviens fort bien que j’ai continué à sentir ces fleurs tout en les sachant inodores : je les ai reniflées sans arrêt pendant une demi-heure environ, car j’étais sûre qu’une odeur ne tarderait pas à s’en dégager […] même si je savais parfaitement sur le moment que les myosotis sont totalement inodores. […] Je le sais et l’ignore en même temps.

Au cours de cette deuxième phase de son aura épileptique, elle devint de plus en plus « lointaine » jusqu’à ce qu’elle finisse par savoir qu’une convulsion était imminente. Elle s’allongea par terre, à l’écart de tout meuble pour ne pas risquer de se blesser en se convulsant, puis déclara :

À l’instant précis où il me semble que je suis devenue aussi lointaine qu’il est possible de l’être, une odeur explose soudain ou me percute de plein fouet. Il n’y a pas d’intensification : tout est là d’emblée. Dès que cette odeur m’atteint, je reviens dans le monde réel – mon impression d’éloignement disparaît. C’est une odeur aussi écœurante que celle d’un parfum bon marché : sucrée et pénétrante à la fois. […] Tout me paraît si silencieux que je doute de pouvoir entendre de nouveau – je suis toute seule avec cette odeur.

L’odeur se dissipa au bout de quelques secondes, puis ce silence persista entre cinq et dix secondes à l’issue desquelles elle entendit une voix l’appeler par son nom, loin sur sa droite ; elle dit à ce propos :

Ce n’est pas comme si je l’entendais en rêve : c’est une voix réelle dont je tombe amoureuse chaque fois qu’elle s’élève. Elle n’est ni masculine ni féminine, et je ne la reconnais pas. La seule chose que je puisse affirmer avec certitude, c’est que j’aurai une convulsion si je me tourne vers elle.

Elle s’efforça de ne pas se tourner vers cette voix, mais la tentation fut irrésistible : elle finit donc par perdre conscience, en proie à une convulsion.

 

Gowers avait une crise « préférée » sur laquelle il revint à de nombreuses reprises dans l’un de ses écrits, car, comme celle de Thelma B., l’aura épileptique du patient en question incluait toutes sortes de symptômes hallucinatoires dont la « marche » ou la progression était stéréotypée ; ce neurologue montra ainsi que l’excitation épileptique peut se déplacer dans le cerveau en stimulant une première aire, une deuxième et ainsi de suite, chacune de ces stimulations successives correspondant au déclenchement d’une hallucination. Il décrivit pour la première fois le cas de ce patient en 1881 dans son De l’épilepsie… :

Le malade était un homme intelligent, âgé de vingt-six ans, dont toutes les attaques débutaient de la même façon. Il se produisait d’abord une sensation dans la région de l’hypochondre [sous les côtes] gauche « semblable à une douleur accompagnée de crampe » puis, pendant que cette sensation continuait, une espèce de boule semblait remonter dans le côté gauche de la poitrine, avec un « toc toc » et quand elle atteignait le côté supérieur de la poitrine, la sensation se transformait en coups qui étaient entendus aussi bien que sentis. La sensation montait à l’oreille gauche puis il se produisait un bruit semblable « au sifflement d’une locomotive » qui paraissait « se produire au-dessus de sa tête ». À ce moment il voyait subitement et invariablement devant lui une vieille femme vêtue de brun qui lui offrait quelque chose ayant l’odeur de la fève du Tonkin. La vieille femme disparaissait alors et deux grandes lumières se présentaient à ses yeux, des lumières rondes, l’une à côté de l’autre, qui s’approchaient de lui par mouvements saccadés ; lorsque les lumières disparaissaient, le son sifflant cessait, il ressentait une sensation d’étouffement dans la gorge et perdait connaissance dans un accès qui, d’après la description, était indubitablement épileptique10.

Bien que de mêmes symptômes se répètent sans variation ou presque dans la plupart des crises focales, il peut advenir aussi que le répertoire de certaines auras soit des plus variés : Amy Tan, romancière dont l’épilepsie pourrait être due à la maladie de Lyme, m’a dépeint des hallucinations de ce type.

« Quand j’ai compris que mes hallucinations étaient des crises d’épilepsie, m’a-t-elle déclaré, j’ai été si fascinée par ces excentricités cérébrales que j’ai essayé de noter les détails de celles qui se répétaient » ; étant écrivain, elle a donné des noms à toutes ses hallucinations récurrentes, et voici comment elle décrit la plus fréquente, qu’elle a baptisée « Odomètre rotatif lumineux » :

Vous pourriez voir cela la nuit, sur le tableau de bord de votre voiture […], sauf que les chiffres se mettent à tourner de plus en plus rapidement, comme lorsque le coût d’un plein d’essence grimpe à toute allure sur le cadran de la pompe. Une vingtaine de secondes plus tard, ces chiffres commencent à se désintégrer et l’odomètre lui-même se désagrège puis disparaît peu à peu. C’est arrivé un si grand nombre de fois […] que je me suis amusée à vérifier si je pouvais lire les indications à mesure qu’elles défilaient, contrôler la vitesse de l’odomètre ou allonger la durée de mes hallucinations… impossible !

Aucune de ses autres hallucinations ne bougeait – pendant quelque temps, elle a vu souvent

la silhouette d’une femme en longue robe blanche victorienne, au premier plan d’une scène comportant d’autres personnages en arrière-plan. On aurait dit une pâle photographie de l’époque victorienne ou la version en noir et blanc d’un de ces tableaux de Renoir représentant des gens dans un parc. […] Cette femme ne me regardait pas ni ne faisait le moindre mouvement. […] Je ne la confondais pas avec quelqu’un de vivant et de réel. Cette image ne me renvoyait pas à mon existence, pas plus qu’elle n’avivait mes émotions.

Elle hallucine parfois des odeurs désagréables ou éprouve des sensations physiques qui lui déplaisent. « Le sol tremble sous mes pieds, par exemple », m’a-t-elle raconté avant d’ajouter : « Je dois demander chaque fois si c’est ou non un véritable tremblement de terre. »

Ses impressions occasionnelles de jamais-vu la perturbent beaucoup plus que ses fréquentes expériences de déjà-vu :

Le premier jour, je me souviens d’avoir songé en regardant un immeuble devant lequel j’étais déjà passée des centaines de fois que je n’avais jamais prêté attention à sa forme, sa couleur, etc. Quand j’ai regardé ensuite autour de moi et constaté que rien ne me semblait familier, j’ai été si désorientée que je me suis figée sur place : je ne pouvais plus bouger d’un pouce ! Il m’est arrivé même de ne pas reconnaître l’intérieur de mon domicile tout en sachant que j’étais chez moi. J’ai appris à attendre patiemment que cette impression cesse au bout de vingt ou trente secondes.

Amy remarque que ses crises se déclarent très souvent lorsqu’elle se réveille ou s’assoupit ; elle voit quelquefois « des extraterrestres dignes d’Hollywood » se balancer au plafond : comme « dans les pires films de science-fiction, […] une sorte d’araignée est affublée d’un casque semblable à celui de Dark Vador ».

Elle souligne enfin que ses images n’ont pas de connotation personnelle et ne se rapportent à rien de ce qu’elle a vécu le jour même : elle ne les associe à aucun événement particulier ni ne leur attribue la moindre importance affective. « Elles ne s’attardent pas dans mon esprit comme tout ce à quoi je pense, observe-t-elle. Elles ressemblent plutôt à des débris : à des restes de fragments de rêves dénués de signification, comme si des images aléatoires surgissaient arbitrairement devant moi. »

 

Stephen L., homme affable et plein d’entrain, me consulta pour la première fois au cours de l’été 2007. Après m’avoir montré sa « neurohistoire » – dix-sept pages dactylographiées à simple interligne : il était « un peu graphomane », commenta-t-il –, il m’apprit que ses problèmes avaient fait suite à un accident de voiture dont il avait été victime trente ans plus tôt : sa tête ayant heurté le pare-brise, il avait été gravement commotionné mais s’était totalement remis de ce choc en quelques jours à peine. Deux mois plus tard, cependant, il avait été sujet à de brefs accès de déjà-vu : quoi qu’il vive, fasse, pense ou ressente, il se mit à avoir soudain l’impression de l’avoir déjà vécu, fait, pensé ou ressenti. Il avait été intrigué dans un premier temps par ces fugaces sensations de familiarité et les avait trouvées agréables (« c’était comme si une brise effleurait mon visage »), mais elles n’avaient pas tardé à se reproduire au rythme de trente ou quarante par jour. Pour se prouver que son sentiment de familiarité était illusoire, il avait une fois tapé des pieds et lancé une jambe en l’air pour exécuter une sorte de Highland fling11 devant la glace de sa salle de bains : quoique sachant qu’il n’avait jamais dansé de la sorte, il eut l’impression de répéter des mouvements déjà accomplis à maintes reprises.

Non seulement ses accès devinrent plus fréquents, mais ils se complexifièrent aussi, le déjà-vu n’étant que le début d’une « cascade » (sic) d’autres expériences qui, une fois enclenchées, se poursuivaient irrésistiblement : au déjà-vu succédait d’abord une douleur aiguë, glacée ou brûlante, après quoi cette sensation douloureuse localisée dans sa poitrine était elle-même suivie d’une modification de l’audition – les sons devenaient si bruyants et retentissants qu’ils lui paraissaient se réverbérer tout autour de lui. Il lui arrivait d’entendre une chanson aussi clairement que si elle était chantée dans la pièce voisine, ce qui parvenait à ses oreilles consistant toujours en une interprétation particulière du morceau en question – par exemple, il entendait le tube de Neil Young « After the Gold Rush » exactement comme ce chanteur l’avait interprété en concert un an plus tôt dans son université ; puis il hallucinait éventuellement « une odeur fade et âcre à la fois » ainsi que le goût « correspondant à cette odeur ».

Stephen rêva une nuit qu’il était en proie à l’une de ses cascades de symptômes et s’aperçut à son réveil qu’il était bien en pleine aura ; mais à la cascade habituelle s’ajouta cette fois une étrange expérience de sortie hors du corps durant laquelle il se vit allongé sur son lit depuis l’extérieur d’une haute fenêtre ouverte. Cet épisode de décorporation lui sembla aussi réel qu’effrayant – il lui fit peur en partie parce qu’il laissait augurer que, plus ses crises mobiliseraient de vastes zones de son cerveau, plus elles échapperaient à son contrôle.

Il s’abstint néanmoins de parler de ces accès jusqu’en décembre 1976, mois où il fut pour la première fois sujet à une crise de grand mal : c’était Noël, et la jeune femme qui partageait sa couche lui décrivit sa convulsion. Le neurologue qu’il consulta alors lui confirma qu’il venait d’avoir une crise d’épilepsie temporale probablement consécutive à son accident de voiture : son lobe temporal droit avait dû être lésé lors de la collision, lui expliqua-t-il ; mais les anti-épileptiques – un seul, au début, puis plusieurs – prescrits par ce spécialiste n’empêchèrent pas Stephen de continuer à souffrir d’au moins deux crises de grand mal par mois en plus de ses crises d’épilepsie temporale quasi quotidiennes. Enfin, treize ans après avoir pris son premier anti-épileptique, il se fit examiner par un autre neurologue en vue d’être opéré.

En 1990, après s’être fait retirer un foyer épileptique localisé dans son lobe temporal droit, Stephen se sentit si bien qu’il décida seul de ne plus prendre aucun médicament. Hélas, il eut par la suite un autre accident de voiture qui provoqua une rechute ; ses nouvelles crises résistant à tout traitement, il dut subir en 1997 une opération beaucoup plus importante qui ne porta pas les fruits escomptés : ses symptômes demeurent si variés qu’il ne peut pas se passer de ses anti-épileptiques.

Pour Stephen, sa personnalité s’est « métamorphosée » depuis le début de ses crises : pensant être « plus spirituel, plus créatif, plus artiste » qu’auparavant, il se demande si « le côté droit » (sic) de son cerveau aurait pu devenir dominant à force d’être stimulé. Il accorde de plus en plus d’importance à la musique, en particulier : à cinquante ans passés, il rejoue de l’harmonica pendant des heures – « obsessionnellement », dit-il – comme il l’avait fait au lycée. Et il écrit aussi, ou dessine des heures d’affilée : ayant acquis un fonctionnement du type « tout ou rien », il est ou bien hyperconcentré, ou bien totalement distrait. Il a tendance par ailleurs à piquer des colères soudaines : un jour où un automobiliste lui coupa la route, il lança une cannette de bière sur sa voiture et lui flanqua un coup de poing. (Une activité ictale avait-elle concouru à l’énerver ? Telle est la question qu’il s’est posée a posteriori.) Mais, en dépit de tous ses problèmes, Stephen continue à travailler dans la branche de la recherche médicale, et il reste quelqu’un d’attachant, de sensible et de créatif.

 

Gowers et ses contemporains ne pouvaient pas faire grand-chose pour leurs patients atteints de crises complexes ou focales : ils n’avaient rien d’autre à leur prescrire que des sédatifs dans le genre des bromures. Beaucoup de sujets épileptiques, notamment lorsque leurs crises étaient temporales, furent tenus pour « réfractaires à toute médication » jusqu’à ce que le premier médicament spécifiquement anti-épileptique eût été mis sur le marché dans les années 1930 – et, même ensuite, les individus les plus gravement atteints ne purent toujours pas être secourus. Mais une autre approche beaucoup plus radicale vit le jour vers 1930 également : celle du traitement chirurgical préconisé à la fois par le jeune Wilder Penfield, brillant neurochirurgien américain qui exerçait à Montréal, et par son confrère, le neurologue Herbert Jasper. L’ablation d’un foyer épileptique cortical devant être la moins invasive possible, Penfield et Jasper apprirent à délimiter la zone épileptogène avec précision en cartographiant le lobe temporal, ce qui requérait que le patient soit pleinement conscient (seule une anesthésie locale était nécessaire quand le crâne était ouvert, car le cerveau lui-même est insensible aux sensations tactiles et à la douleur) : cette procédure dite « de Montréal » fut testée pendant une bonne vingtaine d’années sur plus de cinq cents sujets atteints d’une épilepsie temporale.

Sur ces quelque cinq cents patients aux symptômes très divers, une quarantaine seulement eurent des « crises expérientielles », terme par lequel Penfield entendait l’irruption fulgurante d’un souvenir fixe et haut en couleur qui revient en mémoire avec une force si hallucinatoire que la conscience se dédouble : un homme lui dit par exemple avoir simultanément l’impression d’être étendu sur sa table d’opération de Montréal et de monter à cheval dans une forêt. En déposant systématiquement des électrodes sur toute la surface du cortex temporal exposée à l’air libre, Penfield parvenait à découvrir l’emplacement, variable d’une personne à l’autre, des points corticaux dont la stimulation déclenchait un brusque rappel involontaire – ce qu’il appelait une « crise expérientielle12 » : selon lui, l’extraction desdits points pouvait suffire à empêcher la répétition de ces crises sans porter atteinte à la mémoire.

Penfield cita maints exemples de « crises expérientielles » :

Pendant l’opération, il apparaît en général très clairement que la réponse expérientielle provoquée reproduit au hasard l’une quelconque des composantes du flux de conscience, à n’importe quelle période antérieure de la vie du patient. […] Il peut s’agir d’un moment où l’on écoutait de la musique, où l’on regardait une salle de danse par l’embrasure d’une porte, où l’on se représentait les agissements de voleurs d’après une bande dessinée […] aussi bien que de celui où l’on gisait sur la table d’accouchement à la naissance, où l’on avait été effrayé par un homme menaçant ou auquel on avait vu des gens aux vêtements couverts de neige entrer dans la pièce où l’on se trouvait. […] Ce peut être le moment où l’on s’est tenu à l’angle des rues Jacob et Washington à South Bend, dans l’Indiana.

Le concept penfieldien de réactivation de souvenirs ou d’expériences réelles a été contesté : on sait de nos jours que, loin d’être aussi fixes ou figés que les « collections de moments » proustiennes rangées comme des bocaux de conserve dans le garde-manger de l’esprit, les souvenirs sont transformés, désassemblés, ré-assemblés et recatégorisés par chaque acte de remémoration13.

Faisant exception à cette règle, quelques souvenirs semblent pourtant rester vivaces, extrêmement détaillés et relativement constants toute la vie durant : c’est le cas surtout des souvenirs traumatiques ou de ceux dont la charge et la portée émotionnelles sont intenses. Mais Penfield veilla à souligner que les flash-backs épileptiques ne paraissent présenter aucune de ces particularités14 : « Il serait très difficile d’imaginer que certains des incidents et des chants insignifiants qui reviennent sous l’effet de la stimulation électrique ou de la décharge épileptique puissent avoir la moindre signification affective pour le patient, si grande que soit l’attention qu’on prête à cette possibilité », écrivit-il. À ses yeux, ces flash-backs n’étaient que des résurgences « aléatoires » de bribes d’expériences fortuitement associées à l’excitation d’un foyer épileptogène.

 

Bien qu’il ait décrit toutes sortes d’hallucinations expérientielles, Penfield omit curieusement de parler des crises « extatiques », comme on dit de nos jours, qui, telles celles dépeintes par Dostoïevski, provoquent une extase ineffable ou plongent dans une joie transcendante. Épileptique dès le plus jeune âge, Dostoïevski n’avait souffert de crises fréquentes qu’à partir de la quarantaine, une fois revenu de son exil sibérien : selon son épouse, lors de chacune de ses attaques sporadiques de grand mal, il poussait « un cri horrible, un hurlement qui n’avait rien d’humain » avant de s’effondrer, inconscient. Même s’il était quelquefois aussi sujet à une aura isolée, sans convulsions subséquentes ni perte de conscience, nombre de ces accès étaient précédés d’une remarquable aura mystique ou extatique, la première étant survenue la veille du jour de Pâques ainsi que son amie Sophie Kowalewsky le rapporta dans ses Souvenirs d’enfance (Alajouanine cite le passage en question dans l’article qu’il a consacré à l’épilepsie de cet écrivain) – après avoir passé une nuit entière à discuter de religion avec un ancien camarade, Dostoïevski s’exclama soudain : « Il y a un Dieu ! » au moment même où les cloches de l’église voisine sonnèrent les matines, et voici le récit qu’il fit plus tard de cette expérience :

l’air fut ébranlé de ce tintement, et « je me sentis englouti par la fusion du ciel et de la terre », […] [dit-il], « j’eus la vision matérielle de la divinité, elle pénétra en moi. Oui, Dieu existe ! criai-je, et je ne me rappelle rien de ce qui suivit ». « Vous autres, gens bien portants, continua-t-il, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l’accès. […] Je ne sais si cet état bienheureux dure des secondes, des heures ou des mois, mais, croyez-en ma parole, je ne le céderais pas pour toutes les joies de la terre15. »

Non seulement il raconta cet épisode dans des termes similaires en d’autres circonstances, mais il attribua même des crises analogues ou identiques aux siennes à plusieurs personnages de ses romans, dont le prince Mychkine de L’Idiot :

Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense, toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales16.

Des descriptions de crises extatiques figurent également dans Les Démons, Les Frères Karamazov et Humiliés et Offensés, tandis que les épisodes de « pensée forcée » et d’« état de rêve » décrits dans Le Double sont presque identiques à ceux que Hughlings Jackson dépeignit à la même époque dans ses grands articles neurologiques.

En plus de ces auras extatiques – expériences pour lui toujours révélatrices d’une vérité ultime telle que la connaissance directe et valide de Dieu –, on doit tenir compte des changements de personnalité remarquablement progressifs dont il fit état à la fin de sa vie, période où sa créativité fut la plus grande. Selon Théophile Alajouanine, ces changements sont évidents si l’on compare les premières œuvres réalistes de Dostoïevski aux grands romans mystiques qu’il écrivit plus tard : son épilepsie « a créé en sa personne, pourrait-on dire en reprenant le titre d’un de ses romans, un homme double : un rationaliste et un mystique, chacun d’eux l’emportant sur l’autre suivant le moment […] ; de plus en plus, le mystique semble l’avoir emporté sur l’autre17 », considérait ce neurologue français.

Ce changement qui avait paru progresser même entre les crises de Dostoïevski (pendant la phase « intercritique », en jargon neurologique) fascina tellement le neurologue américain Norman Geschwind qu’il y consacra plusieurs articles dans les années 1970 et 1980. Remarquant que cet illustre écrivain fut de plus en plus obsédé par la moralité et la bonne conduite, eut une tendance croissante « à chercher des querelles mesquines », manquait d’humour, ne s’intéressait guère à la sexualité et « s’emportait à la moindre provocation » en dépit de son ton moralisateur et de son sérieux, Geschwind regroupa tous ces comportements sous l’appellation de « syndrome de personnalité intercritique » (aujourd’hui appelé « syndrome de Geschwind »). Les patients porteurs de ce syndrome ont souvent d’intenses préoccupations religieuses (ils sont enclins à l’« hyper-religiosité », disait Geschwind) ; et, comme Stephen L., ils peuvent éprouver aussi un besoin compulsif d’écrire ou nourrir des passions artistiques ou musicales d’une intensité peu banale.

Qu’un syndrome de personnalité intercritique s’installe ou non – ce n’est pas une conséquence universelle ou inévitable de l’épilepsie temporale, semble-t-il –, il est indéniable que la plupart des épileptiques sujets à des crises extatiques sont profondément émus par ces épisodes et cherchent même activement à en avoir davantage. En 2003, les chercheurs norvégiens Hansen Asheim et Eylert Brodtkorb ont publié un article traitant de ces crises extatiques : sur les onze patients étudiés, huit souhaitaient que leurs crises se répètent et cinq membres de ce dernier groupe avaient appris à les déclencher. Plus que n’importe quel autre type d’attaque d’épilepsie, les crises extatiques peuvent donc être perçues comme l’épiphanie ou la révélation d’une réalité plus profonde.

Orrin Devinsky, ancien étudiant de Geschwind, a lui-même joué un rôle pionnier dans l’étude de l’épilepsie temporale et des innombrables expériences neuropsychiatriques dont elle tend à s’accompagner – l’autoscopie, les expériences de sortie du corps, le déjà-vu et le jamais-vu, l’hyperfamiliarité et les états extatiques concomitants des crises, aussi bien que les changements de personnalité intercritiques. Les EEG cliniques et couplés à des vidéos que Devinsky et al. ont fait passer à des individus en proie à des crises extatiques de caractère religieux ont montré que les « théophanies » de ces sujets coïncidaient précisément avec l’activité ictale des foyers (presque toujours localisés dans l’hémisphère droit) responsables de leur épilepsie temporale18.

Ces révélations peuvent prendre diverses formes. Devinsky m’a parlé de ce qui était arrivé à une femme victime d’un traumatisme crânien qui n’avait d’abord suscité que de brefs épisodes de déjà-vu accompagnés de l’olfaction d’une étrange odeur indescriptible : à l’issue d’une salve de crises partielles complexes génératrices d’un état d’exaltation irrépressible, elle finit par se convaincre qu’une voix angélique lui avait appris que Dieu voulait qu’elle devienne membre de la Chambre des représentants ; et, bien que n’ayant jamais adhéré à des croyances religieuses ni fait de la politique auparavant, elle avait immédiatement obéi à cet ordre divin19.

Certaines hallucinations extatiques sont dangereuses, même si c’est très rare. L’un des épileptiques visionnaires décrits par Devinsky et son collègue George Lai avait « vu le Christ et entendu une voix qui lui avait donné l’ordre de tuer sa femme puis de se suicider ; mettant ces hallucinations à exécution », cet homme avait assassiné son épouse puis s’était poignardé – l’ablation du foyer épileptogène découvert dans le lobe temporal droit de ce patient mit définitivement fin à ses crises.

Ces sortes d’hallucinations épileptiques ressemblent considérablement aux ordres hallucinatoires de la psychose, quand bien même il est possible d’être atteint d’épilepsie sans avoir d’antécédents psychiatriques. Seuls les esprits les plus solides (et sceptiques) résistent assez à ces hallucinations pour refuser d’y croire ou de leur obéir, notamment quand elles débouchent sur une révélation ou une épiphanie et suggèrent qu’on est promis à une destinée particulière, éventuellement grandiose.

 

Comme William James l’a observé, l’ardente foi religieuse d’une seule personne peut influer sur des milliers de gens. La vie de Jeanne d’Arc le démontre : on se demande depuis près de six cents ans comment une jeune paysanne sans éducation put suffisamment croire en sa mission pour réussir à persuader des milliers de soldats de l’aider à bouter les Anglais hors de France ! Aux premières hypothèses de l’inspiration divine (ou diabolique) ont fait suite des hypothèses médicales, les évaluations psychiatriques rivalisant avec les diagnostics neurologiques ; et, sans être concluants, l’examen des minutes de l’interrogatoire de Jeanne (ou des témoignages recueillis lors du procès en « réhabilitation » ouvert vingt-quatre ans après sa mort) ainsi que l’étude des souvenirs de ses contemporains autorisent à penser, au moins, qu’elle pourrait avoir été atteinte d’une épilepsie temporale associée à des auras extatiques.

Jeanne eut des visions et entendit des voix dès l’âge de treize ans, la durée de ces épisodes nettement circonscrits ne dépassant jamais quelques secondes ou minutes ; après avoir été très effrayée, elle finit par éprouver une joie immense en découvrant qu’une mission lui était explicitement assignée, et voici comment elle décrivit sa première « visitation » postérieure à l’audition de la sonnerie d’une cloche d’église :

J’avais treize ans quand j’eus une voix de Dieu pour m’aider à me bien conduire. La première fois j’eus grand’peur. Cette voix vint sur l’heure de midi, pendant l’été, dans le jardin de mon père. […] J’ai entendu cette voix à droite, du côté de l’église, et rarement elle est venue à moi sans être accompagnée d’une grande clarté. Cette clarté vient du même côté que la voix, et il y a ordinairement une grande clarté. […] À la troisième fois que je l’entendis, je reconnus que c’était la voix d’un ange. Elle m’a toujours bien gardée. […] Je l’ai toujours bien comprise. […] Elle m’enseignait à me bien conduire et à fréquenter les églises. Elle m’a dit qu’il était nécessaire que je vinsse en France. […] Deux ou trois fois par semaine elle m’exhortait à partir pour la France. […] Elle me disait que je ferais lever le siège d’Orléans […] et qu’[on] me donnerait des gens pour cheminer avec moi ; car j’étais pauvre fille, ne sachant ni chevaucher, ni mener guerre. […] Il n’y a pas de jours que je ne les entende20.

Les neurologues Elizabeth Foote-Smith et Lydia Bayne ont exploré nombre d’autres aspects des crises éventuelles de Jeanne, en même temps que les preuves de sa clarté d’esprit, de son caractère raisonnable et de sa modestie, dans leur article de 1991 intitulé « Joan of Arc » ; mais, si plausible que soit leur argumentation, d’autres neurologues la récusent, et l’on ne saurait donc escompter que ce débat soit tranché une fois pour toutes. Les données sont sujettes à caution, comme dans toutes les énigmes historiques.

Ces crises extatiques, religieuses ou mystiques ne s’observent que dans un petit nombre de cas d’épilepsie temporale. Les individus concernés ont-ils un je-ne-sais-quoi de particulier – leur goût de la religion ou leurs croyances métaphysiques tiennent-ils à une disposition préexistante, par exemple ? Ou bien leurs crises stimulent-elles les zones particulières de leur cerveau qui catalysent les sentiments religieux21 ? Ces deux possibilités sont envisageables, bien sûr. Quoi qu’il en soit, le fait est que le scepticisme, l’indifférence à la religion et l’absence de croyances religieuses ne prémunissent pas contre ces manifestations, comme en témoigne l’étonnement des athées qui ont vécu une expérience religieuse d’origine épileptique.

Kenneth Dewhurst et A. W. Beard ont proposé plusieurs exemples de ce phénomène dans un article paru en 1970 ; l’un d’eux a trait à un conducteur de bus qui eut une crise extatique en faisant payer des tickets :

Soudain transporté de bonheur, il crut se retrouver au paradis. Il encaissa correctement le coût du trajet tout en disant aux passagers qu’il était ravi d’être au ciel. […] Cet état d’exaltation associé à l’audition de voix divines et angéliques persista durant deux jours, puis il conserva le souvenir de ces expériences et continua à croire en leur validité. […] Les deux années suivantes, sa personnalité ne changea pas ; il resta croyant sans exprimer d’idées particulières. […] Trois ans plus tard, après avoir eu trois crises en trois jours, il exulta de nouveau : il était devenu « lucide », assura-t-il. […] Il perdit la foi au cours de cet épisode.

Cet homme ne crut plus par la suite au ciel et à l’enfer, à l’au-delà ni à la divinité du Christ, mais cette seconde conversion – à l’athéisme, celle-là – l’excita autant et fut aussi révélatrice que la première. (Geschwind a signalé lors d’une conférence prononcée en 1974 que les sujets dont l’épilepsie est temporale se convertissent parfois à de multiples reprises : l’une de ses patientes âgée de vingt ans en était « déjà à sa cinquième religion », lit-on dans le texte de cette allocution publié en 2009.)

Les crises d’épilepsie extatiques ébranlent les fondations des croyances et des visions du monde personnelles, même si l’on a été auparavant totalement indifférent au transcendant ou au surnaturel, et la présence universelle de la ferveur mystique et religieuse (du sens du sacré, autrement dit) dans toutes les cultures tend à indiquer qu’elle a bien un fondement biologique : comme les sentiments esthétiques, elle pourrait faire partie de notre héritage humain. Parler de l’origine et des précurseurs biologiques des émotions religieuses (voire, comme les crises extatiques le donnent à penser, d’une assise neurologique aussi spécifique que les lobes temporaux et leurs connexions neuronales) ne revient qu’à mettre l’accent sur leurs causes naturelles : cela ne préjuge en rien de la valeur, du sens et de la « fonction » de telles émotions, ni des constructions narratives et des convictions qu’elles sous-tendent.


1.

Tout en semblant entériner l’origine sacrée de l’épilepsie, Hippocrate se démarqua de cette croyance populaire dès la première phrase de l’essai qu’il consacra à cette maladie : « Sur la maladie sacrée, voici ce qu’il en est, écrivit-il d’entrée. Elle ne me paraît nullement plus divine que les autres maladies ni plus sacrée, mais de même que toutes les autres maladies ont une origine naturelle à partir de laquelle elles naissent, cette maladie a une origine naturelle et une cause déclenchante » (Hippocrate, La Maladie sacrée, trad. par Jacques Jouanna, in Œuvres complètes, t. II, 3e partie, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 1).

2.

En français dans le texte (NdT).

3.

Trad. fr. par le docteur Albert Carrier, De l’épilepsie et autres maladies convulsives chroniques, Paris, G. Masson, 1883 (NdT).

4.

Écrivant dès l’âge de vingt-quatre ans, Hughlings Jackson rédigea à partir de 1861 nombre d’articles majeurs traitant de l’épilepsie, de l’aphasie et d’autres sujets aussi bien que de l’« évolution et la dissolution du système nerveux ». Vingt ans après le décès de cet auteur, quelques-uns de ces textes ont été regroupés dans les deux gros volumes des Selected Writings publiés en 1931 sous la direction de James Taylor, Gordon Holmes et F. M. R. Walshe ; quant aux vingt et un courts bijoux que Jackson avait fait paraître à la fin de sa vie dans Lancet sous le titre Neurological Fragments, ils ont formé la matière du livre homonyme publié en 1925.

5.

W. R. Gowers, De l’épilepsie et autres maladies convulsives chroniques, op. cit., p. 102-103 (NdT).

6.

W. R. Gowers, De l’épilepsie et autres maladies convulsives chroniques, op. cit., p. 109 (NdT).

7.

Une remarquable anecdote citée par Macdonald Critchley dans son article de 1939 portant sur les hallucinations visuelles et auditives a trait au contemporain de Gowers David Ferrier, futur grand maître de la psychologie expérimentale – il serait l’un des premiers à cartographier des cerveaux de singes au moyen de stimulations électriques – qui prit Hughlings Jackson pour mentor quand il s’installa à Londres en 1870 : selon Critchley, l’une des patientes épileptiques de Ferrier sentit « une odeur semblable à celle d’un coup de tonnerre vert » au cours d’une aura synesthésique.

8.

Pour Hughlings Jackson, ces crises qu’il avait décrites dès 1875 pouvaient naître dans le gyrus unciné, structure cérébrale localisée sous le cortex olfactif : ce même Jackson et W. S. Colman confirmèrent cette hypothèse dans leur article de 1898 où ils rendirent compte de leur autopsie du docteur Z., patient mort d’une overdose d’hydrate de chloral. (David C. Taylor et Susan M. Marsh ont raconté beaucoup plus récemment la passionnante histoire de ce patient : s’appelant en fait Arthur Thomas Myers, le docteur Z. était le frère de F. W. Myers, fondateur de la Society for Psychical Research.)

9.

Dans le film A Matter of Life and Death [Une question de vie ou de mort] sorti en 1946 (il fut diffusé aux États-Unis sous le titre Stairway to Heaven), le commandant Peter Carter, pilote dont le rôle est interprété par David Niven, a des visions épileptiques complexes qui sont toujours précédées par une hallucination à la fois olfactive (une odeur d’oignons grillés) et musicale (un thème récurrent de six notes) : Diane Friedman a révélé dans le livre fascinant qu’elle vient d’écrire à ce propos que le metteur en scène Michael Powell s’était méticuleusement documenté sur les formes d’expression des auras épileptiques en consultant des neurologues.

W. R. Gowers, De l’épilepsie et autres maladies convulsives chroniques, op. cit., p. 106-107 (NdT).

Danse de victoire écossaise (NdT).

Grand physiologiste et brillant neurochirurgien à la fois, Penfield parvint à cartographier la plupart des fonctions de base du cerveau humain vivant tout en cherchant les foyers épileptiques : il démontra par exemple que les localisations exactes des représentations corticales des sensations et des mouvements varient en fonction des parties du corps concernées – d’où la précision iconique de ses homoncules sensoriel et moteur. Aussi agréable à lire que Weir Mitchell, il ne cessa pas d’écrire après avoir publié en 1958 son Epilepsy and the Functional Anatomy of the Human Brain, opus magnum qu’il cosigna avec Herbert Jasper : il resta littérairement actif jusqu’à son dernier jour (il mourut en 1976, à l’âge de quatre-vingt-six ans), ses dernières études du cerveau s’ajoutant à plusieurs romans et biographies.

Pour Gowers et ses contemporains du début du XXe siècle, les souvenirs s’imprimaient dans le cerveau (de même qu’ils se gravaient dans de la cire molle selon Socrate), et ces empreintes pouvaient être activées par l’acte de récupération mnésique. Cette conception classique ne fut critiquée qu’à partir des années 1920 et 1930 : au lieu de continuer à étudier la mémoire brute – de noter combien de chiffres étaient retenus, par exemple – comme Ebbinghaus et les autres chercheurs précédents, le grand psychologue de Cambridge Frederic Bartlett présenta des images ou raconta des histoires à des sujets qu’il interrogea à de nombreuses reprises au fil des mois suivants. Après avoir expérimentalement constaté que les descriptions de ce qui avait été vu ou entendu différaient plus ou moins (ou même, parfois, se transformaient totalement) d’un rappel à l’autre, Bartlett en conclut que la « remémoration » devait être conçue comme un processus dynamique plutôt que rapportée à l’entité statique nommée « mémoire » :

La remémoration n’équivaut pas à la ré-excitation d’innombrables traces immuables, inanimées et fragmentaires. Elle consiste au contraire en une reconstruction ou une construction imaginative reposant sur la relation de notre attitude à toute une masse de réactions passées activement organisées […]. Elle n’est donc presque jamais exacte au sens réaliste du terme […].

Le terme « flash-back » que Penfield emploie parfois à propos des hallucinations expérientielles est utilisé également dans d’autres contextes tels que les reviviscences hallucinatoires récurrentes d’événements traumatiques : ces épisodes sont qualifiés aujourd’hui de « flash-backs post-traumatiques ».

On parle aussi de « flash-back » chaque fois que l’expérience perceptive des effets d’une drogue se répète brusquement et transitoirement – quand on hallucine soudain de nouveau sans avoir pris de LSD depuis plusieurs mois, par exemple.

Souvenirs d’enfance de Sophie Kovalewsky, écrits par elle-même et suivis de sa biographie, par Mme A. Ch. Leffler, duchesse de Cajanello, Paris, Hachette, 1895, p. 139-140 (NdT).

Fiodor M. Dostoïevski, L’Idiot, trad. par A. Mousset, Paris, Gallimard, 1953, p. 274-275 (NdT).

T. Alajouanine, « Dostoïevski épileptique », Le Nouveau Commerce, n° 2, automne-hiver 1963, p. 132 (NdT).

L’un de ces patients ne s’était guère intéressé à la religion à l’âge adulte ; sa première crise religieuse s’était déclarée au cours d’un pique-nique que Devinsky m’a décrit dans ces termes : « Ses amis remarquèrent d’abord son regard fixe, sa pâleur et son absence de réaction, puis, soudain, il se mit à courir en rond durant deux ou trois minutes en hurlant : “Je suis libre ! Je suis libre ! […] Je suis Jésus ! Je suis Jésus !” »

Cet homme eut plus tard une crise similaire enregistrée sur un EEG couplé à une vidéo, et, comme Devinsky l’a noté, sa lenteur de réaction et sa désorientation spatiotemporelle furent patentes juste avant cet autre accès :

Quand on lui demanda si quelque chose n’allait pas, il répondit : « Rien ne cloche, je vais bien. […] Je suis très heureux » ; puis, lorsqu’on vérifia s’il savait où il se trouvait, il eut l’air surpris et dit en souriant : « Bien sûr que je le sais. Pour l’instant, je suis au ciel ; […] je me porte comme un charme. »

Après être resté dix minutes dans cet état, il eut une crise généralisée. Se souvenant ensuite de son aura extatique, il la décrivit comme « une sorte de rêve délectable » dont il venait de s’éveiller, mais aucune des questions qui lui avaient été posées pendant cette aura ne lui revinrent en mémoire.

Elle avait cherché à devenir la représentante républicaine d’un district démocrate depuis très longtemps puis n’avait perdu que de très peu : ses déclarations de campagne – elle avait dit lors de chacune de ses réunions publiques que Dieu lui avait demandé de se présenter – sembleraient avoir incité des milliers d’électeurs à voter pour elle, en dépit de son manque manifeste d’expérience ou de savoir-faire politique.

Dom H. Leclerc, Le Procès de Jeanne d’Arc, et son procès de réhabilitation, Cadillac, ESR, 2005, p. 28, 29, 30 et 159 (NdT).

Ce point a été abordé dans de nombreux livres, dont The Spiritual Doorway in the Brain : A Neurologist’s Search for the God Experience, de Kevin Nelson. C’est le thème aussi de Lying Awake, roman de Mark Salzman dont le personnage principal est une religieuse sujette à des extases mystiques : comme elle a de violents maux de tête, cette femme consulte des médecins qui lui apprennent que ses visions sont dues à une tumeur temporale qui la tuera si on la laisse grossir. Mais, tout en lui sauvant la vie, l’opération prévue ne risque-t-elle pas de lui fermer la porte du ciel en l’empêchant pour toujours de communiquer avec Dieu ?