Narcolepsie et démons de la nuit
Vers la fin des années 1870, Jean-Baptiste-Édouard Gélineau, neurologue français issu d’une famille de vignerons, eut l’occasion d’examiner un revendeur de barriques âgé de trente-huit ans qui était en proie depuis deux ans à des accès de sommeil inopinés, brefs et incoercibles. Quand il alla voir Gélineau, ce commerçant avait jusqu’à deux cents accès par jour : non seulement il s’endormait parfois en plein repas, son couteau et sa fourchette lui échappant des doigts, mais le sommeil pouvait même s’emparer de lui au milieu d’une phrase ou sur la banquette d’un théâtre. Les émotions fortes, qu’elles fussent pénibles ou joyeuses, déclenchaient souvent ces phases de somnolence aussi bien que les épisodes d’« astasie » durant lesquels les jambes de cet homme subitement privées de leur force et de leur tonus musculaire se dérobaient sous lui, et, pour Gélineau, cette conjonction de narcolepsie (terme qu’il forgea) et d’astasie (ou de cataplexie, comme on dit aujourd’hui) était un nouveau syndrome – un trouble d’origine neurologique1.
Dans son article de 1928 où il élargit la conception de la narcolepsie, le médecin new-yorkais Samuel Brock décrivit le cas d’un jeune homme de vingt-deux ans dont les brusques accès de sommeil et de cataplexie étaient suivis de paralysies : ce sujet devenait incapable de parler ou de bouger après chacun de ces accès, cet état dit de paralysie du sommeil (appellation actuelle de ce symptôme) s’accompagnant d’hallucinations hautes en couleur qui ne se déclaraient à aucun autre moment. Même si ce cas fut qualifié d’« unique » dans une étude contemporaine (elle parut en 1929) de la narcolepsie, on ne tarda pas à comprendre que la paralysie du sommeil et les hallucinations auxquelles elle est associée sont si courantes qu’on doit les tenir pour intrinsèques au syndrome narcoleptique.
On sait de nos jours que l’hypothalamus secrète les orexines, hormones de la « vigilance » dont la production est insuffisante chez les individus atteints de narcolepsie congénitale – les lésions hypothalamiques dues à un traumatisme crânien, une tumeur ou une maladie peuvent également rendre narcoleptique à un âge plus avancé.
La narcolepsie caractérisée risque d’être invalidante si elle n’est pas traitée, mais elle est heureusement rare, sa prévalence n’étant que d’une personne sur deux mille environ – quoique les formes plus bénignes soient beaucoup plus fréquentes. Et la tendance des narcoleptiques à se sentir embarrassés, isolés ou incompris (comme le patient de Gélineau, qu’on prenait à tort pour un ivrogne) est contrebalancée par l’attention croissante qui est prêtée à cette affection, grâce en partie à des associations telles que le Narcolepsy Network2.
Il n’en reste pas moins que la narcolepsie est sous-diagnostiquée. Jeanette B. avait dû attendre d’accéder à l’âge adulte pour qu’un diagnostic correct soit établi : « À l’école primaire, m’a-t-elle appris, je me croyais schizophrène du seul fait de mes hallucinations hypnagogiques. J’ai même écrit un article sur la schizophrénie en sixième (sans y mentionner que je pensais avoir ce problème) » ; n’ayant bénéficié que beaucoup plus tard du soutien d’autres narcoleptiques, elle a ajouté : « J’ai découvert avec stupeur que beaucoup de membres de ce groupe non seulement avaient des hallucinations, mais hallucinaient les mêmes choses que moi ! »
Quand j’ai appris récemment que la branche new-yorkaise du Narcolepsy Network devait se réunir sous peu, j’ai demandé aux membres de cette association si je pouvais venir les écouter discuter de leurs vécus et bavarder avec certains d’entre eux : ils ont accepté, et j’ai constaté que, tout en se manifestant chez nombre de participants de cette assemblée, la cataplexie – c’est-à-dire la brusque perte de tout tonus musculaire provoquée par l’émotion ou le rire, comme je l’ai déjà indiqué – était très librement débattue. (En fait, la cataplexie ne se prête guère à la dissimulation : un ami de l’acteur Robin Williams avec qui je m’entretins ce jour-là me dit que, chaque fois qu’il rencontrait Robin, il était si sûr qu’un accès de cataplexie déclenché par ses fous rires l’amènerait à s’écrouler qu’il préférait prévenir cet incident en s’allongeant tout de suite par terre !) Mais les hallucinations étaient une tout autre affaire : les individus concernés admettent si difficilement halluciner que ce symptôme vient rarement sur le tapis, même dans une salle pleine de narcoleptiques. Maints participants de cette séance m’ont pourtant décrit ensuite leurs hallucinations par écrit, et voici ce que Sharon S. m’a confié à propos de sa propre expérience :
M’éveillant sur le ventre, j’ai l’impression que le matelas respire. Incapable de bouger, je « vois » avec terreur la peau grise marbrée et les poils noirs clairsemés qui reposent sous moi. Je suis vautrée sur le dos d’un éléphant en mouvement. […] L’absurdité de mes hallucinations provoque un accès de cataplexie qui me fait tomber. […] [Une autre fois], je me suis « vue » dans un coin de ma chambre à coucher juste après avoir sommeillé un moment. […] Proche du plafond, j’ai flotté lentement jusqu’au sol, suspendue à un parachute. Tout m’a paru parfaitement normal d’un bout à l’autre de cette hallucination, puis une grande paix – une délicieuse sérénité – m’a envahie.
Sharon hallucinait aussi quand elle conduisait :
[Un jour où j’ai pris ma voiture] pour me rendre à mon travail, j’ai eu de plus en plus envie de dormir ; tout à coup, la route s’est élevée devant moi et m’a frappée en plein visage. C’était si réaliste que j’ai reculé la tête : c’est certainement cette secousse qui m’a réveillée. Cette expérience différait de mes autres hallucinations en cela que, ayant les yeux grands ouverts, je voyais réellement tout ce qui m’entourait – avec quelques déformations, toutefois.
Bien que le cycle veille-sommeil de la plupart des êtres humains soit assez robuste pour qu’ils puissent se contenter de dormir la nuit surtout, les personnes atteintes de narcolepsie peuvent avoir besoin chaque jour de dizaines de « microsommeils » (certains durent quelques secondes à peine) et d’« états intermédiaires » sporadiquement ou constamment générateurs de rêves intenses, d’hallucinations ou de fusions quasi indiscernables de ces deux éléments ; et des sommeils soudains d’allure narcoleptique, mais sans accompagnement cataplectique, peuvent être également concomitants d’une intoxication ou de la prise de divers médicaments – de sédatifs, en particulier –, la propension à y être sujet s’accroissant avec l’âge, comme l’attestent les brefs sommes chargés de rêves des personnes âgées qui s’assoupissent ou somnolent un instant.
Je fais moi-même de plus en plus de rêves de ce type : un soir de 1988 où je lisais l’autobiographie de Gibbon au lit, je crus tomber sur l’étonnante description d’un groupe de sourds londoniens en train de signer avec entrain dès 1770 : comme les sourds et leurs langues de signes étaient au centre de mes réflexions et de mes lectures, j’ai immédiatement songé que ce passage ferait une merveilleuse note de bas de page pour le livre que j’étais en train de rédiger, mais je ne l’ai pas retrouvé lorsque j’ai recommencé à lire – je l’avais halluciné en un éclair ou en avais rêvé, peut-être, entre deux phrases de texte.
Stephanie W. avait été sujette à sa première hallucination narcoleptique à l’âge de cinq ans, alors qu’elle revenait à pied du jardin d’enfants. Elle suppose que ses hallucinations généralement diurnes surviennent avant ou après des microsommeils très brefs :
Je ne parviens cependant […] à détecter la survenue d’un microsommeil que si une composante de mon environnement « avance » ou change notablement d’une façon ou d’une autre – comme cela se produisait, par exemple, chaque fois que, toujours au volant de ma voiture, je m’apercevais que mon véhicule venait de bondir inexplicablement vers l’avant de la route au cours d’un microsommeil. […] Avant que ma narcolepsie soit traitée, mes périodes d’hallucinations quotidiennes étaient des plus nombreuses. […] Certaines étaient totalement bénignes : un « ange » m’apparaissait régulièrement au-dessus d’une certaine sortie d’autoroute, […] il me semblait que quelqu’un chuchotait mon nom à plusieurs reprises, j’entendais frapper à la porte sans que personne d’autre n’entende ce bruit, je voyais et sentais des fourmis marcher sur mes jambes. […] D’autres me terrifiaient : des gens se transformaient quelquefois en cadavres sous mes yeux.
Durant toute mon enfance, il ne m’a pas été commode de percevoir ces choses inaccessibles aux membres de mon entourage. Je me souviens que les grandes personnes ou les autres gamins à qui je tentais de parler de ce qui se passait se mettaient toujours en colère et me soupçonnaient d’être « folle » ou de mentir. […] C’est plus facile depuis que je suis adulte. (Même lorsque j’ai été traitée pour ce trouble dans un service psychiatrique, on m’a dit que je souffrais d’une « psychose conjuguée à un rapport au réel inhabituellement puissant ».)
Le diagnostic correct – celui de narcolepsie – qu’elle avait fini par recevoir avait d’autant plus rassuré Stephanie W. qu’il l’avait incitée à rencontrer des membres du Narcolepsy Network3 dont les hallucinations étaient similaires aux siennes : elle estime que ce diagnostic et la médication efficace qu’il a permis de lui prescrire ont changé son quotidien du tout au tout.
Lynn O. aurait préféré que ses médecins lui disent plus tôt que ses hallucinations faisaient partie intégrante d’un syndrome narcoleptique ; avant que ce syndrome soit diagnostiqué, m’a-t-elle écrit :
Ces épisodes avaient été si fréquents tout au long de ma vie que je m’étais crue victime d’activités paranormales au lieu de les attribuer à un trouble du sommeil. Beaucoup de gens intègrent-ils ces expériences de cette façon ? Si j’avais été mieux informée, j’aurais peut-être évité d’imaginer que quelque chose tentait de me nuire en me hantant, en me soumettant à une terrible épreuve spirituelle ou en me transformant en malade mentale : j’aurais pu chercher une aide plus constructive dès ma jeunesse. J’ai quarante-trois ans désormais, et je suis bien plus tranquille depuis que je sais que nombre de facettes de ces expériences tenaient à ce désordre.
« Je n’en suis qu’au premier stade de cette indispensable réévaluation de la plupart de mes “expériences paranormales”, me précisa-t-elle dans une lettre postérieure, mais il m’incombe déjà d’adapter ma vision du monde à mon nouveau diagnostic. C’est comme si je me détachais enfin de mon enfance, ou renonçais plutôt à ma vision mystique – presque magique – de l’univers, évolution qui, je l’avoue, s’apparente peut-être à un deuil. »
Chez beaucoup de narcoleptiques, des hallucinations auditives ou tactiles tout autant que visuelles sont corrélées à des sensations corporelles complexes. La paralysie du sommeil de Christina K. s’accompagnait souvent de productions hallucinatoires, comme l’épisode suivant le montre :
Peu après m’être couchée et avoir changé plusieurs fois de position, je finis par me retrouver à plat ventre sur le lit : sentant presque aussitôt que mon corps s’engourdissait, je tentai de m’« extirper » toute seule de cette atonie, mais la paralysie était déjà trop profonde. Ensuite, j’aurais juré que quelqu’un était assis sur mon dos, son poids m’enfonçant de plus en plus dans le matelas. […] Cette sensation d’écrasement s’accentua sans que je récupère ma mobilité, puis la créature juchée sur mon dos vint s’étendre à mes côtés : […] je la sentais respirer près de moi, et j’avais très peur que ce soit réel […], car j’étais totalement éveillée. Une éternité me parut s’écouler avant que je réussisse à tourner la tête dans la bonne direction : mes yeux se posant alors sur la silhouette anormalement grande d’un homme en complet noir au teint verdâtre et à l’air maladif qui me jetait des regards courroucés, je voulus hurler, mais aucun son ne sortit de mes lèvres immobiles. Après qu’il eut continué à me faire les gros yeux, ce personnage se mit brusquement à crier une suite de nombres aléatoires telle que CINQ-ONZE-HUIT-UN-TROIS-DEUX-QUATRE-UN-NEUF-VINGT, tirade qu’il ponctua d’un éclat de rire hystérique. […] Ma capacité de mouvement commença à se rétablir à cet instant même : plus je revins à un état normal, plus l’image de cet homme s’estompa, et je pus me relever dès qu’il disparut.
J. D., autre de mes correspondantes qui m’a décrit les hallucinations associées à sa paralysie du sommeil, m’a parlé quant à elle d’une pression qui s’exerçait sur son torse :
J’aperçois parfois d’énormes mille-pattes, des chenilles gigantesques ou des trucs de ce genre qui grouillent au plafond. Pensant un jour à ma chatte roulée en boule sur l’étagère de ma chambre, j’ai cru qu’elle se transformait en rat. Le pire, c’est quand j’hallucine qu’une araignée marche sur ma poitrine : je ne puis ni bouger ni crier, et ces bestioles me TERRIFIENT.
Il lui avait même semblé une fois qu’elle sortait de son corps :
Après avoir halluciné dans un premier temps que mon corps flottant au plafond planait jusqu’au pied de mon lit, je me suis vue soudain passer en trombe du plancher de ma chambre au rez-de-chaussée de notre maison, puis de cet autre plancher au sous-sol. Tout était visible dans chaque pièce, et les planchers ne paraissaient pas se rompre quand je les traversais : ces obstacles ne m’arrêtaient pas.
La compréhension des mécanismes physiologiques du sommeil, du rêve ou des troubles du sommeil resta très lacunaire jusqu’en 1953, année où Eugene Aserinsky et Nathaniel Kleitman découvrirent l’existence du sommeil MOR4 dans leur laboratoire de l’université du Michigan : en plus de décrire pour la première fois les mouvements oculaires rapides (MOR) caractéristiques de ce stade distinct du sommeil ainsi que les modifications spécifiques des tracés EEG qu’il entraîne, ces chercheurs remarquèrent que les sujets réveillés pendant ce sommeil paradoxal disaient toujours avoir été tirés d’un rêve, ce qui semblait indiquer que l’activité onirique était corrélée à la paralysie corporelle (seuls une respiration superficielle et des mouvements oculaires sont possibles) concomitante de ce type de sommeil5.
Au lieu d’entrer en phase paradoxale quatre-vingt-dix minutes environ après s’être endormis comme la plupart d’entre nous, les individus atteints de narcolepsie (ou privés de sommeil) peuvent atteindre cette phase dès l’endormissement, des rêves et une paralysie du sommeil apparaissant alors ; tout comme ils peuvent se réveiller au « mauvais » moment, ce trait suffisant à expliquer pourquoi les visions oniriques et la perte du contrôle musculaire typiques du sommeil paradoxal persistent à l’état de veille. Bref, même quelqu’un de pleinement éveillé peut être assailli par des hallucinations oniriques ou cauchemardeuses d’autant plus terrifiantes que l’incapacité de bouger ou de parler est totale.
Mais il n’est pas indispensable d’être narcoleptique pour qu’une paralysie du sommeil doublée d’hallucinations se manifeste : J. A. Cheyne et ses collaborateurs de l’université de Waterloo ont montré en effet que ces épisodes surviennent occasionnellement au moins chez un tiers à la moitié de la population générale, même un épisode unique pouvant être inoubliable.
Cheyne et al. ont exploré et catégorisé une très large gamme de phénomènes liés à la paralysie du sommeil. Après avoir interrogé trois cents étudiants et diversifié ce premier panel en dépouillant nombre de réponses à un questionnaire diffusé sur Internet, ils ont conclu que la paralysie du sommeil isolée (c’est-à-dire sans narcolepsie) est si fréquente qu’elle « constitue un laboratoire naturel exceptionnellement propice à l’étude des expériences hallucinoïdes », tout en soulignant par ailleurs que de telles hallucinations ne doivent pas être confondues avec les expériences hypnagogiques ou hypnopompiques ordinaires. Les hallucinations propres à la paralysie du sommeil isolée, ont-ils fait valoir, sont « beaucoup plus intenses, élaborées, multimodales et terrifiantes », et donc plus susceptibles d’avoir un impact important sur quiconque y est sujet : ces hallucinations viscérales, auditives ou tactiles aussi bien que visuelles s’accompagnent d’une sensation de suffocation ou de pression sur la poitrine, d’une impression de présence maligne et d’un ressenti global d’impuissance absolue et/ou de terreur abjecte… manifestations cardinales du cauchemar, au sens originel du terme.
La terminaison « mare »6 de l’anglais nightmare désignait à l’origine un démon féminin qui étouffait les dormeurs en s’allongeant sur leur poitrine (cette créature était appelée Old Hag7 à Terre-Neuve). Dans la monographie qu’il a consacrée aux cauchemars, Ernest Jones observa que ceux-ci diffèrent radicalement des rêves ordinaires par l’invariable impression de présence redoutable (d’être chevauché par un mystérieux intrus, parfois), les difficultés respiratoires et la conscience d’être totalement paralysé auxquelles ils sont associés : même si tout rêve désagréable ou anxiogène peut être qualifié de « cauchemar » [nightmare], la véritable mare nocturne suscite en effet une peur d’un tout autre ordre – Cheyne, qui va jusqu’à employer l’expression de « numineux menaçant »8 dans ce contexte, a proposé de rendre cette différence en écrivant night-mare avec un trait d’union chaque fois qu’il est question de cette présence proprement dite, et d’autres spécialistes de ce champ ont ensuite adopté cette convention.
Dans son livre intitulé Sleep Paralysis : Night-mares, Nocebos, and the Mind-Body Connection, Shelley Adler met l’accent sur l’effroi à nul autre pareil que l’expérience de la paralysie du sommeil génère : elle relève que, contrairement aux rêves, les cauchemars incluant des rencontres maléfiques sont vécus à l’état de veille, si partielle ou dissociée que soit la vigilance, et que c’est à cet égard que le terme paralysie du « sommeil » est trompeur. Cet état terrifie d’autant plus que la respiration superficielle du sommeil paradoxal et l’accélération ou l’irrégularité du rythme cardiaque s’accompagnent d’une extrême excitation : cette peur irrépressible et ses corollaires physiologiques peuvent même avoir des conséquences fatales, en particulier lorsque la paralysie du sommeil est culturellement et traditionnellement associée à la mort. Adler a étudié un groupe de réfugiés Hmong qui, avant d’émigrer du Laos vers la Californie centrale à la fin des années 1970, n’avaient pas toujours eu la possibilité d’accomplir leurs rituels religieux traditionnels pendant toutes les années où ils avaient été traqués, persécutés ou déplacés d’un camp d’internement à l’autre : la croyance en la nocivité des démons de la nuit est de fait si solidement enracinée dans la culture hmong que cette attente funeste ou ce nocebo9 permettrait peut-être de comprendre pourquoi près de deux cents de ces immigrants (dont une majorité de jeunes gens en bonne santé) moururent inexplicablement entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 – ces décès soudains cessèrent dès que la meilleure intégration de ces réfugiés affaiblit la force de leurs anciennes croyances.
Les folklores de toutes les cultures font allusion à des personnages surnaturels tels que les incubes et les succubes qui agressent sexuellement les rêveurs de l’un ou l’autre sexe, ou que la Vieille Mégère qui paralyse ses victimes pour leur voler leur souffle : ces images semblent être universelles – elles sont même remarquablement similaires d’une contrée à l’autre, si grandes que soient les disparités culturelles ou les variantes locales. À quelque cause qu’elles tiennent, les expériences hallucinatoires engendrent un vaste monde de créatures imaginaires et de demeures paradisiaques, infernales ou féériques renvoyant à des mythologies et des croyances censément explicatives qui clarifient et rassurent en même temps qu’elles effraient et mettent en garde – c’est en élaborant ces sortes de récits que nous rendons compte d’une expérience nocturne tout à la fois courante, réelle et ancrée dans la physiologie.
Les démons, sorcières ou esprits malveillants d’antan, tous ces personnages traditionnels auxquels on ne croit plus sont remplacés par d’autres, plus récents : des extraterrestres, des visiteurs provenant d’une « vie antérieure », etc. Mais, en excitant, déroutant, terrifiant ou inspirant bien plus que n’importe quelle autre expérience éveillée, les hallucinations donnent naissance à un folklore et à des mythes (qu’ils soient sublimes, horribles, créatifs ou ludiques) dont aucun individu ni aucune culture ne sauraient peut-être totalement se passer.
Bill Hayes cite une allusion encore plus ancienne à une irrépressible somnolence probablement suivie de cataplexie dans son livre intitulé Sleep Demons : An Insomniac’s Memoir : « Elle survient au milieu d’un accès d’hilarité », écrivit le médecin écossais Robert Macnish dans sa trop peu connue Philosophy of Sleep (1834).
Association de patients américains fondée en 1984 (NdT).
Un acteur essentiel des recherches sur la narcolepsie est le médecin Michael Thorpy, auteur dont les nombreux ouvrages traitant de cette affection et d’autres troubles du sommeil sont fructueusement tirés de sa longue expérience de directeur du service d’hypnologie du Montefiore Medical Center du Bronx.
Rapid Eye Movements (REM) en anglais ; le sommeil à mouvements oculaires rapides est dit « paradoxal » (NdT).
Cette assimilation trop simpliste dut être révisée quand on s’aperçut par la suite que certains rêves – d’un genre un peu différent, il est vrai – peuvent être également concomitants des phases de sommeil non paradoxales.
Voir la note de la p. 12 (NdT).
Vieille sorcière ou mégère (NdT).
Ominous numinous (NdT).
Au sens propre, substance inerte dont l’effet, contrairement à celui d’un placebo, est dommageable pour l’individu (NdT).