L’esprit hanté


Dans le syndrome de Charles Bonnet, les situations de privation sensorielle, le parkinsonisme, la migraine, l’épilepsie, les intoxications dues à l’ingestion d’une drogue ou d’un médicament et l’hypnagogie, un mécanisme cérébral – un processus physiologique primaire, mis en branle par une irritation locale, le dérèglement de la « libération » d’un neurotransmetteur ou autre chose encore – semblent engendrer ou favoriser une activité hallucinatoire plus ou moins indépendante du mode de vie, du caractère, des émotions, des croyances ou de l’état d’esprit de l’individu concerné : même quand elles sont tenues pour de délectables expériences sensorielles (ce qui n’est pas toujours le cas), ces sortes d’hallucinations sont presque uniformément dépeintes comme dépourvues de sens et étrangères aux événements ou aux problèmes personnels.

Il n’en va pas du tout de même des hallucinations sur lesquelles nous allons maintenant nous pencher, puisqu’elles consistent en effet pour l’essentiel en des retours compulsifs sur une expérience passée. Ici pourtant, à la différence des flash-backs parfois émouvants mais la plupart du temps anodins dont les crises d’épilepsie temporale s’accompagnent, le passé – chéri ou terrible – qui revient hanter l’esprit est lourd de signification : des expériences si chargées d’émotion que leur empreinte neuronale est indélébile contraignent dans ce cas le cerveau à une inéluctable répétition.

Les émotions en question sont des plus diverses : on pleure ou regrette un être ou un lieu adoré dont on a été séparé par la mort, l’exil ou le passage du temps ; ou bien on est terrorisé, horrifié, angoissé ou apeuré par des événements profondément traumatiques qui ont constitué une menace pour l’ego ou fait courir un péril mortel. Les hallucinations de ce genre peuvent être également provoquées par un crime ou une faute qui pèse si lourdement sur la conscience qu’on ne supporte plus l’idée d’être coupable de cet acte, si tardif que soit ce sentiment : les hallucinations de spectres ou d’esprits revenant d’entre les morts sont particulièrement associées aux décès violents et à la culpabilité.

Les histoires de hantises et d’hallucinations occupent une place non négligeable dans les mythes et les œuvres littéraires de toutes les cultures. Le père assassiné de Hamlet lui apparaît par exemple (« Dans l’œil de mon esprit, Horatio1 ») pour lui dire qu’il a été mis à mort et doit être vengé, et, quand Macbeth ourdit le meurtre du roi Duncan, le poignard qu’il voit « tracé dans l’air2 » devant lui symbolise son intention tout en l’incitant à agir ; puis, après qu’il a fait tuer Banquo pour l’empêcher de divulguer son complot, il hallucine le fantôme de ce dernier ; tandis que Lady Macbeth, qui a étalé le sang de Duncan sur les cadavres des gardes, « voit » le sang du roi et sent son odeur ineffaçable3 sur ses mains4.

 

Toute passion dévorante ou menace terrible peut produire des hallucinations qui feront corps avec telle ou telle idée ou émotion intense. La perte et le chagrin, notamment, font souvent halluciner – surtout lorsqu’un partenaire trépasse après des décennies de vie commune ou de mariage. Non seulement perdre un parent, un conjoint ou un enfant revient à perdre une partie de soi-même, mais le vide existentiel subitement créé par le deuil doit être comblé d’une façon ou d’une autre : s’ensuit un problème cognitif et perceptuel aussi bien qu’émotionnel, ainsi qu’une pénible aspiration à ce que la réalité soit différente.

Je n’ai jamais halluciné après les décès de mes parents ou de mes trois frères, même si j’ai souvent rêvé d’eux. Mais la première et la plus cruelle de ces pertes – la mort soudaine de ma mère en 1972 – fut suivie d’une période d’illusions persistantes : pendant plusieurs mois, je confondis les passantes que je croisais avec elle. Ces illusions me semblaient toujours sous-tendues par une certaine similitude d’aspect et de maintien, un peu comme si une part hypervigilante de moi-même avait cherché inconsciemment ce parent disparu.

Les hallucinations causées par un deuil prennent quelquefois la forme d’une voix ; la psychanalyste Marion C. m’a appris avoir « entendu » la voix (et le rire, ultérieurement) de son mari défunt – voici un extrait de la lettre qu’elle m’a adressée :

Rentrant un soir chez moi comme toujours après chacune de mes journées de travail, je venais de regagner notre grande demeure vide. En général, c’était à cette heure-là que Paul jouait la partie du New York Times sur son échiquier électronique, et, bien que sa table ne fût pas visible depuis l’entrée, il m’accueillit comme à son habitude : « Tiens, te revoilà ! Bonjour ! », […] me lança-t-il d’une voix aussi claire, forte et vraie que lorsqu’il allait bien. Je l’ai « entendue » : j’aurais juré qu’il était vraiment assis devant sa table d’échecs et m’accueillait pour de bon, une fois de plus. Comme je l’ai indiqué, le fait est que je ne pouvais pas le voir depuis l’entrée, mais c’est pourtant ce qui s’est produit ! Je l’ai bien « vu », j’ai « vu » l’expression de son visage, je l’ai « vu » bouger les pièces comme il avait coutume de le faire, je l’ai « vu » me saluer. Je le voyais comme dans un rêve, en quelque sorte – comme si j’étais en train de regarder la photo ou le film d’un événement. Mais ses paroles étaient on ne peut plus vivantes et réalistes.

Silas Weir Mitchell, médecin qui soigna des soldats amputés d’un ou de plusieurs membres lors de la guerre de Sécession, fut le premier à comprendre le soubassement neurologique des membres fantômes. On considérait jusqu’alors que, telles les apparitions décrites par les sujets endeuillés, ce phénomène était purement hallucinatoire ; or, l’ironie du sort voulut que Mitchell fût lui-même en proie à une hallucination de deuil après le décès inopiné d’un de ses plus proches amis, comme Jerome Schneck l’a rapporté dans un article publié en 1989 :

Le matin où un journaliste vint lui faire part de cette nouvelle inattendue, Mitchell, atterré, monta communiquer cette information à sa femme. Puis il vécut une étrange expérience en redescendant au rez-de-chaussée : il put voir fort distinctement le visage de Brooks, plus grand que nature et très souriant, encore qu’il semblât fait de gaze humide. Ce visage disparut dès qu’il baissa les yeux, mais, les dix jours suivants, il continua à le voir un peu au-dessus de sa propre tête, du côté gauche.

Les hallucinations consécutives à un deuil sont si profondément liées aux besoins émotionnels et à l’affectivité qu’elles ont tendance à être inoubliables, comme la sculptrice et graveuse Elinor S. me l’a écrit :

Après mon quatorzième anniversaire, mes parents, mon frère et moi-même allâmes passer l’été dans la maison de mes grands-parents, comme nous le faisions depuis de nombreuses années – mon grand-père était mort l’hiver précédent.

Nous étions dans la cuisine, où ma grand-mère lavait la vaisselle avec l’aide de ma mère pendant que je finissais de dîner à table, face à la porte de la véranda de derrière. Mon grand-père entra, et je fus si heureuse de le revoir que je me levai pour aller à sa rencontre : « Papy ! », dis-je en m’approchant de lui, mais il disparut soudain. Ma grand-mère en fut toute retournée, son expression me faisant croire à tort qu’elle était en colère contre moi. Quand je lui dis que je l’avais vraiment vu très clairement, ma mère m’expliqua que c’était arrivé parce que je le voulais ; mais je ne pensais pas à lui consciemment, et je ne comprends toujours pas comment j’ai pu le voir si nettement.

À plus de soixante-seize ans, je me souviens d’autant mieux de cet incident que je n’ai rien vécu de comparable par la suite.

Ma correspondante Elizabeth J. m’a parlé de l’hallucination de deuil de son jeune fils :

Mon mari est mort des suites d’une longue maladie, il y a trente ans de cela. Âgé de neuf ans à l’époque, mon fils courait régulièrement avec son papa : quelques mois après le décès de son père, il vint me dire qu’il le voyait parfois courir devant notre maison dans son short jaune (c’était la tenue de sport habituelle de mon époux). Quand je lui décrivis cette expérience hallucinatoire, le thérapeute familial que nous consultâmes ensuite l’attribua à une réaction neurologique au chagrin : cette intervention nous rassura, et ce short de course jaune est toujours en ma possession.

Après avoir interrogé quelque trois cents hommes et femmes dont le veuvage était récent, le généraliste gallois W. D. Rees découvrit que près de la moitié d’entre eux avaient eu l’illusion de revoir leur conjoint décédé ou l’avaient carrément halluciné. Ces expériences étaient visuelles, auditives ou présentaient ces deux particularités à la fois, et certains répondants des deux sexes disaient converser avec plaisir avec leur époux ou épouse hallucinatoire, la probabilité de survenue de ces hallucinations augmentant avec la durée du mariage et leur persistance pouvant se chiffrer en mois, si ce n’est en années : pour Rees, de telles hallucinations étaient non seulement normales, mais facilitaient même le processus du deuil.

Dans le cas de Susan M., l’affliction déclencha une expérience multisensorielle extrêmement vivace quelques heures à peine après la mort de sa mère : « J’entendis les roues de son déambulateur grincer dans le couloir, m’a-t-elle confié. Entrant peu après dans ma chambre, elle s’assit sur le lit, tout près de moi – je sentais son poids sur le matelas. Je lui parlai, lui disant que je la croyais morte. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’elle a répondu – elle voulait me dire quelque chose, me semble-t-il. Tout ce que je sais, c’est que je pouvais sentir sa présence à mes côtés et que c’était effrayant, mais consolant aussi. »

Ray P. m’a écrit après le décès de son père, qui avait rendu l’âme à l’âge de quatre-vingt-cinq ans : hospitalisé pour subir une opération cardiaque, il était déjà tombé dans le coma lorsque son fils s’était précipité dans sa chambre. Une heure avant que son père eût cessé de vivre, Ray lui avait chuchoté : « Papa, c’est moi. Je prendrai soin de maman. Ne t’en fais pas, tout ira bien » puis, quelques nuits plus tard, il avait été réveillé par une apparition :

Je me suis réveillé en pleine nuit. Je n’étais ni ensommeillé ni désorienté, j’avais les idées claires et voyais normalement. Je me suis aperçu que quelqu’un était assis sur l’un des coins de mon lit : c’était mon papa, vêtu de son pantalon kaki et de son polo brun. Mon esprit était assez lucide pour que je me demande d’emblée si j’étais ou non en train de rêver, mais j’étais certain d’être éveillé. Il n’était pas éthéré, mais opaque : son corps se détachait sur la fenêtre de derrière sans laisser passer la lumière nocturne si polluée de Baltimore. Après être demeuré un moment au même endroit, il m’a dit (en me parlant ou en me transmettant ses pensées sans prononcer le moindre mot ?) : « Tout va bien. »

Je me suis tourné pour me lever, et, quand j’ai regardé [de nouveau dans sa direction], il était parti. Je suis allé boire un verre d’eau dans la salle de bains, puis me suis recouché. Mon père n’est jamais revenu : j’ignore s’il s’agissait d’une hallucination ou d’autre chose, mais, comme je ne me résous pas encore à croire au paranormal, je suppose que j’ai dû halluciner5.

Les hallucinations dues au chagrin sont parfois moins bénignes. Le psychiatre Christopher Baethge a décrit les cas de deux mères qui avaient perdu des enfants en bas âge dans des circonstances particulièrement traumatisantes : non seulement elles avaient des hallucinations multisensorielles (elles voyaient chacune leur fille défunte, l’entendaient, sentaient son odeur ou se croyaient effleurées par sa main), mais elles adhéraient en outre toutes les deux à des explications délirantes – l’une pensait « que sa fille essayait de la contacter depuis un autre monde où elle existait encore » ; l’autre entendait crier : « Maman, n’aie pas peur. Je vais revenir6 ! »

 

Trébuchant récemment sur un carton de livres posé dans mon bureau, je suis tombé la tête la première et me suis cassé une hanche. Cet accident me parut se passer au ralenti : J’ai largement le temps de placer mes bras de telle sorte que ma chute soit amortie, me dis-je, mais je me retrouvai par terre en un rien de temps et sentis ma hanche se briser sous le choc. Les semaines suivantes, je revécus cette chute avec une netteté quasi hallucinatoire : cette scène se répétant dans mon esprit et ma chair, j’évitai mon bureau pendant deux mois, car ce lieu où j’étais tombé suffisait à me faire presque halluciner que je tombais de nouveau en entendant une fois encore le craquement de mon os fracturé. C’est un exemple (banal, peut-être) de réaction à un trauma – de léger syndrome de stress post-traumatique ; et, même si ce problème est largement réglé, je soupçonne cet épisode de persister au plus profond de mon psychisme, sous la forme d’un souvenir traumatique qui risquera d’être réactivé dans certaines circonstances jusqu’à la fin de mes jours.

Des traumas beaucoup plus profonds générateurs d’états de stress post-traumatiques (ESPT) peuvent bouleverser l’existence de quiconque a survécu à un accident violent, un cataclysme naturel, une guerre, un viol, un abus sexuel, des tortures ou un abandon – à toute expérience si terrifiante que la sécurité personnelle ou celle d’autrui a semblé gravement compromise.

Aux réactions immédiates que toutes ces situations suscitent s’ajoutent parfois, des années plus tard dans certains cas, des syndromes post-traumatiques d’une malignité le plus souvent persistante. En plus d’angoisser, d’aviver les réactions de sursaut, de déprimer et de générer des dystonies neurovégétatives, ces syndromes incitent à ruminer interminablement les horreurs vécues – et il n’est pas rare non plus que surviennent de brusques flash-backs à l’occasion desquels le traumatisme originel tend à être revécu intégralement, dans chacune des modalités sensorielles initiales et avec toutes les émotions éprouvées sur le moment7. Quoique spontanées en général, ces reviviscences sont particulièrement susceptibles d’être déclenchées par les objets, les odeurs ou les sons associés au trauma originel.

Le terme « flash-back » restitue mal la profondeur et l’éventuelle dangerosité des délires où les hallucinations post-traumatiques peuvent plonger. Le sens du présent peut être complètement perdu, ou si occulté que les convictions hallucinatoires et délirantes prévaudront : l’ancien combattant traumatisé qui a un flash-back dans un supermarché risque par exemple – pour peu qu’il soit armé – de tirer sur une foule confondue avec des soldats ennemis. Si rares soient-ils, ces états de conscience extrêmes sont potentiellement mortels.

Une femme qui avait été victime d’un attentat à la pudeur à trois ans puis violentée à dix-neuf ans m’a écrit que « ses perceptions olfactives activaient de puissants flash-backs de ces deux événements » :

Mon premier flash-back de cette agression sexuelle infantile s’est produit sur une banquette d’autocar. Un homme s’était assis près de moi, et l’odeur de sa transpiration et de son corps m’avait instantanément transportée hors de ce véhicule : je me revis dans le garage de mon voisin et me souvins de tout. Le conducteur dut me demander de descendre lorsque nous parvînmes à destination… mon sens du temps et de l’espace avait totalement disparu.

Les réactions aux stress postérieurs à un viol ou à une agression sexuelle peuvent être aussi intenses que durables. Selon Terry Heins et al., une patiente de cinquante-cinq ans qui avait vu ses parents faire l’amour dans sa prime enfance avant d’être violée par son père à l’âge de huit ans revivait ces expériences à l’âge adulte, ses flash-backs répétés s’accompagnant d’auditions de « voix » – comme ce syndrome de stress post-traumatique avait été tenu à tort pour un symptôme schizophrénique, elle avait été hospitalisée en psychiatrie.

Les individus exposés à un événement inducteur d’un ESPT ont tendance en outre à faire des rêves ou des cauchemars récurrents qui répètent fréquemment leurs expériences traumatiques sous une forme littérale ou plus ou moins déguisée. Pour Paul Chodoff, psychiatre qui s’intéressa en 1963 aux effets tardifs du traumatisme subi par les survivants des camps de concentration, ces rêves étaient la principale caractéristique du syndrome qu’il y avait lieu de diagnostiquer : même une quinzaine d’années après la guerre, nombre de déportés continuaient à rêver de leurs années d’incarcération8 – et la répétition des flash-backs était patente également.

Chodoff remarqua de surcroît que, si la rumination obsessionnelle des expériences endurées en camp de concentration s’atténuait quelquefois au fil du temps chez certains sujets, d’autres anciens détenus

donnaient au contraire l’inquiétante impression que rien de vraiment important ne leur était arrivé depuis leur libération ; leurs comptes rendus de leurs expériences étaient si saisissants et détaillés que les murs de mon cabinet disparaissaient presque, les sinistres visions d’Auschwitz ou de Buchenwald les remplaçant.

Dans l’article qu’elle consacra en 1968 à plusieurs survivants de camps de concentration, Ruth Jaffe précisa que, revivant son arrivée devant le portail d’Auschwitz, une femme revoyait le tri des détenus promis à une mort immédiate ; incapable de sauver sa sœur malgré sa tentative de sacrifice (elle avait essayé en vain de prendre sa place), elle l’entendait chaque fois crier : « Kathy, où es-tu ? Pourquoi m’as-tu laissée seule ? » D’autres rescapés hantés par des flash-backs olfactifs sentent tout à coup la puanteur des fours crématoires – laquelle, plus que tout autre souvenir, les replonge aussitôt dans l’horreur des camps. Les décombres calcinés du World Trade Center ont pareillement empesté durant des mois après le 11 septembre 2001 – et l’hallucination dans laquelle cette odeur a fini par se transformer a continué à hanter certains survivants même longtemps après que le stimulus réel se fut dissipé.

Les stress réactionnels à la fois aigus et différés qui font suite aux catastrophes naturelles telles que les tsunamis ou les tremblements de terre ont été abondamment dépeints dans la littérature médicale ; ils s’observent aussi chez les très jeunes enfants, même si ces derniers rejouent les composantes de l’événement concerné au lieu de les halluciner ou de les revivre, mais la prévalence et la sévérité des ESPT semblent être d’autant plus marquées qu’ils succèdent à une violence ou à un désastre d’origine humaine : tout paraît indiquer que les calamités attribuables à la nature ou à Dieu – les acts of God, dans le droit anglo-saxon – sont mieux acceptées que celles provoquées par l’homme. Les réactions aux stress aigus sont bâties sur le même modèle : le courage et le calme extraordinaires avec lesquels on fait face à d’effroyables maladies n’empêchent pas de se mettre très en colère contre l’infirmière qui tarde à apporter un bassin ou à faire prendre un médicament, comme mes patients hospitalisés m’ont souvent permis de le constater. Si l’amoralité de la nature est acceptable, qu’elle revête la forme d’une mousson, d’un éléphant en rut ou d’une pathologie, la soumission impuissante à la volonté d’autrui ne l’est pas, car les comportements humains sont marqués au coin de l’éthique (ou le laissent accroire).

 

Après la Première Guerre mondiale, plusieurs médecins supposèrent qu’un dérangement cérébral organique devait être sous-jacent aux « névroses de guerre », comme on disait alors, car celles-ci semblaient différer des névroses « normales » à beaucoup trop d’égards pour qu’il pût en aller autrement9. Le terme « obusite »10 forgé à cette époque renvoyait à l’idée que les cerveaux des soldats atteints de ce mal avaient été mécaniquement perturbés par l’incessant pilonnage des nouveaux obus hautement explosifs qui venaient d’être mis au point : il n’était pas encore officiellement admis que les combattants bombardés des jours d’affilée dans des tranchées boueuses où ils étaient contraints de cohabiter avec les cadavres pourrissants de leurs camarades subissaient un grave traumatisme dont les effets pouvaient ne se manifester qu’à la longue11.

Une publication récente de Bennet Omalu et al. vient de démontrer que les commotions cérébrales répétées (y compris les chocs « légers » non suivis d’une perte de conscience) peuvent provoquer l’apparition d’une encéphalopathie traumatique chronique (ETC) génératrice de troubles mnésiques et cognitifs : l’exacerbation des tendances à la dépression qui en résulte s’accompagne de flash-backs, d’hallucinations et/ou de psychose. Comme les traumatismes psychologiques dus à la guerre et aux blessures, l’ETC a été corrélée à l’incidence croissante du suicide chez les vétérans du conflit irakien.

Freud n’aurait pas été surpris d’apprendre que les déterminants de l’ESPT sont biologiques tout autant que psychologiques – et le fait est que le traitement de ces états nécessite souvent de recourir aux médicaments et à la psychothérapie à la fois, même si les pires des ESPT risquent d’être quasiment incurables.

 

Le concept de dissociation semblerait aussi indispensable à la compréhension des pathologies telles que l’hystérie ou le trouble de la personnalité multiple12 qu’à celle des syndromes post-traumatiques. Il est possible de se distancier ou se détacher instantanément de toute situation synonyme de danger mortel – on pourrait citer l’exemple du conducteur qui, une fraction de seconde avant de percuter un obstacle, voit sa voiture de loin, presque comme s’il était le spectateur d’une représentation théâtrale plutôt que le principal participant de l’événement en question. Mais les dissociations propres à l’ESPT sont plus radicales : les insoutenables souvenirs visuels, auditifs, olfactifs ou émotionnels de la hideuse expérience sont en effet relégués dans ce cas dans une chambre souterraine nettement séparée des autres compartiments de l’esprit.

L’imagination diffère qualitativement de l’hallucination. Les visualisations des artistes et des scientifiques aussi bien que les fantasmes et les rêveries auxquels nous nous adonnons tous sont localisés dans le théâtre privé de l’espace imaginatif personnel : contrairement aux objets de la perception, ces productions mentales ne se déploient pas dans l’espace extérieur en temps normal. Quelque chose doit se passer dans le cerveau/esprit pour que, sautant par-dessus ses frontières, l’imagination soit remplacée par l’hallucination : une certaine dissociation ou déconnexion doit s’effectuer, une certaine rupture des mécanismes qui nous permettent en temps normal de suffisamment reconnaître les fruits de notre pensée et de notre imaginaire pour que nous puissions en assumer la responsabilité en les tenant pour nôtres plutôt que pour extérieurs à nous-mêmes.

Il n’est cependant pas évident qu’un tel processus de dissociation suffise à tout expliquer, car des sortes de mémoires tout à fait différentes pourraient être impliquées. Selon Chris Brewin et al., maintes données psychologiques attestent que les extraordinaires flash-backs mnésiques de l’ESPT diffèrent fondamentalement des souvenirs autobiographiques ordinaires : ces chercheurs insistent sur la distinction radicale qu’il convient d’établir entre, d’une part, les souvenirs autobiographiques verbalement accessibles et, d’autre part, les flash-backs mnésiques qui, sans être verbalement ou volontairement accessibles, sont susceptibles de resurgir automatiquement dès lors que l’événement traumatique est évoqué ou que quoi que ce soit (n’importe quelle perception visuelle, olfactive ou auditive) y est associé. Force est de constater que les souvenirs autobiographiques ne sont pas isolés : inséparables du reste de la vie, ils sont largement et profondément contextualisés et mis en perspective – et révisables en fonction de divers contextes et perspectives. Il n’en va pas de même des souvenirs traumatiques : les survivants d’expériences traumatisantes peuvent être si incapables de se détacher de la rétrospection ou de la remémoration que leurs vécus traumatiques sont comme mis sous séquestre avec toute la frayeur et l’horreur, toute la vivacité et la concrétude sensorimotrices qu’ils avaient originellement suscitées – ils semblent conservés dans une forme de mémoire différente, si isolément des autres souvenirs qu’aucune intégration psychologique n’est permise.

En raison même de cette isolation de la mémoire traumatique, la psychothérapie doit s’assigner pour objectif de rendre les traumatismes assez conscients pour que ces événements finissent par s’intégrer à la mémoire autobiographique… tâche si difficile qu’elle relève parfois de la gageure.

Cette possible implication de plusieurs types de mémoire est puissamment corroborée par les comportements des survivants de situations traumatisantes qui ont réussi à vivre pleinement, sans contracter un ESPT ni être hantés par leurs souvenirs. Parmi ces personnes figure mon ami Ben Helfgott, qui fut incarcéré dans un camp de concentration entre son douzième et son seizième anniversaire : ayant toujours pu parler librement des moindres détails de ces sombres années, qu’ils aient trait à ses propres vécus, aux meurtres de ses parents et des membres de sa famille ou aux innombrables horreurs des camps, il accepte et intègre d’autant mieux cette part de son existence que tous ces souvenirs sont stockés dans sa mémoire biographique consciente. Parce qu’il n’a pas mis ses expériences sous clef en les réduisant à des souvenirs traumatiques, il les connaît aussi bien que l’autre facette de cette problématique – l’ayant observée chez des centaines d’autres anciens déportés, il dit que « ceux qui oublient souffriront plus tard ». Helfgott est l’un des co-auteurs de The Boys, remarquable livre de Martin Gilbert relatant les histoires de 732 garçons et filles qui, comme mon ami, non seulement ont survécu à des années de détention en camp de concentration, mais sont aussi curieusement sortis à peu près indemnes de cette épreuve – ils n’ont jamais été en proie à un ESPT ni à des hallucinations.

 

Les atmosphères profondément superstitieuses et délirantes peuvent plonger elles aussi dans des états émotionnels si extrêmes que des communautés entières finissent par halluciner. Les productions hallucinatoires caractéristiques de la « possession démoniaque » et de la « sorcellerie » (thèmes des cinquième et sixième conférences que William James prononça en 1896 au Lowell Institute ; huit de ces allocutions sont regroupées depuis 1984 dans l’ouvrage d’Eugene Taylor intitulé William James on Exceptional Mental States) ont été décrites en détail : on sait aujourd’hui que les hallucinations aux proportions parfois épidémiques jadis attribuées aux œuvres de Satan et de ses suppôts sont interprétables à l’aune de la suggestion mentale en vigueur dans les sociétés où le fanatisme religieux – voire la torture – sévit.

Aldous Huxley a dépeint dans ses Diables de Loudun13 les délires de possession démoniaque qui se propagèrent en 1634 dans ce petit village angevin où, en confirmant les craintes moyenâgeuses d’une communauté entière après que la mère supérieure et les nonnes d’un couvent des Ursulines eurent été prises de convulsions, les exorcistes concoururent en partie à transformer les obsessions religieuses initiales de mère Jeanne des Anges en un état proprement hallucinatoire et hystérique. Certains furent même atteints du mal qu’ils voulaient conjurer : après avoir exorcisé Jeanne pendant des centaines d’heures, le père Surin fut hanté comme elle par d’épouvantables hallucinations de nature religieuse. Un village entier finit ainsi par sombrer dans la folie, exactement comme lors des infâmes procès de sorcières de Salem intentés une soixantaine d’années plus tard14.

Si extraordinaires qu’aient été les microcosmes de Loudun et de Salem et les pressions ici exercées, la chasse aux sorcières et la confession forcée n’ont guère disparu de notre monde ; elles ont simplement pris d’autres formes.

 

Les stress sévères concomitants de conflits intérieurs peuvent facilement amener certains individus à souffrir d’un clivage de la conscience associé à divers symptômes sensoriels et moteurs – dont des hallucinations, notamment. (Cet état naguère qualifié d’hystérie est aujourd’hui désigné sous l’appellation de « trouble de conversion ».) Il semblerait en être allé de la sorte chez Anna O., brillante patiente dont Freud et Breuer décrivirent le cas dans leurs Études sur l’hystérie15 : son énergie intellectuelle et sa libido ne trouvant pas assez d’exutoires dans la réalité, Anna s’était systématiquement livrée à des rêveries – elle disait s’adonner à son « théâtre privé16 » – même avant que la dissociation ou le clivage de personnalité postérieur à la maladie finale et au décès de son père l’eût fait passer alternativement d’un état de conscience à l’autre.

C’était dans son état de « transe » (ou « autohypnotique17 », pour parler comme Breuer et Freud) qu’elle était en proie à des hallucinations non seulement florides, mais presque toujours effrayantes : elle hallucinait très souvent des reptiles, confondait ses propres cheveux avec des serpents noirs ou voyait le visage de son père se transformer en tête de mort ; et elle oubliait ses hallucinations ou en restait inconsciente jusqu’à ce qu’elle entre à nouveau dans une transe hypnotique non plus spontanée, mais induite cette fois par Breuer :

Au beau milieu d’une conversation, certaines hallucinations pouvaient survenir, la malade s’enfuyait, essayait de grimper sur un arbre, etc. Lorsqu’on la retenait, elle reprenait presque immédiatement le fil de son discours comme si rien ne s’était produit entre-temps. Mais ensuite, elle décrivait sous hypnose toutes ces hallucinations18.

La personnalité « hypnoïde » d’Anna ayant joué un rôle de plus en plus dominant à mesure que sa maladie avait progressé, ses périodes de surdité ou de cécité à l’ici et maintenant s’étaient tellement allongées qu’elle s’hallucinait de plus en plus fréquemment telle qu’elle était autrefois – comme les nonnes de Loudun ou les « sorcières » de Salem, elle vivait surtout désormais dans un monde hallucinatoire ou quasi délirant.

Mais, contrairement à ces sorcières, à ces religieuses ou aux survivants tourmentés des camps de concentration et des champs de bataille, cette femme se remit presque totalement de ses symptômes et recommença à mener une vie riche et productive.

Le fait qu’Anna, patiente incapable de se souvenir de ses hallucinations quand elle était « normale », ait pu si bien se les remémorer sous hypnose montre que ses états hypnotiques étaient similaires à ses transes spontanées.

La suggestion hypnotique peut même induire des hallucinations19. (Bien entendu, l’état pathologique durable connu sous le nom d’hystérie diffère énormément des brefs états de transe induits par un hypnotiseur ou consécutifs à une autohypnose.) Quand il donna des conférences sur les états mentaux exceptionnels, William James parla à la fois des transes des médiums qui disent percevoir les voix et les images des défunts et des prestations des devins qui prétendent lire l’avenir dans une boule de cristal : s’intéressant moins à la véracité de ce qui était entendu et vu dans ces contextes qu’aux états mentaux producteurs de tels états, il observa assez minutieusement ces phénomènes (il assista à de nombreuses séances) pour finir par acquérir la conviction que la plupart des médiums et des adeptes de la cristallomancie n’étaient pas des charlatans ou de fieffés menteurs au sens ordinaire du terme, pas plus qu’ils ne fabulaient ou fantasmaient : ils lui paraissaient plutôt accéder à des états modifiés de conscience qui les faisaient halluciner, le contenu de leurs hallucinations dépendant des questions qu’on leur posait. Ces états mentaux exceptionnels, pensait-il, étaient atteints par autohypnose (pratique sans doute autant favorisée par les environnements mal éclairés et ambigus des voyants que par les attentes démesurées de leurs clients).

Des procédés tels que la méditation, les exercices spirituels et les roulements de tambour ou les danses extatiques sont également propices à l’atteinte d’états de transe voisins de l’hypnose qui engendrent de puissantes hallucinations accompagnées de profondes modifications physiologiques (d’une rigidité assez marquée, par exemple, pour que tout le corps d’un sujet dont la tête et les pieds uniquement sont soutenus demeure aussi raide qu’une planche). Beaucoup de traditions religieuses ont recouru pour cette raison aux techniques méditatives ou contemplatives (souvent complétées par l’exposition à des musiques, des peintures ou des architectures sacrées) : des visions hallucinatoires s’ensuivent parfois, et les travaux d’Andrew Newberg et al. ont prouvé que la pratique assidue de la méditation modifie fortement l’irrigation sanguine des régions du cerveau responsables de l’attention, de l’émotion et de certaines fonctions nerveuses autonomes.

 

Le plus courant, le plus recherché et (dans nombre de cultures et de communautés) le plus « normal » des états mentaux exceptionnels est la syntonie spirituelle de la conscience qui perçoit le surnaturel ou le divin comme matériel et réel : l’ethnologue T. M. Luhrmann propose une analyse très convaincante de ce phénomène dans son remarquable When God Talks Back.

Les recherches précédentes de Luhrmann sur la pratique de la magie dans l’Angleterre contemporaine l’avaient contrainte à s’immerger totalement dans l’univers des magiciens et des sorciers. « J’ai fait ce que tout anthropologue se doit de faire, a-t-elle écrit à ce sujet. Je suis entrée dans leur monde : j’ai rejoint leurs rangs, lu leurs livres et leurs romans, employé leurs techniques et accompli leurs rituels. J’ai constaté de la sorte que leurs rites reposent en très grande partie sur l’usage de l’imagination : on ferme les yeux pour visualiser dans l’œil de son esprit l’histoire racontée par le chef de groupe. » À sa grande surprise, sa propre imagerie mentale était devenue plus claire, plus détaillée et plus substantielle au bout d’un an d’entraînement à peine ; et ses états de concentration s’étaient « tellement approfondis et affinés qu’ils n’avaient plus rien à voir avec l’attention ordinaire ». S’étant plongée un soir dans un ouvrage traitant de la Bretagne arthurienne – elle s’était assez « abandonnée » au récit pour qu’il « tienne son affectivité et son intellect sous sa coupe », commente-t-elle –, elle s’était réveillée le lendemain matin en contemplant une scène pour le moins étrange :

J’ai vu six druides debout devant la fenêtre, au-dessus de la bruyante rue londonienne où je réside. Je les ai vus, et ils m’ont fait signe. Le temps que je les regarde avec ébahissement puis bondisse hors de mon lit, ils avaient déjà disparu. Avaient-ils été là en chair et en os ? Non, conclus-je, mais mon souvenir de cette expérience est des plus net. […] Je me souviens de les avoir aperçus clairement, distinctement et comme quelque chose d’aussi extérieur à moi que le calepin sur lequel je prenais des notes. La singularité de cet instant l’a gravé dans mon esprit : rien de tel ne m’était arrivé auparavant.

Luhrmann étudia ensuite la religion évangélique. Le divin étant immatériel par essence même, Dieu ne saurait être vu, perçu ou entendu comme un objet ordinaire : en dépit de son intangibilité, comment peut-Il devenir une présence si réelle et intime pour tant de chrétiens évangéliques et d’autres croyants ? Maints adeptes de l’évangélisme ont l’impression d’avoir été touchés par Dieu au sens propre du terme ou de L’entendre leur parler à voix haute, d’autres disant sentir Sa présence physique, savoir qu’Il est là ou être certains qu’Il marche à leurs côtés. Selon Luhrmann, le christianisme évangélique tient la prière et les autres exercices spirituels pour d’importantes compétences qui doivent être apprises et pratiquées, et ces savoir-faire peuvent être maîtrisés d’autant plus aisément qu’on est prêt à s’engager ou à s’absorber totalement dans ses expériences, qu’elles soient réelles ou imaginaires – qu’on est capable, écrit-elle, « de se concentrer sur un objet mental […] à la manière du lecteur d’un roman, de l’auditeur d’une musique ou du randonneur du dimanche : en étant captivé par ce qu’on imagine ou admire ». Pour cette anthropologue, une telle faculté d’absorption tend à être affûtée par la pratique, et c’est l’un des effets de la prière – c’est pourquoi les techniques d’oraison mettent si fréquemment l’accent sur l’attention aux détails sensoriels :

[Les fidèles] s’exercent à voir, entendre, sentir et toucher au moyen de l’œil de leur esprit ; et, plus ils confèrent à ces expériences imaginaires la vivacité sensorielle habituellement associée aux souvenirs d’événements réels, plus ce qu’ils parviennent à imaginer devient réel à leurs yeux.

Leur esprit passant de l’imagination à l’hallucination, les fidèles en arrivent tôt ou tard à entendre Dieu et à Le voir.

Ces voix et ces visions si ardemment désirées acquièrent ainsi le réalisme de la perception. Comme Sarah (l’une des personnes interrogées par Luhrmann) le remarqua, « les images que je visualise [quand je prie] sont tout à fait réelles et lucides. Elles diffèrent d’une simple rêverie – quelquefois, on dirait presque une présentation Powerpoint ». Les images de Sarah, poursuit Luhrmann, « s’enrichirent et se complexifièrent » avec le temps, « leurs contours se précisant en même temps qu’elles s’étoffaient, elle les distingua de mieux en mieux » ; autrement dit, ses images mentales finirent par devenir aussi claires et réelles que le monde extérieur.

Sarah avait multiplié ces expériences que certains fidèles ne vivent qu’une seule fois ; mais, pour peu qu’elle soit empreinte de l’irrésistible force de la perception réelle, même une unique expérience de Dieu peut suffire à entretenir la foi durant une vie entière.

 

À un niveau plus modeste, nous sommes tous réceptifs à la puissance de la suggestion, surtout lorsqu’elle se conjugue à une excitation émotionnelle et des stimuli ambigus. Si rationnel soit-on, l’idée qu’une maison est « hantée » peut induire une hypervigilance propice aux hallucinations, comme Leslie D. me l’a écrit :

Je travaille depuis près de quatre ans dans une des plus vieilles demeures de Hanovre, en Pennsylvanie. On m’a appris dès le premier jour qu’un fantôme rôde ici : celui de M. Gobrecht, professeur de musique qui avait longtemps vécu dans ces lieux […] – il mourut dans la maison, je présume. Je serais bien en peine de vous dire à quel point je NE CROIS PAS au surnaturel… Quelques jours plus tard seulement, pourtant, il m’a semblé qu’une sorte de main tirait sur l’une des jambes de mon pantalon pendant que j’étais assise à mon bureau, et il arrive aussi de temps à autre qu’une main se pose sur mon épaule. La semaine dernière, alors que nous discutions de ce fantôme, j’ai senti (très fortement) des doigts m’effleurer le haut du dos juste sous l’épaule, assez distinctement pour que je sursaute. La puissance de la suggestion, peut-être ?

Les enfants ont souvent des compagnons imaginaires. Parfois révélateurs de la seule créativité des bambins imaginatifs qui meublent systématiquement leur solitude en se laissant aller à la rêverie ou en se racontant des histoires, ces personnages peuvent comporter des éléments hallucinatoires – une hallucination bénigne et agréable survient dans certains cas, comme Hailey W. me l’a indiqué :

Ayant grandi sans frères ni sœurs, je m’étais créé plusieurs amies imaginaires avec lesquelles je jouais régulièrement entre trois et six ans à peu près. Je n’oublierai jamais les deux vraies jumelles que j’avais baptisées Kacey et Klacey : comme elles avaient mon âge et ma taille, nous passions plein de temps ensemble, qu’il s’agisse de faire de la balançoire dans l’arrière-cour ou de prendre le thé. Kacey et Klacey avaient en outre une petite sœur prénommée Milky, et je m’étais construit une si forte image d’elles trois dans l’œil de mon esprit qu’elles me paraissaient tout à fait réelles à l’époque ; mes parents en riaient sans être sûrs qu’il soit bien naturel d’avoir des amies imaginaires aussi nombreuses et détaillées, et je leur répondais toujours « à Kacey et Klacey » lorsque, s’étonnant de me voir longuement bavarder à table avec « personne », ils me demandaient à qui je parlais. Quand je jouais [avec des jouets, ou à des jeux de société], je disais m’amuser en compagnie de Kacey, Klacey ou Milky, dont je parlais souvent également. Ayant fait une fixation sur les chiens d’aveugles pendant quelque temps, je me souviens d’avoir supplié ma mère de m’en offrir un : un peu décontenancée, elle me demanda d’où me venait cette idée et je lui expliquai que la mère de Kacey et Klacey était aveugle… je voulais donc un chien d’aveugle comme le leur ! Chaque fois que quelqu’un me dit n’avoir jamais eu d’amis imaginaires dans sa jeunesse, je suis très surprise, car l’adulte que je suis devenue sait à quel point ils ont constitué une part fondamentale – et plaisante – de mon enfance.

Mais on ne devrait peut-être pas parler d’« imagination » à ce propos, car les compagnons imaginaires semblent parfois beaucoup plus réels que n’importe quel autre produit du fantasme ou de l’imagination. Que nos catégories adultes de « réalité » et d’« imaginaire » s’appliquent mal aux pensées et aux jeux infantiles n’a rien de surprenant : si Piaget a raison, la distinction entre le fantasme et la réalité, ou entre les mondes intérieur et extérieur, ne devient constante et assurée qu’à partir de sept ans environ, et c’est en général à cet âge ou un peu plus tard que les compagnons imaginaires tendent à disparaître.

Il se pourrait de surcroît que les enfants acceptent mieux leurs hallucinations parce qu’ils n’ont pas encore appris à les tenir pour « anormales » (dans notre culture, s’entend). Tom W. m’a écrit que ses hallucinations infantiles étaient « intentionnelles » – les visions hypnagogiques dont il provoquait volontairement l’apparition l’avaient diverti de quatre à sept ans :

Je me distrayais, avant de m’endormir, en hallucinant. Allongé sur mon lit, je contemplais le plafond dans la pénombre. […] Je regardais un point fixe et, si mes pupilles restaient immobiles, ce plafond était neutralisé et se transformait peu à peu en une masse de pixels qui donnaient naissance à des formes : à des vagues, des grilles et des motifs de cachemire. Puis des personnages commençaient à apparaître et à interagir : je me souviens de bon nombre d’entre eux – [ainsi que de] […] l’exceptionnelle clarté visuelle de ces scènes. Sitôt qu’une vision se formait, je pouvais chercher n’importe quoi des yeux comme dans un film.

Je procédais autrement aussi… Un portrait de famille trônait au pied de mon lit : une banale photo de mes grands-parents, de mes cousins, d’une tante et d’un oncle, de mes parents, de mon frère et de moi-même, posant devant une énorme haie de troènes. Le soir toujours, des trucs délicieusement loufoques ne tardaient pas à se produire dès que je fixais ce portrait : des pommes poussaient dans la haie de troènes, mes cousins papotaient et se couraient après ; quant à la tête de ma grand-mère, elle « partait » s’accrocher à ses deux mollets, qui se mettaient ensuite à danser. Si nul que cela me paraisse maintenant, c’était hilarant sur le moment.

À l’autre bout de la vie, une hallucination d’un genre très particulier peut aller de pair avec la mort ou son anticipation : exerçant dans des foyers pour personnes âgées et des maisons de retraite médicalisées, je trouve à la fois frappant et émouvant qu’un si grand nombre d’individus profondément lucides, sains d’esprit et conscients hallucinent à l’approche du trépas.

Quand Rosalie – la très vieille aveugle atteinte d’un syndrome de Charles Bonnet (SCB) dont j’ai parlé au premier chapitre de ce livre – tomba malade et se dit qu’elle allait mourir, elle vit sa mère lui apparaître et entendit sa voix lui annoncer qu’elle serait la bienvenue au paradis. Ces hallucinations différaient totalement de celles, toujours impersonnelles et émotionnellement neutres, que son SCB provoquait : elles étaient au contraire multisensorielles, s’adressaient vraiment à elle et regorgeaient de chaleur et de tendresse. J’ai connu d’autres patients qui, sans être porteurs d’un SCB ni souffrir d’aucune autre affection génératrice de productions hallucinatoires, ont halluciné des scènes similaires sur leur lit de mort – pour la première et la dernière fois de leur existence, quelquefois.


1.

William Shakespeare, Hamlet, Acte I, scène 2, trad. par Jean-Michel Déprats, in Tragédies I, Paris, Gallimard, 2002, p. 703 (NdT).

2.

William Shakespeare, Macbeth, Acte III, scène 4, trad. par Jean-Michel Déprats, in Tragédies II, Paris, Gallimard, 2002, p. 405 (NdT).

3.

Ibid., acte V, scène 1, p. 467 (NdT).

4.

Beaucoup de nouvelles de H. G. Wells ont trait également à des hallucinations dues à un sentiment de culpabilité. Dans La Phalène (in H. G. Wells, L’Île de l’Aepyornis, trad. par Achille Laurent, Paris, P. Ollendorff, 1909), un zoologiste qui se sent responsable de la mort de son rival de toujours est hanté par le souvenir de cet homme : une phalène géante d’un genre inconnu de la science qu’il est le seul à voir finissant par le rendre fou, il se retrouve enfermé dans une chambre capitonnée où il ne se moque plus du fantôme de cet ami défunt que durant ses rares moments de lucidité.

Homme hanté lui-même, Dickens traita de ce thème dans cinq textes, dont son célèbre Chant de Noël (trad. par Marcelle Sibon, in Nicolas Nickleby ; Livres de Noël, Paris, Gallimard, 1966) ; et les Grandes espérances contiennent une description particulièrement spectaculaire de la vision de Pip après son premier entretien horrifié avec Miss Havisham :

C’est à cet endroit et à cet instant que je fus le jouet d’une étrange illusion. Elle me parut étrange, alors, mais, longtemps plus tard, je la trouvai plus étrange encore. Comme je tournais les yeux – un peu éblouis d’avoir contemplé le ciel étincelant – vers une grosse poutre de bois peu élevée et située non loin de moi, à ma droite, dans un recoin de la salle, je vis une forme pendue par le cou à cette poutre. Une forme vêtue de blanc jauni et n’ayant qu’un soulier aux pieds ; et cette forme était ainsi pendue que je pouvais distinguer les passementeries fanées de sa robe pareille à du papier terreux, et reconnaître pour celui de Miss Havisham un visage qui, par son mouvement et son expression, semblait faire effort pour m’appeler. Terrifié à la vue de cette forme, puis terrifié par la certitude qu’elle n’était point là à l’instant précédent, mon premier mouvement fut de m’enfuir et mon second de me précipiter vers elle. Et je fus plus terrifié encore de constater qu’elle avait disparu (Charles Dickens, De grandes espérances, in Souvenirs intimes de David Copperfield ; De grandes espérances, trad. par Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1954, p. 1033-1034).

5.

Si éprouvante que soit la disparition d’un conjoint – c’est assurément l’un des plus douloureux de tous les événements de la vie –, maintes autres situations peuvent nécessiter un travail de deuil : elles vont de la perte d’un emploi à celle d’un animal domestique. Quand sa vieille chatte mourut à vingt ans passés, l’une de mes amies fut si bouleversée qu’elle « vit » pendant des mois cet animal et ses mouvements caractéristiques dans les plis de ses rideaux.

Mon autre amie Malonnie K. m’a parlé d’une sorte différente d’hallucination consécutive également à la mort d’un animal de compagnie – celui de sa chère minette, qui avait rendu son dernier soupir à dix-sept ans :

À ma grande surprise, elle m’est apparue le lendemain dans la salle de bains, juste avant que je sorte travailler : toute guillerette, elle a miaulé son « bonjour ! » habituel. Sidérée, j’allai le dire à mon mari, et bien entendu, elle n’était plus là à mon retour. Comme je n’avais jamais halluciné auparavant et pensais être « au-dessus » de ces trucs-là, cette expérience m’a perturbée, mais j’ai fini par l’accepter en me racontant qu’elle tenait peut-être au lien extraordinairement étroit qui nous unissait depuis près de deux décennies… et je dois dire aussi que suis très reconnaissante à ma chatte de m’avoir rendu une dernière visite.

6.

La perte, la nostalgie et le désir de retrouver tel ou tel monde perdu peuvent également induire de puissantes hallucinations. Franco Magnani, l’« artiste de la mémoire » dont j’ai narré l’histoire dans Un anthropologue sur Mars, était parti de son village natal de Pontito dès son douzième anniversaire : son long exil (il n’était revenu dans ce petit village toscan que quarante-quatre ans plus tard) ne l’empêcha pas d’être hanté en permanence par un Pontito onirique ou hallucinatoire qui était en fait une version idéalisée et intemporelle de cette bourgade, telle qu’elle se présentait avant l’occupation allemande de 1943. Ce peintre s’efforça toute sa vie d’objectiver ces hallucinations en les intégrant à des centaines de tableaux nostalgiques, magnifiques et mystérieusement fidèles.

7.

Si visuel ou cinématographique soit-il, le vocable « flash-back » ne doit pas faire oublier l’existence des hallucinations auditives, qui peuvent être des plus impressionnantes elles aussi. Les anciens combattants en état de stress post-traumatique hallucinent quelquefois les voix de camarades, de soldats ennemis ou de civils agonisants : selon Holmes et Tinnin, plus de 65 % des militaires présentant un syndrome de stress post-traumatique entendent des voix intrusives explicitement ou implicitement accusatrices.

8.

Les médicaments amplifient parfois cet effet. En 1970, j’ai eu la charge d’une patiente atteinte de parkinsonisme postencéphalitique qui avait survécu à un internement en camp de concentration : ses cauchemars traumatiques et ses flash-backs furent si insupportablement exacerbés par l’administration de L-dopa que nous dûmes interrompre ce traitement.

9.

Lorsque la névrose est « normale », le matériel pathogène enfoui qui incite à consulter un psychothérapeute correspond en général à une époque de la vie beaucoup plus reculée ; les patients sont également hantés, mais, comme le titre du livre de Leonard Shengold l’indique, ils sont « hantés par leurs parents ».

Shell shock (NdT).

L’opiniâtreté de ces syndromes post-traumatiques postérieurs à la Première Guerre mondiale embarrassa Freud au plus haut point, car elle le força à remettre sa théorie du principe de plaisir en question en lui montrant que, dans ce cas au moins, un principe bien plus mortifère était à l’œuvre : celui de la compulsion de répétition, mécanisme si manifestement préjudiciable à l’adaptation qu’il constituait l’antithèse même du processus de guérison.

Trouble dissociatif de l’identité consistant à passer tour à tour d’une personnalité à une autre (NdT).

Trad. fr. par Jules Castier Les Diables de Loudun. Étude d’histoire et de psychologie, Paris, Plon, 1953 (NdT).

Nombre de témoins et d’accusateurs interrogés lors des procès de sorcières de Salem décrivirent des violences commises par des créatures malfaisantes, des démons, des sorcières ou des chats (animaux alors associés à la sorcellerie) : ils étaient censés étouffer des dormeurs incapables de bouger ou de résister en s’allongeant sur leur poitrine). Ces expériences désormais interprétées à la lumière de la paralysie du sommeil et des cauchemars qu’elle entraîne étaient alors tenues pour des phénomènes surnaturels – voir l’exploration exhaustive d’Owen Davies dans son article de 2003 intitulé « The nightmare experience, sleep paralysis, and witchcraft accusations ».

D’autres pathologies concourraient peut-être à expliquer pourquoi les hallucinations et l’hystérie sévirent autant dans la Nouvelle-Angleterre de la fin du XVIIe siècle : d’après Laurie Winn Carlson, qui a émis cette nouvelle hypothèse dans sa Fever in Salem, cette folie manifesterait l’existence d’un trouble postencéphalitique.

Selon d’autres auteurs, l’empoisonnement à l’ergot aurait pu jouer un rôle : ce champignon parasite du seigle et d’autres céréales contenant des alcaloïdes toxiques similaires au LSD, toute ingestion de farines ou de pains contaminés risque de provoquer l’apparition d’une atroce gangrène des extrémités (d’où les noms populaires de « mal des ardents » ou de « feu de saint Antoine » donnés à ce symptôme d’ergotisme) corrélée à la fois à des convulsions et à des troubles hallucinatoires très proches de ceux que le LSD suscite.

En 1951, plusieurs centaines d’habitants du petit village français de Pont-Saint-Esprit furent intoxiqués par de l’ergot de seigle : comme John Grant Fuller l’a raconté dans son livre The Day of St. Anthony’s Fire, les personnes atteintes furent en proie durant plusieurs semaines à de terrifiantes hallucinations souvent accompagnées de compulsions à sauter par la fenêtre concomitantes d’une extrême insomnie.

Sigmund Freud et Josef Breuer, Études sur l’hystérie, trad. par A. Berman, Paris, Presses Universitaires de France, 1956 (NdT).

Ibid., p. 15 (NdT).

Ibid., p. 176 (NdT).

Ibid., p. 22 (NdT).

Brady et Levitt l’ont expérimentalement démontré en suggérant en 1966 à des sujets hypnotisés qu’ils « voyaient » (c’est-à-dire hallucinaient) un stimulus visuel mobile consistant en un tambour rotatif aux rayures verticales : les yeux de ces sujets ont automatiquement effectué des mouvements de suivi (un « nystagmus optocinétique ») exactement identiques à ceux que la vision d’un véritable tambour en rotation aurait occasionnés – aucun de ces mouvements impossibles à imiter n’est accompli si l’on se contente d’imaginer une cible visuelle.