Fantômes, ombres et spectres sensoriels


Bien que des hallucinations visuelles et auditives – des « visions » et des auditions de « voix » – soient décrites dans la Bible, l’Iliade, l’Odyssée et toutes les grandes épopées de notre monde, aucun de ces textes ne fait un tant soit peu allusion à l’existence des membres fantômes : la sensation hallucinatoire de posséder toujours un membre en dépit de son amputation y est passée sous silence. Ces phénomènes n’avaient même pas de dénomination avant que Silas Weir Mitchell leur ait donné leur nom actuel dans les années 1870, alors qu’ils sont fréquents : aux États-Unis, plus de cent mille personnes sont amputées chaque année, la plupart percevant un « fantôme » par la suite. À vrai dire, l’expérience des membres fantômes doit être aussi ancienne que l’amputation en tant que telle, et ces procédures chirurgicales n’ont rien de nouveau – elles sont pratiquées depuis des milliers d’années : le Rig Veda narre l’histoire de Vishpala, reine guerrière qui livra bataille avec une prothèse métallique après avoir perdu une jambe.

Ambroise Paré, chirurgien militaire français qui procéda à l’ablation de dizaines de membres blessés, écrivit au XVIe Siècle : « les patiens, long temps après l’amputation faite, disent encore sentir douleur ès parties mortes et amputées, et de ce se plaignent fort : chose […] quasi incrédible à gens qui de ce n’ont expérience1 ».

Descartes expliqua quant à lui que, de même que le sens extérieur de la vue n’est pas toujours fiable, il avait pareillement « trouvé de l’erreur dans les jugements fondés sur les sens […] intérieurs » : « j’ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient les bras et les jambes coupées, qu’il leur semblait encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait été coupée ; ce qui me donnait sujet de penser, que je ne pouvais aussi être assuré d’avoir mal à quelqu’un de mes membres, quoique je sentisse en lui de la douleur », lit-on dans les Méditations métaphysiques2.

Mais, en gros, comme le neurologue George Riddoch l’a remarqué dès 1941, cet objet d’étude semble avoir baigné dans une étrange atmosphère de silence et de secret : « Il est rare qu’une description de fantômes soit spontanément proposée. La peur de dire quelque chose d’inhabituel, de susciter de l’incrédulité ou même d’être accusé de folie est peut-être à l’origine de cette réticence », souligna-t-il.

Weir Mitchell lui-même hésita des années avant de traiter professionnellement de ce sujet : il l’aborda d’abord sous la forme d’une fiction (car il était autant écrivain que médecin) dans la nouvelle intitulée « The Case of George Dedlow » [Le cas de George Dedlow] qu’il publia anonymement en 1866 dans le magazine Atlantic Monthly. Ayant exercé comme neurologue durant la guerre de Sécession au sein d’un établissement hospitalier militaire de Philadelphie familièrement baptisé « Hôpital des Moignons », il y avait côtoyé des dizaines d’amputés qu’il avait encouragés à parler de leurs expériences : après avoir médité plus de dix ans sur ce que ces patients lui avaient montré ou raconté, ce médecin aussi curieux que compatissant parvint finalement en 1872 à établir une description détaillée des membres fantômes – la première à paraître dans la littérature médicale3 – dans ses célèbres Injuries of Nerves4.

Mitchell introduisit cette matière comme suit dans le dernier chapitre de cet ouvrage partiellement consacré aux membres fantômes :

L’histoire physiologique des moignons ne serait pas complète si nous ne mentionnions ici les illusions sensorielles auxquelles donnent lieu les membres amputés. Ces hallucinations sont si frappantes, si étranges, qu’elles me paraissent dignes de quelque attention, malgré l’oubli où les ont laissées la plupart des auteurs : quelques-unes, surtout, me paraissent jeter une vive lumière sur la question si longtemps controversée des sens musculaires.

Presque toujours l’homme qui a perdu un membre traîne avec lui un fantôme du membre absent, qui se dissimule quelquefois et quelquefois se fait sentir douloureusement5 […].

Après que Mitchell eut attiré l’attention sur ce phénomène, d’autres neurologues ainsi que des psychologues entreprirent d’étudier les membres fantômes ; parmi ces derniers figura William James, qui envoya un questionnaire à huit cents amputés (qu’il contacta par l’entremise des meilleurs fabricants de prothèses) : il reçut ainsi près de deux cents réponses en plus du petit nombre de renseignements qu’il avait tirés d’entrevues personnelles6.

Ne soignant pas comme Mitchell des amputés de la guerre de Sécession et ayant donc la possibilité d’observer autre chose que des membres fantômes si récents qu’ils n’avaient pas eu le temps d’évoluer, James put enquêter sur une population beaucoup plus diverse (un homme âgé de soixante-dix ans avait été amputé de la cuisse à treize ans), échantillon beaucoup plus propice à la description des changements que les membres fantômes subissent au fil des ans ou des décennies : il dépeignit minutieusement ces données dans son article de 1887 intitulé « La conscience des membres perdus7 ».

Il s’intéressa surtout à la tendance courante à raccourcir ou à disparaître avec le temps que des fantômes initialement vivaces et mobiles finissaient par présenter : cette évolution le surprit encore plus que la présence des fantômes, laquelle, estimait-il, n’était que la conséquence prévisible de l’activité persistante des aires cérébrales où la sensation et le mouvement du membre perdu étaient représentés – « L’esprit populaire s’étonne qu’on puisse encore sentir ses pieds coupés. Pour nous, nous sommes étonnés dans les cas où l’on ne les sent pas8 », écrivit-il à ce propos. Il constata donc que, contrairement aux fantômes de jambe ou de bras, les fantômes de main disparaissaient rarement (on sait de nos jours qu’il en va de la sorte parce que la représentation cérébrale des doigts et des mains est particulièrement étendue), sans omettre de noter en même temps que la disparition du bras intermédiaire pouvait faire éprouver la sensation qu’une main fantôme conservée poussait à l’épaule9.

Il s’étonna de surcroît qu’un fantôme initialement mobile puisse s’immobiliser ou même se paralyser au point qu’« aucun effort de volonté10 » ne réussisse à le faire changer de position. (« [D]ans de rares cas, ajouta-t-il, il semble que l’effort même de volonté soit devenu impossible11. ») Pour James, ces constats soulevaient des questions fondamentales quant à la neurophysiologie de la « volonté » et de l’« effort », même s’il était incapable d’y répondre : elles restèrent sans réponse pendant plus d’un siècle, jusqu’à ce que V. S. Ramachandran clarifie dans les années 1990 la nature de la paralysie « apprise » qui est parfois transmise aux membres fantômes.

 

Les membres fantômes sont des hallucinations en tant qu’on perçoit dans ce cas quelque chose qui n’existe pas dans le monde extérieur, mais ils n’équivalent pas pour autant à des images ou des sons hallucinatoires. Si la perte de la vue ou de l’ouïe déclenche des hallucinations correspondantes chez 10 à 20 % des sujets atteints, des membres fantômes sont perçus chaque fois ou presque qu’un membre a été amputé ; alors que des mois ou des années s’écoulent quelquefois avant qu’une cécité ou une surdité fasse halluciner, les membres fantômes apparaissent immédiatement ou quelques jours seulement après une amputation – et ils semblent faire partie intégrante du corps, contrairement à n’importe quelle autre sorte d’hallucination ; enfin, loin d’être aussi varié et inventif que les hallucinations visuelles propres au syndrome de Charles Bonnet, par exemple, le fantôme ressemble étroitement au membre physique perdu pour ce qui est de sa dimension et de sa forme : un oignon peut déformer le pied fantôme si l’on en avait un au vrai pied ; le bras fantôme peut porter une montre-bracelet si le vrai bras en portait une. C’est en ce sens que le fantôme s’apparente plus à un souvenir qu’à une invention.

La quasi-universalité des membres fantômes après une amputation, l’immédiateté de leur apparition et l’impossibilité de différencier leur aspect de celui des membres corporels à la place desquels ils apparaissent portent presque à croire qu’ils étaient déjà là auparavant, en quelque sorte – qu’ils ont été révélés, pour ainsi dire, par l’acte d’amputation. La forme matérielle des hallucinations visuelles complexes tient aux expériences visuelles d’une vie entière : il faut avoir vu des gens, des visages, des animaux ou des paysages pour les halluciner, tout comme seules des œuvres musicales préalablement entendues sauraient être hallucinées ; mais la perception d’un membre comme composante sensorielle et motrice de soi-même semblerait être innée, intrinsèque et câblée en dur – et le fait que même les individus dépourvus de membres à la naissance soient en mesure de les remplacer par d’intenses fantômes vient à l’appui de cette supposition12.

Les membres fantômes diffèrent avant tout des autres hallucinations en ceci qu’on peut les mouvoir volontairement – les hallucinations visuelles et auditives suivent au contraire un cours autonome et incontrôlable. Weir Mitchell insista également sur ce point essentiel :

Presque toujours le sujet est capable de vouloir un mouvement et apparemment en état de l’exécuter avec plus ou moins de perfection […]. […] [L]a certitude avec laquelle les malades décrivent ces mouvements […] [fantômes], l’assurance avec laquelle ils indiquent les positions occupées par chaque partie, sont tout à fait remarquables. Les efforts dont nous parlons sont généralement douloureux : ils provoquent souvent des démangeaisons dans le moignon. […] Dans quelques cas, […] les muscles moteurs des doigts subsistent, en tout ou en partie […]. D’autres fois, […] les muscles qui agissent sur la main font complètement défaut. Et cependant ici, […] il y a une sensation nette et consciente des mouvements des doigts et de leurs déplacements13.

Les autres hallucinations ne sont que des sensations ou des perceptions, si spéciales soient-elles, tandis qu’un membre fantôme est capable d’accomplir une action fantôme. Pour peu que la prothèse soit adaptée, le membre fantôme s’y glissera aisément (« comme une main dans un gant », selon divers patients) : il s’y insérera et l’animera de telle manière que le membre artificiel puisse être utilisé comme un vrai membre – c’est de fait la condition sine qua non de l’usage efficient d’une prothèse. Le membre artificiel finit ainsi par faire partie du corps de l’amputé et de l’image qu’il en a, exactement comme la canne d’un aveugle devient une extension de son être : on peut dire d’une jambe artificielle, par exemple, qu’en « habillant » le fantôme, elle le rend assez efficace et lui confère une existence sensorielle et motrice suffisamment objective pour qu’il « sente » les minuscules irrégularités du sol et parvienne souvent à y réagir presque aussi bien que la jambe originelle14. (C’est pourquoi Geoffrey Winthrop Young, grand alpiniste qui perdit une jambe en 1917, réussit à escalader le Cervin avec un membre artificiel qu’il avait lui-même conçu15.)

Peut-être pourrait-on aller jusqu’à avancer qu’un fantôme est une part de l’image corporelle qui est perdue ou dissociée de l’habitat naturel où elle s’était précédemment incarnée (du corps, en l’espèce) – et qu’il risque de devenir invasif ou trompeur en raison même de cette extériorité (d’où le danger qu’on court à descendre d’un trottoir avec une jambe fantôme !). Métaphoriquement parlant, le fantôme perdu aspire à disposer d’un nouveau foyer, qu’il trouvera dans une prothèse adéquate. Nombre de mes patients m’ont dit être parfois gênés la nuit par leur fantôme mais soulagés le matin, car ce dernier disparaît dès qu’ils s’équipent de leur prothèse… il disparaît plutôt à l’intérieur du membre artificiel, la fusion étant si parfaite que fantôme et prothèse ne font plus qu’un.

La connaissance de ce qu’on est en train de faire avec son fantôme – même sans prothèse – peut être des plus subtiles. Dans sa jeunesse, l’illustre pianiste Erna Otten avait été l’élève du grand Paul Wittgenstein, qui, amputé du bras droit au cours de la Première Guerre mondiale, ne jouait plus que de la main gauche (il demanda à plusieurs compositeurs de lui écrire de la musique pour cette main) tout en continuant à enseigner des deux mains, en un sens, et voici ce qu’Otten m’écrivit dans la lettre à la New York Review of Books où elle répondit à un article que je venais de publier :

[J]e le vis se servir de son moignon chaque fois que nous choisissions le doigté d’une nouvelle composition. Il me répétait que je devais lui faire confiance parce qu’il sentait chaque doigt de sa main droite. Parfois, je devais rester assise sans rien dire pendant qu’il gardait les yeux fermés et que son moignon s’agitait constamment… alors qu’il avait perdu ce bras des années plus tôt16.

Hélas, tous les membres fantômes ne sont pas aussi correctement formés, indolores ou mobiles que celui de Paul Wittgenstein. Beaucoup tendent à rapetisser ou à « se rétracter » comme un tube télescopique : un bras fantôme peut se réduire à une main qui paraît s’attacher à l’épaule, seul l’enchâssement du fantôme dans une prothèse autant utilisée que possible contrecarrant cette tendance au rapetissement. Et le fantôme peut en outre se paralyser ou se crisper dans des positions génératrices de douloureux spasmes « musculaires » : la main du membre fantôme de l’amiral Nelson (il avait perdu le bras droit lors d’un débarquement raté) était si serrée qu’il sentait en permanence ses doigts s’enfoncer atrocement dans sa paume17.

De tels troubles de l’image du corps avaient été longtemps tenus pour inexplicables et incurables ; mais on a fini par comprendre depuis quelques décennies que cette image n’est pas fixe comme on le pensait autrefois : c’est grâce au contraire à sa remarquable plasticité qu’une réorganisation ou une révision considérable des cartographies cérébrales peut être concomitante de la perception d’un membre fantôme.

Si une lésion ou une maladie de la moelle épinière ou des nerfs périphériques interrompt assez la transmission de l’influx nerveux pour que les inputs sensoriels normalement reçus par le cerveau soient supprimés ou réduits, un trouble majeur de l’image du corps peut s’ensuivre, d’étranges images fantômes se superposant alors aux zones du corps réelles mais devenues insensibles. C’était flagrant chez Jeannette W., l’une de mes collègues rendue quadriplégique par un accident de voiture : une fracture du cou lui ayant fait perdre toute sensation au-dessous du niveau de sa vertèbre brisée, elle sentait aussi peu le reste de son organisme que si elle avait été « amputée » à partir du cou, mais le corps fantôme qu’elle percevait à la place était tellement instable qu’il était en proie à toutes sortes de distorsions et de déformations ; comme elle réussissait à inverser temporairement ces altérations en voyant que son corps avait une forme et une conformation normales, elle avait fait installer des miroirs à l’intérieur de son bureau et dans les couloirs de l’hôpital de façon à ce qu’il lui suffise de lever les yeux pour déguster son image « à petites gorgées » (sic) à chaque aller ou retour de son fauteuil roulant.

Tout blocage d’une sensation normale risque de promptement déformer l’image du corps. Il n’est pas rare que d’étranges fantômes soient perçus sous anesthésie dentaire : il est arrivé à chacun d’entre nous ou presque d’avoir l’impression dans ce contexte que notre joue ou notre langue est grotesquement tuméfiée, déformée ou déplacée, toutes illusions qu’aucun miroir ne saurait dissiper car elles ne disparaissent qu’au retour de la sensation normale. L’ablation d’une vaste tumeur du cerveau pratiquée sur une de mes patientes avait contraint à sacrifier les racines sensorielles de la moitié de ses nerfs faciaux : ayant eu ensuite la sensation persistante que toute la partie droite de son visage « glissait », « s’affaissait » ou « manquait », elle s’était crue ridiculement affublée d’une langue et d’une joue démesurément enflées de ce côté ; quand elle avait dû être amputée d’une jambe quelques années plus tard, elle avait perçu une jambe fantôme aussitôt après cette autre intervention chirurgicale : « Maintenant, me dit-elle, je sais ce qui ne va pas dans mon visage. C’est exactement la même sensation – j’ai un visage fantôme ! »

Des membres excédentaires – des fantômes surnuméraires – peuvent même se manifester si certaines régions du corps ne sont plus innervées. Tout à fait frappant, à cet égard, est l’exemple du jeune homme dont Richard Mayeux et Frank Benson ont décrit le cas ; lorsque sa sclérose en plaques lui engourdissait l’hémicorps droit, ce patient

avait l’illusion tactile qu’un second bras droit était posé sur le bas de sa poitrine et le haut de son abdomen. Ce bras supplémentaire semblait attaché à la paroi thoracique. […] Si seule une vague sensation provenait de l’extrémité inférieure de l’avant-bras, du poignet et de la paume de cette copie illusoire, une vive impression émanait des doigts reposant sur la paroi abdominale. […] L’illusion persistait entre cinq et trente minutes tout en s’accompagnant de la conviction que la main illusoire « étreignait » quelque chose. […] Et ce que le membre fantôme ressentait coïncidait toujours avec l’accroissement de la raideur, de l’engourdissement et des [sensations de] brûlure du véritable bras droit.

La main serrée de Nelson est un exemple princeps d’évolution déplaisante subie par un membre fantôme : elle atteste que des fantômes initialement souples, mobiles et obéissant à la volonté peuvent finir par se paralyser ou par se crisper dans des positions extrêmement douloureuses. Avant les années 1990, aucune explication plausible de ce « gel » n’avait été proposée, pas plus qu’on ne savait avant cette date comment « dégeler » un membre fantôme.

Mais un scénario physiologique proposé en 1993 par V. S. Ramachandran pourrait expliquer pourquoi cette perte progressive de la faculté de mouvement volontaire est si répandue après une amputation. Pour ce neurobiologiste, la sensation vivace de pouvoir bouger librement un membre fantôme et la capacité cérébrale de surveiller les ordres moteurs donnés à ce fantôme vont de pair : l’absence continuelle de confirmation visuelle ou proprioceptive du mouvement inciterait en réalité le cerveau à « abandonner » le membre amputé. Ramachandran en déduisit que la paralysie du fantôme était « apprise » et se demanda s’il lui était possible de la « désapprendre ».

La stimulation du feedback visuel et proprioceptif peut-elle assez leurrer le cerveau pour qu’il en arrive à croire que le fantôme est de nouveau mobile et capable d’effectuer un mouvement volontaire ? Ramachandran le vérifia grâce un dispositif aussi simple que brillant : il construisit une boîte en bois oblongue divisée en deux compartiments gauche et droite par un miroir central, architecture qui, pour peu qu’un sujet regarde à l’intérieur de cette boîte à partir de l’un ou l’autre de ces compartiments, lui donnait l’illusion de voir deux mains à la fois alors qu’il ne voyait en réalité qu’une seule de ses mains et son reflet ; puis ce neurologue testa ce dispositif sur un jeune homme partiellement amputé du bras gauche dont le fantôme devenu rigide « saillait de son moignon tel un avant-bras de mannequin en résine. Pis encore, il souffrait de terribles crampes, que les médecins ne parvenaient pas à soulager18 ».

Après lui avoir précisé qu’il ne garantissait pas le résultat de cette expérience, Ramachandran pria ce jeune amputé d’« introduire » son bras fantôme dans la boîte à gauche du miroir, comme on le lit dans Le Cerveau fait de l’esprit :

Il plaça son membre fantôme paralysé sur le côté gauche du miroir, regarda du côté droit de la boîte et positionna soigneusement sa main droite, de manière à ce que le reflet se superpose à la main fantôme. Cela lui donna aussitôt l’impression visuelle que son fantôme avait été ressuscité. Je lui demandai ensuite de réaliser des mouvements symétriques avec ses deux bras et ses deux mains, tout en fixant le miroir. Il s’écria : « C’est comme si on l’avait rebranché ! » À présent, non seulement il avait l’impression que le fantôme obéissait à ses ordres, mais à sa grande stupeur, il sentit ses douloureux spasmes fantômes s’estomper, et ce pour la première fois depuis des années. C’était comme si les feedbacks visuels par miroir (FVM) avaient permis à son cerveau de « désapprendre » la paralysie enregistrée19.

Ce procédé si simple (encore qu’il n’ait été mis au point qu’après moult réflexions et s’appuie sur une conception fort originale de l’interaction des nombreux facteurs responsables de la production des fantômes et de leurs vicissitudes) permet aussi de traiter les jambes fantômes immobiles et diverses autres distorsions pathologiques de l’image du corps, car la boîte à miroir peut être aisément modifiée à cette fin.

Le mouvement apparent d’une main – une illusion optique – suffit donc dans ce cas à faire éprouver la sensation qu’elle a bougé. J’ai décrit l’inverse lorsque j’ai raconté dans L’Œil de l’esprit comment la large tache aveugle de mon œil droit me permettait de m’« amputer » visuellement d’une main : si j’ouvrais et fermais ensuite mon poignet ou remuais mes doigts devenus invisibles, la sorte d’extension rose nimbée d’un halo protoplasmique qui poussait au bout de mon « moignon » visuel se transformait en un fantôme (visuel) de ma main20.

Jonathan Cole et al. ont abouti à des conclusions similaires après avoir testé l’efficacité d’un système de réalité virtuelle visant à atténuer la douleur fantôme de sujets amputés d’un bras ou d’une jambe dont le moignon était relié à un mécanisme de capture du mouvement qui déterminait à son tour les déplacements d’un membre virtuel sur un écran d’ordinateur. La plupart de leurs volontaires ont appris à corréler assez précisément leurs propres mouvements à ceux de l’avatar visible sur l’écran pour que la sensation d’agentivité ou de propriété ainsi acquise leur permette de mouvoir leur membre virtuel avec une étonnante délicatesse (d’attraper avec lui une pomme virtuelle posée sur la surface d’une table virtuelle, notamment). Non seulement cet apprentissage fut particulièrement rapide (il s’effectua en une demi-heure à peine), mais l’accès à ce nouveau statut d’agent intentionnel concourut souvent à réduire la douleur fantôme – voire la perception virtuelle. Un homme « sentit » par exemple une pomme virtuelle en même temps qu’il la ramassa, exploit qui fit écrire à ces auteurs que « le percept n’avait pas exclusivement trait au mouvement du membre, mais était tactile aussi – c’était une perception transmodale, mi-virtuelle, mi-visuelle ».

 

En 1864, Weir Mitchell et deux de ses confrères rédigèrent une circulaire technique que le Surgeon General’s Office des États-Unis diffusa sous le titre Reflex Paralysis. Quand la paralysie est réflexe, le membre atteint est physiologiquement intact mais ne peut être bougé : il paraît si absent ou « étranger » que c’est comme s’il ne faisait plus partie du corps. En un sens, on a ici affaire au contraire d’un membre fantôme – à un membre extérieur auquel aucune image intérieure n’insuffle présence et vie.

J’ai vécu une expérience de ce type lorsque, chutant en 1974 sur les pentes d’une montagne norvégienne, je me suis rompu le tendon du quadriceps de la jambe gauche. Bien qu’un chirurgien eût réparé ce tendon peu après cet accident, la jonction neuromusculaire était endommagée, et le long plâtre opaque qui immobilisait ce membre m’empêchait de surcroît de le voir et de le toucher. Dans ces circonstances où l’impossibilité de donner des ordres au muscle blessé interdisait à mon cerveau de recevoir le moindre feedback sensoriel ou visuel, cette jambe disparut de mon image corporelle, un objet étranger totalement inanimé me semblant la remplacer pendant treize jours. (Rétrospectivement, je serais curieux de savoir si l’une des « boîtes à miroir » de Ramachandran aurait pu aider ce membre à récupérer plus vite sa mobilité et sa réalité ; peut-être eût-il mieux valu aussi que mon plâtre fût transparent : j’aurais pu au moins voir ma jambe gauche !)

Ce fut pour moi une expérience si inquiétante que je lui ai consacré un livre entier : Sur une jambe. Ne plaisantant qu’à moitié, j’ai suggéré à mes lecteurs de lire cet ouvrage sous anesthésie rachidienne pour mieux imaginer à quoi de telles expériences confrontent, car, sitôt que l’anesthésique injecté bloque l’activité de la moelle épinière, la moitié inférieure de l’organisme est non seulement paralysée et insensible, mais n’existe plus subjectivement parlant : la perception du corps s’arrêtant à la taille, vous avez l’impression que ce qu’il y a en dessous – vos hanches et votre paire de jambes – vous appartient aussi peu que la maquette en cire d’un cabinet d’anatomie. Cette désappropriation ou cette aliénation est un vécu des plus bizarres : la trouvant presque insupportable durant les treize jours où ma jambe gauche me devint étrangère, je ruminai sombrement sur l’incertitude de mon rétablissement, me demandant même s’il ne serait pas préférable que je perde ce membre inutile au cas où il ne guérirait pas.

Si rare que ce soit, l’absence d’image du corps d’un membre normal par ailleurs peut être congénitale : en témoignent, pour le moins, les nombreux cas soigneusement documentés de ce que Peter Brugger a qualifié de « trouble identitaire relatif à l’intégrité corporelle ». Les individus concernés sont persuadés depuis la naissance que la totalité ou une partie d’un de leurs membres n’est pas à eux, mais leur est étrangère et les encombre : d’où, quelquefois, leur ardent désir d’être amputé de cet appendice « superflu ».

Avant 1990, tout ce qui se rapportait aux membres fantômes et aux autres troubles de l’image du corps ne pouvait être étudié qu’en termes phénoménologiques, à partir des descriptions et des comportements des personnes atteintes. Ces pathologies étaient souvent attribuées à l’hystérie ou à l’hyperactivité de l’imagination, mais l’essor et le perfectionnement de l’imagerie médicale ont radicalement changé la donne en révélant les modifications physiologiques intracérébrales (propres aux composantes des lobes pariétaux, en particulier) qui sous-tendent ces curieuses expériences. Ces avancées, ainsi que les expérimentations aussi ingénieuses que celle que Ramachandran a menée à bien au moyen de sa « boîte à miroir », nous ont permis de bien mieux cerner les fondements neuronaux de l’incarnation, de l’agentivité et du soi, notions purement cliniques tout autant, parfois, que purement philosophiques désormais inhérentes au champ des neurosciences.

 

Les « ombres » et les « doubles » – autres distorsions hallucinatoires du corps et de son image – nous transportent dans un domaine encore plus insolite. Non seulement tout membre ou tout segment du corps « désanimé » par la lésion d’un nerf ou de la moelle épinière peut sembler inerte, inorganique et étranger, mais un divorce beaucoup plus profond tend à se produire si c’est le lobe pariétal droit qui est lésé : la partie du corps qui cesse d’être animée (si tant est que son existence soit reconnue) risque d’être perçue comme appartenant à autrui – à un « autre » mystérieux. À la lointaine époque de mes études de médecine, je m’entretins avec un patient qui venait d’être admis en service de neurologie : cet homme qui attendait d’être opéré d’une tumeur du lobe pariétal tomba un soir de son lit d’une façon très particulière – presque comme s’il en était sorti avec une hâte excessive, me racontèrent les infirmières. Quand j’essayai d’en savoir plus, ce patient me dit qu’il s’était endormi, puis avait découvert à son réveil une jambe dans son lit – un membre mort, froid et poilu. Il n’avait pu s’expliquer comment la jambe de quelqu’un d’autre était arrivée là qu’en supposant que tout cela n’était qu’une plaisanterie : l’idée lui était venue soudain que des infirmières badines avaient dû chaparder une jambe en salle de dissection pour la glisser sous ses draps pendant qu’il dormait. Outré et dégoûté, il avait rejeté ce truc étranger hors de son lit avec sa bonne jambe droite et l’avait bien entendu suivi par terre : maintenant, « il » était attaché à lui, me cria-t-il avec horreur. « Mais c’est votre jambe ! », lui objectai-je en lui montrant que la dimension, la forme, les contours et la couleur de ce membre étaient exactement les mêmes que ceux de son autre jambe… mais, ne voulant rien entendre, il ne démordit pas de sa certitude que ce membre n’était pas le sien21.

Au fil des ans, j’ai côtoyé d’autres patients dont l’hémicorps gauche était devenu totalement insensible et inutilisable à la suite d’un accident vasculaire survenu dans l’hémisphère droit de leur cerveau. Même si beaucoup n’ont pas du tout conscience de ce qui se passe, certains sont convaincus que leur côté gauche appartient à une autre personne (« à mon frère jumeau », « à l’homme qui est à côté de moi » ou même « à vous, docteur. Vous me faites marcher ? », m’ont-ils déclaré). Ce « frère jumeau » indique peut-être tel un hiéroglyphe que, tout en croyant que son hémicorps gauche lui est étranger, le patient le perçoit aussi comme quelque chose de très proche ou de quasi identique à lui… qui est lui-même sous une forme étrange et déguisée. (Je tiens à souligner que ces individus peuvent être très intelligents, lucides et s’exprimer normalement – leurs assertions surréalistes mais irréfutables ne tiennent à rien d’autre qu’aux étonnants troubles de l’image du corps auxquels ils sont sujets.)

 

Il nous est arrivé à tous d’avoir l’impression que quelqu’un est là, à notre droite ou à notre gauche ou peut-être juste derrière nous. C’est plus qu’un vague sentiment : on le ressent clairement et distinctement. On a beau se retourner pour apercevoir ce qui est tapi quelque part, il n’y a personne à voir ! Mais il est impossible de congédier la sensation en question, quand bien même des expériences répétées nous ont appris que percevoir ces genres de présences revient à être le jouet d’une hallucination ou d’une illusion.

La sensation de présence est d’autant plus courante qu’on est seul, qu’on se trouve dans l’obscurité, qu’on affronte un environnement inhabituel ou qu’on est hypervigilant. Elle est bien connue des alpinistes et des explorateurs polaires, car l’immensité du terrain, le danger, l’isolement et l’épuisement (ainsi, en montagne, que la réduction du taux d’oxygène) concourent à la produire. La présence sensible22, le compagnon invisible, le « troisième homme » ou la créature de l’ombre23 (toutes sortes de termes sont en usage) a conscience de notre existence et nourrit des intentions précises, qu’elles soient bonnes ou mauvaises – l’ombre qui nous traque a forcément quelque chose en tête : selon l’intentionnalité ou l’agentivité que nous lui prêtons, les poils de notre cou se hérissent ou nous jouissons à l’inverse du calme et doux bonheur d’être protégés et de ne plus être seuls.

Tout en étant surtout associée aux états d’hypervigilance induits par certaines formes d’anxiété, par diverses substances chimiques et par la schizophrénie, la sensation que « quelqu’un est là » peut être concomitante également d’une affection neurologique. Atteints l’un et l’autre d’une maladie de Parkinson évolutive, le professeur R. et Ed W. croient percevoir la présence persistante de quelque chose ou de quelqu’un qu’ils ne voient jamais vraiment, mais qui se tient toujours à leur droite : même si les accès de migraine ou les crises d’épilepsie peuvent donner transitoirement à penser que « quelqu’un est là », seules les sensations de présence très durables et toujours situées du même côté doivent faire soupçonner l’existence d’une lésion cérébrale. (Il en va de même des expériences de déjà-vu : nous y sommes tous sujets occasionnellement, mais elles sont l’indice d’un trouble épileptique ou d’une lésion cérébrale si elles sont très fréquentes.)

Olaf Blanke et ses collègues (Shahar Arzy et al.) ont décrit en 2006 comment, lors d’un examen préalable au traitement chirurgical d’une épilepsie, ils ont induit l’apparition prévisible d’une « ombre » en stimulant électriquement la jonction temporo-pariétale gauche d’une jeune femme. Tant que cette patiente resta allongée, une infime stimulation de cette aire lui donna l’impression que quelqu’un était derrière elle, puis une stimulation plus forte lui permit de préciser qu’il s’agissait de « quelqu’un » de jeune, mais de sexe indéterminé, dont la position allongée était identique à la sienne. Lorsque les stimulations furent répétées après qu’elle eut entouré ses genoux de ses bras en position assise, il lui sembla qu’un homme assis derrière elle la serrait dans ses bras intangibles ; et, quand on lui donna des cartes à lire pour tester ses capacités d’apprentissage langagier, cet « homme » assis passa à sa droite, déplacement qui lui fit comprendre qu’il avait des intentions agressives (« Il veut me prendre la carte. […] Il refuse que je la lise », commenta-t-elle). Des éléments « soïques » – l’imitation ou le partage par l’ombre des postures de cette femme – se mêlaient par conséquent ici aux bribes d’un « autre24 ».

Comme Blanke et al. l’ont relevé dans l’article où ils ont fait état de cette expérience, Engerth et Hoff avaient souligné dès 1930 qu’un certain rapport peut exister entre les troubles de l’image du corps, d’une part, et les « présences » hallucinatoires, d’autre part. Rendu hémianopsique par une attaque, le vieillard décrit par ces deux auteurs avait vu d’abord des « choses argentées » dans la moitié aveugle de son champ visuel, puis des automobiles provenant de sa gauche, et, enfin, d’« innombrables » passants d’aspect identique qui titubaient tous maladroitement, le bras droit tendu – démarche exactement semblable à la sienne quand il essayait de marcher sans heurter les gens qui le croisaient par la gauche.

Mais il se sentait en même temps dépossédé de son hémicorps gauche : cette partie de son corps lui semblait « remplie par quelque chose d’étrange ».

« Après que ces hallucinations si nombreuses eurent fini par disparaître, conclurent Engerth et Hoff, “un compagnon constant” apparut à cet homme. Partout où il allait, il apercevait un autre marcheur à sa gauche. […] La sensation d’étrangeté afférente à l’hémicorps gauche s’était dissipée au moment même où ce compagnon avait surgi. […] On n’aurait donc pas tort de voir dans ledit “compagnon” cette moitié gauche du corps, désormais indépendante. »

Ce « compagnon constant » doit-il être classé sous la rubrique « présence sensible » ou « double » autoscopique ? On ne le sait pas au juste, car il tient des deux à la fois et certaines catégories d’hallucinations apparemment distinctes se rejoignent peut-être. Comme Blanke et al. l’ont observé en 2003, les troubles « somatognosiques » – c’est-à-dire de l’image du corps – revêtent un grand nombre de formes : le patient peut avoir l’illusion qu’une partie de son corps lui manque, s’est transformée (qu’elle a grandi ou rétréci), est disloquée ou ne se rattache plus à son organisme, aussi bien que sentir un membre fantôme, croire qu’il a un bras ou une jambe en plus, voir une image de lui-même ou éprouver un « sentiment de présence » ; et tous ces troubles, ainsi que les hallucinations visuelles, tactiles et proprioceptives dont ils s’accompagnent, sont couramment associés à une lésion du lobe pariétal ou temporal.

 

J. Allan Cheyne s’est intéressé également aux sensations de présence, qu’elles prennent la forme relativement bénigne d’impressions pleinement conscientes ou celle, terrifiante, des hallucinations si souvent corrélées à la paralysie du sommeil : il suppose quant à lui que l’origine biologique du sentiment de « présence » – sensation humaine (et peut-être animale) universelle – pourrait consister dans « l’activation d’un “sens de l’autre” distinctif et évolutionnairement fonctionnel […] enraciné au plus profond du lobe temporal spécialisé dans la détection des marques d’agentivité, en particulier quand elles sont potentiellement associées à la menace ou à la sécurité ».

Les présences invisibles n’ont pas seulement leur place dans la littérature neurologique : elles sont aussi abordées dans un chapitre des Formes multiples de l’expérience religieuse de William James. Parmi les nombreuses anecdotes qu’il présenta ici pour montrer comment une joie parfois proche de la béatitude succéda à l’horrible sensation initiale d’une « présence » intrusive et menaçante, en voici une qu’il tint d’un de ses amis :

C’est vers le mois de septembre 1884 que je ressentis pour la première fois cette impression spéciale. […] [S]oudain je sentis quelque chose entrer dans ma chambre et s’arrêter tout près de mon lit. Cela ne dura qu’une ou deux minutes. Je ne le percevais par aucun de mes sens proprement dits, et pourtant il y avait en moi une sorte de sensation, horriblement pénible, qui s’y rapportait. Cela remuait en moi quelque chose de plus profond qu’aucune perception ordinaire n’aurait pu le faire. […] En tout cas, cette chose était là, et j’avais, de sa présence, une connaissance beaucoup plus certaine que je n’en avais jamais eu d’aucune créature de chair et d’os. J’eus conscience de son départ comme de son arrivée ; cela s’échappa à travers la porte, avec une rapidité presque instantanée, et la sensation horrible disparut. […]

[Plus d’une fois], [j]e n’avais pas seulement conscience que quelque chose était là ; des profondeurs de la joie qui m’inondait surgissait l’éclatante certitude d’un bien ineffable. Ce n’était pas comme l’émotion vague que nous procure une pièce de vers, une fleur, une symphonie : c’était la présence certaine, à côté de moi, d’une sorte de puissante personnalité25.

« Une pareille expérience est en dehors du domaine religieux […] [et] [m]on ami […] n’interprète pas ces dernières expériences […] [comme] une révélation de l’existence de Dieu26 », ajouta James.

On ne voit cependant que trop bien pourquoi d’autres personnes aux dispositions d’esprit peut-être différentes pourraient interpréter cette « présence certaine, à côté de [s]oi, d’une sorte de puissante personnalité » et cette « éclatante certitude d’un bien ineffable » en termes mystiques, sinon religieux. D’autres cas évoqués dans ce chapitre de James en témoignent si éloquemment qu’ils lui inspirèrent les propos suivants : « Au point où nous en sommes, écrivit-il aussi, nous pouvons admettre comme un fait indubitable que bien des personnes possèdent, de certains objets immatériels, non seulement une conception qu’ils tiennent pour vraie, mais une perception directe qui en fait comme des réalités sensibles27. »

Le sens animal et primitif de « l’autre » d’où notre capacité de détection de la menace pourrait avoir procédé est susceptible en effet de remplir une fonction plus noble ou même transcendante chez les êtres humains en finissant par constituer le fondement biologique d’une passion et d’une conviction religieuses sous l’aiguillon desquelles l’« autre », la « présence », devient la personne de Dieu.


1.

Œuvres complètes d’Ambroise Paré, revues et collationnées sur toutes les éditions, et précédées d’une introduction sur l’origine et les progrès de la chirurgie en Occident du sixième au seizième siècle, et sur la vie et les ouvrages d’Ambroise Paré, par J. F. Malaigne, t. II, Paris, J.-B. Baillière, 1840, p. 221 (NdT).

2.

René Descartes, Méditations métaphysiques, trad. fr. par Florence Khodoss, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 116-117 (NdT).

3.

Il est vraisemblable que la connaissance populaire ou folklorique de ce phénomène fut largement antérieure à ses descriptions médicales.

Vingt ans avant que Weir Mitchell eût parlé le premier de « membres fantômes », Herman Melville inclut ce dialogue fascinant dans le passage de Moby Dick où le charpentier mesure le tibia restant du capitaine Achab pour lui fabriquer une jambe en ivoire de cachalot :

– Écoute, charpentier, j’ose croire que tu te dis un bon ouvrier digne de son travail, n’est-ce pas ? Eh bien, ce qui parlera en ta faveur, c’est que je continue à sentir une autre jambe là où tu auras ajusté celle que tu fais, c’est-à-dire, charpentier ma vieille jambe perdue de chair et de sang, veux-je dire. Ne peux-tu pas chasser le vieil Adam ?

– En vérité, sir, je commence à y comprendre quelque chose. Oui, j’ai entendu dire des choses curieuses à ce sujet, sir… et comment un homme démâté ne perd jamais le sentiment de son vieil espar, mais qu’il y sentira des picotements parfois. Puis-je humblement vous demander s’il en est ainsi, sir ?

– Il en est bien ainsi, homme. Tiens, mets ta jambe vivante là où autrefois se trouvait la mienne. Et maintenant l’œil n’y voit qu’une jambe, deux en voit l’âme toutefois. Là où tu sens vibrer la vie, là exactement là, à un cheveu près, je la sens (Herman Melville, Moby Dick, trad. fr. par Henriette Guex-Rolle, Paris, Flammarion, 1989, p. 478).

4.

Trad. fr. par M. Dastre, Des lésions des nerfs et de leurs conséquences, Paris, Masson, 1874 (NdT).

5.

Silas Weir Mitchell, Des lésions des nerfs et de leurs conséquences, op. cit., p. 380-381 (NdT).

6.

William James insista sur l’importance des récits à la première personne dans une note de son article de 1887 « La conscience des membres perdus » :

Pour effectuer une enquête aussi délicate que celle-ci, il n’est guère utile de distribuer des questionnaires. Pourvu qu’un esprit scientifique le soumette à un interrogatoire serré, un seul patient atteint du bon type de lésion est plus susceptible d’approfondir notre savoir qu’un millier de réponses à des questionnaires semblables à celles du patient moyen, si minutieusement que le chercheur les collationne.

7.

In Expériences d’un psychiste, trad. par E. Durandeau, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2000 (NdT).

8.

Ibid., p. 26 (NdT).

9.

On n’a compris pourquoi qu’un siècle plus tard, depuis que les IRMf ont permis de visualiser les changements massifs des cartographies cérébrales de l’image du corps qu’une amputation tend à provoquer. Michael Merzenich et ses collaborateurs de l’université de Californie à San Francisco (UCSF) ont montré à quel point ces changements peuvent être rapides et radicaux, tant chez les singes que chez les humains.

In Expériences d’un psychiatre, op. cit., p. 20 (NdT).

Ibid. (NdT).

Si catégoriques que soient les assertions des nombreux auteurs selon lesquels il n’existerait pas de fantômes « congénitaux », plusieurs témoignages (comme Scatena l’a noté dans sa recension de ce sujet) donnent à penser que quelques patients atteints d’aplasie – c’est-à-dire dont les membres sont congénitalement atrophiés ou absents – perçoivent bel et bien des fantômes. Klaus Poeck, par exemple, a décrit en 1964 le cas d’une fillette âgée de onze ans qui, quoique née sans avant-bras ni mains, parvenait malgré tout à « remuer » ses mains fantômes : « Elle avait appris dès ses premières années d’école à résoudre des problèmes arithmétiques simples en comptant sur ses doigts. […] Elle plaçait alors ses mains fantômes sur la table et comptait ses doigts tendus un par un », écrivit-il.

Même si l’on ignore pourquoi certains individus dépourvus de membres à la naissance perçoivent des fantômes et pas d’autres, il est clair, comme Funk, Shiffrar et Brugger l’ont remarqué dans un article publié en 2005, que les « systèmes d’observation de l’action » des amputés dotés d’un fantôme ressemblent à ceux des sujets dont les membres sont normaux : dans ce cas également, des « schémas d’action » observables chez autrui doivent être d’abord saisis avant d’être intériorisés comme des fantômes mobiles. Pour Funk et al., les individus privés de membres depuis leur naissance qui ne perçoivent aucun fantôme pourraient avoir du mal à percevoir et à évaluer les mouvements, en particulier quand ils sont effectués par les mains ou les jambes d’autres personnes.

Silas Weir Mitchell, Des lésions des nerfs et de leurs conséquences, op. cit., p. 391-392 (NdT).

Quand Henry Head forgea le vocable « image du corps » (une cinquantaine d’années avant que Weir Mitchell ait inventé l’expression « membre fantôme »), il ne se référait pas du tout à une image ou à une carte cérébrale purement sensorielle – il pensait plutôt à une image ou à un modèle d’agentivité et d’action, c’est-à-dire à cela même que tout membre artificiel doit incarner.

Les philosophes se plaisent à parler de l’« incarnation » et de l’« agentivité incarnée », et rien ne permet de les étudier plus simplement que la nature des fantômes et leur incorporation dans les membres artificiels : la prothèse et le fantôme sont aussi inséparables que le corps et l’âme. Je me suis déjà demandé si certaines conceptions philosophiques de Ludwig Wittgenstein lui furent suggérées par le bras fantôme de son frère, car il écrivit dans sa dernière œuvre que la plus fondamentale de nos certitudes est celle que nous avons d’avoir un corps où s’incarne notre agentivité : « Si tu sais que c’est une main, alors nous t’accordons tout le reste », propose-t-il d’entrée dans De la certitude (trad. fr. par Jacques Fauve, Gallimard, 1976, p. 31 [NdT]).

Wade Davis vient de décrire cette ascension dans son Into the Silence : The Great War, Mallory, and the Conquest of Everest.

Voir Oliver Sacks, « Doigts fantômes : le cas du pianiste manchot », in Musicophilia, op. cit., p. 319 (NdT).

Nelson ne tenait pas moins son fantôme pour « la preuve directe de l’existence de l’âme » ; à ses yeux, la survivance d’un bras spirituel à l’annihilation d’un bras corporel montrait que l’âme peut survivre à la mort du corps.

Pour le capitaine Achab, cependant, l’horreur le dispute à l’émerveillement : « Et si je sens encore la douleur cuisante de ma jambe écrasée bien qu’elle soit depuis si longtemps réduite à néant, pourquoi toi, charpentier, ne sentirais-tu pas à jamais le brasier de l’enfer te cuire sans que tu aies de corps ? Ah ! » (Herman Melville, Moby Dick, op. cit., p. 478).

V. S. Ramachandran, Le Cerveau fait de l’esprit : enquêtes sur les neurones miroirs, trad. par Carole Delporte, Paris, Dunod, 2011, p. 37 (NdT).

Ibid. (NdT).

Voir Oliver Sacks, L’Œil de l’esprit, trad. par Christian Cler, Paris, éd. du Seuil, 2011, p. 192 (NdT).

J’ai publié une version plus complète de ce cas dans le chapitre de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau intitulé « L’homme qui tombait de son lit ».

Sensed presence (NdT).

Shadow person (NdT).

Plusieurs personnes m’ont écrit avoir perçu une présence similaire juste avant de s’endormir ou de se réveiller. Linda P., notamment, s’était sentie « tenue du côté droit » pendant qu’elle se laissait gagner par le sommeil : c’était « comme si quelqu’un m’avait caressé les cheveux après m’avoir prise dans ses bras, m’apprit-elle. Ce fut délicieux, puis je me souvins que j’étais seule, et [cette sensation disparut] ».

William James, Les Formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, op. cit., p. 96-97 (NdT).

Ibid., p. 97 (NdT).

Ibid., p. 100 (NdT).