Multitudes silencieuses : le syndrome de Charles Bonnet


Un jour de la fin novembre 2006, je reçus un appel téléphonique d’urgence d’une maison de retraite médicalisée où je travaille. Rosalie, l’une des pensionnaires de cet établissement âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, s’était soudain mise à « voir des choses » : elle avait d’étranges hallucinations qui semblaient extraordinairement réelles. Un psychiatre l’avait examinée à la requête des infirmières, mais le problème pouvait tenir aussi à une cause neurologique – à la maladie d’Alzheimer, peut-être, ou à un accident vasculaire cérébral.

Quand j’arrivai et la saluai, je découvris avec étonnement que Rosalie était totalement aveugle : les infirmières ne me l’avaient pas signalé. Elle avait perdu la vue quelques années plus tôt et, désormais, elle « voyait » des choses, juste devant elle.

« Quelle sorte de choses ? », m’enquis-je.

« Des gens vêtus à l’orientale ! s’exclama-t-elle. Drapés, montant et descendant des escaliers […], un homme qui se tourne vers moi et sourit – mais il a une énorme dent d’un côté de la bouche. Des animaux également. Je vois cette scène en même temps qu’un bâtiment blanc, et il neige – il tombe de doux flocons qui tourbillonnent. Je vois ce cheval (pas une belle monture, une bête de trait) avec un harnais, qui déblaie la neige […], mais tout change en permanence […]. J’aperçois plein d’enfants ; ils montent et descendent les marches. Les couleurs qu’ils portent – du rose, du bleu – sont aussi éclatantes que celles d’une tenue orientale. » Elle voyait ces scènes depuis plusieurs jours.

J’observai chez Rosalie (comme chez de nombreux autres patients) que ses yeux non seulement restaient ouverts pendant qu’elle hallucinait, mais se posaient de surcroît çà et là, comme si elle contemplait une scène réelle en dépit de son incapacité de voir quoi que ce soit. C’était ce comportement surtout qui avait attiré l’attention des infirmières, car on n’a pas ce genre de regard ni ne pratique un tel balayage visuel lorsqu’on imagine des scènes ; quand nous visualisons ou nous concentrons sur notre imagerie intérieure, nous avons presque tous tendance à fermer les yeux ou à regarder distraitement, sans rien fixer de particulier. Comme Colin McGinn le remarque dans son Mindsight, on ne s’attend à découvrir rien de déconcertant ni de nouveau dans sa propre imagerie, alors que les hallucinations peuvent regorger de surprises : souvent beaucoup plus détaillées que l’imagerie mentale, elles conviennent à l’inspection et à l’étude.

C’était plus « comme dans un film » que dans un rêve, me précisa Rosalie ; et, tel un film, ses hallucinations tantôt la fascinaient, tantôt l’ennuyaient (« Tous ces gens vêtus à l’orientale qui montent et descendent sans arrêt… c’est lassant ! »). Elle avait l’impression que ces allées et venues ne la concernaient pas : les images étaient silencieuses, et les individus qu’elle voyait ne semblaient pas conscients de sa présence. Leur mystérieux silence mis à part, ces personnages paraissaient tout à fait concrets et réels, nonobstant leur aspect parfois bidimensionnel. Mais, parce qu’aucune de ses expériences précédentes n’était comparable à ces visions, elle ne pouvait s’empêcher de se poser cette angoissante question : « Serais-je en train de perdre l’esprit ? »

Je l’interrogeai soigneusement sans repérer le moindre signe de confusion ou de délire. Si ses rétines étaient détruites (un examen ophtalmoscopique de ses fonds d’œil me le montra), rien ne clochait par ailleurs. Elle était parfaitement normale au plan neurologique – c’était une vieille dame qui avait encore toute sa tête et restait très vigoureuse malgré son âge. Je la rassurai à propos de son cerveau et de son esprit en lui certifiant que sa santé mentale n’était pas en cause : je lui expliquai que, si étrange que cela paraisse, les hallucinations ne sont pas rares chez les sujets devenus aveugles ou dont la vue s’est détériorée, et que, loin d’avoir une origine « psychiatrique », ses visions étaient une réaction cérébrale à la perte des stimuli visuels… elle était atteinte de ce qu’on appelle le syndrome de Charles Bonnet.

Rosalie digéra cette information puis me déclara qu’elle trouvait curieux de commencer à halluciner maintenant, après toutes ces années de cécité, mais elle fut malgré tout ravie et réconfortée d’apprendre que ses hallucinations correspondaient à une pathologie reconnue qui porte un nom. Elle se redressa et ajouta : « Faites-le savoir aux infirmières – dites-leur que j’ai le syndrome de Charles Bonnet » avant de me demander : « Qui est ce Charles Bonnet ? »

 

Charles Bonnet est un naturaliste suisse du XVIIIe siècle dont les vastes investigations allèrent de l’entomologie à la reproduction et à la régénération des polypes et d’autres animalcules. Quand une maladie oculaire lui interdit de continuer à se servir de son cher microscope, il s’orienta vers la botanique – il effectua des expérimentations pionnières sur la photosynthèse – avant de se consacrer à la psychologie, d’abord, puis à la philosophie, enfin ; et il recommanda à son grand-père Charles Lullin de dicter un compte rendu complet de ses expériences sitôt que ce dernier lui parla des « visions » qui avaient fait suite à la baisse de sa vue.

Selon John Locke, qui avait avancé cette idée dès 1690 dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain, l’esprit était une « ardoise vierge » jusqu’à ce qu’il reçoive des informations sensorielles : ce « sensationnisme », comme on disait en ce temps, était très en vogue chez les philosophes et les rationalistes du XVIIIe siècle tels que Bonnet. Se représentant également le cerveau comme « un organe extrêmement composé, ou plutôt un assemblage de bien des organes différents1 » et persuadé que ces « organes » différents remplissaient chacun une fonction spécialisée (conception modulaire de l’esprit révolutionnaire à l’époque : l’encéphale restait largement tenu pour indifférencié et uniforme, tant structurellement que fonctionnellement), ce naturaliste attribua les hallucinations de son aïeul à l’activité persistante qui, postulait-il, devait ébranler les parties visuelles de son cerveau – activité ne reposant plus que sur la mémoire depuis que les sensations lui faisaient défaut.

Ignorant que le déclin ultérieur de sa propre vue allait le conduire à être en proie à des hallucinations similaires, Bonnet publia une brève description des expériences de Lullin dans son Essai analytique sur les facultés de l’âme (1760) – écrit consacré à l’examen du fondement physiologique de divers sens et états mentaux –, mais les dix-huit pages du cahier où son grand-père avait consigné son récit original furent perdues par la suite pendant près de cent cinquante ans avant d’être retrouvées par hasard au début du XXe siècle ; or, Douwe Draaisma vient de traduire ce texte de Lullin dans le chapitre de ses Disturbances of the Mind2 où il retrace en détail l’histoire du syndrome de Charles Bonnet.

Contrairement à Rosalie, Lullin voyait toujours un peu, si bien que ses hallucinations se superposaient au spectacle du monde réel. Voici un extrait du document qu’il dicta, tel que Draaisma le résume :

Dès février 1758, d’étranges objets s’étaient mis à flotter dans son champ de vision. Cela commença par quelque chose qui ressemblait à un mouchoir bleu dont chaque coin comportait un petit cercle jaune […]. Ledit mouchoir suivait le mouvement de ses yeux : il recouvrait tous les objets ordinaires de sa chambre s’il regardait un mur, son lit ou une tapisserie ; parfaitement lucide, Lullin ne croyait cependant à aucun moment qu’un mouchoir bleu flottait réellement à l’entour. […]

Un jour d’août, deux de ses petites-filles lui rendirent visite. Lullin était assis dans un fauteuil qui faisait vis-à-vis à la cheminée, tandis que ses visiteuses s’étaient placées à son côté droit. Venant de sa gauche, deux jeunes hommes lui apparurent : ils portaient des habits magnifiques, l’un rouge et l’autre gris, et avaient chacun un chapeau bordé d’argent. « Vous m’amenez là deux jolis cavaliers, et vous n’en disiez rien ! », lança-t-il alors, mais les demoiselles l’assurèrent qu’elles n’en voyaient point. Comme le mouchoir, les images de ces deux jouvenceaux disparurent en un clin d’œil ; les semaines suivantes, beaucoup plus de visiteurs imaginaires leur succédèrent, tous consistant en des femmes proprement mises et coiffées dont certaines arboraient une cassette sur la tête. […]

Un peu plus tard, alors qu’il se tenait à la fenêtre, Lullin vit arriver un carrosse qui s’arrêta devant la maison jouxtant la sienne ; à mesure que ce véhicule avançait, il fut extraordinairement surpris de voir son impériale grossir jusqu’à atteindre l’avant-toit de la maison voisine, haute de trente pieds au moins, en même temps que tout – cocher et carrosse – grandissait en proportion. […] Lullin était stupéfié par la diversité des images qu’il contemplait : une multitude d’« atomes » d’où était sortie un soir une volée de pigeons se transformait le lendemain matin en de petits papillons voltigeant ; une autre fois, il vit en l’air une grande roue semblable à celles des grues qui enlèvent les gros fardeaux ; après avoir interrompu une promenade pour admirer un énorme échafaudage, il l’aperçut dans son salon, mais cette fois en miniature – cet assemblage de poutres ne mesurait plus qu’un pied de hauteur environ.

Comme Lullin le constata, les hallucinations propres au syndrome de Charles Bonnet vont et viennent ; les siennes avaient persisté durant plusieurs mois avant de disparaître définitivement.

 

Dans le cas de Rosalie, ses hallucinations s’étaient dissipées au bout de quelques jours, aussi mystérieusement qu’elles étaient apparues. Un peu moins d’un an après, toutefois, les infirmières me rappelèrent pour m’informer qu’elle était « dans un état épouvantable », ce qu’elle me confirma lors de ma visite : « Tout à coup, sans que rien ne l’ait laissé prévoir, le syndrome de Charles Bonnet est revenu en force », tels furent les premiers mots qu’elle prononça avant de me décrire comment, plusieurs jours auparavant, elle avait vu « des promeneurs envahir [s]a chambre. Les murs étaient devenus de grandes portes, empruntées par des centaines de gens. Les femmes étaient sur leur trente et un – elles portaient de beaux chapeaux verts et des fourrures galonnées d’or –, mais les hommes me terrifiaient : grands, menaçants, patibulaires et débraillés, ils remuaient les lèvres comme s’ils parlaient ».

Sur le moment, ces visions lui avaient paru totalement réelles : elle avait presque oublié l’existence de son syndrome de Charles Bonnet. « C’était si effrayant que je criais sans arrêt : “Faites-les sortir de ma chambre, ouvrez ces portes ! Sortez-les, puis fermez les portes !” » Elle avait même entendu une infirmière remarquer à son endroit : « Elle déraille. »

Trois jours après cet épisode, Rosalie me confia : « Je crois savoir ce qui l’a déclenché à nouveau. » En début de semaine, poursuivit-elle, elle avait eu une journée épuisante qui l’avait terriblement stressée car, en plus de devoir sortir un jour de canicule pour se rendre chez un gastro-entérologue de Long Island, elle avait fait une mauvaise chute sur le chemin du retour – elle était rentrée des heures plus tard, éreintée, déshydratée et quasiment en état de collapsus cardiovasculaire. On l’avait couchée et elle avait sombré dans un profond sommeil, puis d’effroyables visions l’avaient assaillie à son réveil : dès le lendemain matin, des personnages étaient sortis en trombe des murs de sa chambre, ces intrusions ne s’interrompant qu’au terme de trente-six heures. Se sentant ensuite un peu mieux et recommençant à comprendre ce qui se passait, elle avait demandé à une jeune bénévole de lui trouver sur Internet une description du syndrome de Charles Bonnet et d’en distribuer des copies au personnel de sa maison de retraite, pour qu’on sache ce qui venait de lui arriver.

Les jours suivants, non seulement ses visions s’atténuèrent considérablement, mais elles cessèrent même de se manifester chaque fois qu’elle conversait ou écoutait de la musique. Devenant « plus timides » (sic), ses hallucinations ne survenaient plus désormais que les soirées où elle gardait le silence – et je repensai à ce passage de la Recherche du temps perdu où Proust écrit entendre de nouveau ses sanglots d’enfant « comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées, mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir3 ».

 

Le syndrome de Charles Bonnet (SCB) passait pour rare avant 1990 : les cas recensés dans la littérature médicale se comptaient sur les doigts de la main4. Je trouvais cela bizarre, car les tournées que j’effectuais depuis plus de trente ans dans les foyers pour personnes âgées et les maisons de retraite médicalisées m’avaient donné l’occasion de côtoyer nombre d’aveugles ou de malvoyants dont les hallucinations visuelles complexes étaient du type Charles Bonnet (de même que beaucoup de sourds ou de malentendants de ma clientèle avaient des hallucinations auditives – et musicales, très souvent). Je me demandais donc si le SCB pouvait être en réalité bien plus fréquent que les articles spécialisés ne semblaient l’indiquer, et des études récentes ont montré qu’il en va effectivement de la sorte même si l’attention insuffisante que le corps médical continue à prêter à ce syndrome donne à penser que beaucoup de ses manifestations, sinon la plupart, sont méconnues ou mal diagnostiquées : après avoir interrogé un groupe de quelque six cents sujets hollandais âgés atteints de troubles visuels, Robert Teunisse et al. ont établi en 1996 que près de 15 % d’entre eux avaient des hallucinations complexes (afférentes à des voitures, des animaux ou des scènes), cependant que plus de 80 % avaient des hallucinations simples (contenant des formes et des couleurs, voire des motifs, mais pas d’images ni de scènes élaborées).

Presque tous les cas de SCB se cantonnent probablement à ce niveau élémentaire des motifs ou des couleurs simples : les patients qui ont des hallucinations simples (et peut-être transitoires ou occasionnelles) de cette espèce peuvent ne guère les remarquer ou omettre d’en parler à leur médecin traitant. Mais les hallucinations géométriques de certaines personnes sont plus persistantes ; ayant appris que je m’intéresse à ces questions, une vieille dame présentant une dégénérescence maculaire me dit que sa déficience visuelle lui avait d’abord fait voir pendant deux ans

une grosse tache lumineuse qui décrivait des cercles puis disparaissait pour céder la place à un drapeau aux couleurs très nettes ; […] c’était la copie conforme du drapeau britannique. D’où provenait-il, je l’ignore. […] Ces derniers mois, j’ai vu des hexagones, roses le plus souvent. Au début, il y avait aussi des lignes enchevêtrées à l’intérieur de ces hexagones, ainsi que d’autres petites boules colorées – jaunes, roses, lavande et bleues. Maintenant, il n’y a plus que des hexagones noirs en tout point semblables à des carrelages de salle de bains5.

Bien que la plupart des porteurs d’un SCB soient conscients d’halluciner (l’incongruité même de leurs productions hallucinatoires tend à stimuler leur vigilance), certaines hallucinations plausibles et inscrites dans un contexte précis – tels les « jolis cavaliers » qui accompagnaient les petites-filles de Lullin – peuvent être tenues pour réelles6, initialement au moins.

Dès que les hallucinations sont plus complexes, il est courant de voir des visages, même si ceux-ci ne sont presque jamais familiers. Le musicien David Stewart a insisté sur ce point dans des mémoires inédits :

J’eus une autre hallucination. […] Parmi tous les visages que je contemplai cette fois, le plus frappant fut celui d’un homme qui aurait pu être un imposant capitaine de navire. Ce n’était pas Popeye, mais il était calqué sur ce modèle. Il portait une casquette bleue dont la visière noire luisait. Son visage était grisâtre, ses joues, plutôt potelées, et ses yeux brillants surmontaient un gros nez en forme de bulbe. Il ne s’agissait pas de quelqu’un que j’avais déjà aperçu, mais il ne m’évoquait pas une caricature non plus – il paraissait très vivant : j’aurais aimé le connaître. Il m’observait avec bienveillance, sans ciller et en affichant une expression totalement dépourvue de curiosité.

D’après Stewart, cet imposant capitaine de navire lui apparaissait lorsqu’il écoutait la version audio d’une biographie de George Washington faisant allusion à divers marins ; par ailleurs, l’une de ses hallucinations « reproduisait presque un tableau de Brueghel qu’[il] avai[t] admiré une fois – pas plus – à Bruxelles », une autre ayant trait à une voiture attelée dont il avait pensé qu’elle aurait pu appartenir à Samuel Pepys peu après avoir lu une biographie de cet écrivain.

Si quelques visages hallucinatoires semblent aussi cohérents et plausibles que celui du capitaine de navire de Stewart, d’autres peuvent être grossièrement déformés, voire composés de fragments uniquement – d’un nez, d’une partie de bouche, d’un œil, d’une énorme chevelure, tous apparemment juxtaposés au hasard.

Les sujets atteints d’un SCB hallucinent parfois des lettres, des suites de caractères, des notes de musique, des nombres, des symboles mathématiques ou d’autres types de notations. Ces visions sont désignées sous l’appellation générique « hallucinations textuelles », quand bien même la majeure partie de ce qui est vu non seulement n’est ni audible ni jouable, mais peut aussi être dénuée de sens. Ma correspondante Dorothy S. a mis l’accent sur cette particularité des nombreuses hallucinations que son SCB induit :

Puis viennent les mots. Ils ne sont tirés d’aucune langue connue, quelques-uns ne comportant aucune voyelle et d’autres en ayant trop : « skeeeekkseegsky », par exemple. Ils défilent si vite d’un côté à l’autre que j’ai du mal à les lire – et ils avancent et reculent aussi. […] J’entrevois quelquefois une partie de mon nom ou une variante de mon prénom : « Doro » ou « Dorthoy ».

Une association évidente est quelquefois repérable entre le texte halluciné et l’expérience, comme dans le cas de cet homme qui m’écrivit voir chaque année des lettres hébraïques sur tous les murs durant les six semaines postérieures à Yom Kippour ; et un autre individu rendu presque aveugle par un glaucome voyait souvent des suites de caractères dans des bulles « semblables à celles des bandes dessinées », même s’il ne déchiffrait pas les mots qu’elles formaient. Ces hallucinations textuelles ne sont pas rares : pour Dominic ffytche, 25 % à peu près des centaines de porteurs d’un SCB avec lesquels il s’est entretenu hallucinent des textes d’un genre ou d’un autre.

Marjorie J. m’avait écrit en 1995 pour me parler de ses « yeux musicaux » :

Je suis une femme de soixante-dix-sept ans atteinte d’un glaucome qui a fait surtout des dégâts dans la moitié inférieure de mon champ visuel. Il y a deux mois environ, je me suis mise à voir de la musique, des lignes, des espaces, des notes et des clefs – en fait, une musique écrite sur tout ce que je regardais, mais uniquement dans la zone de cécité de mon champ visuel. J’ai ignoré ce symptôme jusqu’au jour où, à l’Art Museum de Seattle, j’ai vu de la musique à la place des légendes des cartouches explicatifs : j’ai compris alors que j’étais bel et bien en train d’avoir une sorte d’hallucination.

[…] Avant d’être en proie à ces hallucinations musicales, j’avais joué du piano et m’étais vraiment concentrée sur la musique. […] C’était juste avant l’extraction de ma cataracte, et j’avais dû énormément me concentrer pour distinguer les notes. Je vois aussi des grilles de mots croisés de temps à autre […], mais la musique ne s’en va pas. On m’a dit que, refusant d’accepter la perte visuelle, le cerveau comble ce vide – avec de la musique, en ce qui me concerne.

La dégénérescence maculaire d’Arthur S., chirurgien qui est également un excellent pianiste amateur, lui fait perdre la vue. En 2007, il a « vu » des notations musicales pour la première fois : leur aspect était très réaliste, les portées et les clefs étant tracées en caractères gras sur un fond blanc « exactement comme sur une vraie partition » – et Arthur a d’abord envisagé la possibilité qu’une certaine zone de son cerveau ait commencé à produire sa propre musique originale. Mais, en y regardant de plus près, il s’est rendu compte que le morceau en question était illisible et injouable : il était inhabituellement compliqué, comportant tantôt quatre, tantôt six portées où des accords beaucoup trop complexes entre six notes ou plus, dotées d’une seule hampe, s’ajoutaient à des rangées horizontales d’innombrables dièses et bémols… C’était, me dit-il, « un pot-pourri de notations sans queue ni tête ». Il voyait une feuille de cette pseudo-musique pendant quelques secondes, puis elle disparaissait subitement, une autre feuille aussi absurde la remplaçant ; et ces hallucinations étaient parfois si intrusives qu’il leur arrivait de couvrir la page qu’il tentait de lire ou la lettre qu’il essayait d’écrire.

À la différence de Marjorie, Arthur ne déchiffre plus les partitions musicales depuis des années, mais il se demande comme elle si sa très longue immersion dans la musique et les partitions aurait pu déterminer la forme de ses hallucinations7, tout en s’interrogeant en outre à propos de leur évolution. Avant de commencer à halluciner des notations musicales, il avait vu quelque chose de beaucoup plus simple durant un an environ : un motif en damier. Des hallucinations encore plus complexes telles que des visions d’êtres humains, de visages ou de paysages succéderont-elles à ses symboles musicaux lorsque son acuité visuelle continuera à baisser ?

 

Il est clair que toutes sortes de troubles visuels – une vaste gamme ou peut-être même un assortiment complet de symptômes – sont susceptibles de se déclarer lorsque la vision est perdue ou compromise, et le terme « syndrome de Charles Bonnet » était de fait réservé à l’origine à celles et ceux dont les hallucinations étaient liées à une maladie de l’œil ou à d’autres problèmes oculaires. Mais un éventail de troubles similaires pour l’essentiel est observable aussi chaque fois que, l’œil proprement dit demeurant intact, les dommages sont causés à un niveau supérieur du système visuel tel, notamment, que les aires corticales responsables de la perception visuelle – dans les lobes occipitaux du cerveau et leurs projections temporales et pariétales, en l’occurrence –, comme cela semble s’être produit dans le cas de Zelda.

Historienne de son métier, Zelda m’apprit en 2008 que les étranges phénomènes visuels auxquels elle était désormais confrontée avaient débuté six ans plus tôt, un soir où le rideau beige de la scène du théâtre où elle s’était rendue lui avait soudain paru se couvrir de roses rouges en trois dimensions qui avaient comme jailli hors de ce support. Après avoir fermé les yeux, elle avait continué à voir ces fleurs, et cette hallucination ne s’était dissipée qu’au bout de quelques minutes. Apeurée et perplexe, elle était allée consulter son ophtalmologue, lequel n’avait pas détecté de détérioration de sa vue ni de modification pathologique de l’un ou l’autre de ses yeux. Son interniste et son cardiologue n’ayant pu lui fournir aucune explication plausible de cet épisode – pas plus que de ses innombrables prolongements –, elle avait finalement passé une tomographie par émission de positons qui avait révélé que le débit sanguin de ses lobes occipitaux et pariétaux était anormalement réduit : c’était vraisemblablement la cause, ou l’une des causes possibles, de ses hallucinations.

Les hallucinations visuelles de Zelda sont simples et complexes à la fois. Les premières peuvent se manifester quand elle lit, écrit ou regarde la télévision, et voici ce qu’elle nota après qu’un de ses médecins lui eut suggéré de tenir un journal de ses visions sur une période de trois semaines : « Plus je noircis cette page, écrivit-elle, plus elle se couvre d’un lattis vert et rose pâle. […] Les parpaings blancs des murs du garage subissent des mutations permanentes […] : ils finissent par ressembler à des briques ou à un bardage, à moins qu’un damas ou des fleurs de couleurs différentes ne les recouvrent. […] Sur la partie supérieure des murs de l’entrée, des points bleus forment des silhouettes d’animaux. »

Les hallucinations plus complexes – des visions de remparts, de ponts, de viaducs ou d’immeubles d’habitation – sont particulièrement fréquentes quand elle est en voiture (elle a renoncé à conduire depuis son premier accès, survenu six ans auparavant). Un jour où son mari et elle roulaient sur une route enneigée, elle avait sursauté en s’apercevant que des arbustes verdoyaient de chaque côté de la chaussée, en dépit du givre brillant qui tapissait leurs feuilles ; une autre fois, un spectacle plus déconcertant encore s’était offert à sa vue :

Alors que nous revenions du salon de beauté, j’ai cru qu’un adolescent était allongé sur le capot de notre véhicule. Il est resté là cinq minutes environ, toujours appuyé sur les coudes et les pieds en l’air – même après que nous eûmes fait demi-tour, il n’a pas bougé. Quand nous sommes entrés dans le parc de stationnement du restaurant, il a décollé verticalement, juste devant cet établissement, puis s’est immobilisé jusqu’à ce que je sorte de la voiture.

Dans d’autres circonstances, elle « vit » l’une de ses arrière-petites-filles s’élever, monter jusqu’au plafond puis disparaître ; et trois femmes pourvues d’un énorme nez crochu et d’un menton en galoche lui apparurent également : ces « sorcières » immobiles et hideuses se volatilisèrent elles aussi quelques secondes après avoir lancé des regards furieux. Elle ignorait avant de commencer à tenir un journal qu’elle hallucinait si fréquemment – sans cela, pensait-elle, elle aurait oublié la plupart de ses visions.

Elle me parla en outre de maintes autres expériences visuelles qui, sans être tout à fait hallucinatoires (elles n’étaient pas inventées ou engendrées ex nihilo), semblaient équivaloir à des persistances, des répétitions, des déformations ou des élaborations de perceptions visuelles. (Charles Lullin avait été sujet à un grand nombre de désordres perceptuels de ce genre, qui ne sont pas rares chez les personnes atteintes d’un SCB.) Certaines étaient relativement simples : un jour où elle me regardait, elle vit ma barbe envahir tout mon visage avant que ma tête finisse par reprendre son aspect habituel ; ou bien, face à un miroir, elle voyait ses propres cheveux se refléter trente centimètres au-dessus de son crâne et devait donc vérifier de la main qu’ils étaient à leur place habituelle.

D’autres modifications perceptuelles la perturbaient davantage : après avoir croisé sa factrice dans le hall de son immeuble, elle avait vu « son nez se transformer en un appendice grotesque. Ses traits n’étaient redevenus normaux qu’à l’issue de plusieurs minutes de conversation ».

Zelda voyait souvent les objets se dédoubler ou se multiplier, ce qui lui créait de curieux ennuis : « J’ai eu le plus grand mal à préparer le dîner et à manger, me raconta-t-elle. Pendant presque tout le repas, j’ai vu des portions inexistantes de chaque plat8. » Ces sortes de multiplications visuelles – ou cette polyopie – peuvent prendre une forme encore plus spectaculaire : au restaurant, un homme vêtu d’une chemise à rayures qui réglait son addition devant la caisse enregistreuse lui donna l’impression de se scinder en six ou sept copies conformes de lui-même, chacune en chemise rayée, qui firent toutes les mêmes gestes avant de se replier comme un accordéon en une seule et même personne. Et il peut arriver que sa polyopie l’effraie ou la mette en danger : assise sur le siège passager de sa voiture, elle vit par exemple la route se diviser en quatre voies identiques sur lesquelles son véhicule lui sembla simultanément s’engager9.

Même télévisés, les films peuvent entraîner des persévérations hallucinatoires : après avoir regardé une émission montrant l’arrivée d’un avion, Zelda hallucina que de minuscules répliques des passagers qu’elle venait de voir débarquer de cet appareil jaillissaient de l’écran pour dévaler la façade en bois de son meuble TV.

Zelda avait chaque jour des dizaines d’hallucinations ou de perceptions erronées de ce type, et cela sans discontinuer ou presque depuis six ans ; mais elle n’en parvenait pas moins à mener une vie très riche, à son domicile aussi bien que dans l’exercice de ses activités professionnelles – elle tenait sa maison en ordre, recevait des amis, sortait en compagnie de son mari et était en train d’achever la rédaction d’un nouveau livre.

En 2009, l’un de ses médecins lui recommanda de prendre de la quétiapine, neuroleptique qui atténue quelquefois la gravité des hallucinations. À notre grande surprise tout autant qu’à son propre étonnement, elle cessa totalement d’halluciner durant plus de deux ans.

En 2011, cependant, elle a non seulement subi une opération cardiaque, mais s’est ensuite cassé la rotule à la suite d’une chute, pour couronner le tout. Que cette évolution tienne à ces problèmes médicaux générateurs d’angoisse et de stress, à la nature imprévisible du SCB ou à son accoutumance croissante à son traitement, elle s’est remise à halluciner un peu. Mais elle supporte mieux ses hallucinations : en voiture, m’a-t-elle dit, « je vois des choses plutôt que des gens. Je vois des terrains arborés, des parterres de fleurs et de nombreuses sortes de constructions médiévales. Des bâtiments modernes se transforment souvent en monuments historiques, chaque expérience différant de la précédente ».

L’une de ses nouvelles hallucinations « est à peine descriptible. C’est un spectacle ! Le rideau se lève et les “interprètes” arrivent – mais ce ne sont pas des êtres humains. Des lettres hébraïques noires en tutu blanc dansent sur une splendide musique venue d’on ne sait où ; leurs parties supérieures remuant comme des bras, elles font des pointes gracieuses sur leurs jambages inférieurs. Et ces lettres traversent la scène de droite à gauche ».

 

Bien que le plus souvent décrites comme agréables, sympathiques, divertissantes et même inspiratrices, les hallucinations provoquées par le SCB revêtent parfois un caractère très différent : Rosalie, pensionnaire d’une maison de retraite dont il a été déjà question, le constata à la mort de Spike, son voisin de chambre. Spike était un Irlandais fantasque qui adorait rire, et Rosalie et lui, tous deux nonagénaires, étaient très amis depuis de longues années. « Il connaissait toutes les vieilles chansons », commenta-t-elle – ils les chantaient ensemble, puis plaisantaient et bavardaient des heures d’affilée. Anéantie par le décès soudain de ce camarade, Rosalie perdit l’appétit, renonça à ses activités sociales et passa le plus clair de son temps dans sa chambre : ses hallucinations revinrent, mais, au lieu des personnages gaiement vêtus qui lui étaient apparus auparavant, elle vit désormais cinq ou six hommes de grande taille qui entouraient son lit, silencieux et immobiles. Ils portaient toujours des complets brun foncé et des chapeaux sombres qui ombraient leurs traits ; sans « voir » leurs yeux, elle avait le sentiment qu’ils lui jetaient des regards énigmatiques et solennels, exactement comme si, debout autour de son lit de mort, de sinistres émissaires étaient venus lui annoncer son trépas imminent. Ces messagers lui semblaient si extraordinairement réels que, tout en sachant que sa main leur passerait à travers le corps si elle la tendait vers eux, elle ne pouvait pas se décider à accomplir ce geste.

Rosalie continua d’être en proie à ces visions pendant trois semaines, puis elle commença à émerger de sa mélancolie. Ces hommes sombres et taciturnes tout de brun vêtus cessant de lui apparaître, elle hallucina surtout dans la salle commune, espace regorgeant de musique et de bruits de conversation : ces nouvelles hallucinations débutaient par la vision de formes telles que des quadrilatères roses et bleus qui couvraient le plancher avant de remonter le long des murs et de finir par envahir le plafond. Les couleurs de ces « tuiles » la faisaient penser aux teintes d’une chambre d’enfant : dans le droit fil de ce souvenir, elle voyait ensuite de petites créatures coiffées de toques vertes – des sortes de fées ou d’elfes hauts de quelques centimètres à peine – escalader les côtés de son fauteuil roulant ; et il y avait aussi des enfants qui « ramassaient des morceaux de papier par terre » ou gravissaient les marches d’un escalier qu’elle hallucinait dans un coin de la pièce – Rosalie reprochait à ces bambins « adorables » de s’adonner à des occupations inintéressantes, si ce n’est « stupides ».

Après lui avoir tenu compagnie durant deux ou trois semaines, ces enfants et ces petits êtres ont fini par s’éclipser aussi mystérieusement que la plupart des hallucinations de ce genre ; et, bien que Spike lui manque, Rosalie s’est liée à d’autres pensionnaires de sa maison de retraite tout en reprenant son train-train habituel : elle bavarde, écoute des audiolivres ou des opéras italiens, etc. Elle reste rarement seule, de nouveau, et (simple coïncidence ou rapport de cause à effet ?) ses hallucinations ont disparu, pour l’instant du moins.

 

Si, comme dans le cas de Charles Lullin et de Zelda, la vue est préservée en partie ou en totalité, divers troubles de la perception visuelle s’ajoutent parfois aux hallucinations : les gens ou les objets peuvent paraître trop grands, trop petits, trop proches ou trop lointains ; la couleur ou la profondeur peuvent être également insuffisantes ou trop marquées ; l’image peut être mal cadrée, déformée ou inversée ; ou la perception du mouvement peut devenir problématique.

Si, comme Rosalie, le sujet concerné est complètement aveugle, il va de soi que seules des hallucinations sont possibles, mais la couleur, la profondeur, la transparence, le mouvement, l’échelle et les détails peuvent également présenter des anomalies : les hallucinations propres au SCB sont souvent si intensément colorées qu’elles éblouissent ou sont beaucoup plus finement et abondamment détaillées que tout ce qui est perçu avec les yeux. Les tendances à la répétition et à la multiplication sont si fortes qu’on peut voir des rangs ou des cohortes de personnes semblablement habillées faire toutes des mouvements semblables (plusieurs observateurs pionniers ont parlé de « numérosité » à ce propos) ; et la tendance à l’élaboration est des plus prononcée : les personnages hallucinés paraissent souvent porter des « vêtements exotiques », des robes de cérémonie et d’étranges couvre-chefs. Les bizarreries ou les incongruités abondent, une fleur poussant par exemple au milieu du visage de quelqu’un au lieu de dépasser de son chapeau – on peut avoir l’impression de regarder un dessin animé, les visages, en particulier, étant quelquefois grotesquement déformés (les dents ou les yeux sont proéminents, etc.). Certains patients hallucinent du texte ou de la musique, mais les visions les plus courantes consistent en des formes géométriques telles que des carrés, des damiers, des parallélogrammes, des quadrilatères, des hexagones, des briques, des murs, des tuiles, des pavages, des nids d’abeille ou des mosaïques – les formes les plus simples, ainsi peut-être que les plus fréquentes, sont des phosphènes, des taches ou des nuages lumineux ou colorés qui se différencient ou non en quelque chose de plus complexe. Mais aucun porteur du SCB n’est confronté à tous ces phénomènes perceptuels et hallucinatoires : quand bien même quelques-uns, telle Zelda, les dépeignent à foison, une forme particulière d’hallucination tend souvent à prévaloir, comme dans le cas des « yeux musicaux » de Marjorie.

Depuis une ou deux décennies, Dominic ffytche et ses collègues londoniens ont effectué des recherches novatrices sur le soubassement neurologique des hallucinations visuelles. La taxonomie des hallucinations qu’ils ont élaborée après avoir dépouillé les réponses détaillées de dizaines de sujets inclut les catégories suivantes : adultes coiffés d’un chapeau, enfants ou créatures de petite taille, paysages, véhicules, traits grotesques, textes et visages de personnages de bandes dessinées. (Santhouse et al. ont décrit cette taxonomie dans un article paru en 2000.)

Sitôt cette classification établie, ffytche a mis la technique de l’imagerie cérébrale au service de l’étude de ces diverses catégories hallucinatoires en demandant à diverses sortes d’hallucinateurs visuels observés sous scanner de lui signaler le début et la fin de leurs visions.

Comme ffytche et al. l’ont écrit en 1998, les expériences hallucinatoires particulières à chaque patient « correspondaient remarquablement » aux sections particulières de la voie ventrale du cortex visuel qui étaient activées. Les hallucinations de visages, de couleurs, de textures et d’objets, notamment, activaient chacune des aires spécifiquement chargées de traiter les informations visuelles ; quand les hallucinations étaient colorées, les aires du cortex visuel associées à la construction de la couleur étaient activées, alors que l’activation se produisait dans le gyrus fusiforme si les visages hallucinés étaient rudimentaires ou caricaturaux. Les visions de visages déformés, morcelés ou grotesques (aux dents ou aux yeux disproportionnés, surtout) étaient corrélées à l’activité accrue du sillon temporal supérieur, aire spécialement affectée à la représentation des yeux, des dents et d’autres parties du visage, tandis que les hallucinations textuelles étaient associées à l’activation anormale de la zone hautement spécialisée de l’hémisphère gauche dite aire de la forme visuelle des mots.

ffytche et al. ont relevé par ailleurs que l’imagination visuelle normale et l’hallucination effective diffèrent nettement : il ne leur a pas échappé que seules les hallucinations colorées, et non les représentations imaginaires d’un objet coloré, activaient l’aire V4. Ces découvertes confirment que, d’un point de vue non seulement subjectif, mais physiologique aussi, les hallucinations s’apparentent beaucoup plus aux perceptions qu’à l’imagination : Bonnet avait écrit en 1760 à propos des hallucinations que « si les Fibres qui servent à la Réflexion […] sont dans leur état naturel, l’Âme ne confondra point les Visions avec la réalité10 », mais le travail de ffytche et al. atteste que le cerveau, lui, les confond bel et bien.

Avant que l’existence de cette corrélation entre les contenus d’une hallucination, d’une part, et l’activation d’aires particulières du cortex, d’autre part, eût fini par être directement démontrée, des observations antérieures d’individus cérébrolésés ou victimes d’accidents vasculaires cérébraux avaient révélé depuis longtemps que les divers aspects de la perception visuelle (la perception de la couleur, la reconnaissance faciale, la perception du mouvement, etc.) dépendent d’aires cérébrales hautement spécialisées : on savait déjà, entre autres, que l’altération de la minuscule sous-région du cortex visuel appelée V4 risque de supprimer la vision des couleurs, à l’exclusion de tout autre effet. Mais les recherches de ffytche ont eu le mérite de confirmer pour la première fois que les hallucinations utilisent les mêmes aires visuelles et les mêmes voies nerveuses que la perception stricto sensu. (Ffytche vient en outre de souligner dans un article consacré à l’« hodologie » des hallucinations qu’attribuer des productions hallucinatoires ou n’importe quelle fonction cérébrale à des régions précises du cerveau a ses limites : selon lui, les interconnexions des aires concernées importent autant que ces localisations11.)

Même si les catégories maîtresses de l’hallucination visuelle sont neurologiquement déterminées, les déterminants personnels et culturels ne doivent pas être négligés pour autant : comment halluciner des notes de musique, des nombres ou des lettres si l’on n’en a jamais vu pour de bon à un moment ou un autre de son existence ? L’expérience et la mémoire peuvent certes influer sur l’imagerie et l’hallucination à la fois… mais, dans le cas du SCB, les souvenirs ne sont pas hallucinés dans leur forme pleine ou littérale – lorsque les porteurs de ce syndrome hallucinent des êtres humains ou des lieux, par exemple, ceux-ci ne sont presque jamais reconnaissables : ils ne sont que plausibles ou inventés. Les hallucinations induites par le SCB donnent donc l’impression de feuilleter un dictionnaire catégoriel d’images ou de parties d’images – d’« appendices nasaux », de « couvre-chefs » ou de « volatiles » génériques, plutôt que de nez, de chapeaux ou d’oiseaux particuliers – enregistrées à un niveau inférieur du système visuel primaire ; c’est grâce à ces ingrédients visuels, pour ainsi dire, qu’il est possible de reconnaître et de se représenter des scènes complexes : on mobilise et l’on emploie pour ce faire des composantes ou des briques purement visuelles qui ne s’inscrivent dans aucun contexte, ne sont corrélées à aucun autre sens, ne charrient aucune émotion et ne sont associables à aucun temps ou lieu particulier – d’après plusieurs chercheurs, ces éléments seraient des « proto-objets » ou des « proto-images ». Voilà pourquoi les images hallucinées par les porteurs du SCB semblent plus brutes (plus manifestement neurologiques et moins personnalisées) que celles imaginées ou remémorées.

Les hallucinations de textes ou de partitions musicales sont fascinantes à cet égard, car, bien que ressemblant à de la vraie musique ou à un texte véritable au premier abord, elles se révèlent vite illisibles au sens où elles n’ont ni forme, ni tonalité, ni syntaxe ou grammaire. Après avoir pensé dans un premier temps qu’il pourrait jouer les partitions musicales qu’il hallucinait, Arthur S., comme je l’ai déjà indiqué, n’avait pas tardé à se rendre compte qu’il voyait « un pot-pourri de notations sans queue ni tête », et les hallucinations textuelles n’ont pas de sens elles non plus – on peut même découvrir en les examinant de plus près qu’elles consistent en des runes évoquant des lettres plutôt qu’en des lettres authentiques.

On sait (grâce aux travaux de ffytche et al.) que les hallucinations textuelles s’accompagnent d’une hyperactivité de l’aire de la forme visuelle des mots : des activations analogues (quoique plus étendues) sont probablement concomitantes des hallucinations de notations musicales, même si elles n’ont pas encore été « photographiées » sous IRMf12. Quand des textes ou des partitions sont lus normalement, ce qui est d’abord déchiffré dans le système visuel primaire acquiert ensuite une structure syntaxique et une signification à des niveaux supérieurs ; mais, lorsque l’activité anarchique du système visuel primaire fait halluciner des textes ou des partitions, les lettres, les protolettres ou les notes de musique qui apparaissent ne sont pas soumises aux contraintes normales de la syntaxe et de la sémantique – ce qui ouvre une fenêtre à la fois sur les pouvoirs et sur les limites du système visuel primaire.

Les notations musicales vues par Arthur S. étaient marquées au coin d’une élaboration fantaisiste : elles étaient beaucoup plus ornementées qu’une partition réelle, et le fait est que les hallucinations du SCB sont souvent fantasques ou fantastiques. Pourquoi les personnages vus par Rosalie, vieille aveugle du Bronx, devaient-ils être « vêtus à l’orientale » ? Cette puissante propension à l’exotisme est caractéristique du SCB pour des raisons non encore élucidées, et il serait fascinant de vérifier si elle varie d’une culture à l’autre. Ces images étranges, sinon surréalistes, de cassettes ou d’oiseaux posés sur des têtes ou de fleurs sortant des joues incitent irrésistiblement à envisager la possibilité qu’une sorte de méprise neurologique produise dans ce cas une collision ou une fusion involontaire ou incongrue en activant simultanément des aires cérébrales différentes.

Les images du SCB sont tout à la fois plus stéréotypées que celles des rêves et moins intelligibles ou signifiantes que ces dernières. Lorsque le carnet de Lullin perdu pendant un siècle et demi fut redécouvert et publié dans une revue de psychologie – l’article en question13 parut en 1902, soit deux ans à peine après que l’original allemand de l’Interprétation des rêves fut sorti des presses –, certains envisagèrent la possibilité que, tels les rêves pour Freud, les hallucinations du SCB constituent elles aussi une « voie royale » vers l’inconscient, mais les tentatives de les « interpréter » en ce sens firent long feu : on ne tarda pas à comprendre que, si singulières que fussent les dynamiques psychiques des porteurs du SCB, l’analyse de leurs hallucinations conduisait à enfoncer des portes ouvertes ! À quoi bon constater que des mains en prière sont parfois hallucinées par les esprits religieux ou qu’un musicien voit des notes de musique hallucinatoires ? Ces images n’aident guère à démêler les désirs, les besoins ou les conflits inconscients de la personne à qui elles apparaissent.

Tout en étant des phénomènes neurologiques aussi bien que psychologiques, les rêves ne ressemblent pas du tout aux hallucinations du SCB. Les rêveurs baignent totalement dans leurs rêves et y participent activement en règle générale : il n’en va pas de même des porteurs du SCB, puisqu’ils restent au contraire éveillés et conservent toutes leurs facultés critiques. Même si elles sont projetées dans l’espace extérieur, les hallucinations engendrées par le SCB se distinguent par leur manque d’interaction ; toujours silencieuses et neutres (elles communiquent ou suscitent rarement des émotions) et strictement visuelles (elles ne s’accompagnent d’aucune sensation auditive, olfactive ou tactile), elles paraissent aussi lointaines que les images de l’écran d’une salle de cinéma où l’on est entré par hasard. Cette salle a beau faire partie intégrante de l’esprit du spectateur, les scènes qu’il hallucine ne semblent le concerner en aucun sens profondément personnel.

 

L’une des caractéristiques les plus définitoires des hallucinations de Charles Bonnet, c’est que le discernement est préservé : le sujet sait ou comprend que ce qu’il hallucine n’est pas réel. Même quand ils se laissent abuser par une vision plausible ou contextuellement appropriée, les porteurs du SCB s’aperçoivent vite de leur méprise : la lucidité revient rapidement, les hallucinations du SCB ne faussant presque jamais l’esprit au point que les illusions persistent.

L’aptitude individuelle à déterminer si quelque chose est perçu ou halluciné peut être toutefois sapée par la présence sous-jacente d’autres problèmes cérébraux tels notamment que les atteintes des lobes frontaux, sièges du jugement et de l’autoévaluation. Lorsque ce symptôme sera la conséquence transitoire d’une attaque ou d’un traumatisme crânien, d’une fièvre ou d’un délire, de traitements médicamenteux, d’intoxications, de déséquilibres métaboliques, d’une déshydratation ou d’un manque de sommeil, la lucidité se rétablira dès que le fonctionnement cérébral se normalisera ; mais, si une maladie d’Alzheimer ou une démence à corps de Lewy s’est déclarée, la capacité de reconnaître les hallucinations risquera de s’amoindrir de plus en plus, des délires aigus ou des psychoses effrayantes s’ensuivant à l’occasion.

Âgé de plus de soixante-quinze ans, Marlon S. est atteint à la fois de légers troubles démentiels et d’un glaucome évolutif. En plus de lui interdire de lire pendant ses deux dernières décennies, cette dernière maladie l’a rendu quasiment aveugle durant cinq ans sans pour autant l’isoler : ce fervent chrétien prêche encore l’Évangile dans les prisons comme trente ans plus tôt ; et, tout en vivant seul dans son appartement, il sort chaque jour avec l’un de ses enfants ou une garde-malade, que ce soit pour participer à des réunions familiales ou pour profiter des jeux, des danses, des virées au restaurant et des autres activités du centre pour personnes âgées qu’il fréquente.

En dépit de sa cécité, Marlon continue à vivre dans un monde non seulement très visuel, mais très étrange aussi, parfois. Bien qu’il prétende « voir » fréquemment son environnement – c’est-à-dire l’arrondissement du Bronx où il a passé la majeure partie de son existence –, il n’en voit en fait qu’une version horrible et désolée qui le désoriente (« c’est un vieux quartier minable… beaucoup plus vieux que moi ! », m’a-t-il déclaré) ; et sa « vision » de son appartement ne l’empêche pas de s’y perdre facilement ou de ne plus s’y retrouver, car celui-ci lui paraît tantôt « aussi vaste qu’un terminus d’autocar Greyhound », tantôt « aussi étiré que si toutes les pièces étaient en enfilade ». Ce logis hallucinatoire est le plus souvent délabré et chaotique : « J’aperçois autant de décombres qu’autour des taudis du tiers-monde […] puis tout redevient normal. » (Les seules fois où son appartement est vraiment en désordre, m’a appris sa fille, c’est lorsque, croyant que ses meubles « obstruent le passage », il les pousse et les repousse pour aller et venir sans difficulté.)

Ses hallucinations remontaient à cinq ans, et elles étaient restées bénignes dans un premier temps : « Au début, m’a-t-il dit, je voyais des tas d’animaux. » Il s’était mis ensuite à halluciner des enfants – des multitudes de gamins, exactement comme il avait toujours vu des multitudes d’animaux auparavant : « Tout à coup, se souvenait-il, j’ai vu tous ces gamins entrer ; ils tournicotaient dans la pièce et j’ai pensé d’abord que c’étaient des gosses ordinaires. » Ces enfants étaient silencieux mais « parlaient avec les mains » : ils « vaquaient à leurs occupations » – déambulaient, jouaient, etc. – sans lui prêter attention. Il avait été fort surpris de découvrir que personne d’autre ne les voyait : c’était ce qui lui avait fait comprendre que « ses yeux lui jouaient des tours ».

Marlon adore écouter des débats, des gospels ou du jazz à la radio, et il hallucine quelquefois dans ces circonstances que d’autres auditeurs encombrent son salon : ces personnages remuent parfois les lèvres comme s’ils parlaient ou chantaient. Non seulement ces visions ne lui déplaisent pas, mais elles paraissent même lui procurer une sorte de confort hallucinatoire – ces scènes sociales le ravissent14.

Depuis deux ans, Marlon voit aussi de loin – jamais de près – un homme mystérieux qui porte toujours un manteau de cuir brun, des pantalons verts et un Stetson : il est persuadé que l’énorme silhouette (elle peut devenir « aussi grande qu’une maison ») de cet inconnu flottant en l’air lui transmet un message ou revêt un sens qui lui échappe.

Il a aperçu également un sinistre petit trio d’« agents du FBI postés à l’écart. […] Ils ont l’air vrais, ils sont affreux et ils paraissent vraiment méchants » ; croyant aux anges et aux démons, il pense que ces hommes sont maléfiques et les soupçonne de le surveiller.

Nombre d’individus atteints d’un léger déficit cognitif sont correctement organisés et centrés pendant la journée, et les activités diurnes de Marlon le structurent semblablement : le centre pour personnes âgées de son quartier ou les réunions de sa paroisse lui sont des plus utiles ; mais un « syndrome crépusculaire » peut aussi le précipiter dans la peur et la confusion dès que le soir tombe.

Le jour, les personnages qu’il hallucine ne le trompent que brièvement : il comprend en général au bout d’une minute ou deux qu’il les a inventés de toutes pièces ; en fin de journée, en revanche, sa lucidité décline tellement qu’il croit que ses visiteurs menaçants sont réels. Les « intrus » qu’il découvre la nuit dans son appartement le terrifient – leur désintérêt ne change rien à l’affaire. Beaucoup ressemblent « à des criminels » ou portent des combinaisons de détenus, et certains « fument des Pall Mall » : une nuit où l’un de ces hommes a agité un couteau ensanglanté sous ses yeux, il lui a hurlé : « Va-t-en, par le sang du Christ ! » Une autre fois encore, l’une de ces apparitions est repartie en coulant « sous la porte » comme un liquide ou de la vapeur : même si son bras peut traverser ces personnages parce qu’« ils ne sont pas solides », ils lui semblent tout à fait réels en dépit de leur aspect « fantomatique ». Il a beau rire de ces intrus quand nous en parlons, il est clair qu’il a très peur de leurs visites nocturnes !

 

Tout en perdant, pour une part au moins, le monde primaire de la perception visuelle, les personnes en proie au syndrome de Charles Bonnet accèdent, ne serait-ce que vaguement et par intermittence, au monde visuel secondaire des hallucinations. L’impact existentiel du SCB varie donc énormément : la teneur des productions hallucinatoires compte autant que la fréquence de leur survenue et le fait de savoir si ce qui est halluciné est contextuellement approprié, effrayant, réconfortant ou stimulant. À une extrémité de l’éventail, on peut n’avoir eu qu’une seule expérience hallucinatoire au cours de sa vie, mais il arrive aussi qu’on hallucine sporadiquement depuis des années. Certaines hallucinations sont gênantes : quand on voit des motifs ou des toiles partout, comment savoir si le contenu de son assiette est réel ou hallucinatoire ? D’autres sont carrément désagréables : les visions de visages déformés ou morcelés en témoignent ; et quelques-unes enfin sont dangereuses : Zelda n’ose pas conduire, car elle risque d’halluciner que la route bifurque brusquement ou que des gens sautent tout à coup sur le capot de sa voiture.

Mais les hallucinations du SCB sont généralement inoffensives et n’occasionnent que des désagréments mineurs pour peu qu’on s’y soit accommodé. « Mes hallucinations sont des plus amicales », m’a affirmé David Stewart, qui imagine que ses yeux lui disent : « Pardon de t’avoir trahi. Sachant que la cécité n’a rien de drôle, nous avons concocté ce petit syndrome… la coda de ta vie de voyant, en quelque sorte. Ce n’est pas grand-chose, mais nous avons fait de notre mieux. »

Aimant lui aussi ses hallucinations, Charles Lullin se retirait parfois dans une pièce paisible à seule fin de s’octroyer une brève récréation hallucinatoire. « Ces Visions ne sont pour lui que ce qu’elles sont en effet, & sa Raison s’en amuse, écrivit Bonnet à propos de son grand-père. Il ignore d’un moment à l’autre quelle Vision s’offrira à lui : Son Cerveau est un Théâtre dont les Machines exécutent des Scènes, qui surprennent d’autant plus le Spectateur qu’il ne les a point prévues15. »

Les hallucinations provoquées par le syndrome de Charles Bonnet peuvent être des sources d’inspiration. Après que ses premiers vers eurent paru dès les années 1930 dans les pages des périodiques The Atlantic Monthly et The New Republic, Virginia Hamilton Adair continua à écrire des poèmes tout en poursuivant une carrière universitaire de professeur d’anglais en Californie, mais ceux-ci restèrent inédits pour la plupart : lorsque son premier recueil de poésie (ses remarquables Ants on the Melon) fut publié aux alentours de son quatre-vingt-troisième anniversaire, un glaucome lui avait fait déjà perdre totalement la vue. Deux autres recueils suivirent, et cette poétesse fit maintes fois allusion dans ces nouveaux écrits aux hallucinations de Charles Bonnet qui lui tenaient désormais si régulièrement compagnie – ces visions lui étaient offertes par « l’ange des hallucinations », assura-t-elle.

Adair, puis son éditeur après son décès, m’ayant fait parvenir des extraits du journal qu’elle avait tenu au soir de sa vie, j’ai pu constater que ces textes regorgent de descriptions de visions saisies sur le vif ; voici par exemple ce qu’elle avait dicté pendant qu’elle hallucinait :

On m’assoit dans un fauteuil délicieusement moelleux. Je m’y enfonce, m’immergeant comme d’habitude dans les ombres de la nuit […]. La mer de nuages qui s’étend à mes pieds s’éclaircit, révélant un champ de blé où se tient un petit groupe de volatiles dissemblables au sombre plumage – il n’y en a pas deux pareils : je distingue un paon miniature très mince à petite aigrette et aux plumes caudales non déployées, quelques spécimens plus dodus, un oiseau côtier monté sur de longues échasses, etc. Il apparaît maintenant que plusieurs portent des chaussures et que l’un d’eux a quatre pattes. On s’attendrait à ce qu’une volée d’oiseaux ait des couleurs plus vives, même dans les hallucinations des aveugles. […] Les oiseaux sont devenus de petits personnages aux atours moyenâgeux : comme ces hommes et ces femmes s’éloignent tous de moi, je ne vois que leurs dos, de courtes tuniques, des collants ou des jambières, des châles ou des fichus. […] Ouvrant les yeux sur l’écran de fumée de ma chambre, j’ai droit aux éclats du saphir, à des myriades de rubis parsemant la nuit, à un vacher cul-de-jatte en chemise à carreaux monté sur un bouvillon en train de décocher des ruades, à la tête en velours orange d’un pauvre petit ours décapité par le gardien de la fosse à ordures du Grand Hôtel de Yellowstone. Le laitier aux traits familiers est entré en scène dans son chariot bleu azur tiré par le cheval doré ; il s’est joint à nous depuis quelques jours, sortant d’un recueil de comptines oublié ou du dos d’une boîte de céréales datant de la Grande Dépression. […] Mais les bizarreries colorées projetées par la lanterne magique ont fini par s’estomper, la fin de ce spectacle me renvoyant dans le noir pays sans forme ni substance […] où j’atterris dès que les lumières s’éteignent.


1.

Charles Bonnet, La Palingénésie philosophique, ou Idées sur l’état passé et sur l’état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l’auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme, vol. I, Genève, C. Philibert et B. Chirol, 1770, p. 334 ; rééd., Paris, Fayard, 2002, p. 334 (NdT).

2.

En plus de brosser un tableau haut en couleur de la vie et de l’œuvre de Bonnet, le livre de Draaisma contient de fascinantes reconstructions de l’existence d’une dizaine d’autres figures majeures de la neurologie dont on se souvient surtout de nos jours en raison des syndromes que leurs noms désignent : Georges Gilles de la Tourette, James Parkinson, Aloïs Alzheimer et Joseph Capgras, notamment.

3.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1988, p. 37 (NdT).

4.

Au premier abord seulement, puisque je viens de découvrir par hasard l’existence du passionnant rapport de Truman Abell, médecin qui commença à perdre la vue à l’âge de cinquante-neuf ans puis devint totalement aveugle quatre ans plus tard, vers 1842. Voici ce qu’il décrivit en 1845 dans le Boston Medical and Surgical Journal : « Dans cette situation, j’avais souvent rêvé que je recouvrais la vue et voyais de très beaux paysages. À la longue, ces paysages finirent par m’apparaître en miniature à l’état de veille : ils consistaient en de petits champs de quelques pieds carrés, tous tapissés d’herbes verdoyantes et d’autres végétaux, en pleine floraison pour certains. Ils ne disparaissaient qu’au bout de deux ou trois minutes. » À ces paysages succéda une gamme infiniment variée d’autres « illusions » – Abell n’emploie pas le mot « hallucinations » – procurées par « un sens de la vue interne ».

Ses visions se complexifiant de plus en plus au fil des mois, des visiteurs « silencieux mais impudents » l’importunèrent parfois en s’asseyant à trois ou quatre sur sa couche ou « en s’approchant assez de sa tête de lit pour que la moindre inclinaison du corps leur permette de plonger leurs yeux dans les [s]iens ». (Ses personnages hallucinatoires semblaient souvent le reconnaître, bien que les hallucinations induites par le SCB n’interagissent presque jamais avec l’individu concerné.) Une nuit, précisa-t-il, « je faillis être écrasé par un troupeau de bœufs aux alentours de 10 heures du soir, mais ma présence d’esprit me sauva – je demeurai tranquillement assis et, si tumultueuse que fût cette cohue, aucun de ces animaux ne me toucha ».

Il voyait quelquefois des rangées de milliers de gens splendidement vêtus former des colonnes qui disparaissaient au loin : « une colonne large d’un demi-mile au moins » était composée d’« hommes à cheval qui se dirigeaient vers l’ouest. […] Ils continuèrent à passer devant moi pendant plusieurs heures ».

« Ce que j’ai relaté ici, remarqua-t-il à la fin de son récit, doit paraître incroyable à ceux qui connaissent mal l’histoire des visions illusoires. […] Dans quelle mesure ma cécité a-t-elle concouru à produire ce résultat, je ne puis le dire. Je n’avais jamais compris auparavant pourquoi les Anciens comparaient l’esprit humain à un microcosme ou à un univers en miniature […], [mais] tout cela tenait bel et bien à l’intérieur de l’organe de la vision mentale et n’occupait, peut-être, qu’un espace inférieur à un dizième de pouce carré. »

5.

L’excellent Macular Degeneration de Lylas et Marja Mogk propose une très bonne description des hallucinations provoquées par le SCB dans son chapitre intitulé « I See Purple Flowers Everywhere : The Many Visions of Charles Bonnet Syndrome » – les patients atteints d’une dégénérescence maculaire liront cet ouvrage avec profit.

6.

L’inverse se produit également. Selon Robert Teunisse, l’un de ses patients qui avait vu un homme planer à l’extérieur de son appartement situé au dix-neuvième étage d’un immeuble avait supposé qu’il hallucinait encore : quand cet homme l’avait salué de la main, il n’avait pas répondu à ce geste amical. Or ce patient n’était pas du tout victime d’une « hallucination » : il avait aperçu son laveur de vitres, qui fut très froissé de ne pas être salué en retour.

7.

J’ai entendu les témoignages d’au moins une dizaine d’individus qui, comme Arthur et Marjorie, hallucinent des notations musicales, et, qu’ils aient ou non des troubles oculaires, soient parkinsoniens ou pas et voient de la musique lors d’états fébriles, de délires ou des phases hypnopompiques du réveil, ce sont presque tous (un seul membre de ce groupe fait exception à cette règle) des musiciens amateurs qui étudient souvent des partitions plusieurs heures par jour. Cette sorte d’étude visuelle très spécialisée et répétitive est spécifique aux musiciens : même quand on lit des livres à longueur de journée, on étudie rarement la typographie avec autant d’intensité que l’écriture musicale (à moins, peut-être, d’être concepteur graphique ou correcteur professionnel).

Une page de musique est beaucoup plus touffue, visuellement parlant, qu’une page de texte : en plus de transcrire les notes en tant que telles, l’écriture musicale symbolise les composantes ô combien complexes de l’ensemble très dense d’informations que constituent les armatures, les clefs, les gruppetti, les mordants, les accents, les pauses, les tenuti, les trilles, etc. Dans la mesure où l’étude et la pratique intensives de ce code compliqué a toutes chances de l’imprimer dans le cerveau d’une façon ou d’une autre, pourquoi ces « empreintes neuronales » ne prédisposeraient-elles pas à halluciner des notations musicales pour peu qu’une tendance quelconque à avoir des hallucinations se développe par la suite ?

Mais, comme Dominic ffytche l’a remarqué, il peut arriver aussi que des symboles musicaux soient hallucinés par des gens qui n’ont reçu aucune formation musicale ni ne s’intéressent tant soit peu à la musique : « tout en accroissant la probabilité du phénomène des “yeux musicaux”, l’exposition prolongée à la musique n’a rien d’une condition indispensable », m’a-t-il écrit.

8.

Sa remarque me rappela le cas d’un patient qui, hallucinant que les cerises d’un bol étaient remplacées à mesure qu’il les mangeait, crut disposer d’une corne d’abondance inépuisable jusqu’à ce que ce récipient ne contienne plus rien ; un cueilleur de mûres en proie à un SCB avait été pareillement ravi d’en découvrir quatre autres après avoir ramassé toutes celles qu’il avait pu voir… mais il s’était contenté d’halluciner ces mûres supplémentaires.

9.

Un je-ne-sais-quoi, inhérent au mouvement visuel ou au « flux optique », tend à déclencher des hallucinations visuelles chez les porteurs du SCB ou les victimes de désordres apparentés. Un vieux psychiatre atteint de dégénérescence maculaire m’a dit n’avoir été sujet qu’une seule fois à des hallucinations du type SCB : conduit quelque part dans une voiture qui suivait une artère bordée de verdure, il avait vu de magnifiques jardins du XVIIIe siècle ressemblant à ceux de Versailles de chaque côté de cette route. Cette expérience l’avait enchanté, car il l’avait trouvée beaucoup plus intéressante que la vision ordinaire des paysages traversés.

Ivy L., l’une de mes correspondantes également atteinte d’une dégénérescence maculaire, m’a communiqué les informations suivantes :

Si je suis la passagère d’une voiture, je garde d’abord les yeux fermés, et je « vois » souvent alors une petite scène de voyage qui change tout le temps. Je « vois » des grand-routes et le ciel, des maisons et des jardins, mais pas de personnes ni de véhicules. La scène se modifie sans arrêt, des maisons inconnues mais très détaillées défilant à mesure qu’on roule. Je n’hallucine ainsi que dans les voitures en mouvement.

(Le SCB de Mme L. l’amène également à halluciner des textes : pendant plusieurs années et par intervalles, ajoutait-elle, « il m’est brièvement arrivé de “voir” d’énormes lettres manuscrites barrer un grand mur blanc, ou les chiffres de ma déclaration d’impôts s’imprimer sur mes rideaux ».)

Charles Bonnet, Essai analytique sur les facultés de l’âme, Copenhague, les frères C. et A. Philibert, 1760, p. 428 (NdT).

De telles corrélations sont macroscopiques, car elles impliquent de vastes régions du cerveau. Elles s’ajouteraient à des corrélations microscopiques pour les hallucinations géométriques élémentaires si l’on en croit William Burke, neurophysiologue en proie à ces types d’hallucinations depuis que les maculas de ses deux yeux se sont « trouées » : après avoir réussi à estimer les angles visuels sous-tendus par des hallucinations spécifiques et les avoir traduits en distances corticales, il est parvenu à la conclusion que la séparation de ses briquetages hallucinatoires correspond à la séparation des « raies » physiologiquement actives de la zone V2 du cortex visuel, tandis que la séparation des points qu’il hallucine correspondrait à celle des « taches » du cortex visuel primaire. Burke émet l’hypothèse que la diminution de l’input provenant de ses maculas endommagées diminue l’activité de son cortex maculaire, l’activité spontanée que ce processus déclenche dans les raies et les taches corticales le faisant halluciner.

Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (NdT).

Théodore Flournoy, « Le cas de Charles Bonnet : Hallucinations visuelles chez un vieillard opéré de la cataracte », Archives de Psychologie, t. I, fasc. I, Genève, 1902, p. 1-23 (NdT).

D’autres patients atteints à la fois d’un SCB et de troubles démentiels m’ont raconté la même chose. Janet B. aime écouter des audiolivres, et il lui arrive à elle aussi de voir un groupe d’auditeurs hallucinatoires : ils sont tout ouïe mais ne parlent jamais, ne répondent pas à ses questions et ne paraissent même pas remarquer sa présence. Après avoir compris d’abord qu’elle était en proie à une hallucination, Janet avait soutenu ensuite que ces auditeurs étaient réels lorsque sa démence s’était aggravée – un jour où sa fille lui avait dit : « Maman, il n’y a personne ici ! », elle s’était mise tellement en colère qu’elle l’avait flanquée à la porte.

Le tableau se complexifiait et devenait plus délirant si Janet écoutait son émission de télé favorite, car, croyant alors que les animateurs avaient décidé d’utiliser son appartement, elle imaginait que ce qu’elle voyait sur son écran était filmé en direct devant elle, dans son logis bourré de câbles et de caméras. Un soir où sa fille lui avait téléphoné avant de lui rendre visite, elle lui avait murmuré : « Je ne peux pas te parler, parce qu’ils sont en train de tourner » ; puis elle lui avait demandé une heure plus tard : « Tu ne vois donc pas cette femme ? » tout en lui expliquant qu’il y avait encore des câbles partout.

Quoique confondues avec la réalité, ces hallucinations étaient totalement visuelles : des personnages montraient des choses du doigt, faisaient des gestes et remuaient les lèvres sans émettre le moindre son. En outre, aucune implication personnelle n’était patente : Janet était soudain confrontée à d’étranges événements qui ne la concernaient en rien. La principale caractéristique des hallucinations propres au SCB était donc présente malgré cette confusion.

Charles Bonnet, Essai analytique sur les facultés de l’âme, op. cit., p. 428 (NdT).