Doppelgängers1 : l’hallucination de soi-même


Comme certains de mes correspondants l’ont souligné, la paralysie du sommeil peut être associée à la sensation de flotter ou de léviter, voire à des hallucinations de séparation d’avec son corps et de vol dans l’espace. Contrairement aux hideuses présences cauchemardesques déjà évoquées, ces expériences s’accompagnent parfois de calme et de joie, plusieurs des sujets étudiés par Cheyne ayant parlé de « félicité » à leur propos. Jeanette B., femme atteinte toute sa vie durant de « poussées » (sic) de paralysie du sommeil d’origine narcoleptique, m’a décrit ce phénomène :

C’est après l’université que mes accès sont devenus un fardeau et une bénédiction à la fois. Me laissant aller une nuit où j’étais en proie à une paralysie dont je ne parvenais pas à m’extraire, j’ai senti que je m’élevais lentement au-dessus de mon corps ! Plus j’ai surmonté ma terreur partielle, plus j’ai éprouvé une félicité merveilleusement paisible en poursuivant mon ascension et en continuant à flotter en l’air. Sur le moment, j’ai eu le plus grand mal à croire que j’hallucinais, car tous mes sens semblaient inhabituellement affûtés : j’entendais aussi bien une radio allumée dans une autre pièce que les stridulations des criquets provenant de l’extérieur de la fenêtre. Sans entrer dans les détails, cette hallucination fut plus agréable que tout ce que j’avais vécu jusqu’alors. […]

Je suis devenue presque accro aux expériences de sortie du corps, je suppose : quand mon neurologue m’a proposé de prendre des médicaments susceptibles de réduire la fréquence de mes paralysies nocturnes et de mes hallucinations, je n’ai pas voulu renoncer à ces expériences – je ne lui ai pas précisé la raison de mon refus.

Pendant quelque temps, j’ai essayé de m’adonner volontairement à cette hallucination si plaisante. Découvrant qu’elle faisait généralement suite à des stress trop intenses ou à des insomnies, je me privais de sommeil à seule fin de flotter de nouveau au milieu des étoiles, assez haut pour observer la courbure du globe terrestre […].

La félicité peut toutefois coexister avec de la terreur, comme mon ami Peter S. le constata lorsque le seul épisode de paralysie du sommeil auquel il fut sujet s’accompagna d’une hallucination. Il eut l’impression de quitter son corps, de l’apercevoir derrière lui puis de s’élancer vers le ciel : tout en se sentant prodigieusement libre et joyeux à l’idée de pouvoir parcourir l’univers à sa guise, désormais affranchi des limites de son organisme humain, il ressentit également une peur sourde à laquelle ne tarda pas à succéder la terrifiante perspective que l’incapacité de rejoindre son corps resté sur terre lui fasse courir le risque de se perdre à jamais dans l’infini.

Si l’excitation de régions spécifiques de l’encéphale concomitante d’une crise d’épilepsie ou d’une migraine, aussi bien que la stimulation électrique du cortex, peuvent provoquer des expériences de sortie hors du corps [out-of-body experiences, ou OBE2], d’autres décorporations sont dues à l’ingestion d’un hallucinogène ou à une transe auto-induite, et toute diminution de l’irrigation sanguine du cerveau peut avoir le même effet : les OBE sont une conséquence possible des arrêts cardiaques, des arythmies, des pertes de sang massives ou des états de choc.

Mon amie Sarah B. eut une OBE en salle d’accouchement, juste après être devenue mère. Elle avait réussi à donner naissance à un bébé en bonne santé, mais elle perdait tant de sang que son obstétricien l’informa que seule une compression de son utérus parviendrait à stopper l’hémorragie. Voici ce que Sarah a écrit :

Sentant qu’on pressait mon utérus, je me dis de ne pas bouger ni hurler. […] Puis, soudain, je me suis retrouvée en train de planer, l’arrière de la tête appuyé contre le plafond. Mes yeux se posèrent sur un corps qui n’était pas le mien : il était plus bas, à une bonne distance de moi. […] Regardant le médecin appuyer énergiquement sur le ventre de cette patiente que j’entendais pousser des grognements sonores à chacun de ses efforts, je pensai : « Cette femme est très impolie. Elle donne beaucoup de fil à retordre au docteur J. ! » […] Mon orientation spatiotemporelle était par conséquent assez bonne pour que je sache quand cela se passait, quel jour on était, où je me trouvais, qui m’entourait et de quel événement il s’agissait – j’étais seulement inconsciente d’être au centre du drame qui se jouait.

Quelques instants plus tard, le docteur J. retira ses mains de mon corps, recula puis annonça que le saignement venait de s’interrompre. Ces paroles me firent rentrer dans mon corps comme un bras se glisse dans une manche de manteau : n’observant plus le médecin de loin et d’en haut, je le vis d’en bas, tout près de moi. Sa blouse verte était couverte de sang.

La tension artérielle de Sarah était si faible que son cerveau était insuffisamment oxygéné : ce fut probablement ce qui déclencha son OBE. Son angoisse pourrait avoir constitué un facteur additionnel, tout comme l’annonce rassurante de son médecin concourut sans doute à mettre fin à la crise en dépit de son hypotension persistante. Il est curieux qu’elle n’ait pas reconnu son propre corps, mais l’enveloppe corporelle paraît souvent « vacante » ou « vide » au soi décorporé qui contemple son ancien habitat au-dessous de lui.

Hazel R., chimiste qui est une autre de mes amies, m’a parlé d’une expérience qu’elle avait vécue de nombreuses années plus tôt, pendant qu’elle était elle aussi en pleine phase de travail. Dès qu’avait commencé à agir l’antalgique à base d’héroïne qu’on lui avait recommandé de prendre (pratique courante en Angleterre à cette époque), elle avait flotté vers le haut et ne s’était arrêtée qu’à proximité du plafond, dans un coin de la salle d’accouchement. Elle avait vu alors son corps sous elle puis constaté qu’elle ne souffrait plus du tout, un peu comme si ses douleurs étaient demeurées à l’intérieur de cette forme aperçue plus bas. Son acuité visuelle et intellectuelle s’accrurent également : elle aurait pu résoudre n’importe quel problème, croyait-elle (hélas, ajouta-t-elle avec humour, aucun problème ne lui vint à l’esprit !). Elle regagna son corps et retrouva ses violentes contractions utérines lorsque l’effet de l’héroïne se dissipa, puis, quand son obstétricien proposa de lui injecter une autre dose de cette substance, elle demanda si le bébé risquait d’en pâtir : comme il lui certifia que l’enfant ne courait aucun danger, elle accepta cette dose supplémentaire et se détacha pour la seconde fois de sa souffrance physique avec le plus grand plaisir en ayant de nouveau l’impression d’accéder à une divine clarté mentale3. Hazel se souvient toujours des moindres détails de cette expérience remontant à plus de cinquante ans.

Il n’est pas facile d’imaginer un tel détachement du corps si l’on n’y a jamais été sujet. Bien que n’ayant jamais eu d’OBE, j’ai participé naguère à une remarquable expérimentation qui m’a montré à quel point il est aisé d’assez se détacher de son enveloppe physique pour « se réincarner » en robot : l’automate en question était une massive structure métallique dont les « yeux » consistant en des caméras vidéo et les « mains » en forme de pinces de homard permettaient aux astronautes de s’entraîner à utiliser des machines similaires dans l’espace. Aussitôt après que j’eus ajusté les lunettes connectées aux caméras vidéo de telle façon que ma vision du monde ne dépende plus que de ces yeux robotiques, puis introduit mes mains dans des gants pourvus de capteurs capables de transmettre les enregistrements de mes mouvements aux pinces dudit robot, j’eus l’étrange impression de découvrir, assis sur ma gauche à quelques dizaines de centimètres de mon corps, un personnage lunetté et ganté d’une taille anormalement petite (me sembla-t-il d’autant plus petit que le robot où je m’étais incarné était si grand ?) – cette enveloppe vacante doit être moi ! compris-je finalement en tressaillant de surprise.

 

Tony Cicoria, chirurgien victime en 1994 d’un bref arrêt cardiaque consécutif à un foudroiement dont j’ai longuement raconté l’histoire dans Musicophilia, m’a rapporté ce qui suit :

Je me souviens encore du jet de lumière qui […] m’a atteint en plein visage. Puis je me revois en train de voler vers l’arrière. Après, j’ai volé vers l’avant. […] Me voyant allongé sur le sol, je me suis dit : « Oh merde, je suis mort ! » Des gens se sont approchés de mon corps, et j’ai remarqué qu’une femme […] adoptait une position propice à l’accomplissement de manœuvres de réanimation cardio-pulmonaire4.

L’OBE du docteur Cicoria s’étant de plus en plus complexifiée, il se retrouva ensuite « au milieu d’une lumière d’un blanc bleuâtre » et se sentit envahi par « un immense sentiment de bien-être et de paix5 » ; puis il perçut une accélération doublée d’une ascension vers le ciel – à la différence de la plupart des OBE, sa décorporation s’était transformée en une « expérience de mort imminente6 » – avant de finir par réintégrer son organisme une trentaine ou une quarantaine de secondes peut-être après avoir été frappé par un éclair – « clac ! j’étais de retour7 ».

C’est Raymond Moody qui employa pour la première fois le terme near-death experience (NDE) en 1975 dans son enquête intitulée Life After Life8. Après avoir analysé des informations fournies par cent cinquante sujets qui avaient été à l’article de la mort, Moody repéra un ensemble étonnamment uniforme et stéréotypé d’expériences communes à quantité de NDE : la plupart des intéressés s’étaient sentis aspirés à travers un tunnel obscur débouchant sur une brillance (un « être de lumière » était parfois décrit) au-delà de laquelle ils avaient rencontré une sorte de limite ou de barrière (démarcation généralement assimilée à la frontière entre la vie et la mort), certaines personnes ayant ensuite instantanément revécu ou revu les événements de leur existence et d’autres faisant état de contacts avec des parents et amis décédés. Non seulement tous ces épisodes typiques des NDE étaient empreints d’une joie et d’un calme si intenses que le « retour forcé » au corps et à la vie terrestres faisait parfois éprouver un vif regret, mais ils étaient chaque fois perçus comme authentiques – ils sont « plus réels que la réalité », dit-on souvent à Moody. Si beaucoup de répondants interprétaient leurs remarquables expériences en termes surnaturels, quelques-uns avaient eu de plus en plus tendance à les tenir pour des hallucinations, si extraordinairement complexes fussent-elles ; et le fait est que de nombreux chercheurs ont attribué ces manifestations à des phénomènes aussi naturels que l’activité et l’irrigation sanguine du cerveau, car les NDE sont particulièrement associées aux arrêts cardiaques tout en pouvant être également concomitantes des syncopes durant lesquelles la brusque chute de la tension artérielle fait pâlir le visage en privant la tête et le cerveau de sang.

Les données présentées par Kevin Nelson et ses collègues de l’université du Kentucky semblent indiquer que l’altération du débit sanguin cérébral dissocie la conscience de telle façon qu’une paralysie survenant à l’état de veille se conjugue à des hallucinations oniroïdes nettement caractéristiques du sommeil paradoxal (à des « intrusions de mouvements oculaires rapides ») – état qui ressemble donc à la paralysie du sommeil (les NDE sont plus fréquentes également chez les sujets enclins aux paralysies survenant pendant le sommeil). Divers traits spéciaux s’ajoutent à cela : selon Nelson, le « tunnel obscur » est corrélé à la réduction de l’irrigation sanguine des rétines (ischémie qui, en contractant les champs visuels, produit la « vision tubulaire » décrite notamment par les pilotes d’avion soumis à une accélération de plusieurs g) ; quant à la « lumière éclatante », il l’attribue au flux d’excitation neuronale allant d’une partie (du pont de Varole) du tronc cérébral aux stations relais visuelles sous-corticales, d’abord, et au cortex occipital, ensuite. À toutes ces modifications physiologiques peuvent enfin s’ajouter une terreur et/ou une crainte révérencielle autant inhérente à la découverte de la crise potentiellement fatale qu’on est en train de vivre – quelques sujets ont réellement entendu déclarer leur propre mort – qu’au désir d’expirer paisiblement si le trépas est imminent et inévitable, puis de revivre éventuellement dans l’au-delà.

Olaf Blanke et Peter Brugger ont tous deux étudié ces phénomènes chez plusieurs patients gravement épileptiques. Comme ceux opérés par Wilder Penfield dans les années 1950, les individus dont les crises d’épilepsie sont réfractaires à toute médication peuvent avoir besoin que le foyer épileptogène responsable de leurs accès soit retiré par voie chirurgicale : parce que seuls des tests et une cartographie minutieuses permettent de localiser ce foyer assez précisément pour qu’aucune aire vitale ne risque d’être endommagée par cette ablation, le patient doit commencer par décrire au chirurgien les sensations correspondant à telle ou telle stimulation, procédure qui exige qu’il reste éveillé d’un bout à l’autre de l’exploration électrique de son cerveau. Or, Blanke et al. ont démontré que la stimulation de certaines zones du gyrus angulaire droit déclenchait invariablement chez l’une de ces épileptiques des OBE aussi bien que des sensations de légèreté et de lévitation et des changements de l’image corporelle – la femme en question voyait ses jambes « raccourcir » et se rapprocher de son visage. Le gyrus angulaire pourrait être un nœud capital du circuit qui relie l’image du corps aux sensations vestibulaires, ont rappelé ces auteurs, qui postulent que « l’expérience de dissociation du soi et du corps résulte de l’intégration déficiente des informations somatosensorielles et vestibulaires ».

 

D’autres fois encore, un double de soi-même est aperçu sous un angle normal sans qu’aucune décorporation ne survienne : cet autre soi imite (ou partage) fréquemment les postures et les mouvements de l’individu concerné. Ces hallucinations dites autoscopiques sont purement visuelles et assez brèves en général – elles se déclarent, par exemple, pendant les quelques minutes d’une aura migraineuse ou épileptique. Voici l’anecdote relative au grand naturaliste Carl von Linné que Macdonald Critchley raconta lors de sa charmante conférence historique intitulée « Migraine : From Cappadocia to Queen Square » :

Linné voyait souvent « son autre soi » se promener au jardin parallèlement à lui, et ce fantôme reproduisait chacun de ses gestes, qu’il se baisse pour examiner une plante ou pour cueillir une fleur. Son alter ego s’asseyait quelquefois à sa place devant le bureau de sa bibliothèque ; un jour où ce professeur voulut aller chercher un spécimen pour le montrer à ses étudiants, il ouvrit promptement la porte de sa chambre dans l’intention d’entrer dans cette pièce puis s’arrêta net en s’exclamant : « Oh ! Je suis déjà là. »

Comme Douwe Draaisma le signale, Charles Lullin – le grand-père de Charles Bonnet – avait été en proie à une hallucination de double similaire :

Un matin où il fumait tranquillement sa pipe en regardant sa rue, il eut la surprise de voir à sa gauche un homme s’appuyer contre le rebord de sa fenêtre. Bien que sa tête fût plus élevée que la sienne, ce personnage lui ressemblait en tout : il fumait lui aussi une pipe et portait le même bonnet et la même robe de chambre que lui. Ce fumeur revenant le lendemain matin, son apparition lui devint de plus en plus familière.

Le double autoscopique n’est à strictement parler qu’une image en miroir qui reflète les positions et les actions, le côté droit étant transposé à gauche et vice versa. Ce double est une entité exclusivement visuelle sans identité ni intentionnalité propres : ne désirant rien et ne prenant aucune initiative, il est passif et neutre9.

Ainsi que Jean Lhermitte l’a noté en 1951 dans son article consacré au thème de l’autoscopie, « [l]e phénomène du double peut être produit par beaucoup d’autres maladies cérébrales que l’épilepsie. Il se manifeste dans la paralysie générale (la neurosyphilis10), dans l’encéphalite, dans l’encéphalose de la schizophrénie, dans les lésions focales du cerveau, dans les troubles post-traumatiques […]. L’apparition d’un double devrait faire sérieusement soupçonner l’incidence d’une maladie ».

Qu’une part importante – un tiers, peut-être, selon une estimation récente – de tous les cas d’autoscopie soit associée à la schizophrénie n’exclut pas que la sensibilité à la suggestion puisse jouer un rôle même lorsque l’étiologie est manifestement physique ou organique : T. R. Dening et German Berrios ont résumé en effet l’histoire d’un homme âgé de trente-cinq ans dont les apparitions étaient corrélées à des crises d’épilepsie temporale postérieures à un traumatisme crânien. Une semaine après avoir dit qu’il avait vu un jour ses cravates se dresser comme autant de serpents puis répondu par la négative à la question de savoir s’il avait déjà halluciné ou eu des visions autoscopiques, ce patient revint apprendre à son psychiatre qu’il venait d’être en proie à l’excitante expérience que voici :

Assis dans un café, il avait soudain découvert qu’une image de lui-même le regardait depuis l’extérieur de la vitrine, à quinze ou vingt mètres de sa table à peu près. Elle était sombre et lui ressemblait à l’âge de dix-neuf ans (période de son existence où il avait eu cet accident) : elle ne lui parla pas et persista moins d’une minute selon toute probabilité, mais, stupéfait et mal à l’aise, il sentit qu’il devait se lever et partir malgré sa pétrification physique. Comment ne pas supposer que les questions que son psychiatre lui avait posées la semaine précédente avaient influé sur la survenue de cet épisode ?

Bien que presque tous les exemples d’autoscopie soient plutôt brefs, une expérience autoscopique de plus longue durée a été dépeinte en détail en 2005 dans un article de Zamboni et al. : B. F., la patiente concernée, était une jeune femme enceinte qui avait eu une crise d’éclampsie11 suivie d’un coma de deux jours. Quand elle avait commencé à se remettre de cet épisode comateux, les médecins avaient diagnostiqué une cécité corticale et une paralysie partielle bilatérale accompagnées d’une hémi-négligence gauche, car elle ne percevait plus ce côté de son corps ni la partie gauche de l’espace ; puis, tout en ayant récupéré l’intégrité de ses champs visuels et discriminé de nouveau les couleurs à mesure qu’elle avait continué à se rétablir, elle était devenue si profondément agnosique qu’elle ne reconnaissait plus les objets ni même les formes. C’est à ce stade, écrivent Zamboni et al., que cette femme se mit à voir sa propre image telle qu’un miroir la lui renverrait, à un mètre devant elle environ. Cette image était transparente (comme découpée « dans une vitre ») et floue en même temps : elle se réduisait à une tête et des épaules aussi grandes que nature, ce format n’empêchant pas B. F. d’apercevoir ses jambes également si elle baissait les yeux. Ce reflet presque toujours vêtu exactement comme elle disparaissait dès qu’elle fermait les paupières puis réapparaissait sitôt qu’elle les rouvrait (une fois passé l’attrait de cette nouveauté, elle parvenait pourtant à l’« oublier » pendant des heures d’affilée) et il ne lui inspirait aucun affect particulier – elle ne lui attribua jamais de pensées, de sentiments ni d’intentionnalité.

Cette image en miroir s’estompa ensuite lorsque l’agnosie de B. F. acheva de se résorber : elle s’était totalement dissipée six mois après la lésion cérébrale originelle. Pour Zamboni et al., l’inhabituelle persistance de cette image inversée pourrait tenir à la gravité de la perte visuelle de leur patiente, ainsi qu’à des perturbations de l’intégration multisensorielle (de la synthèse des informations visuelles, tactiles, proprioceptives, etc.) de plus haut niveau peut-être afférentes à la jonction temporo-pariétale.

 

Une forme encore plus étrange et complexe d’hallucination de soi-même consiste dans l’« heautoscopie », variante extrêmement rare d’expérience autoscopique au cours de laquelle le sujet interagit avec son double, cette interaction étant plus souvent hostile qu’amicale et l’affolement pouvant être en outre d’autant plus profond qu’on ne sait plus très bien ici qui est l’« original » et qui est le « double », car la conscience et le sens de l’identité ont tendance à passer de l’un à l’autre : on voit le monde par ses propres yeux dans un premier temps et par ceux du double ensuite, cette alternance risquant de donner à penser que c’est lui – l’autre – qui est le plus réel. Loin de se contenter de refléter passivement des postures et des actions comme dans l’autoscopie, le double heautoscopique peut – jusqu’à un certain point – faire tout ce qu’il veut (ou rester immobile, sans rien faire du tout).

L’autoscopie « ordinaire » – celle de Linné ou de Lullin – semble relativement bénigne : l’hallucination est dans ce cas purement visuelle, le reflet ne se manifestant que de temps en temps, ne cherchant pas à devenir autonome ni à être doué d’intentionnalité et ne tentant pas d’interagir. Mais le double heautoscopique qui persifle ou usurpe l’identité de l’individu dont il est le sosie peut susciter une peur et une horreur si atroces que des actes impulsifs ou désespérés en résultent – Brugger et al. ont décrit en 1994 un épisode de ce type chez un jeune homme atteint de crises d’épilepsie temporale :

L’épisode heautoscopique se déroula peu avant l’admission. Après avoir cessé de prendre ses doses de phénytoïne, bu quelques verres de bière et passé presque toute la journée du lendemain au lit, le patient avait été retrouvé dans la soirée marmonnant et confus au pied d’un grand buisson presque entièrement détruit, juste sous la fenêtre de sa chambre du troisième étage. […] Il décrivit cet épisode comme suit : le matin en question, il s’était levé, avait eu un vertige puis s’était vu toujours au lit en se retournant. Furieux que « ce gars que je savais être moi ne se lève pas et risque donc d’arriver en retard au travail », il essaya de réveiller le corps alité en lui criant après, d’abord, en le secouant, ensuite, et enfin en sautant à diverses reprises sur son alter ego toujours couché, mais ce corps allongé ne réagit pas. C’est par la suite seulement que, commençant à être troublé par l’existence de son double, ce patient eut de plus en plus peur de ne plus savoir lequel des deux il était réellement. Sa conscience corporelle passa plusieurs fois de celui qui était debout à celui qui était encore au lit : en mode alité, il se sentait tout à fait éveillé, mais totalement paralysé, et il craignait d’être battu par ce personnage semblable à lui-même. Sans autre intention que de redevenir une seule et même personne, il regarda à l’extérieur de la fenêtre (d’où il continua à voir son corps étendu sur le lit) et décida brusquement de sauter dehors « pour mettre fin à l’insupportable sensation d’être divisé en deux ») tout en espérant, nous dit-il en même temps, que « cet acte vraiment désespéré effraierait assez celui qui était couché pour l’inciter à fusionner de nouveau avec moi ». Son souvenir suivant, c’est son réveil douloureux à l’hôpital.

La notion d’« heautoscopie » (terme parfois orthographié « héautoscopie » qui remonte à 1935) n’est cependant pas toujours tenue pour utile. « Nous ne voyons pas en quoi ce vocable serait avantageux ; il est pédantesque, quasi imprononçable et guère courant dans la pratique ordinaire », ont remarqué par exemple T. R. Dening et German Berrios : loin d’être dichotomiques, les phénomènes autoscopiques s’inscrivent selon eux dans un continuum ou forment un spectre homogène au sein duquel la perception de la relation à l’image de soi autoscopique peut aller du minimal à l’intense et de l’indifférent au passionnel, l’appréciation de sa « réalité » pouvant être aussi variable et inconstante.

Kenneth Dewhurst et John Pearson citèrent en 1955 le cas d’un enseignant qui avait vu un « double » autoscopique pendant quatre jours au début d’une hémorragie sous-arachnoïdienne12 :

D’aspect aussi consistant que s’il était vu dans un miroir et portant des vêtements exactement semblables aux siens, il l’accompagnait partout ; aux heures des repas, il se tenait derrière sa chaise et ne réapparaissait qu’après qu’il eut fini de manger. La nuit, il se déshabillait et s’allongeait sur la table ou le canapé, dans la chambre voisine de son appartement. Ce double ne lui disait jamais rien ni ne lui adressait le moindre signe : il reproduisait seulement ses actes en affichant une expression de tristesse constante. Il était évident pour ce patient qu’il ne s’agissait que d’une hallucination, mais son double avait fini par faire tellement partie intégrante de lui qu’il avait avancé un siège à son intention la première fois où il s’était rendu dans le cabinet privé de son médecin.

Voici maintenant un cas extrême d’heautoscopie aux conséquences tragiques dont le médecin A. L. Wigan avait fait état dès 1844 – un siècle, donc, avant que ce terme soit forgé :

J’ai connu un homme très intelligent et affable qui, ayant la faculté de se placer lui-même devant ses yeux, riait souvent à gorge déployée de son double, lequel paraissait toujours s’esclaffer en retour. Ce fut longtemps pour lui un sujet d’amusement et de plaisanterie, mais le résultat final fut lamentable, car il se persuada peu à peu qu’il était hanté par son [autre] soi. Non content de lui opposer des arguments pertinents, cet autre soi le mortifiait parfois grandement en réfutant ses thèses, humiliation pour lui d’autant plus intolérable qu’il était très fier de la logique de ses raisonnements. Bien que son excentricité n’eût jamais conduit à l’interner ni à restreindre sa liberté en quoi que ce soit, il finit par être si lassé par ce désagrément qu’il décida de son propre chef de ne pas entamer une nouvelle année d’existence : après avoir fait en sorte de régler toutes ses dettes en rangeant les sommes hebdomadaires requises dans des enveloppes distinctes, il attendit, pistolet à la main, la nuit du 31 décembre puis se tira une balle dans la bouche lorsque son horloge sonna le douzième coup de minuit.

Irrésistiblement attirés par le thème du double ou du doppelgänger qui est à la fois l’un et l’Autre, les esprits littéraires ont généralement dépeint cette figure comme un sinistre présage de mort ou de calamité. Tantôt, comme dans William Wilson13 d’Edgar Poe, le double est la projection visible et tangible d’une mauvaise conscience qui devient si écrasante que la victime finit par tourner sa rage meurtrière contre elle et découvre qu’elle s’est assassinée elle-même ; tantôt il est invisible et intangible comme dans Le Horla de Guy de Maupassant, encore que le double ici mis en scène laisse un indice de son existence (il boit l’eau de la carafe posée sur la table de nuit du narrateur, par exemple).

À l’époque où il écrivit cette nouvelle, Maupassant apercevait souvent son double ou son image autoscopique : « Une fois sur deux, en rentrant chez moi, je vois mon double… J’ouvre ma porte, et je me vois assis sur mon fauteuil. Je sais que c’est une hallucination, au moment même où je l’ai. Est-ce curieux ? Et si on n’avait pas un peu de jugeotte, aurait-on peur14 ? », apprit-il à un ami.

Déjà atteint d’une neurosyphilis à cette date, cet écrivain cessa de pouvoir se reconnaître dans une glace quand il parvint au dernier stade de cette maladie – il saluait son reflet, s’inclinait devant lui et, semble-t-il, tentait de lui serrer la main.

Tout en provenant peut-être de ces expériences autoscopiques, le Horla persécuteur mais invisible diffère tout à fait de cette éventuelle source d’inspiration ; de même que le double de William Wilson et celui de Goliadkine dans le court roman de Dostoïevski15 où ce motif apparaît, il est essentiellement littéraire et relève surtout du genre gothique du doppelgänger qui fleurit entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle.

Dans la vraie vie – en dépit des cas extrêmes décrits par Brugger et d’autres auteurs –, les doubles heautoscopiques ne sont pas toujours pernicieux : ils peuvent même avoir un bon fond ou jouer le rôle d’une figure morale constructive. L’un des patients d’Orrin Devinsky dont l’heautoscopie était associée à des crises d’épilepsie temporale a raconté l’épisode suivant : « C’était comme un rêve, sauf que j’étais éveillé. Soudain, je me suis vu à un mètre cinquante devant moi environ. Mon double tondait la pelouse, ce que j’aurais dû être en train de faire. » Cet homme fut ultérieurement sujet à plus d’une douzaine d’épisodes de ce genre juste avant ses crises, beaucoup d’autres visions heautoscopiques apparemment indépendantes de cette activité épileptique s’ajoutant à ces symptômes pré-ictaux – comme Devinsky et al. l’ont relevé dans leur article de 1989 :

Son double est toujours un personnage complet et transparent d’une taille légèrement inférieure à la sienne. Souvent habillé autrement que lui et ne partageant pas ses pensées ni ses émotions, il est habituellement engagé dans une activité qui devrait plutôt incomber au patient – « Ce type est ma mauvaise conscience ! », dit-il.

L’incarnation semblerait être la plus fondamentale de nos certitudes, le seul fait irréfutable du monde. Chacun d’entre nous se représente comme l’occupant de son corps et pense à ce dernier comme à quelque chose qui n’appartient qu’à lui seul : c’est pourquoi nous regardons le monde avec nos propres yeux, marchons avec nos propres jambes ou serrons la main avec notre propre main. Nous avons en outre l’impression que notre conscience se trouve dans notre tête : il a été longtemps admis que l’image du corps et le schéma corporel constituent une composante fixe et stable de la perception de soi, peut-être partiellement câblée en dur et largement entretenue et affirmée par le continuel feedback proprioceptif des récepteurs articulaires et musculaires qui enregistrent la position et le mouvement de nos membres.

La communauté scientifique a donc été très surprise d’apprendre en 1998 que Matthew Botvinick et Jonathan Cohen venaient d’établir qu’une main en caoutchouc peut être confondue avec une main véritable dans certaines circonstances : si la vraie main d’un volontaire cachée sous une table et une main en caoutchouc posée devant lui sont caressées toutes les deux avec un pinceau en parfaite synchronie, cet individu a l’illusion (tout en sachant qu’il n’en est rien !) que la fausse main est la sienne et que la sensation de caresse provient de cet objet inanimé, si ressemblant soit-il. Comme je l’avais constaté lorsque j’avais emprunté ses « yeux » à un robot, le savoir ne suffit pas à dissiper les croyances illusoires dans un tel contexte – le cerveau a beau corréler tous les sens de son mieux, l’input visuel l’emporte dans ce cas sur son pendant tactile.

Le chercheur suédois Henrik Ehrsson a conçu nombre d’illusions similaires qui reposent elles aussi sur un équipement très simple – rien d’autre que des lunettes vidéo, des mannequins et des bras de caoutchouc. En brisant l’unité usuelle du toucher, de la vue et de la proprioception, il a étrangement persuadé des cobayes que leur corps avait rétréci ou était devenu énorme, ou même qu’ils l’avaient échangé avec celui de quelqu’un d’autre. Me prêtant à ces expériences lorsque j’ai visité son laboratoire de Stockholm, j’ai acquis la conviction de posséder un troisième bras ; ou, entrant dans la peau d’une poupée de soixante centimètres de haut grâce à des lunettes vidéo connectées à « ses » yeux, j’ai vu des objets normaux me paraître gigantesques.

Au regard de tous ces travaux, il est évident que la représentation cérébrale du corps peut se laisser souvent abuser par le simple brouillage des inputs provenant de nos différents sens. Quand la vue et le toucher disent une chose, si absurde soit-elle, même une vie entière de proprioception conjointe à une stabilité durable de l’image corporelle ne permet pas toujours de résister à ce message. (La réceptivité à ces illusions variant d’un individu à l’autre, il est permis d’imaginer que les danseurs ou les athlètes – personnes qui situent exceptionnellement bien leur corps dans l’espace – sont plus difficiles à leurrer de la sorte.)

Les illusions corporelles qu’Ehrsson est en train d’explorer sont bien plus que des phénomènes amusants : elles attestent que la formation de notre moi corporel tout autant que la constitution de notre sens de l’identité dépendent de la coordination de nos sens – pas seulement du toucher et de la vue, mais de la proprioception et peut-être des sensations vestibulaires également. Pour Ehrsson et ses collaborateurs, des neurones « multisensoriels » éventuellement localisés dans plusieurs sites cérébraux coordonneraient les informations sensorielles complexes (et le plus souvent cohérentes) qui sont transmises au cerveau ; mais il n’en reste pas moins que la moindre interférence – qu’elle soit naturelle ou expérimentale – peut faire instantanément vaciller nos certitudes d’avoir un corps et un soi, si inébranlables soient-elles en apparence.


1.

Mot d’origine allemande signifiant « double », « sosie » ou « jumeau maléfique » (NdT).

2.

Le terme out-of-body experience vient de Celia Green, psychologue d’Oxford qui le forgea dans les années 1960. Même si des expériences de décorporation étaient documentées depuis des siècles, Green fut la première à examiner systématiquement un grand nombre de récits de première main émanant de plus de quatre cents personnes qu’elle localisa après avoir lancé un appel à témoignages dans la presse et à la BBC : elle a analysé ces phénomènes en détail dès 1968 dans son ouvrage intitulé Out-of-the-Body Experiences.

3.

Plusieurs des sujets étudiés par Celia Green décrivirent des sentiments similaires : « Mon esprit était plus clair et plus actif qu’auparavant », lui déclara-t-on par exemple, une autre personne assurant être devenue capable de « tout savoir et tout comprendre ». Ils étaient persuadés de « pouvoir obtenir la réponse à n’importe quelle question qu’ils choisissaient de formuler », commente Green.

4.

Oliver Sacks, Musicophilia. La musique, le cerveau et nous, trad. par Christian Cler, Paris, éd. du Seuil, 2009, p. 19 (NdT).

5.

Ibid., p. 20 (NdT).

6.

Near-death experience, ou NDE (NdT).

7.

Ibid. (NdT).

8.

Trad. fr. par Paul Misraki, La Vie après la vie. Enquête à propos d’un phénomène, la survie de la conscience après la mort du corps, Paris, R. Laffont, 1977 (NdT).

9.

August Strindberg fit allusion dans son roman autobiographique intitulé Inferno à un étrange double corporel consistant en un « autre » qui reproduisait le moindre de ses mouvements :

L’inconnu ne parle jamais ; il semble occupé à écrire, derrière la cloison qui nous sépare. Bizarre tout de même, qu’il recule sa chaise toutes les fois que je pousse la mienne ; il répète mes mouvements, comme s’il voulait m’agacer par son imitation. […] [Q]uand je vais me coucher, l’autre se couche dans la chambre qui est auprès de ma table ; […] je l’entends qui va se coucher dans l’autre chambre et occuper le lit voisin du mien. Je l’écoute, étendu parallèlement à moi : il feuillette un livre, puis éteint la lampe, respire, se retourne et s’endort (August Strindberg, Inferno, Paris, Gallimard, 1996, p. 131).

L’« inconnu » de Strindberg lui est identique en un sens : c’est une projection de lui-même, ou au moins de ses mouvements, de ses actes et de son image corporelle. Mais c’est en même temps quelqu’un d’autre, un Autre qui parfois

l’« agace » tout en cherchant peut-être aussi d’autres fois à être d’une compagnie agréable. C’est donc, au sens littéral du terme, l’« Autre » de Strindberg, son alter ego.

Atteinte syphilitique aux stades terminaux (NdT).

Complication de la grossesse qui se traduit par une crise hypertensive et des convulsions (NdT).

L’espace sous-arachnoïdien est situé entre les deux méninges les plus profondes (la pie-mère et l’arachnoïde) (NdT).

In Edgar Allan Poe, Nouvelles Histoires extraordinaires, trad. par Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, 1976 (NdT).

Paul Bourget, Études et portraits, vol. 3, Sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 318 (NdT).

Le Double, in Récits, chroniques et polémiques, trad. par Gustave Aucouturier, Paris, Gallimard, 1969 (NdT).