CHAPITRE 37
Trois jours plus tard, je reçus un appel de Rob Pryor.
— Je croyais que vous ne deviez plus me parler, dis-je d’un ton enjoué.
— Il faut que je vous voie maintenant.
Je devins soudain inquiète.
— Il est arrivé quelque chose à Naomi ?
— Non, il ne lui est rien arrivé. Quand je pense que vous êtes allée la voir ! Vous l’avez filée !
— J’étais obligée. C’était mon devoir.
— J’aimerais que vous passiez me voir, annonça Rob.
— À quel sujet ?
— Toute cette histoire avec Brendan. Ça ne peut pas continuer.
— Je sais, j’ai l’impression d’être une pestiférée.
— Nous allons tirer ça au clair.
— Quand voulez-vous que je vienne ?
— Autre chose, Miranda. Avez-vous un avocat ?
— Comment ça ?
— Il serait bon que vous vous fassiez assister d’un avocat.
— La seule fois où j’ai eu besoin d’un homme de loi, c’est lorsque j’ai acheté mon appartement.
Ça me semblait risible, mais Pryor insista. Il me demanda si je connaissais un bon avocat. Après avoir réfléchi, je me souvins de Polly Benson. L’ennui avec Polly, c’est qu’au lycée, c’était la plus déconneuse de nous toutes, ce qui n’est pas peu dire. Pryor me conseilla de venir avec elle. Je n’étais pas sûre que l’idée fût excellente, je n’avais plus revu Polly depuis des siècles. Mais Pryor appuya. Ce qui éveilla mes soupçons.
— Il y a un problème ? demandai-je.
— Nous allons le résoudre, assura Pryor d’un ton apaisant. Mais il vaut mieux que vous soyez assistée d’un avocat. Contactez votre amie et rappelez-moi pour fixer un rendez-vous.
Je téléphonai à Polly qui sauta de joie. Elle était tout excitée, trouvait cela génial, voulait absolument qu’on se voie, qu’on prenne un verre ensemble. Quand pouvais-je ? Je l’entendis fouiller sur son bureau à la recherche de son agenda. Je lui dis que j’aimerais aussi la voir, mais que j’avais besoin de lui parler avant toute chose. Je lui demandai si elle accepterait de venir avec moi voir un inspecteur. Volontiers, assura-t-elle, en bonne amie qu’elle était, pas de problème. Je la prévins que je lui réglerai ses honoraires, comme n’importe quelle cliente, mais elle s’esclaffa en me disant que ça n’était pas dans mes moyens. Elle voulut savoir ensuite de quoi il s’agissait. Je lui résumai rapidement mon histoire avec Brendan. Elle parut compatir.
— Quel emmerdeur ! soupira-t-elle lorsque j’eus terminé. Mais tu ne sais pas de quoi il est question exactement ?
— Brendan s’est lié d’amitié avec l’inspecteur. Il a peut-être porté plainte, ajoutai-je en riant. À moins qu’il ne veuille avouer ses meurtres.
— Il s’indigne peut-être de ce que tu répands sur lui, Miranda. Sois prudente.
— Ça m’inquiète que l’inspecteur ait tenu à ce que je sois accompagnée d’un avocat.
— Eh bien, je serai là, pas de problème.
Je n’étais pas sûre que cela réponde à ma question, mais nous trouvâmes un moment de libre le lendemain et aussi une date pour prendre un verre dans la semaine. Je rappelai Rob Pryor et le lendemain après-midi, je me retrouvai devant le commissariat avec une amie de lycée. J’avais fait un effort pour être présentable, je portais une veste sombre et un pantalon noir, mais Polly, qui sortait de son cabinet, avait un air autrement plus professionnel que moi. Elle avait revêtu un tailleur gris à fines rayures et, avec ses cheveux de jais et sa peau brune, elle était resplendissante. Nous nous embrassâmes chaudement.
— Désolée de te faire perdre ton temps, dis-je. Ça devrait être rapide.
Un agent en uniforme nous conduisit au bureau de Pryor, qui semblait plein de monde. Brendan était là, avec une femme d’âge mûr, habillée dans le même style que Polly. Pryor nous la présenta comme étant Deirdre Walsh, l’avocate de Brendan. Elle me regarda d’un air étonné, comme si j’étais la dernière personne qu’elle s’attendait à voir, ou comme si je venais de dire quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Je présentai Polly tout en m’efforçant d’ignorer Brendan. Pryor demanda si elle connaissait la situation.
— Je l’ai mise au courant, assurai-je, sans savoir de quoi il s’agit.
Pryor, Brendan et Walsh échangèrent des regards. Il se passait quelque chose. Pryor tripotait nerveusement un dossier sur son bureau et l’ouvrit.
— À la demande de M. Block, dit-il, c’est une entrevue officieuse.
— Qu’est-ce que ça signifie ? m’enquis-je.
— Vous verrez, répondit Pryor en tirant une feuille du dossier. Nous savons tous plus ou moins ce qui s’est passé. Mais il serait peut-être préférable de revoir les faits les plus saillants.
Il fit la moue, hésita, puis reprit :
— L’année dernière, vous avez eu une brève liaison à laquelle M. Block a mis fin.
— C’est faux ! me récriai-je.
— Je vous en prie, miss Cotton, si vous me laissiez poursuivre…
— Non. Je ne peux pas laisser passer cela. C’est très simple. J’ai surpris Brendan en train de lire mon journal intime…
— Je vous en prie, Miranda, laissez-moi continuer, vous pourrez ensuite nous donner votre version.
Je serrai les dents et me tus.
— D’après M. Block, c’est lui qui a rompu. Peut-être a-t-il eu ensuite le malheur de nouer une relation avec votre sœur, puis avec une amie mutuelle…
— Ma meilleure amie !
— Une relation, poursuivit Pryor comme si je n’avais rien dit, qui a hélas connu une fin tragique.
— Pour Laura, intervins-je. Pas pour Brendan.
Deirdre Walsh poussa un soupir excédé et je m’aperçus qu’elle me regardait d’un air furieux.
— Miranda, s’il vous plaît, reprit Pryor.
Polly me posa une main sur le bras. Je lui fis un signe d’acquiescement.
— Je ne m’étendrai pas sur les divers moments de tension pendant que Brendan était fiancé à votre sœur, continua Pryor. Je mentionnerai seulement la fois où on vous a surprise en train de fouiller dans sa chambre.
Je lançai un regard vers Polly. Je ne lui en avais pas parlé. Elle semblait impassible.
— M. Block admet que la rupture avec votre sœur fut très douloureuse, mais que cela lui permit enfin de couper les liens avec votre famille. Toutefois, votre conduite irrationnelle s’intensifia. Il y eut, par exemple, les incroyables accusations que vous avez proférées contre lui en public…, y compris devant moi-même. Même lorsque je vous ai démontré que ces accusations – concernant par exemple, la mort de Laura – étaient manifestement infondées.
— Ce n’est pas exact, protestai-je. Tout dépendait du temps, et vous n’aviez pas calculé en fonction du trajet probable. J’ai vérifié, avec le raccourci à travers les logements sociaux, Brendan aurait eu largement le temps.
Il y eut un silence, que Deirdre Walsh rompit en prenant pour la première fois la parole.
— Excusez-moi, miss Cotton, je ne suis pas sûre d’avoir bien compris. Vous avez vérifié vous-même le trajet, vous l’avez chronométré ?
— Il fallait bien que quelqu’un le fasse, rétorquai-je.
— Excusez-moi, dit Polly à l’adresse des trois autres, et elle se pencha à mon oreille pour me murmurer : Il vaut mieux que tu ne répondes pas à ces assertions point par point avant que l’inspecteur ait terminé.
— Pourquoi ? demandai-je.
— S’il te plaît.
— D’accord. Continuez, inspecteur.
Pryor prit une autre feuille dans le dossier.
— Connaissez-vous Geoffrey Locke ?
Je réfléchis un instant. Le nom m’était familier.
— Ah, Jeff ? Oui, je l’ai rencontré.
— Vous lui avez téléphoné au sujet de M. Block.
— Je voulais le joindre.
— Aviez-vous essayé l’annuaire ?
— Il n’y figurait pas.
— Et Léon Hardy ? poursuivit Pryor.
— Je ne lui ai parlé qu’une fois au téléphone.
— De quoi ?
— Je voulais joindre Brendan.
— Craig McGreevy ?
— Je ne vois pas l’utilité de citer une liste de noms.
— Vous êtes allée voir Tom Lanham.
— Et alors ? Où est le problème ?
Je tournai les yeux vers Brendan. Il affichait un sourire presque imperceptible. Comme la fois où il m’avait regardée lors de notre première rencontre, quand je m’étais aperçue que je lui plaisais. Je portai alors mon regard vers Pryor. Lui ne souriait pas du tout.
— Vous n’avez pas seulement parlé à M. Lanham, vous avez emporté des affaires qui appartenaient à M. Block.
Je regardai de nouveau Polly. Elle ne soutint pas mon regard.
— C’était pour les lui rendre, me défendis-je. Lanham voulait s’en débarrasser. Et si vous l’interrogez, vous apprendrez aussi que Brendan était parti sans payer le loyer.
Pryor consulta de nouveau le dossier.
— Victoria Rees, la grand-mère de M. Block, souffre de démence. Vous lui avez rendu visite dans sa maison de santé.
— Oui.
— Pensiez-vous qu’elle était en mesure de vous donner l’adresse de M. Block ?
— Je voulais la questionner sur l’enfance de Brendan. Pour plusieurs raisons.
— Et vous êtes allée chez sa sœur, renchérit Pryor. Vous lui avez posé des questions indiscrètes et agressives.
— Je ne dirais pas ça.
— Après les drames dont il a souffert, M. Block essaie de reconstruire sa vie. Il a une nouvelle liaison. Vous avez contacté sa nouvelle amie. Vous l’avez épiée et menacée.
— Je ne l’ai pas menacée.
— En accord avec M. Block et son avocate, je devais organiser cette réunion et m’exprimer pour lui. Mais je préfère lui laisser la parole maintenant pour qu’il vous dise ce que vous lui avez fait endurer.
Brendan toussota.
— Je suis désolé, Mirrie. J’ai de la peine pour toi, sincèrement. Mais je me suis senti…
Il marqua une pause comme si en parler lui était trop pénible.
— Violé, menacé, envahi, perturbé.
— Ha ! J’en ai mal au cœur pour toi, ricanai-je d’un ton rageur.
— Miranda ! intervint Polly.
— J’ai encore une chose à dire, déclara Pryor. Mme Walsh et M. Block m’ont transmis ces informations. Pour la plupart, j’étais déjà au courant. Je dois dire qu’il y a largement matière à vous poursuivre selon la loi de 1997 sur le harcèlement.
— Qu’est-ce que ça signifie ? m’écriai-je. Brendan prétend-il que je le suis partout ?
— Écoutez, miss Cotton, dit Pryor. D’après moi, toutes les conditions sont réunies pour établir la preuve d’un harcèlement. Je tiens à ce que vous le sachiez. En lisant ce dossier, mon premier réflexe a été de vous arrêter. Votre avocate vous expliquera que le harcèlement est un délit passible d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois de prison ou une amende de cinq mille livres. Ou les deux. La loi m’autorise à vous arrêter et à perquisitionner votre appartement. La loi sur le harcèlement autorise aussi un recours au civil.
J’étais tellement abasourdie et furieuse que j’en restai un instant interdite.
— C’est un simulacre ! Je… D’abord, pour commencer, je n’ai en aucune façon harcelé Brendan. J’ai parlé à certains de ses amis.
— Le harcèlement n’est pas défini par l’acte, intervint Deirdre Walsh d’un ton glacial. Si quelqu’un s’estime harcelé et qu’un magistrat juge son appréciation fondée, alors ce délit est constitué. Je dois ajouter que je n’ai jamais vu un cas aussi flagrant.
— Maître Walsh a raison, appuya Pryor. Selon moi, il y a tout lieu de poursuivre. Vous présentez une menace éventuelle pour M. Block. Cependant, il a insisté pour régler cette affaire à l’amiable. Si le dossier est mené devant une cour criminelle, vous seriez passible d’une peine de prison. Si elle est jugée par une cour civile, vous seriez soumise à une injonction. Cela revient au même. M. Block consent à accepter un engagement personnel de votre part. Si vous refusez, nous aviserons.
— Vous voulez dire que vous m’arrêterez ?
— Exactement, confirma Pryor.
— C’est complètement dingue ! S’il y en a un qui harcèle l’autre, c’est bien Brendan. C’est moi qui ai rompu, et il s’est introduit dans ma famille, dans ma vie. C’est moi qui devrais réclamer une injonction contre lui.
Il y eut un long silence pesant.
— Vous ne prenez pas les choses par le bon bout, reprit Pryor. Je vous suggère de demander conseil à votre avocate. Nous vous laissons seules.
Ils se levèrent tous les trois et passèrent devant moi. Je dus moi-même me lever pour leur laisser de la place. Pryor ferma la porte derrière lui, mais la cloison transparente me permit de les voir se diriger vers la machine à café en bavardant. Deirdre Walsh jeta un coup d’œil derrière elle, et je détournai les yeux trop tard. Polly regardait ses chaussures.
— Ce n’est pas ce que j’avais cru, avouai-je.
Polly me regarda, blême.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir t’aider, déclara-t-elle. Il te faut un avocat plus expérimenté.
— J’ai juste besoin de ton conseil, Polly.
Elle se mordit la lèvre.
— Ce qu’a dit l’inspecteur est vrai ? demanda-t-elle. Tout ce qu’il a énuméré est bien arrivé ?
— Ce n’est pas tout à fait faux. En eux-mêmes, les faits… Par exemple, quand on m’a surprise en train de fouiller dans ses affaires. Il habitait alors chez mes parents, c’est pas comme si j’avais forcé sa porte. Et les coups de fil, c’était juste pour le retrouver. Moi filer Brendan ? C’est ridicule ! Je le crois dangereux, voilà la vérité. Qu’est-ce que je suis censée faire ?
Polly se leva, fuyant mon regard.
— Je n’aurais jamais dû venir, dit-elle. Nous nous connaissons, ce n’est pas comme si tu étais ma cliente. Je n’avais pas réalisé… Écoute, Miranda, je crois que, tout le reste mis à part…, tu devrais voir quelqu’un.
— Une psy ? J’en vois une.
— Encore une chose que tu m’avais cachée.
— Je suis allée la consulter pour parler de ce que je ressentais suite à la perte de mon frère et de ma meilleure amie.
— Tu aurais dû me le dire.
— Pour que tu mettes mes accusations sur le compte d’un problème psychologique ?
Polly ne répondit pas, mais ne démentit pas non plus.
— Je ne peux pas accepter ce qu’ils me demandent.
— Non, Miranda, arrête ! s’empressa de dire Polly. Leur proposition est très généreuse.
— Qu’ils prouvent ce qu’ils avancent au tribunal.
— Miranda !
Polly m’empoigna le bras avec une telle force qu’elle faillit m’arracher un cri.
— Si tu vas au tribunal, tu perdras. Laisse-moi te dire une chose : si on t’interroge sur les faits que l’inspecteur te reproche, tu seras condamnée, je te le promets. Si tu tombes sur un juge sévère, tu écoperas de quatre mois de prison. C’est ça que tu veux ? Tu imagines ta vie avec un casier judiciaire ?
Polly me regardait avec un air de pitié qui me révoltait.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, Miranda, mais je suis vraiment désolée pour toi. Laisse-moi te conseiller en tant qu’avocate. Accepte leur proposition, quelle qu’elle soit. Ils te laissent t’en tirer à bon compte. Tu veux que je leur dise de revenir ?
Je pouvais à peine répondre. J’étais moite et j’avais la bouche sèche.
— Entendu, consentis-je.
*
* *
En sortant du bureau, je croisai Brendan dans le couloir. Il discutait avec Rob Pryor. Il soutint mon regard, puis sourit. Il agita un doigt dans ma direction, comme un professeur adressant un reproche à un élève. Puis, il se passa le doigt autour du cou. Que suggérait-il ? Qu’il allait m’égorger ? Ou bien mimait-il la corde autour du cou de Troy ? Était-ce un avertissement ? Du genre, ne déconne pas avec moi, Mirrie ?
— Tu l’as vu faire ? demandai-je à Polly.
— Quoi ?
J’étais la seule à l’avoir remarqué.
Dehors, sur les marches, le soleil m’éblouit. Polly me dit que je devrais être soulagée. J’avais signé un engagement rédigé par Deirdre Walsh selon lequel je promettais de ne pas essayer de contacter Brendan, ni ses amis, ni sa famille. Polly avait également présenté des excuses de ma part, expliquant que j’étais sous pression et que je consultais déjà un psy. Avant de partir, elle me tendit la main.
— Je m’en fous, dis-je.
Polly parut éberluée.
— C’est des conneries. Brendan a toujours été plus fort que moi dans ce genre de situation. Quand on ment aussi bien que lui, on peut faire croire à tout le monde que ce sont les gens comme moi qui mentent. Tu m’as donné un bon conseil, Polly. Il fallait signer cet engagement. Je devrais te remercier de m’avoir évité le pire. Mais j’ai une question à te poser : est-ce que tu me crois ?
Polly resta sur la réserve.
— Alors ?
Elle fit un geste qui exprimait sa détresse.
— Comment pourrais-je en être sûre ? demanda-t-elle.
— Parce que tu es mon amie. Si tu l’étais vraiment, tu me ferais confiance.
— Je suis navrée, Miranda. Même les amies tombent malades.
Je lui serrai la main et nous nous quittâmes. Le soir même, elle me téléphona pour annuler notre rendez-vous.