CHAPITRE 9
Je me penchai au-dessus de la table et toussotai.
— J’ai quelque chose à te dire. Rien de grave, ajoutai-je en voyant son air soudain méfiant. J’ai eu l’impression qu’avec Laura et Tony, la discussion s’est mal goupillée.
— Ce n’est pas grave, assura Nick.
— Je sais, mais je veux être franche avec toi.
— Et tu ne l’étais pas ?
— Si, mais je me suis montrée maladroite. Alors, je tiens à éclaircir certaines choses. En réalité, c’est très simple.
Je bus une gorgée de vin avant de lui résumer ce qui s’était passé avec Brendan, Kerry et mes parents.
— Tu vois, concluai-je, je n’avais aucun sentiment pour lui, sauf qu’à la fin je le trouvais craignos. Et maintenant, il est avec ma sœur et tout le monde s’extasie parce qu’elle n’a jamais été aussi heureuse et… tu comprends…
— Tu te demandes si tu n’as pas fait une erreur.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— En rompant avec lui.
Je fis la grimace.
— Jamais de la vie ! Quand j’ai rompu, j’étais sûre de ne jamais le revoir, et voilà qu’il fait partie des meubles !
Nick se coupa un morceau de poulet tandoori et le mastiqua consciencieusement.
— Pourquoi es-tu sortie avec lui si tu le trouves si craignos ?
— On s’est à peine vus. Et j’ai cessé de sortir avec lui.
— Ça me fait drôle de t’imaginer avec un type pareil.
— Tu n’es jamais sorti avec une fille que tu as fini par trouver inintéressante ?
— Je ne sais pas.
— Tu n’as jamais été attiré par une fille, et une fois l’attirance estompée, découvert que tu t’étais trompé ?
— Qu’est-ce que tu penseras de moi quand tu me connaîtras ?
— Je te connais. C’est bien pour ça que je me donne tant de mal à t’expliquer.
— Tu n’as pas d’explications à me fournir.
— Mais…
— Si on rentrait ?
*
* *
Nous étions allongés côte à côte dans ma chambre, l’obscurité seulement brisée par la lueur des réverbères qui filtrait entre les rideaux. Ma tête sur la poitrine de Nick, je lui caressais le ventre, ma main effleurant les poils de son pubis ; sa respiration était lente et régulière. Je croyais qu’il dormait, mais il me demanda soudain :
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qui ?
— Brendan. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Je veux savoir ce qu’il t’a vraiment dit.
Je m’accoudai pour le dévisager.
— Tu sais que tu peux tout me demander.
— C’est bien pour ça que je te pose la question.
— J’allais te dire qu’il valait mieux ne pas savoir certaines choses. Sinon, on risquait d’en sortir souillé.
— D’accord, mais comme tu as commencé, il faut que je sache. Sinon, ça devient obsédant. Ça ne peut pas être si terrible que ça.
Je fus parcourue d’un frisson glacial, comme si j’avais la fièvre.
— Il a dit…
Je respirai à fond et me lançai.
— Il a dit qu’il pensait à la façon dont il avait joui dans ma bouche. J’ai eu… Enfin, je suis sortie et j’ai vomi. Voilà, tu sais tout.
— Bon Dieu ! s’exclama-t-il.
Il y eut un silence. J’attendis.
— Tu l’as dit à quelqu’un ?
— Je te le dis à toi.
— D’accord, mais pourquoi ne l’as-tu pas dit à tes parents ? Ils l’auraient foutu dehors.
— Tu crois ça ? Je n’en suis pas si sûre. Il aurait nié, prétendu que j’avais mal entendu puis trouvé une explication. De toute façon, j’étais trop abasourdie. J’avais l’impression d’avoir reçu à la fois un coup dans l’estomac et une claque sur la nuque. Alors, c’était pire que ce que tu avais imaginé ?
— Je ne sais pas.
Puis il se mura dans le silence. Je ne m’endormis pas tout de suite, et je ne suis pas sûre que lui-même y parvint. Je lui chuchotai quelque chose, mais il ne répondit pas et sa respiration était redevenue régulière. Je restai donc allongée à côté de lui en regardant la fenêtre éclairée par les lumières de la rue, les phares des voitures qui balayaient le plafond.
*
* *
Quand ma mère entra dans le bar, je m’aperçus que Kerry n’était pas la seule à avoir changé. Maman était ravissante, comme rajeunie. Elle s’était fait un brushing et elle portait un imper ceinturé à la taille qui oscillait à chaque pas, des boucles d’oreilles, et du rouge à lèvres foncé. Elle sourit, et agita sa main gantée en traversant la salle. Quand elle se baissa pour m’embrasser, je sentis son parfum et son odeur de poudre de riz.
Je ne sais pourquoi un souvenir d’enfance me revint. Nous faisions une promenade à vélo et je restais à la traîne. J’avais beau pédaler de toutes mes forces, mes parents s’éloignaient inexorablement. Ils m’attendaient, mais à peine étaient-ils repartis que la distance grandissait de nouveau. Je pédalais, pédalais, pleurant de rage et de fatigue. À la fin de la promenade, mon père vérifia ma bicyclette et s’aperçut qu’un frein s’était coincé sur la jante. Cela illustre bien les fois où les choses deviennent trop pénibles. J’avais maintenant l’impression que ma mère avait passé des années les freins serrés et que, depuis que Kerry était amoureuse, ils se débloquaient.
— J’ai commandé une bouteille de vin, déclarai-je.
— Oh, je ne devrais pas boire, dit ma mère.
Ce qui, dans son langage, signifiait « merci beaucoup ».
— Ne t’inquiète pas, ajoutai-je, ils font un prix spécial ici. Quand tu commandes deux verres, ils t’offrent la bouteille. Tu sais que je ne peux pas résister à un marché aussi avantageux.
Je remplis son verre et nous trinquâmes. Elle se crut obligée de porter un toast à Brendan et Kerry. Je m’efforçai de le prendre à la légère, de bannir en moi la petite Miranda de cinq ans qui voulait qu’on porte un toast en son honneur, et qui piquait une crise si on refusait.
— Kerry m’a dit que tu l’avais aidée à choisir la maison et que tu les hébergeais. Je sais qu’elle a toujours du mal à exprimer sa gratitude, mais elle est très sensible à ce que tu as fait… et moi aussi.
— Ce n’était pas grand-chose.
— Je suis tellement heureuse pour Kerry que c’est presque trop. Je croise les doigts, je me réveille en pleine nuit et je prie pour que tout aille bien.
— Pourquoi ça n’irait pas ?
— Ça paraît trop beau pour être vrai. C’est comme si on l’avait touchée avec une baguette magique.
— Ça n’a rien d’un conte de fées, maman. Brendan n’est pas un chevalier blanc en armure scintillante.
— Je sais, je sais. Mais j’ai toujours pensé que Kerry avait juste besoin de prendre confiance en elle, et que le jour où elle y parviendrait, tout lui réussirait. C’est cette confiance que Brendan lui a apportée.
— Y a de quoi s’interroger, remarquai-je en faisant tournoyer le liquide ambré dans mon verre. Quand on pense à toutes les conditions à remplir pour atteindre le bonheur. On aurait aimé que ça soit moins aléatoire.
— En tout cas, je n’ai jamais envisagé les choses de cette façon pour toi. Malgré les hauts et les bas, tu t’en sors toujours.
— Ah ! fis-je avec lassitude.
Je ne sais pourquoi, mais son compliment ne me réjouissait pas.
— Il ne reste plus que Troy, maintenant. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que tout va s’arranger. J’ai l’impression qu’on entre dans une spirale positive.
Elle avala ses dernières gouttes de vin et se versa un autre verre, attendit que je me serve à mon tour, puis enchaîna :
— Puisqu’on parle de Kerry et de Troy, c’est le moment d’aborder un sujet dont ton père et moi n’avons jamais discuté avec toi.
— Quel sujet ?
J’eus un horrible pressentiment.
Ma mère prit la serviette en papier sur laquelle on posait le verre et se mit à la plier et à la tordre comme pour faire un avion ou une cocotte.
— Bon, nous savons tous que Troy est fantastique, mais il ne sera jamais financièrement autonome. Tu sais que nous avons placé de l’argent en fidéicommis pour lui.
— Il se dégottera peut-être un boulot, avançai-je, sans trop y croire. Il faut juste qu’il trouve un truc dans ses capacités.
— Je le souhaite, Miranda, je le souhaite de tout mon cœur. Mais pour l’instant, ce n’est pas le plus urgent. Kerry et Brendan se marient dans deux mois, et nous avons opté pour une cérémonie très modeste. Cependant, ils n’ont pas un sou vaillant pour l’instant. Derek a discuté avec Brendan, et il a été très impressionné. Brendan a tout un tas de projets. En attendant, ils auront besoin qu’on les aide pour leur maison et le reste. Nous avons nos propres problèmes avec les travaux, tu le sais, mais tout de même, nous voulons les aider de notre mieux. Nous nous proposons de leur avancer l’argent pour la maison, une partie en tout cas.
— Très bien, approuvai-je. Mais pourquoi tu m’en parles ?
— Tu réussis tellement bien, Miranda ! dit ma mère en m’étreignant la main. Comme d’habitude. Je suis sûre que tu ne réalises pas à quel point la vie a été difficile pour Troy et Kerry.
— Je suis décoratrice d’intérieur, maman ! Pas courtier en Bourse !
Ma mère repoussa mon objection d’un hochement de tête.
— Tu te débrouilles à merveille. J’en ai parlé avec Bill. Il ne jure que par toi.
— Il devrait me payer mieux, alors.
— Ça viendra. Le ciel te tend les bras.
— Où veux-tu en venir ?
— Tu es si généreuse, Miranda, je sais que tu n’hésiteras pas. Nous sommes convaincus, ton père et moi, que Troy et Kerry auront toujours besoin de notre aide, contrairement à toi.
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
Je ne le savais que trop.
— Tout ce que j’essaie de te dire, c’est que nous avons alloué une somme d’argent exceptionnelle à Troy et à Kerry ; j’espère que tu seras d’accord avec nous.
Ce que cela signifiait – bien sûr –, c’était qu’ils retiraient de ma part d’héritage une somme importante pour la diviser entre Troy et Kerry. Que pouvais-je répondre ? Non, n’aidez pas mon frère et ma sœur ! Dans un coin de ma tête, une Miranda miniature, malheureuse comme les pierres, bouillait de rage et de jalousie, mais je la fis taire.
J’avais envie de pleurer. Ce n’était pas l’argent, je ne crois pas. C’était ce que le geste trahissait. Nous ne grandissons jamais assez pour nous passer de l’amour de nos parents. Nous avons toujours besoin qu’ils nous rassurent en s’occupant de nous. Je réussis à afficher un large sourire.
— Naturellement, mentis-je.
— J’en étais sûre ! s’exclama ma mère avec ferveur.
— Je n’ai plus qu’à me dénicher un riche mari, dis-je, toujours souriante.
— Oh, je ne m’en fais pas pour toi !