CHAPITRE 27
C’est impardonnable, j’arrivai en retard à l’église. Oh, j’avais des tas d’excuses. Je ne savais pas quoi me mettre, d’ailleurs était-ce si important ? et je m’aperçus que j’étais assise sur mon lit depuis trois quarts d’heure, les yeux dans le vide, sans savoir à quoi j’avais bien pu penser. L’église était à New Malden, où les parents de Laura vivaient, or c’était plus loin que je n’avais cru, avec plusieurs correspondances. En outre, j’étais prise d’une telle panique qu’en sortant en courant du métro j’avais suivi la mauvaise direction et m’étais retrouvée le long d’un parcours de golf, je vous demande un peu ! au milieu d’hommes en pulls aux couleurs vives tirant leurs sacs de cuir remplis de clubs.
L’église avait deux portes, toutes deux fermées. J’entendais un hymne familier à l’intérieur, l’un de ceux que l’on chante à l’école chaque matin. Je ne savais quelle entrée choisir. J’optai pour la plus petite, sur le côté. J’avais peur d’être au centre de tous les regards en débarquant par l’entrée principale. Après avoir poussé la porte avec difficulté, je m’aperçus que la petite église était si remplie que des gens me bouchaient le chemin. Un barbu en trench-coat s’effaça pour me laisser entrer. J’avais l’impression d’être de nouveau dans le métro bondé que j’avais emprunté pour venir.
Je me retrouvai au milieu de la nef, coincée contre le mur, derrière un pilier, avec une vue bigrement restreinte sur la cérémonie. L’hymne terminé, un homme que je ne voyais pas prit la parole. Je cherchai des visages familiers, mais il n’y avait que des inconnus et l’espace d’un instant je me demandai si je ne m’étais pas tout simplement trompée d’église. C’est alors que je vis une camarade de lycée. Elle croisa mon regard. Je n’arrivais pas à me souvenir de son nom ! Celle-là, il faudrait que je l’évite à la sortie. J’aperçus Tony dans le fond, les traits tirés, grimaçant de douleur, étrangement mal à l’aise, lui aussi, comme un resquilleur. Je n’avais pas encore prêté attention au discours, mais je me forçai à l’écouter. J’eus d’abord du mal à suivre, ne grappillant qu’une phrase par-ci, par-là : « jeune femme heureuse », « dans sa prime jeunesse », « au printemps de sa vie ». Cela n’avait aucun sens. À son ton affecté, j’en déduisis que le pasteur ne connaissait pas réellement Laura. « Parfois, nous avons envie d’apostropher le Seigneur, disait la voix. Nous voulons lui demander pourquoi de bons chrétiens subissent d’injustes calvaires. Pourquoi des enfants innocents souffrent-ils ? Et, aujourd’hui, pourquoi cette ravissante jeune femme devait-elle mourir, d’une mort aussi cruelle, regrettable, inutile ? Ce genre d’accident est toujours affreux, mais pour une jeune femme comme Laura, qui venait juste de se marier, c’est presque insupportable. »
L’esprit embrumé de douleur et de confusion, je ressentis comme un coup de poignard. « Qui venait juste de se marier ». Je l’ignorais. Ainsi, ils s’étaient mariés ! Laura l’avait épousé !
« Nos prières ne doivent pas seulement accompagner les parents de Laura, continua le pasteur, mais aussi Brendan, son époux. »
Je le vis. En me penchant, je distinguai les premiers rangs. À côté d’un couple aux cheveux gris, Brendan était assis bien droit. Je n’apercevais que sa nuque, mais je devinais son expression. Il devait être le plus malheureux de tous, le plus inconsolable, le veuf éploré. Lorsque le pasteur prononça son nom, il avait dû lui jeter un coup d’œil, faire la moue et opiner légèrement de la tête. Je le vis se tourner vers la mère de Laura. Bien sûr ! Malgré son malheur, sa souffrance, il ne pensait qu’à aider les autres ! La star des funérailles !
Il y eut un autre hymne, un oncle lut un poème, puis le pasteur annonça que la famille suivrait le cercueil et que les autres se réuniraient chez les parents de la défunte. C’était un court trajet. Il y avait un plan sur le faire-part, mais je ne l’avais pas apporté. Avec les hymnes et la recommandation de sortir dans un ordre précis, on se serait cru dans une réunion scolaire. Lorsque le cercueil passa devant moi, je n’imaginai pas Laura dedans. Je pensais seulement qu’il devait être bien lourd et me demandais comment on avait choisi les porteurs. Étaient-ce des parents, des amis, ou les employés des pompes funèbres ? Laura était ma meilleure amie, mais je n’avais jamais rencontré ses parents. Elle s’était fâchée avec eux au cours de sa dernière année de lycée à propos d’un petit ami. C’était donc la première fois que je les voyais. Sa mère, le visage rond et joufflu, ne lui ressemblait pas du tout. Laura tenait de son père. Il était bel homme, le visage émacié, les pommettes saillantes, et avait l’air mal à l’aise dans son costume foncé, sans doute loué ou emprunté.
Derrière eux suivait Brendan. Je manquai défaillir tellement il était élégant. Tout en lui était parfait. Les mains jointes, légèrement crispées, comme s’il s’efforçait de dominer sa détresse, le costume impeccablement brossé, sans le moindre cheveu ou grain de poussière, une chemise blanche et une merveilleuse cravate écarlate avec un gros nœud. Ses cheveux étaient ébouriffés, ce qui jurait avec ses habits immaculés mais soulignait son chagrin, son élégance vaincue par la douleur. Le visage très pâle, les yeux bruns fixés droit devant lui, il ne me vit donc pas.
Le cercueil franchit la porte. Il y eut des murmures et des piétinements pendant que nous attendions le passage de la procession. Dernière arrivée, je fus la première à sortir. Aveuglée par le soleil éclatant, je m’aperçus que je pleurais. Dans l’église tout avait été d’une grande intensité, et une fois dehors, la vue du champ de tombes me frappa. L’idée qu’elles contenaient des gens qui avaient autrefois été bien vivants et que mon amie Laura s’apprêtait à les rejoindre, m’arracha des larmes de douleur. Les pleurs devenaient une habitude chez moi. Je sentis une main sur mon épaule.
— Miranda ?
En me retournant, je me trouvai nez à nez avec la fille dont j’avais oublié le nom. Laura avait partagé une maison avec elle dans ses premières années de fac. Lucy, Sally, Paula ?
— Bonjour, répondis-je.
Elle m’étreignit avec chaleur. Kate, Susan ? Un nom commun, j’en étais sûre. Tina, Jackie, Jane ?
— Ça fait du bien de rencontrer un visage ami, dit-elle. Je n’avais pas vu Laura depuis longtemps. Je croyais que je ne connaîtrais personne.
Lizzie, Frances, Cathy, Jean, Alice ? Non.
Je réussis à peine à répondre à son étreinte.
— C’est d’une tristesse incroyable, observa-t-elle. Je n’arrive pas à m’y faire.
— Je sais, fis-je.
J’aurais dû lui demander son nom tout de suite et m’excuser. Maintenant, il était trop tard. Julia, Sarah, Jan ? J’espérais qu’une tierce personne interviendrait et l’appellerait par son nom. Du moment que je n’avais pas à la présenter à quelqu’un…
— Tu vas chez les parents ? me demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Si, viens ! Juste quelques instants. Il faut que je te parle.
— Entendu, acquiesçai-je.
Nous nous mîmes en route. Elle avait un faire-part avec les instructions. J’eus une inspiration. Je lui demandai de jeter un coup d’œil sur les consignes. Elle me tendit la carte, je la retournai et vis son nom écrit au stylo en haut à gauche : « Sian ». Mais oui, bien sûr ! Comment avais-je pu oublier ? Quel soulagement !
— C’est marrant, soupira-t-elle, c’est la première fois que je vais à l’enterrement de quelqu’un de mon âge.
— Oui, c’est étrange, Sian, admis-je, juste pour lui montrer que je connaissais son prénom.
Je ne parlai pas de Troy. Sa mort me semblait trop précieuse pour l’immiscer dans une conversation avec une fille que je connaissais à peine et que je ne reverrais sans doute jamais. Sian parla de Laura qu’elle n’avait pas vue depuis un an et dont elle avait appris le mariage par des amis communs. Ils s’étaient unis à la mairie sans prévenir.
— Elle a épousé quelqu’un dont je n’ai jamais entendu parler, m’informa Sian. Ça a dû se faire très vite.
Je n’avais pas envie de m’étendre là-dessus, avec néanmoins la certitude que si je ne disais rien, quelqu’un viendrait parler de Brendan et de moi, et j’aurais une fois de plus l’air ridicule.
— Je le connaissais, répondis-je. Oui, ça a été plutôt soudain.
— C’est sans doute le type qui marchait derrière le cercueil.
— Oui, c’est lui.
— Il est drôlement séduisant. Je comprends qu’elle soit tombée amoureuse.
— Je te présenterai, proposai-je.
Sian parut gênée.
— Je ne voulais pas dire…, commença-t-elle, avant de s’arrêter net, incapable de préciser ce que, justement, elle n’avait pas voulu dire.
La maison grouillait de monde. C’était une grande réception, mais Tony, la seule personne que j’avais envie de voir et de consoler, était invisible. On avait dressé une table avec des sandwiches, des œufs durs, des sauces froides, des légumes, des chips. Il y avait du thé, du café et des jus de fruits. J’imaginai la mère de Laura en train de superviser les préparatifs. Elle n’avait pas été invitée au mariage, mais quelques semaines plus tard, c’était elle qui organisait les funérailles. Je cherchai un visage connu parmi la foule. Toujours aucun signe de Tony. Il avait dû s’esquiver après la cérémonie. Les parents de Laura conduisirent une très vieille dame dans un coin du salon et l’aidèrent à s’asseoir dans un fauteuil. Je songeai à leur présenter mes condoléances, puis m’aperçus que je serais obligée d’entrer dans d’épouvantables explications, faillis y renoncer, mais crus bon d’aller leur parler quand même. J’hésitais encore lorsque je pris conscience d’un homme à mes côtés. Sa présence était si inattendue que je mis du temps à le reconnaître. C’était l’inspecteur Rob Pryor.
— Que diable faites-vous ici ? m’étonnai-je.
Pour toute réponse, il se contenta de me tendre une tasse de thé.
— J’aurais préféré quelque chose de plus corsé, fis-je.
— Il n’y en a pas.
— Tant pis, ça ira.
— Je sais ce que vous allez dire, avança-t-il.
Je bus une gorgée de thé. Il était bouillant et je me brûlai la langue et le palais.
— Que vais-je dire ?
— Je savais que vous seriez là, m’annonça Rob. Je tenais à vous empêcher de délirer.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— J’ai mené ma petite enquête. La mort de Laura est terriblement affligeante. Mais c’est tout.
— Oh, Rob ! Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi !
— Oui, je sais ce que vous voulez dire. Dès que j’ai appris sa mort, j’ai pensé à vous. J’ai passé quelques coups de fil, j’ai discuté avec l’inspecteur chargé de l’enquête.
— Laissez tomber tout ça. Réfléchissez un peu. Quand je suis venue vous voir pour vous faire part de mes soupçons à propos de la mort de Troy, vous les avez rejetés. Très bien. Ensuite, Brendan plaque ma sœur pour se marier avec ma meilleure amie. Quelques mois plus tard, elle meurt à son tour. Vous ne voyez pas les coïncidences ?
Rob soupira.
— Désolé, dit-il, je ne m’intéresse pas aux coïncidences. Juste aux faits. La mort de Laura était un accident.
— Vous connaissez beaucoup de jeunes femmes de vingt-cinq ans qui se noient dans leur baignoire ?
— Elle rentrait d’une fête. Elle était ivre. Elle s’était disputée avec M. Block. Elle était partie de bonne heure, seule. Elle s’est fait couler un bain, a glissé et s’est cogné la tête pendant que l’eau continuait de couler. À minuit vingt, exactement, Thomas Croft, le voisin du dessous, s’est aperçu que l’eau dégoulinait du plafond. Il est monté, la porte n’était pas fermée à clé, il est entré et a trouvé Mme Block morte.
Je ne supportais pas qu’il appelle Laura « Mme Block ». C’était la preuve que Brendan avait mis ses sales pattes sur une autre victime. Je m’assurai que personne ne pouvait nous entendre.
— C’est ce qu’il a fait quand il habitait chez moi avec Kerry.
— C’est-à-dire ?
— Il a laissé le bain couler exprès. C’est un message.
— Un message ?
— Qui m’est destiné.
Rob Pryor me regarda avec une sorte de pitié.
— La mort de Mme Block est un message qui vous est destiné ? Vous êtes devenue folle ?
— C’est facile d’assommer quelqu’un, remarquai-je. De lui tenir la tête sous l’eau.
— C’est exact, acquiesça Rob.
— De plus, ce n’était pas un simple dîner, n’est-ce pas ? Il devait y avoir beaucoup de monde. Dans la maison. Dans le jardin. Brendan pouvait très bien s’éclipser sans qu’on s’en aperçoive.
Rob fit une moue impatiente.
— Il faut vingt minutes pour aller de la fête à Seldon Avenue jusqu’à son appartement. Peut-être vingt-cinq. Brendan aurait dû s’absenter pendant une heure.
— Il aurait pu prendre un taxi.
— Je croyais que votre théorie dépendait de la discrétion. Votre assassin appelle un taxi, lequel arrive à la soirée sans que personne ne le remarque. Et ensuite ? Demande-t-il au chauffeur de l’attendre pendant qu’il commet son meurtre ?
— Il aurait pu la suivre sans qu’on s’en rende compte.
— Oh, oubliez tout ça ! s’exaspéra Rob.
Au même moment, je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai et reçus un baiser sur chaque joue. C’était Brendan !
— Oh, Miranda, Miranda, Miranda ! murmura-t-il à mon oreille. Comme c’est affreux ! Je suis content que tu sois venue. C’est important pour moi. Laura aussi aurait apprécié.
Il porta son regard vers Rob Pryor.
— Rob s’est conduit avec beaucoup de tact avec moi depuis la mort de Troy.
Il reporta son attention sur moi.
— Je suis tellement navré, Miranda. J’ai l’impression d’attirer les coups durs. J’ai la poisse.
Je ne répondis pas, j’étais estomaquée.
— Il faut que je te parle, Mirrie, fit-il en plongeant son regard dans le mien.
Il était comme toujours trop collant, trop près de moi, je sentais son haleine sur ma joue.
— Tu es la seule à me comprendre. Il y a quelque chose de bizarre. Rob te l’a dit ?
Il interrogea du regard l’inspecteur qui secoua la tête.
— Au moment où… c’est arrivé, tu sais… pour Laura. Devine ce que je faisais.
— Comment le saurais-je ?
— Si, tu sais. Je te téléphonais.