CHAPITRE 3

Kerry alla à la rencontre de Brendan ; il se baissa pour l’embrasser sur la bouche. Elle ferma les yeux, blottie contre lui. Elle se hissa sur la pointe des pieds et lui murmura quelque chose à l’oreille. Il acquiesça, me jeta un coup d’œil, la tête penchée sur le côté, un léger sourire aux lèvres. Il me fit un signe et vint vers moi, bras tendus. Je ne savais quelle attitude adopter. Je me levai à demi de mon siège, de sorte que lorsqu’il arriva à ma hauteur, j’étais courbée en deux, les genoux coincés par ma chaise.

— Miranda.

Il posa ses deux mains sur mes épaules, ce qui eut pour effet de me tasser davantage sur mon siège, et il me fixa droit dans les yeux.

— Oh, Miranda !

Il s’inclina pour m’embrasser sur la joue, trop près de la bouche. Kerry, qui avait réussi à l’enlacer par la taille, en profita pour se pencher vers moi, de sorte que nos trois visages se retrouvèrent un instant, horreur ! à quelques centimètres les uns des autres, et je vis la sueur perler sur la lèvre supérieure de Brendan et la petite cicatrice sur le sourcil de Kerry, souvenir d’un coup de pelle en plastique que je lui avais donnée quand j’avais quatre ans et elle six. Nous étions si proches que je sentis l’odeur de savon de Brendan et le parfum de ma sœur, ainsi qu’une pointe d’aigreur dans l’air. Je me dégageai et m’écroulai sur ma chaise, soulagée.

— Kerry t’a dit ?

Il s’était assis entre Kerry et moi ; nous étions serrés comme des harengs autour d’un quart de la table, les genoux collés. Il posa une main sur celle de Kerry tout en parlant, et elle lui jeta un regard énamouré.

— Oui, mais je…

— Et tu es sûre que ça va ?

— Pourquoi ça n’irait pas ? dis-je.

Je m’aperçus que j’avais répondu à une question qu’il n’avait pas posée. Je devais donner l’impression d’être crispée, bouleversée, ce qui était certes le cas, un petit peu, du moins. N’importe qui l’aurait été à ma place. Je les surpris en train d’échanger un coup d’œil.

— J’imagine que ça doit être dur pour toi.

— Pas du tout, assurai-je.

— C’est très généreux de ta part. Ça ne m’étonne pas de toi. J’avais dit à Derek et à Marcia que tu réagirais comme ça, qu’ils ne devaient pas s’inquiéter.

— Papa et maman ?

— Oui, acquiesça Kerry. Ils ont rencontré Bren il y a deux jours. Il leur a beaucoup plu. Forcément. À Troy aussi, et tu sais combien il est difficile à séduire.

Brendan esquissa un sourire modeste.

— Il est sympa, fit-il.

— Et tu leur as dit… ?

Je ne savais pas comment terminer ma phrase. Je me souvins soudain du coup de fil de la veille, lorsque mes parents m’avaient tous deux parlé, l’un après l’autre, et demandé comment je me portais. Je commençai à avoir un tic sous l’œil gauche.

— Oui, je leur ai expliqué que tu comprendrais parce que tu as du cœur, annonça Brendan.

En pensant à tous ces gens qui parlaient derrière mon dos de la façon dont j’allais probablement réagir, je sentis la rage monter.

— Si je me souviens bien, c’est moi qui…

Brendan m’arrêta d’une main – sa grosse patte blanche, ses poignets velus. Poignets velus, lobes d’oreilles démesurés, nuque épaisse. Des souvenirs resurgirent que je refoulai aussitôt.

— Restons-en là pour l’instant. Tu as tout ton temps.

— Miranda, me supplia Kerry. Bren leur a seulement raconté ce qu’ils avaient besoin de savoir.

Je lui coulai un regard ; son visage brillait d’une joie béate que je ne lui avais jamais vue. Je déglutis avec peine et me plongeai dans le menu.

— On commande ? proposai-je.

— Bonne idée. Je crois que je vais prendre la daurade{1}, répondit Brendan en roulant le « r ».

Je n’avais plus faim.

— Juste un steak frites, dis-je. Sans les frites.

— Toujours au régime ?

— Quoi ?

— Tu n’en as pas besoin, assura Brendan. Tu es très bien comme ça. N’est-ce pas, Kerry ?

— Oui. Miranda a toujours été très belle.

Kerry eut une moue amère, comme si elle l’avait répété trop souvent.

— Je vais choisir le saumon, avec une salade verte.

— Si on prenait une bouteille de chablis ? proposa Brendan. Tu veux un verre de rouge avec ton steak, Mirrie ?

Manquait plus que ça ! J’aimais mon prénom parce qu’il n’autorisait pas de diminutif. Jusqu’au jour où j’avais rencontré Brendan. Mirrie me faisait l’effet d’une faute d’orthographe, d’une coquille.

— Non, le blanc, c’est parfait.

— Tu es sûre ?

— Oui.

J’agrippai la table.

— Merci.

Kerry se leva pour se rendre aux toilettes ; il esquissa un sourire en coin en la regardant se frayer un chemin entre les tables. Il passa la commande avant de se tourner vers moi.

— Alors…

— Miranda.

Il se contenta de sourire en posant sa main sur la mienne.

— Vous êtes très différentes l’une de l’autre.

— Je sais.

— Non, je veux dire, différentes à un point que tu ne peux même pas imaginer.

— C’est-à-dire ?

— Que je suis bien placé pour faire des comparaisons, précisa-t-il en me souriant d’un air mielleux.

Je ne compris pas tout de suite. Je retirai ma main.

— Écoute, Brendan…

— Ah, te voilà, chérie !

Il dirigea son regard au-dessus de moi, puis se leva pour aider Kerry à s’asseoir, posant une main sur sa tête pendant qu’elle s’installait. Les plats arrivèrent. Mon steak gras et saignant glissa dans l’assiette lorsque j’essayai de le couper. Brendan m’observa en train de me débattre, puis héla la serveuse au passage, lui dit quelques mots en français, une langue que je ne comprends pas, et elle m’apporta un couteau à viande.

— Brendan a vécu à Paris, me dit Kerry.

— Ah !

— Mais tu le savais déjà, j’en suis sûre.

Elle me regarda, puis détourna les yeux. Je n’arrivai pas à déchiffrer son expression : était-ce de la suspicion, de la rancœur, du triomphe ou de la simple curiosité ?

— Non, je l’ignorais.

Je savais très peu de choses sur Brendan. Il m’avait confié être entre deux jobs, avait mentionné un cours de psycho, un voyage de plusieurs mois en Europe, mais hormis ces détails je ne connaissais quasiment rien de sa vie. Je ne m’étais jamais rendue chez lui, n’avais jamais rencontré ses amis. Il ne parlait pas de son passé et s’était montré très vague sur ses projets. Forcément, nous étions restés très peu de temps ensemble. Au stade où l’on commence à approfondir une relation, je l’avais surpris à fouiner dans mon journal intime.

Je réussis enfin à enfourcher un morceau de steak et à le mastiquer avec application. Brendan se fourra un doigt dans la bouche pour en extraire une fine arête qu’il déposa avec soin sur le bord de son assiette avant de faire glisser son poisson avec un verre de vin blanc. Je détournai les yeux.

— Alors, demandai-je à Kerry, comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Oh, fit-elle en coulant un regard en biais vers Brendan. Par accident, en réalité.

— Ce n’était pas un accident, protesta Brendan d’un ton enjôleur, c’était le destin.

— Je me baladais dans le parc, un soir après le travail, il commençait à pleuvoir et ce type…

— Elle doit parler de moi…

Kerry gloussa.

— Exactement, Bren. Il m’a dit que mon visage lui était familier. Tu ne serais pas Kerry Cotton, par hasard ?

— Je l’ai reconnue grâce à la photo, bien sûr. Quand je l’ai vue devant moi sous la pluie, j’ai tout de suite fait le rapprochement.

— Il m’a déclaré qu’il te connaissait… Enfin, il ne s’est pas étendu, tu sais… Il m’a juste dit qu’il te connaissait. Puis il m’a proposé de partager son parapluie…

— Je suis un gentleman, glissa Brendan. Tu me connais, Mirrie.

— Nous avons marché, même s’il pleuvait des cordes. L’eau ruisselait dans nos chaussures et imbibait nos vêtements.

— Mais on a continué malgré l’averse, intervint Brendan en posant sa main sur la tête de Kerry et en lui tapotant les cheveux. Hein, mon chou ?

— On dégoulinait, confirma Kerry. Alors, je l’ai invité à venir se réchauffer à la maison…

— Je lui ai séché les cheveux, reprit Brendan.

— Ça va, coupai-je en faisant semblant de rire. J’ai compris pour la pluie, passons au chapitre suivant.

— Tu n’imagines pas à quel point je suis soulagée que tu saches, avoua Kerry. Quand j’ai appris pour vous deux, euh, j’ai d’abord cru que ça allait tout flanquer par terre. Je ne ferais jamais rien qui puisse te faire de la peine. Tu le sais, j’espère ?

Elle était vraiment mignonne, douce, mince, radieuse. Je ressentis un pincement au cœur.

— Vous méritez d’être heureux, répondis-je en tournant le dos à Brendan pour m’adresser à elle.

— Je le suis, fit-elle. Nous ne nous connaissons que depuis quelques jours, dix pour être précise, et ça ne fait pas longtemps que vous vous êtes séparés… Euh, tu sais… Je ne devrais peut-être pas te le dire, mais je ne me souviens pas d’avoir jamais été aussi heureuse.

— Super ! m’exclamai-je.

Dix jours !

Nous mangeâmes, nous bûmes, nous trinquâmes. Je souris, approuvai, plaçai les oui et les non aux bons endroits, et pendant tout ce temps je songeais : non, ne pense pas. Oublie la façon dont son bide débordait légèrement de son caleçon, oublie ses épaules velues…

Finalement, je consultai ma montre, fis mine d’être surprise, alors qu’il n’était que neuf heures et demie, et leur expliquai que je devais rentrer… Je commence tôt demain, j’habite loin, pas le temps de prendre un café, désolée… Nous dûmes endurer la comédie des embrassades, Kerry me serra dans ses bras, Brendan m’embrassa, encore une fois trop près des lèvres, et je résistai à l’envie irrépressible d’essuyer sa bave d’un revers de la main, puis on jura de se retrouver tous très bientôt, c’était vraiment sympa de se voir, on a passé une excellente soirée…

Brendan m’accompagna à la porte.

— Il a plu, dit-il.

J’ignorai sa remarque.

— C’est une incroyable coïncidence, avançai-je.

— Hein ?

— Je casse avec toi, quelques jours plus tard, tu tombes sur ma sœur dans la rue et vous commencez à sortir ensemble. C’est difficile à croire.

— Il n’y a pas de coïncidence, assura Brendan. Il n’est peut-être pas surprenant que je tombe amoureux de quelqu’un qui te ressemble.

Je portai mon regard par-dessus l’épaule de Brendan vers Kerry, toujours attablée. Elle me fixa, me gratifia d’un petit sourire nerveux et détourna les yeux. Je souriais à Brendan pour que Kerry pense que nous poursuivions une conversation amicale.

— C’est une mauvaise plaisanterie ? demandai-je.

Il parut interloqué et quelque peu blessé.

— Une plaisanterie ?

— Si tu te sers de ma sœur pour me récupérer…

— Ne sois pas aussi égocentrique, si je puis me permettre.

— Ne lui fais pas de mal. Elle mérite d’être heureuse.

— Ne t’inquiète pas. Je sais comment y parvenir.

Je n’aurais pu passer une seconde de plus en sa compagnie. Je rentrai chez moi à pied à travers les rues humides, respirant à fond, offrant mon visage à la fraîcheur nocturne. Était-il réellement tombé amoureux de Kerry ? Était-ce si important de savoir comment ils s’étaient rencontrés ? Je marchai de plus en plus vite jusqu’à ce que mes jambes déclarent forfait.

 

*

*  *

 

Je pense souvent à la chronologie des naissances dans une famille, à leur influence sur notre comportement. Aurais-je été différente si j’avais été l’aînée ? Et Kerry, la cadette ? Se serait-elle montrée plus sûre d’elle-même, plus extravertie, un peu à mon image ? Et Troy, le petit dernier, arrivé neuf ans après moi ? S’il n’avait pas été livré à lui-même, l’accident inattendu, qu’est-ce que ça aurait changé pour lui ? S’il avait eu des frères qui lui avaient appris à jouer au foot américain, à se battre, l’avaient initié aux jeux informatiques violents, au lieu de grandir avec des sœurs qui le chouchoutaient tout en l’ignorant ?

Mais nous devions nous débrouiller avec ce que nous avions reçu. Kerry, l’aînée, avait dû montrer la voie, même si elle détestait le rôle de leader. J’étais la seconde, impatiente de grandir, rêvant d’être la première, essayant toujours de la dépasser, de l’écarter de mon chemin. Et Troy était le benjamin, le seul garçon – le dernier, mais presque le premier aussi, frêle, de grands yeux rêveurs, un peu bizarre.

J’entrai chez moi. Je commençais tôt le lendemain, c’était vrai, mais je n’arrivai pas à m’endormir tout de suite. Je me tournai et me retournai dans mon lit, cherchant un coin frais sur l’oreiller. Je n’avais pas de photo de Kerry chez moi, naturellement ! Mais de toute façon je n’avais pas cru à l’histoire de Brendan, alors quelle importance ? Il avait jeté son dévolu sur Kerry parce que c’était ma sœur. Considéré sous un certain angle, ça aurait pu être romantique.