CHAPITRE 29
Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure et je sus, avant même d’ouvrir les yeux, que la journée allait être belle. La bande de ciel entre les rideaux était bleue. Il régnait une douce chaleur dans la chambre. Et, pour la première fois depuis une éternité, je ne me sentais pas à bout de fatigue, mais au contraire alerte, prête à l’action. Même si c’était samedi et que je n’avais pas besoin d’aller travailler. Je me levai sans traîner.
Je défis mon lit, fourrai les draps dans la machine à laver, puis enfilai ma tenue de jogging. Je retournai encore sur le Heath, mais cette fois je courus dans la partie la plus sauvage, où les arbres sont les plus touffus et où on oublierait presque qu’on est dans une ville de plusieurs millions d’habitants. Le soleil, bien qu’encore bas et pâle, brillait avec ardeur. Il y avait des primevères et des tulipes parmi les fourrés, de nouvelles pousses sur les branches. Je courus le plus vite possible, à m’en faire mal aux jambes, et lorsque je m’arrêtai enfin, la sueur ruisselait sur mon front. J’avais l’impression de me nettoyer de l’intérieur, mon cœur battait plus fort, mon sang coulait plus vite dans mes veines, les pores de ma peau se dilataient.
En arrivant près de chez moi, je fis une halte chez le boulanger pour acheter un pain complet encore chaud. Je pris une douche rapide, me lavai vigoureusement les cheveux, me séchai puis m’habillai, jean et chemise blanche. Je mis la montre de Troy, mais pour une fois sa vue ne m’arracha pas de larmes. Je me fis une tasse de thé à la menthe et mordit à même le pain, mastiquant lentement pour profiter pleinement de la texture particulière du son. Je passai l’aspirateur sur la moquette, retapai les coussins du canapé, entassai les vieux journaux et magazines dans un carton et ouvrit les fenêtres en grand pour laisser entrer le printemps.
Avant d’avoir le temps de changer d’avis, j’enfilai une veste et sortis prendre le métro.
*
* *
Lorsque j’entrai dans l’agence, Kerry était déjà à son bureau. Occupée avec une cliente, elle ne me vit pas tout de suite, et quand elle s’aperçut de ma présence, diverses émotions défilèrent sur son visage : la surprise, le malaise, la douleur et la bienvenue. Elle reprit son expression polie en reportant son attention sur la cliente.
Je la regardai se pencher au-dessus du bureau, pointer telle ou telle photo d’un ongle au rose délicat. Elle avait bien meilleure mine que je ne l’avais prévu. J’étais habituée à ses traits tirés et à son teint marbré. Or, maintenant, elle avait le teint rose et le visage épanoui. Elle se laissait de nouveau pousser les cheveux, qui encadraient sa figure lisse de boucles blondes.
— Un café, ça te dit ? demandai-je après le départ de la cliente.
Je ramassai une pile de brochures et m’installai en face d’elle.
Son parfum était subtil et doux, sa peau satinée, ses lèvres luisantes, et je remarquai deux petits clous en or aux oreilles. Tout en elle semblait réfléchi, délicat, soigné. Je baissai les yeux sur mes mains aux ongles sales et rongés. Les manchettes de ma chemise s’effilochaient.
Kerry hésita, jeta un coup d’œil à sa montre.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir.
— Vas-y, lança la femme du bureau d’à côté. Il va bientôt y avoir du monde et tu n’auras plus le temps.
— Je prends mon manteau, répondit Kerry.
Nous nous rendîmes sans un mot au café, en bas de la rue. Nous nous installâmes à l’entresol où il y avait un canapé et des fauteuils, et nous nous observâmes par-dessus nos tasses d’un air incertain. Je dis quelque chose à propos de l’appartement qu’elle venait de louer, et elle fit un commentaire sur son emploi du temps surchargé. Un silence pesant s’ensuivit.
— J’aurais dû prendre de tes nouvelles plus tôt, déclarai-je enfin.
— Tu avais trop de travail.
Je chassai l’objection d’un geste.
— Ce n’est pas pour ça.
— Non, t’as raison.
— Je ne savais pas par où commencer.
— Miranda…
— Tu m’avais dit quelque chose… Tu sais, le jour où Brendan est parti. Tu disais que c’était déjà foutu avant, qu’il avait juste donné le coup de grâce et que tout s’était écroulé. Quelque chose comme ça.
— Je ne m’en souviens pas.
— Naturellement. Je ne sais pas pourquoi ça m’a frappée, peut-être à cause de mon métier – l’image de Brendan ne laissant que des ruines derrière lui, sans doute. C’est ce qu’il nous a fait.
— Ne pense plus à lui, Miranda. Oublie-le.
— Quoi ? m’exclamai-je.
— C’est ce que j’ai fait. Il m’est sorti de la tête. Je ne veux plus jamais penser à lui.
J’étais abasourdie.
— Mais tout ce qui s’est passé…, bégayai-je. Entre toi et moi, la famille, Troy…
— Ça n’a rien à voir.
— Et Laura.
— Tu crois que je n’en ai pas souffert ?
— Si, bien sûr.
— Tu penses que ça m’a réjouie d’apprendre sa mort ? Que j’ai pris ça comme une sorte de revanche ?
— Non, bien sûr.
— Et pourtant. Je la détestais tellement, je souhaitais qu’il lui arrive un malheur, et quand elle a eu son accident, après un instant de triomphe je me suis sentie coupable, comme si c’était de ma faute.
Elle eut un regard farouche, puis la tristesse reprit le dessus.
— Après, je me suis dit : bof, qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? J’ai décidé de tout oublier.
— Tu ne veux pas en parler ?
— Je veux aller de l’avant.
— Tu ne veux pas y penser ? Comprendre ce qui s’est passé ?
— Comprendre ? fit-elle, incrédule. Notre frère s’est suicidé, mon fiancé m’a larguée…
— Mais…
— Je ne suis pas en train de te dire que ça ne m’a rien fait. Mais c’était une affaire banale, après tout. Je ne vois pas à quoi ça m’avancerait d’en parler.
J’en restai coite. La tempête d’émotions, de haine, de désespoir qui avait secoué notre famille s’était calmée. Il ne restait plus qu’une mare d’eau morte.
— Et nous ? demandai-je enfin.
— Quoi, nous ?
— Nous, toi et moi, les deux sœurs.
— Eh bien ?
— Tu me détestais.
— C’est faux, assura-t-elle.
— Tu me tenais pour responsable.
— Un peu, c’est vrai.
Elle vida sa tasse.
— C’est du passé, Miranda. Comment vas-tu ? Tu as l’air un peu…
Elle n’osa pas terminer.
— Ça n’a pas été fort ces derniers temps.
— C’est normal.
Je ne pouvais pas en rester là.
— Oh, Kerry… J’aimerais tant qu’on se raccommode.
Je m’aperçus que je parlais comme une gamine qui quémande un baiser.
— Je pensais qu’il y avait des choses à tirer au clair.
— Tout est clair pour moi.
— J’espère que tu as compris maintenant que je n’ai jamais été amoureuse de Brendan. Jamais ! Je l’ai quitté et…
— Je t’en prie, Miranda, coupa-t-elle, dégoûtée. Oublions ça.
— Non, écoute, je veux juste que tu comprennes que je n’ai jamais essayé de briser votre liaison. Je voulais que tu sois heureuse. Je te jure. C’est lui qui était…
M’apercevant que je m’embourbais, je laissai la phrase en suspens.
— T’as raison, ça n’a plus d’importance, maintenant. C’est du passé. Il est sorti de nos vies. En réalité, je voulais juste savoir si tu allais bien. Si nous étions réconciliées. Ça serait injuste si nous le laissions nous séparer.
— Je sais, admit Kerry d’une petite voix.
Elle se pencha vers moi et pour la première fois son visage perdit son aspect lisse.
— Il y a quelque chose que je devrais te dire.
— Quoi ? m’étonnai-je.
— Je suis un peu mal à l’aise. Après Troy et…, tu sais bien, je croyais que je ne serais plus jamais heureuse. Et c’est arrivé si vite.
Elle rougit.
— J’ai rencontré quelqu’un.
— Tu veux dire que…
— Un type bien. Un peu plus âgé que moi, et je crois qu’il tient beaucoup à moi.
Je posai mes mains sur les siennes.
— Je suis vraiment très contente, Kerry, fis-je avec chaleur. Je ne le connais pas, j’espère ?
Mon ironie stupide tomba à plat.
— Non. Il est directeur adjoint d’un hôpital. Il s’appelle Laurence. Il faudra que tu le rencontres.
— Super !
— Il est au courant de tout…
— Bien sûr.
— Et il est très différent de…, tu sais…
— Tant mieux. Génial.
— Papa et maman le trouvent sympathique.
— Parfait. Je suis sincèrement contente pour toi.
— Merci.
*
* *
J’achetai un gros bouquet de tulipes, de jonquilles et d’iris, et sautai dans un bus qui s’arrêtait à quelques centaines de mètres de chez mes parents. Les échafaudages avaient enfin disparu et la porte d’entrée avait été repeinte en bleu foncé laqué. Je frappai et attendis en tendant l’oreille : je savais qu’ils étaient là. Ils ne bougeaient plus depuis quelque temps. Ils travaillaient, puis ma mère regardait la télévision tandis que mon père passait des heures dans le jardin à arracher les mauvaises herbes ou à clouer des nids aux arbres fruitiers pour les oiseaux.
Pas de réponse. Je fis le tour de la maison, et plaquai mon nez contre la fenêtre de la cuisine. À l’intérieur, tout était neuf : surfaces en acier inoxydable, murs blancs, spots au plafond. La tasse préférée de papa traînait sur la table, à côté d’une assiette avec des pelures d’orange et d’un journal plié. Je l’imaginais en train de la peler, de la diviser en tranches qu’il mangeait ensuite lentement, une par une, entre deux gorgées de café, tout en jetant des coups d’œil sur le journal. Rien n’avait changé et tout était différent.
Comme j’avais encore la clé, j’ouvris la porte de derrière. Dans la cuisine, je trouvai un vase que je remplis d’eau afin d’y tremper les fleurs. Il restait deux quartiers d’orange sur la table, que je mangeai sans réfléchir en contemplant le jardin qui servait encore de décharge quelques mois plus tôt, mais désormais bien entretenu. J’entendis des pas dans l’escalier.
— Qui est là ?
C’était la voix de ma mère.
— Qui est là ? répéta-t-elle depuis le couloir. Qui est-ce ?
— Maman ? C’est moi.
— Miranda ?
Ma mère était en robe de chambre, les cheveux gras, le visage bouffi de sommeil.
— Tu es malade ? m’inquiétai-je.
— Malade ?
Elle se frotta la figure.
— Non. Juste un peu fatiguée. Derek est sorti acheter de la ficelle pour le jardin, et j’ai fait une petite sieste avant le déjeuner.
— Je te réveille ? Désolée.
— Ce n’est pas grave.
— Je t’ai apporté des fleurs.
— Merci.
Elle jeta un coup d’œil machinal sur le vase.
— Tu veux que je prépare du café, ou du thé ?
— Bonne idée.
Elle s’assit sur le bord d’une chaise.
— Qu’est-ce que tu préfères ?
— Quoi ?
— Du café ou du thé ?
— Comme tu voudras, ça m’est égal.
— Ça sera du café, alors. Après, on ira se promener.
— Je ne peux pas, Miranda. J’ai… euh… des choses à faire.
— Maman…
— J’ai trop de peine. Il n’y a qu’en dormant que je peux oublier. Je lui pris la main et la portai à mon visage.
— Je ferais n’importe quoi, dis-je, n’importe quoi pour que ça aille mieux.
Elle haussa les épaules. Derrière nous, la bouilloire siffla.
— C’est trop tard, soupira-t-elle.
*
* *
— Je l’aimais, soupira Tony.
Il en était à sa troisième bière et sa voix s’empâtait. Tout en lui avait sombré – ses joues étaient flasques et mal rasées, ses cheveux gras tombaient sur son col, sa chemise avait des taches de café sur le devant et ses ongles étaient trop longs.
— Je l’aimais, répéta-t-il.
— Je sais.
— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Ne regarde pas les choses sous cet angle, conseillai-je faiblement.
— Je n’arrivais pas à le lui dire, mais elle savait que je l’aimais.
— Je crois…, commençai-je.
— Et après…
Il vida sa troisième bière.
— Et après, quand elle est partie sans prévenir, en laissant juste un mot sur la table, j’ai souhaité sa mort, et c’est arrivé.
— Ça n’a rien à voir, sauf dans ta tête.
— Ton fumier de Brendan. Il l’a séduite, il lui a promis des tas de choses.
— Il lui a promis quoi ?
— Tu sais bien… L’amour fou, le mariage, les enfants. Tout ce pourquoi on se disputait ces derniers mois.
— Ah ! fis-je.
— J’aurais fini par accepter. Elle aurait dû le savoir.
Je bus mon vin sans répondre. Je pensais à Laura, à son rire, sa tête renversée, sa bouche ouverte, ses dents étincelantes, et ses yeux noirs pétillants de vie.
— Maintenant, elle est morte.
— Oui.
*
* *
Le dimanche, j’allai de nouveau courir. Dix kilomètres dans la brume et le crachin. Je pris un café avec Caria, qui avait connu Laura et elle passa une heure à déclamer avec un plaisir trouble qu’elle était horrifiée par sa mort.
Je travaillai sur les comptes de la société. Je ne tenais pas en place, je ne savais pas quoi faire de mon temps. Je ne souhaitais voir personne, mais je ne voulais pas rester seule non plus. Je triai les vieux courriers, jetai des vêtements que je ne portais plus depuis un an, épluchai mes courriels et en effaçai une bonne partie.
Je finis par téléphoner à Bill pour lui dire que j’aimerais lui parler. Il ne me demanda pas si ça ne pouvait pas attendre le lendemain, rétorqua juste qu’il était à Twickenham et qu’il serait de retour à six heures. Nous prîmes rendez-vous dans un bar près de King’s Cross, autrefois un véritable bouge devenu un café branché qui servait des cocktails, du thé glacé et du café au lait.
Je pris un bain, échangeai le pantalon négligé que j’attachais avec une ficelle pour un jean, enfilai une chemise blanche. J’étais en avance d’un quart d’heure. Quand il arriva, il déposa un baiser sur ma tête et s’assit face à moi. Il commanda un jus de tomate avec du Tabasco et moi un bloody mary pour me donner du courage. Nous trinquâmes. Je commençai par lui demander comment s’était passée sa semaine, mais il m’arrêta d’un geste.
— Qu’est-ce que tu voulais me dire, Miranda ?
— Je ne veux plus travailler pour toi.
Il parut réfléchir, but une gorgée de jus de tomate et reposa son verre.
— Ça me semble une excellente idée, répondit-il enfin.
— Quoi ?
Il me regarda avec une telle tendresse que j’eus du mal à refréner mes larmes.
— Je rassemblais tout mon courage pour te l’annoncer et tout ce que tu trouves à dire, c’est que c’est une excellente idée !
— Je le pense.
— Tu ne me supplies pas de rester ?
— Tu as besoin d’un nouveau départ.
— C’est aussi mon avis.
— De te détacher de la famille.
— Tu n’es pas ma famille.
— Merci.
— Non, je disais ça comme un compliment.
— Je sais.
— J’ai l’impression que ma vie est dans une pagaille épouvantable, j’ai besoin de m’en arracher.
— Que comptes-tu faire ?
— Trouver un job dans une société de décoration d’intérieur, un truc comme ça. J’ai assez de contacts, maintenant. Tu veux que je te donne un préavis de trois mois ? Et tu accepteras de me donner des références ?
— Je connais Miranda depuis sa naissance… Quelque chose comme ça ?
— Si tu veux.
Mal à l’aise, je jouai avec le verre.
— Ne me fais pas la grande scène d’adieu, Miranda. On se reverra. C’est pas comme si tu quittais Londres.
— J’y ai pensé.
— Quoi ? Pour aller où ?
— Je ne sais pas.
— Oh ! fit-il en levant son verre. Bonne chance. J’ai toujours été partisan de couper les ponts.
— Je sais. Bill ?
— Oui.
— Je n’étais pas amoureuse de Brendan. Ce n’est pas ce qu’on croit.
— Il ne m’a jamais plu, déclara Bill en haussant les épaules. Ah, sa façon de me serrer le bras quand il me parlait et de répéter mon nom tous les trois mots !
— Alors, tu me crois ?
— Dans l’ensemble, dit-il avec un demi-sourire, plus ou moins.
— Merci.
J’avais de nouveau les larmes aux yeux. Je débordais de gratitude.
— Je crois que je vais prendre un autre bloody mary.
— Bon, je rentre. Bois tant que tu veux, mais n’oublie pas que nous commençons les travaux dans une nouvelle maison à huit heures demain matin.
— J’y serai. À huit heures pile.
Il se leva, déposa de nouveau un baiser sur ma tête.
— Prends bien soin de toi, Miranda.