CHAPITRE 24

— Quoi ? fit Kerry, furibarde. Quelle corde ?

— Seigneur ! s’exclama Brendan. Regarde-toi !

— Quelle corde ? répéta Kerry.

Elle s’avança d’un pas, de sorte qu’elle me toisait de toute sa hauteur, écarlate, les mains sur les hanches. On aurait dit que sa réserve naturelle, son angoisse et sa timidité avaient été balayées par le chagrin et la colère. Je la sentais presque bouillir. Je me relevai et restai plantée au milieu des vêtements de Brendan.

— Je ne sais pas, bafouillai-je. Je pensais que…

— Tu fouillais les affaires de Brendan ! Bon Dieu, qu’est-ce qui t’a pris ?

— Je rangeais chez moi…, commençai-je.

— Et ?

— Si j’ai bien compris, dit Brendan, tu fouillais mes affaires…

Il donna un coup de pied dans les vêtements qui s’éparpillèrent par terre.

— … pour trouver une corde, c’est ça ?

— J’étais juste désorientée, répondis-je dans un murmure.

— Désorientée ? s’esclaffa Kerry. Tu te rends compte que notre frère a été enterré hier ? Et tu débarques ici, tu fais le trajet exprès pour fouiller dans la valise de Brendan…

— Je ferais mieux de partir, avançai-je.

Brendan me barra le chemin.

— Non, Mirrie, pas tout de suite.

— Laisse-moi passer.

— Tu n’iras nulle part tant que nous n’aurons pas tiré les choses au clair.

— On est tous à bout de nerfs.

— À bout de nerfs ! glapit Kerry.

Pour quelqu’un d’aussi menu, elle avait un cri retentissant.

— À bout de nerfs, mon œil !

— Que se passe-t-il ? lança mon père depuis le seuil.

— Rien, assurai-je vainement.

— Je vais te dire ce qui se passe, intervint Kerry. Elle – en pointant un doigt vers moi – fouillait dans la valise de Brendan.

— Miranda ? fit mon père.

— Elle cherchait une corde, précisa Brendan.

— Une corde ?

— Oui, c’est ce qu’elle dit.

Brendan s’accroupit pour remettre ses vêtements dans la valise.

— Je ferais mieux de partir, suggérai-je.

— Tu ferais mieux de t’expliquer, oui ! rugit mon père avec une pointe de dégoût.

Il se frotta la figure et chercha un endroit où s’asseoir.

— J’essayais juste de mettre de l’ordre, commençai-je avant de m’arrêter net.

— La corde, insista Brendan. Tu fouillais mes affaires en douce pour chercher une corde ?

Je ne savais pas quoi répondre.

— Quelle corde ? demanda ma mère en entrant dans la chambre à son tour.

Je me laissai tomber sur le lit et enfouis la tête dans mes mains, à l’image d’un enfant s’efforçant d’empêcher la réalité du monde extérieur de l’atteindre. À grand renfort de cris outragés, Kerry expliqua à ma mère ce qu’elle m’avait surprise en train de faire ; je fixai la moquette et les pieds de la commode entre mes doigts écartés, essayant d’assourdir les mots.

— Je ne te comprends plus, soupira ma mère d’un ton morne lorsque Kerry en eut terminé.

— Je t’en prie, suppliai-je. J’ai de la peine. On a tous de la peine.

— J’aimerais bien savoir de quelle corde il s’agit, renchérit Brendan. Quand tu parles de corde, on est forcés de penser à une corde bien précise. Hein ?

Un horrible silence s’abattit sur la pièce.

— C’est celle-là que tu veux dire ? Hein ? Le reste de cette corde-là ? Hein ?

— Je ne veux rien dire.

— Et pourtant, tu as fait tout ce chemin pour la chercher.

— Tais-toi ! m’exclamai-je en relevant la tête. Tais-toi, tais-toi, tais-toi ! J’ai l’impression d’être au tribunal, et tout ce que je peux dire se retourne contre moi. Ne me regardez pas comme ça !

— Pourquoi croyais-tu la trouver ici ? Hein ? Dans mes affaires ? Tu essaies de nous dire quelque chose ?

— Non, répondis-je dans un souffle.

— C’est évident, intervint Kerry. Elle est obsédée par Brendan. Elle l’a toujours été. Je refusais de le voir, j’essayais de me dire que ça n’avait pas d’importance. Je voulais être généreuse. Je croyais que ça lui passerait. Elle revenait sans cesse sur leur liaison, elle ne voulait pas se conduire correctement avec lui, elle était toujours amère, odieuse, ou au contraire trop amicale, mais je ne disais rien. Elle s’est même déshabillée devant lui dans la salle de bains, vous imaginez ! Et j’étais là, dans le salon, j’essayais d’être gentille avec elle !

— Ne parle pas de moi à la troisième personne ! m’énervai-je. Je suis là !

Kerry couvrit ma voix de ses cris. Tout ce qu’elle avait refoulé resurgit avec haine.

— Quand on pense qu’elle a même inondé la salle de bains et qu’elle a accusé Brendan de l’avoir fait ! Et qu’elle est allée relancer des amis à lui, sale espionne ! Et moi, bonne poire, je croyais que ça s’arrangerait. Tu parles ! Et ne crois pas qu’on ne comprend pas. Ce n’est pas seulement Brendan, c’est parce que c’est moi, sa sœur aînée. Elle a toujours été jalouse de moi. Elle a toujours voulu tout détruire, comme avec Mike. Et maintenant, regardez-la ! Regardez !

Elle me montra de nouveau du doigt.

— Troy est mort. Il s’est suicidé. Notre frère chéri s’est pendu chez elle. On l’a enterré hier. Vous croyez que ça l’arrête ? Non. Non, même pas ! Le lendemain, le lendemain matin, elle débarque ici pour fureter, semer la merde. Même la mort de Troy ne l’arrête pas !

Elle fondit en larmes. Son corps fut secoué de sanglots. Brendan vint la prendre par la taille.

— Ce n’est pas toi, Kerry, la rassura-t-il d’une voix douce. Tu ne vois donc pas ? Quand tu parles d’obsession, tu as sans doute raison. J’ai bien réfléchi et je m’en veux de n’avoir rien fait. C’est du harcèlement. Si elle n’était pas de la famille, je porterais plainte, je demanderais la protection de la police. J’ai lu des trucs sur le sujet, je crois même que ça porte un nom, je ne sais plus lequel. Je suis sûr que c’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas s’en empêcher.

— Non ! protestai-je. Ne dis pas ça !

— Miranda, déclara ma mère de sa voix morne. Il faut qu’on parle de certaines choses qu’on s’efforçait d’éviter. Je ne voulais pas me l’avouer, mais maintenant que Troy est mort, il est temps d’aller au fond des choses. Tu devrais consulter un psy.

— Tu ne comprends pas, répondis-je. Personne ne comprend.

Je me tournai vers mon père.

— Toi aussi, tu crois que je suis obsédée ?

— Je ne sais plus quoi penser, avoua-t-il. Mais je sais une chose.

— Laquelle ?

— Tu vas commencer par présenter tes excuses à Brendan. Ce n’est pas parce qu’on vient de connaître un drame que tu as le droit de manquer de correction.

— Mais je…

— Je ne veux pas le savoir ! Excuse-toi. Tu m’entends ? Excuse-toi tout de suite, c’est la moindre des choses.

Il semblait accablé. Ma mère avait les yeux vides. Je portai mon regard vers Brendan. Il me fixait, attendant. Je serrai les poings et enfonçai mes ongles dans mes paumes.

— Je m’excuse, marmonnai-je.

Il inclina légèrement la tête.

— Je suis désolé pour toi, Mirrie. Tu me fais pitié.

— Puis-je m’en aller, maintenant ? demandai-je.

Nous descendîmes tous en silence. Kerry sanglotait encore. Je m’arrêtai à la porte d’entrée.

— J’ai laissé mon sac là-haut, expliquai-je. Je monte le chercher et je m’en vais aussitôt.

Je grimpai les marches quatre à quatre malgré les coups de couteau qui me labouraient le crâne, j’entrai dans la chambre de Kerry et de Brendan, m’agenouillai devant la commode et passai la main en dessous, à l’endroit que j’avais observé tout à l’heure depuis le lit. J’en tirai un rouleau de corde verte.