CHAPITRE 16
— Je croyais que tu allais mieux. Je croyais que les choses reprenaient leur cours normal.
Ma mère arpentait la pièce de long en large, son chignon défait, des mèches de cheveux qui lui tombaient sur les yeux et son pull de guingois.
— Mieux, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Troy. Et c’est quoi, normal ? Personne n’est normal.
Il était assis sur le canapé où je l’avais trouvé la veille, dans la même position avachie, comme s’il ne lui restait plus de squelette pour le soutenir.
— Oh, pour l’amour de Dieu ! fulmina ma mère.
— Calme toi, chérie, intervint mon père, debout le dos contre la fenêtre.
Il était rentré en catastrophe de Sheffield et portait encore son costume. Il n’avait pas eu le temps de se raser et sa cravate était dénouée. Ce n’était pas encore la dépression nerveuse, mais ça lui donnait l’air négligé.
— Me calmer ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Chaque fois que ça va mal, c’est la même rengaine. Tu ferais mieux de nous faire du thé bien chaud.
— Marcia…
— J’en ai marre d’être la seule adulte responsable, chacun son tour !
Je coulai un regard vers Troy. Le soleil qui entrait par la fenêtre frappait ses cheveux soyeux ; il avait l’air tranquille. Sentant mon regard, il leva la tête, haussa les sourcils et m’adressa un petit sourire.
— Je boirais bien une tasse de thé, dit-il. Et j’ai faim. J’ai rien mangé de la journée.
Je me levai.
— J’irai chercher quelque chose dans une minute, annonçai-je. Toasts au fromage pour tout le monde ?
— Dieu merci, Brendan était là, soupira ma mère avec ferveur.
Je tiquai. J’avais été là, moi aussi, non ?
— S’il ne l’avait pas trouvé…
— Je suis dans la même pièce que toi, maman, intervint Troy. Tu peux me parler.
— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Ça n’a rien à voir avec toi. Troy a raison, dit mon père. On n’avancera pas si tu ramènes ta culpabilité à tout propos. Il ne s’agit pas de toi, mais de Troy.
Ma mère ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa. Elle s’assit à côté de Troy et lui prit la main.
— Je sais, répondit-elle, je m’inquiète trop. Je n’arrête pas de penser…
Elle n’alla pas plus loin.
— C’est pas comme si j’avais voulu me suicider ou un truc comme ça, marmonna Troy.
— Alors, c’était quoi ? l’interrogea mon père. Tu sèches tes cours, tu erres on ne sait où.
Troy haussa les épaules.
— Je voulais qu’on me fiche la paix, finit-il par dire. J’en ai marre qu’on soit toujours sur mon dos. Qu’on me demande comment je vais.
— C’est de moi que tu parles ? fit ma mère. C’est moi qui suis toujours sur ton dos. J’essaie de ne pas intervenir, mais c’est plus fort que moi. J’aimerais tellement t’aider à repartir du bon pied, à faire en sorte que ça s’arrange.
— Tu devrais me faire confiance.
— Comment te faire confiance ? demanda mon père. Tu sèches tes cours, tu nous mens.
— C’est moi que ça regarde, se rebella Troy. J’ai dix-sept ans. Si je veux sécher, je sèche. Si je fais des conneries, je fais des conneries. C’est moi qui paierai, pas vous. Vous me traitez encore comme un enfant.
— Oh ! gémit ma mère.
— Si tu veux qu’on te traite comme un adulte, reprit mon père, conduis-toi comme un adulte.
Il se frotta le front, puis ajouta :
— C’est parce qu’on t’aime, Troy.
Mon père ne disait jamais ce genre de chose.
— Je vais préparer les toasts, annonçai-je, battant en retraite dans la cuisine à moitié démolie.
*
* *
Lorsque je reparus, portant un plateau avec quatre grandes tasses de thé et des toasts débordant de fromage fondu, ma mère avait les yeux rougis d’avoir pleuré.
— Troy nous a dit qu’il aimerait habiter chez toi quelque temps, déclara-t-elle.
— Ah ! fis-je. J’aimerais beaucoup, Troy, ça serait sympa. Le truc, c’est que je ne vis pas chez moi en ce moment. C’est Brendan et Kerry qui y sont.
— Ça sera pas pour longtemps, insista Troy. Je peux rester avec eux une semaine ou deux, en attendant ton retour. D’accord ?
— Tu sais bien que j’aimerais que tu viennes habiter avec moi, mais ça ne peut pas attendre un peu ?
— Pourquoi ?
Je le dévisageai d’un air désarmé.
— Tu es sûr que ça ira avec Brendan et Kerry ?
— Ils me tanneront autant que maman. Je préfère avec toi.
— Eh bien, attends un peu.
— Il faut que ça soit tout de suite.
— Je passerai te voir, promis-je. Appelle-moi si t’as besoin de quoi que ce soit. D’accord ?
— D’accord.
*
* *
Le lendemain, je pris quelques heures de congé pour emmener Troy à l’Aquarium. Nous y restâmes deux heures, le nez collé aux vitres. Troy adorait les poissons tropicaux aux couleurs éclatantes, mais mes préférés étaient les grands poissons plats avec leur tête cousue à l’envers. Ils avaient un air amical, perplexe, lorsqu’ils flottaient en ondulant. Je conduisis ensuite Troy chez mes parents afin qu’il fasse ses bagages. Brendan et Kerry devaient passer le prendre plus tard. Je l’embrassai bien fort.
— Je viendrai te voir très bientôt, assurai-je. Dans un jour ou deux.
*
* *
Il ne se passait pas une heure sans que je m’aperçoive que j’avais oublié des affaires. Je dus me trimballer avec un stylo et une feuille de papier pour en dresser une liste. Je pouvais certes acheter des petites culottes, mais pas tout ce qui me manquait. Trois T-shirts, ma pince à ongles, ma crème hydratante, un bonnet en laine, mon carnet de chèques, un plan de Londres. C’était ridicule ! Le lendemain, en sortant du travail, je me rendis donc chez moi avec ma liste. Je trouvai Brendan et Troy en train de jouer aux cartes dans le salon. Ils me dévisagèrent avec surprise. Brendan dit quelque chose que je ne compris pas à cause de la musique. J’allai baisser le son.
— On n’entend plus rien, protesta Troy. À moins de coller un stéthoscope contre le haut-parleur !
— Je suis juste venue faire un saut pour prendre des affaires, expliquai-je.
— Pas de problème, déclara Brendan. Vas-y.
Que Brendan m’accorde son autorisation me donna envie de lui verser une casserole d’eau bouillante sur la tête. Je restai un instant interdite.
— Comment ça va, Troy ? demandai-je enfin.
— On va bien, hein, Troy ? répondit Brendan.
Mon frère me sourit d’un air interrogateur.
J’allai dans ma chambre. Naturellement, c’était là que Troy dormait et il ne lui avait fallu qu’une journée pour la transformer en chantier. Le lit n’était pas fait, des vêtements traînaient par terre avec des livres ouverts, et une drôle d’odeur flottait dans la pièce. Je fis le plus vite possible. Je fourrai deux, trois trucs dans le sac que j’avais apporté. Je fermai la porte sans bruit, et cherchai sur mes étagères le livre où j’avais caché l’argent. En le comptant, mon sang ne fit qu’un tour. Soixante livres. Je recomptai. Soixante ! Pourquoi n’avait-il pas tout volé ? À quel jeu jouait-il ? Je rangeai les billets dans mon portefeuille et retournai au salon.
— J’avais de l’argent dans ma chambre, dis-je.
Brendan me regarda d’un air épanoui.
— Oui ?
— Il en manque. Quelqu’un m’en a emprunté ?
— Pas moi, fit Brendan. Il était où ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Tu l’as peut-être perdu, ou il a glissé derrière je ne sais quoi.
— Peu importe. Ah, je ne trouve pas mes Tampax non plus.
— Ça doit être Kerry. Elle a ses règles.
— Kerry ?
— Oui, en ce moment, on n’a que des relations anales.
J’en crus à peine mes oreilles. Je sentis une bile acide refluer dans ma gorge.
— Quoi ? suffoquai-je.
— Je plaisantais, dit Brendan en souriant à Troy, qui semblait pétrifié. Miranda adore quand je la taquine. C’est ce que je crois, en tout cas. À toi de donner.
*
* *
Je repassai tout dans ma tête et essayai de l’expliquer à Nick. Je lui parlai du bout de papier dans ma porte et de l’endroit où je l’avais retrouvé le lendemain. Nous étions dans un bar à vin de Tottenham Court Road, tout près de chez moi.
— Bon, fis-je, d’accord, c’est compliqué. Tu sais, dans les films, quand le type coince un bout de papier dans la porte et qu’il le retrouve par terre, il sait que quelqu’un est entré.
— Oui, répondit Nick, j’ai vu ça dans L’Arnaque. Robert Redford utilise le truc parce qu’il a des gangsters au cul.
— Ah bon ? Moi j’ai vu ça à la télé il y a des années. Je ne me souviens pas de L’Arnaque. Pour les films, ma mémoire est une véritable passoire.
Je bus une gorgée de vin. J’avais l’impression de boire bien plus que Nick. Il était calme, sobre, j’étais agitée, je parlais tout le temps et je buvais trop.
— Le plus pénible, c’était que le bout de papier était toujours là, mais un peu plus haut. Tu vois l’embrouille ?
— Non.
Je commençais à m’empêtrer dans mes explications. Il fallait absolument que j’arrête d’y penser. J’avais le cerveau en bouillie.
— Le truc, m’efforçai-je d’expliquer, c’est que, en général, personne ne remarque le bout de papier. Peut-être que cinq pour cent seulement le repèrent et s’arrangent pour le remettre à la même place en partant afin de masquer leur intrusion. Et sur ce nombre, cinq pour cent – des Machiavel – ne le remettent pas au même endroit, exprès. Pour montrer qu’ils ont éventé le piège. Tu saisis ?
— Pas vraiment.
Je voyais bien qu’il m’écoutait d’une oreille distraite et qu’il s’impatientait, mais je n’arrivais pas à changer de sujet. Je ne voulais pas ! D’une certaine manière, j’avais envie de le tester. Quand on aime quelqu’un, on se moque qu’il ou elle soit parfois obsédé par une question. On se moque même qu’il ou elle soit parfois ennuyeux. Peut-être essayais-je de mesurer son degré de tolérance à mon égard.
— Brendan joue avec moi, insistai-je. Il a remis le bout de papier un peu plus haut pour que je sache qu’il savait, pour me montrer qu’il se fichait que je sache qu’il était entré dans ma chambre.
Je bus une autre gorgée de vin.
— C’est comme s’il m’avait envoyé un message disant : « Je sais que tu me soupçonnes ; je veux te montrer que je le sais ; je veux aussi te montrer que je m’en fous. Je suis bien entré dans ta chambre, et tu ne sais pas ce que j’ai été y faire. » Autre chose, j’avais caché soixante-quinze livres dans un bouquin.
— Tu ne peux pas tirer de l’argent au distributeur comme tout le monde ?
— Non. Les distributeurs sont trop souvent à court de billets. Il vaut mieux en avoir une réserve dans un coin. Bon, un voleur normal aurait pris tout l’argent. Mais Brendan n’a volé que quinze livres. C’est sa manière de me harceler, il veut s’introduire dans mes pensées.
— Dans tes pensées ?
— Résultat, il a réussi à habiter chez moi, et je suis obligée de me soûler pour l’oublier.
Il y eut un long silence. J’avais l’impression d’être comme un comique racontant une histoire qui ne fait rire personne, un bide absolu.
— Ça ne peut pas continuer, déclara enfin Nick.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Hélas, je le savais.
— Tu veux que je sois franc ?
— Surtout pas, répondis-je.
Quand on demande ça, c’est qu’on a l’intention de sortir une vacherie.
— Tu sais ce que je pense ?
— Non.
— D’ailleurs, je ne pense pas, j’en suis sûr. Tu es encore amoureuse de Brendan.
— Quoi ? m’écriai-je.
Je m’étais attendue à tout sauf à ça.
— Il t’obsède. Tu ne parles que de lui.
— Bien sûr qu’il m’obsède. C’est comme si j’avais un parasite qui s’insinuait en moi, qui me tourmentait.
— C’est bien ce que je voulais dire. Ça a été très chouette, Miranda.
— Oui, fis-je d’une voix terne. Ça a été.
Il finit par boire une gorgée de vin, lui aussi.
— Désolé, dit-il.
J’aurais voulu hurler, le frapper. Mais je me contentai de sortir un billet de vingt livres que je posai sur la table. Puis je me penchai, en m’efforçant de ne pas perdre l’équilibre, pour l’embrasser.
— Adieu, Nick. On ne s’est pas rencontrés au bon moment.
Je me dirigeai vers la porte d’un pas incertain. Encore une sortie précipitée. J’avais prévu de passer la nuit chez Nick. C’était ce que j’avais promis à Laura. Encore une promesse en l’air.