CHAPITRE 17
Le lendemain, je paressai quelque temps sur le canapé-lit de Laura avant de me forcer à me lever et à affronter la journée. Dehors, il faisait encore à moitié nuit et le vent soufflait. J’avais froid, j’étais fatiguée, j’avais besoin de me laver les cheveux, ma langue était épaisse et râpeuse comme du papier de verre. Oublié le jogging depuis des jours, je ressentais une certaine raideur des articulations. Je fermai les yeux, écoutant les murmures sympathiques provenant de la chambre de Laura comme si je glissais inexorablement dans un gouffre. Chaque fois que je me raccrochais à une prise, elle cédait sous mon poids.
Je devais retourner pour la énième fois à la maison de Hampstead afin de repeindre un mur rouge en vert, passer ensuite prendre Kerry à l’heure du déjeuner pour visiter un autre appartement trop cher. Et m’obliger à rentrer chez Laura et Tony le plus tard possible afin que ma présence ne les agace pas trop. Je poussai un profond soupir et, avec un effort surhumain, rejetai le duvet et me levai.
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* *
J’arrivai légèrement en avance à l’agence de voyages où Kerry travaillait, poussai la porte d’un coup d’épaule, contente d’être à l’abri des rafales de vent glaciales. Malcolm, son patron, essayait de persuader un obèse en costume criard que l’Égypte était un endroit sûr, et deux clients feuilletaient des brochures près du présentoir, admirant les photos de jeunes gens blonds au sourire éclatant qui prenaient des bains de soleil au bord d’une eau bleu turquoise. Kerry discutait à l’autre bout de la salle avec un homme en long pardessus qui me tournait le dos. Je le reconnus tout de suite et m’arrêtai net à quelques pas. C’était Brendan.
— Je suis déjà à découvert, disait Kerry d’une voix plaintive.
— Quarante livres, c’est pas la mer à boire.
— Mais…
— Kerry, susurra Brendan d’une voix suave qui m’arracha un frisson, tu ne peux pas me refuser ça ! Après tout ce que j’ai fait !
— La question n’est pas là, Bren…
Elle fouilla dans son sac.
— Non ? Je suis vraiment surpris, Kerry, et déçu.
— Ne dis pas ça. Tiens, c’est tout ce que j’ai.
— Non, je ne peux pas. Plus maintenant.
— Prends-les, Bren, supplia-t-elle en lui tendant plusieurs billets.
S’apercevant de ma présence, elle rougit et détourna vivement les yeux.
— Je ne sais pas ce que tu as, mais t’as l’air lessivé aujourd’hui, ironisa Brendan en empochant l’argent. Mmmh ?
Kerry tressaillit comme s’il l’avait giflée. Elle porta la main à sa figure pour cacher son désarroi.
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Une heure plus tard, je prenais un café avec Kerry dans un petit bistro ringard de Finsbury Park.
— Ce manteau te va très bien, dis-je.
— Tu trouves ?
Elle joua machinalement avec son col.
— Ça ne me donne pas un teint terreux ?
— On est en novembre, Kerry, on est tous un peu pâlots. Non, je t’assure, ça te va bien.
Je lui parlais du ton enjoué qu’on réserve d’habitude aux convalescents.
— Merci, répondit-elle avec une humilité qui me donna envie de la secouer.
— Enfin, tu pars bientôt en lune de miel, te faire bronzer… Où déjà ? Aux Fidji ?
— Oui, fit Kerry en se forçant à sourire.
— Génial !
Il y eut un silence que je meublai en faisant mine de boire le marc de ma tasse vide.
— Brendan sait ce qu’il va faire ?
— Comme travail ?
— Oui.
— Il dit que son job est de remettre Troy d’aplomb.
— C’est vraiment une très mauvaise idée, Kerry.
— Je ne sais pas, dit-elle sans conviction.
— Troy a envie qu’on lui fiche la paix. C’est pour ça qu’il part de chez nos parents.
— Je sais.
Elle se mordit la lèvre.
— Je l’ai plus ou moins fait comprendre à Brendan.
— Et tous les deux, ça va ?
— Bien sûr, lança-t-elle d’un ton sec. Pourquoi ça n’irait pas ?
— Je trouve qu’il devrait davantage penser à vous deux. Qu’est-ce qu’il faisait avant ?
— Oh, des tas de choses, en réalité.
Elle se rongea un ongle.
— Il a étudié la psychologie, a occupé ensuite un poste dans ce domaine, mais ça n’a pas marché. Il est trop indépendant. Il s’était lancé dans plusieurs projets. Il aime prendre des risques. Et il a voyagé, naturellement.
— Naturellement. Je vois.
J’essayais de me souvenir de ce qu’il m’avait dit. Et un nom me revint à l’esprit, un nom qu’il avait glissé dans une conversation au barbecue, chez mes parents. Vermont. C’était ça, Harry Vermont et la start-up. Après le départ de Kerry, je sortis mon portable et téléphonai aux renseignements.
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* *
Le lendemain matin à huit heures et demie, j'étais assise dans un vaste bureau aux immenses baies vitrées qui auraient ouvert sur la Tamise si elles avaient été de l'autre côté de l'immeuble. Mais elles donnaient sur un HLM aux portes et aux fenêtres murées – si l'on peut qualifier de murs les plaques de métal qui les obstruaient. Harry Vermont m'offrit un café, mais comme nous étions tous les deux pressés, nous ne perdîmes pas de temps en politesses. Je lui annonçai que je connaissais Brendan Block.
— Vraiment ?
— Vous aviez lancé une start-up avec lui, paraît-il.
— Pardon ?
— J’aimerais savoir quel genre de travail vous avez fait ensemble.
Il prit une cigarette dans le paquet qui traînait sur son bureau, l’alluma et tira une bouffée avant de répondre.
— Le travail que nous avons fait ensemble ? s’étonna-t-il, sarcastique.
— Vous ne voulez peut-être pas en parler ?
— Oh, si, je peux. Sans problème.
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* *
— Tu as perdu beaucoup d’argent quand ta start-up s’est écroulée ? questionnai-je Brendan gaiement.
Je picorai quelques miettes de stilton. Nous déjeunions tous chez Bill pour son anniversaire. C’était une journée froide et brumeuse, mais un grand feu brûlait dans la cheminée ; Judy et Bill, bien meilleurs cuisiniers que mes parents, avaient préparé une excellente tourte au gibier. Le vin rouge coulait à flots et nous entamions le fromage. À l’autre bout de la table, Kerry essayait de persuader Sasha d’être sa demoiselle d’honneur, et Sasha, qui avait douze ans mais en paraissait vingt et ne portait que des jeans à pattes d’éléphant démesurées et des hauts à capuchon, lui expliquait qu’elle ne mettrait une robe de satin pêche pour rien au monde. Papa et Bill m’écoutaient, près de Troy, assis en face de Brendan. Mais comme il était dans une de ses humeurs indéchiffrables, il avait l’esprit ailleurs.
— Bien trop ! s’esclaffa Brendan d’un air contrit.
L’homme d’expérience dans toute sa splendeur.
— Et les autres ? insistai-je.
Je vidai mon verre et le reposai bruyamment.
— Tout le monde a perdu de l’argent ? demandai-je, assez fort pour que Kerry et Judy m’entendent et se tournent vers moi. Harry aussi, tu sais le type dont tu nous as parlé ? Comment s’appelait-il, déjà ?
Brendan parut un instant déconcerté.
— Vermont, je crois, dis-je. C’est pas ça ?
— Comment t’en souviens-tu ? s’étonna ma mère, souriante.
Elle était fière de moi, elle croyait que je m’intéressais à Brendan, que j’étais polie.
— Mitch et Sasha, ordonna Judy, débarrassez la table.
Ils s’exécutèrent de mauvaise grâce.
— Parce que j’avais fait le rapprochement entre Vermont et la Nouvelle-Angleterre, expliquai-je.
Bill me remplit mon verre et je bus une longue rasade. En voulant emporter mon assiette de fromage, Mitch fit tomber le couteau à beurre sur mes genoux.
— Ce pauvre vieux Harry, dit Brendan. Il était anéanti.
— Qu’est-ce qu’il fait, maintenant ? Vous êtes restés en contact ?
— On ne laisse pas tomber ses amis quand ils traversent une mauvaise passe, répondit Brendan d’un ton sentencieux.
— Je l’ai vu, annonçai-je.
— Quoi ?
— Il m’a raconté qu’il t’avait rencontré brièvement, mais que vous n’aviez jamais travaillé ensemble, et qu’il n’avait jamais monté d’entreprise de conditionnement. De toute façon, il ne t’a pas donné le poste.
Je bus une nouvelle gorgée de vin rouge.
— Du café ? proposa Bill à la ronde.
— Avec plaisir, Bill, accepta ma mère.
Il y avait pourtant une note d’affolement dans sa voix.
— Alors ? demandai-je à Brendan.
— Tu es allée voir Harry Vermont ? interrogea Brendan d’une voix très douce. Pourquoi, Miranda ? Pourquoi ne pas m’en avoir parlé avant ?
Tous les yeux étaient braqués sur moi. J’agrippai le rebord de la table.
— Vous n’avez jamais travaillé ensemble, répétai-je. Tu n’as pas perdu d’argent. Tu le connaissais à peine.
— Pourquoi avoir fait ça ? fit-il en hochant la tête, éberlué. Pourquoi ?
— Parce que tu as menti.
Je commençais à me sentir mal, j’avais le front moite.
— Si tu m’avais demandé, je t’aurais expliqué, Miranda.
— Harry Vermont m’a dit que…
— Harry Vermont laisse tomber tous ceux avec qui il travaille !
Brendan se cala sur sa chaise et prit toute la tablée à témoin.
— Il recherche la gloire, reprit-il avec une sorte de résignation peinée. Mais il refuse les responsabilités. Mais je lui ai pardonné, c’était un ami.
— Il a dit…
— Miranda ! siffla ma mère, ça suffit !
— Je voulais savoir…
— J’ai dit que ça suffisait ! gronda ma mère en abattant sa main sur la table avec tant de rage que les couverts s’entrechoquèrent. Cesse ! Tout le monde prend du café ?
Judy lança un regard vers Bill. Ils se levèrent et sortirent. Dans la cuisine, quelqu’un fit tomber un verre.
Je faillis me précipiter pour ramasser ce qu’il en restait, mais j’étais coincée entre la table et le mur, et Troy aurait dû se lever pour me laisser passer.
— Tu nous as trompés, dis-je. Il nous a tous trompés, répétai-je en m’adressant à la ronde.
Brendan hocha la tête.
— Je ne vous ai pas raconté toute l’histoire parce que c’était un ami. Je voulais le protéger. Mais je ne t’ai pas trompée, Miranda.
Il marqua une pause, puis me sourit.
— Toi, par contre, tu ne t’es pas gênée.
Dans le couloir, l’horloge de grand-père émettait son tic-tac régulier. Par les portes-fenêtres, je pouvais apercevoir les branches nues du hêtre pourpre s’agiter dans le vent.
— Comme la fois où tu as trompé Kerry.
— Arrêtez ! s’écria Troy. Arrêtez, je vous en prie.
— Quoi ? lança Kerry en même temps, d’une voix où perçait la peur. Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Remarque, je suis sûr que Kerry t’a pardonné ça. Je la connais, elle pardonne toujours.
— De quoi parles-tu ?
Kerry me fixait d’un air effaré.
— Tu n’avais que dix-sept ans, après tout.
— Brendan, je suis désolée si…
— Quel âge avais-tu, Kerry. Dix-neuf, j’imagine.
— Quand ?
— Tu sais, quand Miranda est sortie avec ton petit ami. Comment s’appelait-il, déjà ? Mike, je crois ?
Un silence pesant s’abattit sur la pièce.
Brendan porta la main à sa bouche.
— Ah, tu ne savais pas ? fit-il. Miranda ne te l’a jamais avoué ? J’ignorais. Je croyais que… Comme elle m’en avait parlé quand on se connaissait à peine, et avec une telle désinvolture, j’ai cru que tout le monde était au courant… J’ai cru que c’était une de ces histoires de famille…
Sa voix mourut.
J’ouvris la bouche pour déclarer que je ne lui avais rien raconté, qu’il l’avait lu dans mon journal intime. Mais qui se souciait de la façon dont il l’avait appris ? C’était vrai.
— Kerry, articulai-je enfin. Pas ici… Sortons et parlons-en juste toi et moi.
Elle me fusilla du regard.
— Ah, je comprends, dit-elle. Et maintenant, tu essaies de recommencer.