CHAPITRE 36
Pour un premier rendez-vous, il était tout sauf orthodoxe. Nous errions dans une église abandonnée de Hackney qui, quelques années plus tôt, avait été reconvertie en brocante. Mais peut-être cela valait-il mieux. On est toujours un peu mal à l’aise assis face à face dans un pub, sirotant du vin bon marché, posant des questions polies, afin de prendre la température. Au lieu de cela, Don était à un bout de l’église, où l’autel se trouvait auparavant, penché au-dessus d’une baignoire en fonte équipée de pieds massifs, et moi, j’examinais les gargouilles dans l’allée. Nous étions seuls. Tout baignait dans une lumière de poussières dorées, et lorsque nous nous parlions, nos voix résonnaient.
— Pourquoi ne suis-je pas venu plus tôt ? me lança Don à travers l’église.
Il montrait d’un geste large les dalles, les vastes meubles de rangement, les éviers en porcelaine adossés aux murs, les cartons pleins de poignées et de cadenas en cuivre.
— Parce que vous ne travaillez pas dans le bâtiment.
— J’ai envie de tout. Regardez ces bancs de jardin. Cette baignoire pour oiseaux.
Son enthousiasme m’arracha un sourire ; je ressentis à la fois une soudaine bouffée de joie inattendue, et un timide soulagement.
— Vous n’avez pas de jardin, remarquai-je.
— C’est juste. Et vous ?
— Non plus.
— Oh, bof ! Qu’acheter, alors ?
— Pourquoi pas un banc d’église ?
— Un banc ?
— Ça irait super bien dans votre chambre. Regardez.
Il me rejoignit dans l’allée, mais ne s’intéressa pas au vieux banc avec ses bras sculptés. Il me regarda. Je rougis.
— Vous a-t-on déjà dit que vous étiez superbe ? demanda-t-il en posant ses mains sur mes épaules.
— Jamais dans une église, répondis-je d’une voix enrouée.
Il m’embrassa. Nous étions appuyés sur un poêle à bois à 690 £, je glissai mes mains sous sa chemise pour sentir la chaleur de sa peau. Puis nous nous assîmes sur le banc et quand je levai les yeux sur lui, je vis qu’il me souriait.
*
* *
Nous prîmes notre verre comme prévu, dans le jardin d’un pub, nous tenant les mains sous la table, puis nous dînâmes dans un restaurant indien. Je n’évoquai pas Brendan de toute la soirée. J’en avais assez qu’il s’incruste dans la moindre de mes pensées, qu’il m’impose sa présence même quand il était loin, qu’il me souffle des obscénités à l’oreille. Je le chassai de mon esprit. Comme je chassai Troy et Laura. Ils ne réaccaparèrent mes pensées qu’après avoir déposé Don devant chez lui et être rentrée chez moi. Ce n’était d’ailleurs plus chez moi – mais un endroit où j’avais vécu, avec une pancarte « Vendu » sur la façade et un désordre négligé envahissait peu à peu l’appartement.
Les fantômes reparurent, mais je me sentais moins malheureuse parce que j’avais enfin quelque chose à faire, une tâche à accomplir, un but. En plus d’un homme qui me trouvait superbe : ça aide à supporter la solitude.
*
* *
Le lendemain matin à huit heures, j’étais déjà au Crabtrees, mais la serveuse n’était pas là. Un des deux garçons que j’avais déjà vu occupait sa place derrière le comptoir, servant des cafés, des chocolats chauds et de la camomille. Je me perchai sur un tabouret et commandai un café avec un petit pain à la cannelle, puis je demandai au garçon si la jeune serveuse arrivait bientôt, prétextant avoir oublié mon foulard la veille.
— Naomi ? Non.
— Quand sera-t-elle là ?
— Aucune idée. Elle ne travaille que deux jours par semaine en général. Elle suit des études de médecine. Mais elle ne m’a pas parlé de foulard. Vous voulez que je vérifie dans la réserve ?
— Ne vous donnez pas cette peine. Je repasserai.
*
* *
Je me joignis aux usagers qui faisaient la queue à l’arrêt du bus, de l’autre côté de la rue, à quelques mètres de la maison où Naomi et Brendan étaient entrés. À l’étage, les rideaux étaient encore tirés. Je restai un quart d’heure, dansant d’un pied sur l’autre, tandis que les bus s’arrêtaient et repartaient. Finalement, les rideaux s’ouvrirent. En attendant un peu, je verrais bien qui sortirait. Si c’était Brendan, j’irais frapper à la porte après son départ en espérant tomber sur Naomi. Si c’était elle, je la rattraperais pour bavarder. S’ils sortaient ensemble…, il serait temps d’aviser.
Ce fut Brendan qui sortit. Il portait un pantalon noir, une veste en laine grise et un sac à dos argenté sur l’épaule. Je me plaquai contre l’arrêt de bus, au milieu de la foule, en souhaitant qu’il ne vienne pas dans cette direction. Il descendit la rue d’un pas vif tout en sifflotant.
Dès qu’il fut hors de vue, je traversai et allai à la porte. Je me passai une main nerveuse dans les cheveux, respirai un grand coup et sonnai. Naomi tarda tellement à répondre que je crus qu’elle était partie avant Brendan, mais j’entendis bientôt ses pas dans l’escalier. Elle ouvrit. Elle portait un peignoir blanc en tissu-éponge et une serviette enroulée sur sa tête. Elle paraissait encore plus jeune que la veille.
— Bonjour, dit-elle. Que puis-je…
Elle me reconnut et la surprise se lut sur son visage.
— Je vous ai vue au Crabtrees, n’est-ce pas ?
— Oui. Je suis désolée de vous déranger, mais j’aimerais beaucoup vous parler.
— Je ne comprends pas. Que faites-vous ici ? Comment avez-vous su où j’habitais, d’ailleurs ?
— Puis-je entrer ? Je vous expliquerai, j’en ai pour une minute.
— Qui êtes-vous ?
— Si je pouvais juste…
— Comment vous appelez-vous ?
— Miranda.
Je vis ses yeux s’agrandir et pestai.
— Vous avez peut-être entendu parler de moi ?
— Oh, oui ! fit-elle d’un ton hostile. Vous feriez mieux de partir.
Elle voulut fermer la porte, mais je l’en empêchai.
— Je vous en prie, juste quelques mots. C’est important, sinon je ne serais pas là.
Elle hésita, me dévisagea en se mordant la lèvre.
— Je ferai vite, promis-je. Mais, il y a quelque chose que je dois absolument vous dire. S’il vous plaît.
Elle finit par hausser les épaules et s’effaça pour me laisser entrer.
— Mais, vraiment, que pourriez-vous me dire que je ne sache déjà ?
Je la suivis dans l’escalier, puis dans un petit salon. Il y avait un bouquet de campanules dans un pot à confiture sur la table, à côté de livres de médecine. Une veste en cuir d’homme trônait sur le dossier d’une chaise. Elle se retourna pour me regarder, les mains sur les hanches, et ne me proposa pas de siège.
— J’ignore ce que vous avez entendu sur mon compte, commençai-je.
— Je sais que vous êtes sortie avec Ben.
Ah, c’était Ben, maintenant ?
— Et je sais que vous vous êtes accrochée quand il vous a quittée. Depuis vous le harcelez sans arrêt.
— Et Laura ? Il vous a parlé d’elle ?
— Bien sûr. C’était sa femme et son cœur s’est brisé quand elle est morte.
Des larmes montèrent à ses yeux gris candides.
— Il m’a tout raconté. Pauvre Ben !
— Et Troy ? demandai-je d’une voix dure. Il vous a aussi parlé de Troy ?
— Il en fait encore des cauchemars.
— Écoutez, Naomi. Vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Brendan… Ben… C’est… Il y a quelque chose qui ne va pas chez lui.
— Comment pouvez-vous dire ça, surtout vous ? Il a plus souffert dans sa vie que n’importe qui, mais ça ne l’a pas rendu amer, renfermé sur lui-même. Il se montre même tolérant à votre égard. Il comprend pourquoi vous vous conduisez comme vous le faites.
— Il invente.
— Non.
— Il ment, Naomi. Mais il y a plus grave.
J’en étais malade de rage et de tristesse.
— Je ne veux pas en entendre davantage, décréta-t-elle en se bouchant les oreilles.
J’élevai la voix.
— Vous êtes en danger.
— Vous parlez de l’homme que j’aime !
— Écoutez-moi, écoutez-moi une seconde. Ensuite, je m’en irai. Mais je vous en prie, Naomi, écoutez.
Je posai une main sur son bras et lorsqu’elle voulut se dégager, je l’agrippai plus fort.
— Elle ne veut pas t’écouter. Plus personne ne veut t’écouter. Mmmh ? Maintenant, lâche-la.
Je me retournai.
— Brendan !
— Ben ! s’exclama Naomi. Oh, Ben !
Elle traversa la pièce et l’enlaça.
— Je me demande comment tu as fait pour me retrouver, dit Brendan. Tu as dû sacrément te démener.
Je jetai un coup d’œil vers Naomi. En voulant la protéger, je l’avais précipitée dans un danger encore plus grand.
— Je suis désolé que tu aies été entraînée là-dedans, déclara Brendan à Naomi. J’aurais voulu te protéger. Je m’en veux. Ça va ?
— Oh, tu n’as pas besoin de me protéger !
Elle le regarda avec tendresse et lui caressa la joue.
— D’ailleurs, c’est de ma faute. Je n’avais qu’à pas la laisser entrer.
— Je m’en vais, annonçai-je.
— C’est ça, file, ajouta Brendan.
Il fit quelques pas vers moi pour me toiser de tout son haut.
— Ma pauvre Mirrie, lança-t-il avec un petit sourire à peine esquissé.