CHAPITRE 6

Je me souviens, lorsque j’avais treize ou quatorze ans, j’étais allée travailler gratuitement pour Bill dans une maison de Finsbury Park. C’étaient de petites pièces sombres aux meubles bruns, au sol protégé par des draps. Il m’avait tendu une masse pour que j’abatte le mur de séparation entre le salon et la cuisine. Il avait dû m’encourager parce que ça me semblait au-dessus de mes forces. Le mur paraissait solide, la pièce morne et immuable, ça ne pouvait pas être démoli comme par enchantement ! Comme il insistait, j’avais brandi la masse, presque trop lourde pour que je la soulève, frappé de toutes mes forces au milieu de la cloison, et, emportée par mon élan, avais failli me tordre le bras. Le plâtre en s’effritant avait fait apparaître une fissure. J’avais recommencé, ouvrant un trou aux bords déchiquetés de la taille de mon poing. Peu à peu, le trou s’élargissant, je commençais à voir la cuisine, l’égouttoir, l’évier et les robinets, et au-delà, un petit bout du jardin au fond duquel poussait un laurier-sauce. Le mur s’était écroulé d’un coup. Je me souviens de l’incroyable excitation que je ressentis – casser des murs comme ça, ouvrir peu à peu des horizons dégagés à chaque coup de masse, c’était grisant ! Je crois que c’est ce qui m’a donné envie de faire le même travail que Bill, même si bien plus tard, alors que j’essayais de le lui faire comprendre, il m’avait tapoté l’épaule en me disant : « Nous ne sommes que des peintres et des décorateurs, Miranda. »

Au boulot, j’éprouve encore de temps en temps cette même euphorie – comme si j’avais une bulle d’air dans la poitrine, une brise qui soufflait en moi. Ça m’était arrivé, par exemple, avec le toit de la serre à Clapham, qui avait emporté avec lui celui de toute la maison. Et le jour où nous avions mis au jour une cheminée, si vaste qu’on pouvait y entrer et voir tout en haut le rond de ciel bleu pas plus grand qu’un penny. Abattre un mur me donne toujours un surcroît d’énergie. Je connais aussi, de temps à autre, la même allégresse dans ma vie privée. Ça vient avec la transition et le changement, le printemps, l’amour, les voyages dans de nouveaux pays, et même cette impression de renouveau qui suit une maladie.

Après ce fameux déjeuner, en rentrant chez moi, je pris deux résolutions : j’allais faire le ménage à fond, et me mettre au jogging. Deux choses très simples, que je notai cependant sur le dos d’une enveloppe, comme si j’avais peur de les oublier, et que je soulignai de deux gros traits. Ensuite, je m’assis dans mon fauteuil et réfléchis. J’avais bu trois bouteilles de bière, mangé deux morceaux de poulet mariné, une tranche de saumon calcinée, trois tranches de pain à l’ail et un bol de glace. Si je voulais être réellement vertueuse, j’irais courir tout de suite, avant qu’il fasse nuit. Mais peut-être n’était-il pas sain de courir le ventre plein ? Du reste, je ne voulais pas m’y mettre avec mon pantalon de survêtement dont l’élastique à la taille s’était détendu.

Je décidai donc de commencer par le ménage. Je me changeai, enfilai un pantalon trop large, un T-shirt sans manches et mis de la musique. J’aime bien faire le ménage ; mon appartement est au premier, c’est un petit deux pièces avec une table contre le mur du salon, une cuisine minuscule dont les fenêtres ouvrent sur un patchwork de jardins exigus, et une salle de bains. Sol lavé à fond, moquette nettoyée à l’aspirateur, vaisselle rangée, linge sale dans le panier, bureau bien ordonné, papiers empilés, vêtements à leur place dans le placard, baignoire rutilante, stylos dans la chope sur le manteau de la cheminée, odeur de Javel, de cire, de lessive. Quand tout fut terminé, j’avais les pieds nus recouverts de poussière, les bras et le front en sueur, et il était tard. Le soir tombait, et maintenant que j’avais cessé de m’agiter, je m’aperçus que l’air avait la froidure des nuits claires d’octobre.

Certaines de mes amies n’aiment pas vivre seules. Elles ont hâte de mener une vie de couple. Pas moi. J’aime retrouver le soir mon appartement désert et calme. Je n’ai pas à demander la permission de traîner des heures dans mon bain, d’aller me coucher à huit heures et demie, d’écouter de la musique jusque tard dans la nuit, de boire un verre de vin en regardant un jeu télévisé débile. J’aime même dîner seule, bien que je ne sois pas comme Troy. J’ai un éventail de recettes très réduit. Il m’arrive de manger la même chose plusieurs soirs par semaine – dernièrement, c’étaient des œufs brouillés sur des toasts de pain complet copieusement beurrés. Je suis ensuite passée à la salade grecque que j’ai améliorée ; aux tomates, concombres et feta, j’ajoute des avocats, du fenouil et des tomates séchées au soleil. J’ai aussi créé les petits pois en conserve avec des morceaux de poulpe, mais j’en suis vite revenue. Lorsque des amis viennent dîner, je cuis des blancs de poulet avec de l’ail, du romarin et de l’huile d’olive – il suffit de les faire chauffer au four pendant une demi-heure – ou nous allons dans un fast-food. Le plus souvent, c’est le fast-food.

Ce qui m’avait exaspéré chez Brendan, c’était, entre autres, sa rapidité à s’installer chez moi comme s’il était chez lui. Cependant, je m’efforçai de ne y plus penser. Maintenant, tout allait changer.

 

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Dans une boutique de Camden Town, j’achetai un assez joli débardeur bleu soyeux, un short blanc, des chaussures en daim noir et un livre intitulé Courir c’est la santé, écrit par un certain Jan, en photo sur la quatrième de couverture avec un bandeau, à l’image des Duran Duran. J’allai ensuite chez un marchand de spiritueux et choisis une bouteille de vin blanc bien fraîche. Un produit aussi incolore ne contenait forcément que peu de calories. J’achetai ensuite un paquet de chips très chères, cuites d’après la notice avec une huile de tournesol particulière, excellente pour la santé. Je rentrai chez moi, fixai la chaîne de sécurité, et m’installai dans mon bain avec un bol de chips et un verre de vin, pour entamer la lecture de mon nouveau livre. Il était plutôt réconfortant. Le premier chapitre visait des lecteurs encore moins en forme que moi. Il suggérait de diviser son temps en tranches de dix minutes, marche rapide, suivie d’une course sans forcer d’égale durée, de nouveau une marche, etc. L’auteur conseillait au joggeur débutant de ne jamais s’essouffler, d’arrêter aux premiers signes d’inconfort. L’erreur est souvent de se lancer tout de suite dans la course. Mieux vaut commencer lentement et augmenter peu à peu les difficultés, disait un passage en italique, que de commencer vite et d’abandonner. Ça me convenait parfaitement. Je feuilletai quelques pages. J’avais l’impression d’être en mesure de sauter des étapes sans pour autant m’essouffler ni ruisseler de sueur.

L’auteur recommandait aux novices de penser à tous les efforts qu’ils fournissaient dans leur vie professionnelle quotidienne. D’après lui, même se lever de son bureau pour aller boire un verre d’eau au distributeur comptait. Je faisais bien plus d’efforts que ça. Je trimballais des échelles et des planches. Je faisais des acrobaties pour peindre les plafonds. Je portais des pots de peinture. Ça promettait d’être une agréable balade. Je réglai mon réveil une demi-heure plus tôt que d’habitude et sortis le lendemain matin en débardeur, short et chaussures neuves. Je regrettai de ne pas avoir acheté de masque. Je marchai pendant cinq minutes. Aucun problème. Mais après avoir couru d’une foulée rapide sur une centaine de mètres, je ressentis mes premières douleurs ; je suivis donc les conseils de Jan et m’arrêtai. Je marchai encore pendant cinq minutes, puis me remis à courir. Les douleurs revinrent plus vite. Mon corps venait me rappeler les épreuves que je lui faisais endurer. Je ralentis, et rentrai en marchant. Jan disait que le plus important au début était d’éviter les foulures ou les déchirures musculaires dues aux exercices trop ambitieux. J’avais au moins réussi cette dernière performance sans difficulté.

 

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— Allô ? Miranda ? Je voulais juste…

— Bonjour, maman.

— Je ne te réveille pas au moins ?

— Non, j’allais partir.

— Je voulais juste te remercier pour le déjeuner. Je me proposais de t’appeler hier soir, mais Kerry et Brendan sont restés tard… Ça s’est bien passé, hein ?

— Oui, c’était sympa.

— Tu ne trouves pas que Kerry a l’air heureuse ?

— Si.

— Pour moi, c’est un miracle.

— Maman…

— Un miracle ! répéta-t-elle. Quand je pense comment…

Je fermai les yeux et les mots s’encastrèrent les uns dans les autres. Je me promis de bien me conduire.

 

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*  *

 

— Salut, Miranda, c’est moi, Kerry. Miranda ? Tu es là ?

Il y eut un silence, puis j’entendis une voix d’homme en arrière-plan, mais je ne compris pas ce qu’elle disait. Kerry gloussa.

— On voulait savoir comment tu allais, et on pensait que ça serait sympa de se revoir. Comment ?… Ah, Brendan te transmet son bonjour…

J’effaçai le message.

 

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Je courus trois fois dans la semaine, et je ne remarquai pas de différence notable. Mes poumons me brûlaient dès que je courais plus de cinquante foulées, mes jambes étaient comme du plomb et mon cœur une pierre cahotant dans ma poitrine. Dans les côtes, les gens me dépassaient en marchant. Mais au moins persévérais-je, ce qui était bon pour mon narcissisme.

Le vendredi soir, je me rendis à une fête organisée par mes amis Jay et Pattie. Je dansai, bus de la bière, puis du vin, et terminai par un schnaps étrange d’Islande que Pattie avait trouvé dans le fond de son placard. Nous étions arrivés au stade merveilleux où on n’a plus besoin de faire d’efforts d’aucune sorte. Nous étions une douzaine, assis dans le salon à la lumière tamisée, jonché de boîtes de bière, de mégots et de chaussures dépareillées, et nous sirotions avec prudence ce fameux schnaps qui me tirait les larmes des yeux. J’avais rencontré un type du nom de Nick. Il était assis en tailleur par terre devant moi, et au bout d’un moment s’adossa contre mes genoux pour se détendre les reins. Je sentais la sueur couler dans son dos. J’attendis un peu, puis posai ma main sur ses cheveux, qui étaient courts, et bruns, doux comme de la fourrure. Il poussa un petit soupir et renversa sa tête en arrière, me présentant son visage à l’envers. Il souriait. Je me penchai pour déposer un rapide baiser sur son sourire.

Avant que je parte, il proposa qu’on se revoie.

— D’accord, répondis-je.

— Je t’appellerai.

— C’est ça, j’y compte.

Nous restâmes un instant à nous dévisager. J’aime les débuts, ils sont aussi stimulants et prometteurs que les premiers coups de masse contre un mur, et le trou qui s’ouvre sur un autre monde.