25
Récit d’Ulysse
Ce soir-là chez Agamemnon, l’ambiance était morose. Résignés, nous tentions de reprendre quelques forces pour le combat du lendemain. J’avais mal au crâne et ma gorge était douloureuse, à force de pousser des cris de guerre. Mes flancs pelaient, écorchés par ma cuirasse malgré la tunique rembourrée. Nous souffrions tous d’égratignures, de plaies, d’estafilades et de meurtrissures. Nous tombions de sommeil.
— Un revers désastreux, plus que désastreux, constata enfin Agamemnon, rompant notre silence.
— C’est ce qu’Ulysse avait prédit, intervint Diomède pour me défendre.
Nestor acquiesça d’un signe de tête. Le malheureux vieillard ! Pour une fois, il paraissait son âge. Il avait perdu deux fils dans la bataille. D’une voix faible, il s’adressa à Agamemnon.
— Ne désespère pas, Agamemnon. Notre heure viendra. Et ces revers nous la rendront d’autant plus douce.
— Je le sais, je le sais ! soupira Agamemnon.
— Il serait judicieux d’aller faire un rapport à Achille, suggéra Nestor à mi-voix, pour que seuls ceux d’entre nous qui étaient dans le secret l’entendent. Si on ne l’informe pas, il risque de sortir trop tôt.
— Ulysse, c’est ton idée, c’est donc à toi d’aller voir Achille, dit Agamemnon en me lançant un regard noir.
Je m’éloignai à pas lents. Je me retrouvais plus dispos après ce peu d’exercice qu’après une nuit entière de sommeil. Puisque ceux qui me verraient ne pourraient que supposer qu’Agamemnon m’envoyait implorer Achille, je franchis tranquillement la porte du camp des Myrmidons et les trouvai assis, lugubres, paraissant impatients de combattre.
Chez lui, Achille se chauffait les mains à un brasero. Il paraissait aussi fatigué et énervé que s’il avait combattu pendant ces deux jours, Patrocle, assis en face de lui, arborait le visage fermé qui ne le quittait plus depuis l’arrivée de Briséis. Patrocle était amoureux et s’était imaginé qu’il n’avait à craindre aucun rival. Achille au contraire, comme tout homme qui se passionne pour autre chose que la chair, ne s’était pas vraiment engagé envers Patrocle. Celui-ci, qui ne s’intéressait qu’aux hommes, s’estimait gravement lésé. Pauvre garçon !
— Qu’est-ce qui t’amène ? demanda aigrement Achille. Patrocle, donne à boire et à manger au roi.
Avec un soupir de satisfaction, je m’assis et attendis que Patrocle fût parti.
— J’ai appris que ça s’était fort mal passé, remarqua Achille.
— Comme il fallait s’y attendre, ne l’oublie pas, répondis-je. Hector n’a cessé d’aiguillonner les Troyens, mais Agamemnon n’a pas réussi à exercer la même pression sur nos hommes. La retraite a commencé en même temps que se manifestait le mécontentement tous les présages étaient contre nous : dans le ciel de nombreux aigles volaient à main gauche, un halo doré entourait la citadelle de Troie. Dès lors qu’on se fie aux présages, on est perdu ! Nous avons reculé et Agamemnon a dû nous replier à l’intérieur des fortifications pour la nuit.
— J’ai appris qu’Ajax a rencontré Hector, hier.
— Oui, ils se sont battus en duel pendant une bonne partie de l’après-midi, sans résultat. Ne t’en fais pas, ami, Hector t’appartient de droit.
— Mais des vies sont sacrifiées chaque jour, Ulysse ! Laisse-moi aller me battre demain !
— Non, répondis-je sèchement. Pas tant que l’armée n’est pas en passe d’être anéantie ou que les navires n’ont pas commencé à brûler parce qu’Hector aura pénétré dans le camp. Et même alors, tu diras à Patrocle de commander tes troupes. Tu ne dois pas les commander toi-même. Tu l’as juré à Agamemnon, Achille, dis-je en le regardant d’un air sévère.
— Sois tranquille, Ulysse, je ne suis pas parjure.
Il baissa alors la tête et sombra dans le silence.
— Avertis Agamemnon que je refuse de revenir sur ma parole. Dis-lui de trouver quelqu’un d’autre pour le tirer de ce mauvais pas, ou qu’il me rende Briséis, déclara-t-il au retour de Patrocle.
— Comme tu voudras ! m’exclamai-je.
— Reste manger, Ulysse. Patrocle, va donc te coucher.
— Pas sous ton toit ! dit Patrocle en sortant.
Sur le chemin du retour, j’étais en si bonne forme que j’avais envie d’accomplir encore quelque forfait. Je me rendis donc au quartier général de ma colonie d’espions. Thersite et Sinon m’y accueillirent chaleureusement.
— Quelles nouvelles ? demandai-je en m’asseyant.
— Une seule. J’étais sur le point d’aller te chercher, dit Thersite.
— Ah ! Explique-toi.
— Alors que la bataille se terminait, un nouvel allié, lointain cousin de Priam, est arrivé : Rhésos.
— Combien de soldats ?
— Pas un seul, s’esclaffa Thersite. Rhésos n’est qu’un hâbleur. Il se déclare allié, mais réfugié serait plus exact, car on l’a chassé de chez lui. Il conduit un attelage de trois magnifiques chevaux blancs dont a parlé un oracle troyen. On dit qu’ils sont les fils immortels du cheval ailé Pégase, aussi rapides que Borée et aussi sauvages que Perséphone avant qu’Hadès ne la capture. Lorsqu’ils auront bu l’eau du Scamandre et mangé l’herbe de Troie, la cité ne tombera jamais. Selon l’oracle, cette promesse a été faite par Poséidon, qui est pourtant censé être à nos côtés.
— En ce cas, ont-ils déjà mangé l’herbe de Troie et bu l’eau du Scamandre ?
— Ils ont mangé l’herbe mais refusé de boire l’eau du Scamandre.
— Qui pourrait le leur reprocher ? Je ne la boirais pas moi-même !
— Priam en a fait rapporter quelques seaux puisés en amont, ajouta Sinon. Il a décidé que ce serait l’occasion idéale pour une cérémonie publique, demain à l’aube. En attendant, les chevaux ont soif.
— Voilà qui est fort intéressant… Je me dois d’aller voir ces bêtes fabuleuses ! Cela donnerait plus d’éclat à mon image, si je conduisais un attelage de chevaux blancs… Mais où pourrai-je les trouver ?
— Nous ne sommes pas encore parvenus à le découvrir, remarqua Thersite en fronçant les sourcils. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils sont cantonnés quelque part dans la plaine, avec l’armée troyenne.
Diomède, Agamemnon et Ménélas m’attendaient devant chez moi.
— Achille va bien, dis-je au grand roi.
-- Les dieux soient loués ! Je peux enfin dormir tranquille !
Dès qu’il fut parti en compagnie de Ménélas, j’entrai chez moi avec Diomède et appelai un esclave.
— Apporte-moi une cuirasse légère et deux poignards.
— Je ferais bien d’aller m’habiller comme toi, dit Diomède.
— Rendez-vous sur le gué du Simoïs.
— Allons-nous dormir ce soir ?
— Plus tard, plus tard ! Peut-être…
Vêtu d’une souple cuirasse de cuir noir, deux poignards glissés dans la ceinture, Diomède me rejoignit sur le gué du Simoïs. À pas de loup, nous nous faufilâmes dans l’obscurité jusqu’à l’extrémité du pont, là où les fossés rejoignaient la palissade.
— Qu’est-ce que nous cherchons ? chuchota Diomède.
— J’ai très envie de conduire un attelage de chevaux blancs immortels.
— Et où se trouve-t-il, ce fameux attelage ?
— Je n’en sais rien encore. Quelque part dans l’obscurité.
— Alors nous cherchons une aiguille dans une meule de foin…
Je lui serrai le bras.
— Chut ! Voilà quelqu’un.
En moi-même je remerciai ma protectrice, la chouette de Pallas Athéna, qui mettait toujours la chance sur mon chemin. Nous nous cachâmes dans le fossé et attendîmes.
Un homme émergea de l’obscurité ; son armure tintait. Il fallait être un piètre espion pour se déplacer dans un tel accoutrement ! De surcroît, il n’eut pas la présence d’esprit d’éviter un endroit éclairé par la lune, qui illumina un instant sa silhouette. C’était un petit homme rondouillard, en tenue d’apparat, arborant le casque troyen surmonté d’un plumet pourpre. Nous le laissâmes s’approcher à deux pas de nous avant de bondir. Je lui mis ma main sur la bouche pour l’empêcher de crier. Diomède l’immobilisa et nous le plaquâmes lourdement dans l’herbe. Il nous regarda de ses yeux ronds exorbités, tremblant comme une feuille. Ce n’était pas un des hommes de Palamède. Quelqu’un qui travaillait pour son propre compte, à mon avis.
— Qui es-tu ? grondai-je.
— Dolon, parvint-il à dire.
— Que fais-tu ici, Dolon ?
— Le prince Hector a demandé à des volontaires d’aller voir dans ton camp si Agamemnon a l’intention de faire une sortie demain.
— Un homme est arrivé ce soir. Rhésos. Où campe-t-il ? demandai-je en caressant la lame de mon poignard.
— Je ne sais pas, répondit-il d’une voix chevrotante.
Diomède se pencha, lui coupa une oreille et l’agita sous ses yeux pendant que je le bâillonnais en attendant qu’il comprenne.
— Parle, crapaud, sifflai-je.
Il parla, et nous lui tranchâmes la gorge.
— Regarde ses bijoux, Ulysse.
— Un homme qui s’est enrichi en dépouillant les cadavres… Enlève-lui ses beaux petits colifichets, mon ami, cache-les bien et tu les reprendras au retour. C’est ta part du butin, puisque l’attelage me revient.
Il fit sauter une grosse émeraude dans sa paume.
— Cette pierre va me permettre de m’acheter une cinquantaine de bœufs du soleil et d’en peupler la plaine d’Argos.
Nous trouvâmes le camp de Rhésos à l’endroit indiqué par Dolon et nous nous allongeâmes sur un tertre voisin pour définir notre stratégie.
— Quel imbécile ! marmonna Diomède. Pourquoi donc s’est-il mis à l’écart ?
— Il voulait agir seul, je suppose. Combien sont-ils ?
— Douze, mais je ne saurais dire lequel est Rhésos.
— J’en dénombre autant. D’abord nous tuerons les hommes, puis nous prendrons l’attelage.
Poignard entre les dents, nous nous faufilâmes dans l’herbe. Ils moururent dans leur sommeil et les chevaux – de vagues silhouettes blanches, au loin – ne prirent même pas peur.
Le dénommé Rhésos ne fut pas difficile à repérer. Il était lui aussi amateur de bijoux : on les voyait étinceler dans les reflets du feu.
— Regarde un peu cette perle ! murmura Diomède.
— Elle vaut autant que mille bœufs du soleil, dis-je sans élever la voix.
Les chevaux avaient été muselés, au cas où ils briseraient leur longe et se dirigeraient vers le Simoïs pour étancher leur soif. Tant mieux pour nous : ils ne se mettraient pas à hennir. Pendant que je cherchais des licols et faisais connaissance avec mon nouvel attelage, Diomède rassemblait tout ce qui valait la peine d’être pris dans le camp et le chargeait sur une mule. Puis nous repartîmes jusqu’au gué du Simoïs, où mon ami récupéra le trésor de Dolon. Agamemnon fut assez mécontent d’être réveillé, mais quand je lui racontai l’histoire de Rhésos et de ses chevaux, il éclata de rire.
— Je comprends, Ulysse, pourquoi tu veux garder les descendants de Pégase, mais qu’y a-t-il pour le pauvre Diomède ?
— Je n’ai besoin de rien, dit le rusé Diomède, prenant l’air magnanime.
C’était une réponse habile. Pourquoi en effet avouer à un homme aux coffres vides qu’en une seule nuit on a accumulé une fortune colossale ?
L’histoire des chevaux de Rhésos circulait parmi nos soldats dès le petit matin ; ils étaient ravis et m’acclamèrent quand je conduisis mon nouvel équipage sur le gué du Simoïs, précédant Agamemnon qui voulait que Troie assistât au spectacle.
La bataille fut sanglante, impitoyable. Agamemnon saisit la chance qui lui était offerte et enfonça un coin dans les lignes troyennes, contraignant l’ennemi à battre en retraite. Nos hommes, qui voulaient en finir, les repoussèrent davantage encore. Mais les Troyens nous surpassaient toujours en nombre. Ils reprirent le dessus et la chance tourna. Les rois commencèrent à tomber.
Agamemnon fut le premier. Tandis qu’il approchait sur son char, il transperça de sa lance un soldat qui tentait de l’arrêter, mais ne vit pas celui qui le suivait et qui lui enfonça profondément son arme dans la cuisse. La pointe était barbelée, la blessure saigna abondamment ; notre grand roi fut contraint de quitter le champ de bataille.
Puis ce fut au tour de Diomède. Il réussit à atteindre le casque d’Hector de son javelot et à l’étourdir un instant. Avec un cri de joie, Diomède s’avançait déjà pour l’achever pendant que je concentrais mes efforts sur les chevaux et l’aurige, bien décidé à détruire son char. Nous ne vîmes ni l’un ni l’autre l’homme qui se dissimulait derrière, jusqu’au moment où il se dressa arc en main, rayonnant de joie, et tira sa flèche. Elle rasa terre et atteignit le pied de l’Argien. Cloué au sol, Diomède jurait et tendait le poing, tandis que Pâris détalait. Troie avait son Teucer !
— Arrache donc cette flèche ! criai-je à Diomède, courant à son secours avec un bon nombre de mes soldats.
Il suivit mon conseil, tandis que je m’emparais de la hache d’un mort. Résolu à sauver Diomède, je fis tournoyer l’arme jusqu’à ce qu’il pût s’éloigner en boitant, incapable de poursuivre le combat.
Juste à ce moment, je tombai à mon tour. Une lance s’était fichée dans mon mollet, un peu au-dessous du jarret. Les soldats d’Ithaque m’entourèrent jusqu’à ce que je fusse à même de la retirer, mais la pointe barbelée m’enleva un gros morceau de chair. Comme je perdais beaucoup de sang, je dus m’arrêter pour me faire un garrot.
Ménélas et ses Spartiates vinrent en renfort. Ajax surgit. Quel guerrier étonnant ! Son sang s’était échauffé, il assénait des coups avec une force inimaginable et faisait reculer les Troyens.
Heureux de constater qu’Hector n’était plus là, je m’étais rendu utile en appelant des renforts. Eurypile, qui se trouvait le plus près, reçut une des flèches de Pâris dans l’épaule. Puis ce fut Machaon qui subit le même sort. Quelle racaille ! Il ne gaspillait pas ses flèches en visant des hommes ordinaires et se mettait à l’abri, à l’affût d’un prince ou d’un roi. En cela il était différent de Teucer, pour qui toute cible était bonne.
Je parvins enfin à me glisser derrière nos lignes où je trouvais Podalire, déjà occupé à soigner Agamemnon et Diomède. Ils furent épouvantés en nous voyant, Machaon, Eurypile et moi.
— Pourquoi faut-il que tu te battes, frère ? grommela Podalire en étendant Machaon par terre.
— Occupe-toi d’abord d’Ulysse, répondit Machaon d’une voix entrecoupée par la douleur.
La pointe d’une flèche était plantée dans son bras, qui saignait peu. Je fus donc pansé le premier ; puis Podalire se tourna vers Eurypile et préféra faire ressortir la flèche de l’autre côté, de peur qu’elle n’endommageât trop l’intérieur de l’épaule.
— Où est Teucer ? demandai-je en m’affalant à côté de Diomède.
— Je lui ai fait quitter le champ de bataille, il y a un moment, dit Machaon, qui attendait toujours son tour. Son bras meurtri hier par la pierre d’Hector s’est mis à enfler démesurément. J’ai dû faire une incision pour réduire l’hématome. Son bras était paralysé, mais à présent il peut à nouveau s’en servir.
— Nos rangs se réduisent, remarquai-je.
— Trop, dit Agamemnon d’un air sombre. Les soldats aussi s’en rendent compte. Tu ne sens pas le changement ?
— Si. Retournons au camp avant de nous trouver victimes de notre propre affolement. Je pense que l’armée ne tardera pas à battre en retraite vers la plage.
J’étais responsable de cette retraite et je m’y attendais. Néanmoins ce fut un rude coup pour moi. Il restait trop peu de rois pour rassembler les hommes ; des principaux chefs, il n’y avait plus qu’Ajax, Ménélas et Idoménée. Une partie de notre front céda et le mal gagna à une prodigieuse vitesse. Bientôt l’armée tout entière tourna les talons et s’enfuit vers le camp. Hector criait si fort que je l’entendais du haut du mur où j’étais posté, et les Troyens hurlaient tels des loups affamés à notre poursuite. Nos hommes arrivaient encore en masse par le gué du Simoïs et les Troyens attaquaient leurs arrières quand Agamemnon, blême, donna ses ordres. La porte fût close avant que les derniers – les plus courageux – aient pu rentrer. Je me bouchai les oreilles et fermai les yeux. C’est ta faute, Ulysse ! Tout est ta faute !
C’était trop tôt dans la journée pour cesser le combat. Hector allait attaquer notre mur. Il fallut du temps à nos soldats, qui erraient a l’intérieur du camp, pour se ressaisir et comprendre qu’ils devaient maintenant défendre les fortifications. Les esclaves s’activaient et faisaient bouillir de grands chaudrons d’eau à verser sur la tête de ceux qui tenteraient d’escalader le mur ; nous n’osions pas utiliser d’huile par peur d’y mettre le feu. Quant aux pierres, nous les avions alignées au sommet du rempart depuis bientôt dix ans.
Les Troyens se massèrent le long du fossé ; leurs chefs allaient et venaient dans des chars, engageant les hommes à reformer les rangs. Hector était conduit par son ancien aurige, Cébrion. Même après ces deux jours de lutte acharnée, il se tenait très droit, l’air sûr de lui. Tandis que nos hommes commençaient à occuper les espaces libres autour de moi, je m’installais confortablement, le menton dans les mains, pour voir comment Hector se proposait de nous attaquer : consentirait-il à sacrifier un grand nombre de ses soldats ou connaissait-il un meilleur moyen que la force brute ?