23
Récit d’Hector
Penthésilée ne donna aucune nouvelle. La reine des Amazones n’était pas pressée de quitter sa contrée sauvage, tandis que Troie souffrait le martyre. Le destin d’une cité dépendait du caprice d’une femme. Je la maudissais et je maudissais les dieux de permettre à une femme de rester sur son trône après la disparition de l’ancienne religion. Mère Kubaba n’exerçait plus son pouvoir absolu et, pourtant, la reine Penthésilée régnait, imperturbable. Selon Démétrios, mon précieux fugitif grec, elle n’avait même pas commencé à rassembler les guerrières de ses innombrables tribus. Elle n’arriverait pas avant que l’hiver eût rendu les cols infranchissables.
Tous les présages annonçaient la fin de la guerre pour cette dixième année, pourtant mon père hésitait toujours ; il s’humiliait et humiliait Troie en attendant ainsi le bon vouloir de cette femme. Je grinçais des dents face à cette injustice, je le raillais au cours des assemblées. Mais il avait pris sa décision et refusait de changer d’avis. Je ne cessais de le lui répéter, Achille ne saurait me faire courir le moindre danger, nos troupes d’élite pouvaient fort bien tenir les Myrmidons en échec, nous étions capables de vaincre sans Memnon et Penthésilée. Même quand il apprit le retard de Penthésilée, il demeura inflexible, ne demandant pas mieux que d’attendre la onzième année.
Depuis que l’armée grecque se trouvait sur notre rivage, nous avions pris l’habitude de nous promener sur les remparts et de regarder les drapeaux flotter au-dessus des maisons grecques. Sur la rive du Scamandre, j’aperçus un jour une nouvelle bannière : une fourmi blanche sur fond noir et, sortant de ses mandibules, un éclair rouge : l’étendard Myrmidon d’Achille. La tête de la Méduse n’aurait pu terrifier davantage les Troyens.
Je me rendis, morose, à l’assemblée et ne remarquai rien de différent, en ce jour qui pourtant transforma notre vie. Les membres de la Cour bavardaient de choses et d’autres. Au pied de l’estrade royale, un plaignant exposait son affaire : on avait refusé de raccorder son nouvel immeuble aux égouts et, comme il en était le propriétaire, il était furieux. Soudain, un homme fit irruption dans la salle.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Polydamas.
L’homme gémit, il avait peine à respirer. Il finit par désigner nerveusement mon père du doigt. Polydamas conduisit l’individu jusqu’à l’estrade, le fit asseoir sur la dernière marche et demanda qu’on lui apportât de l’eau. Le propriétaire irrité, pressentant quelque chose d’important, s’éloigna mais pas trop, pour pouvoir entendre ce qui allait se dire. L’eau et quelques instants de repos permirent à l’homme de retrouver la parole.
— Seigneur, une grande nouvelle !
— Quoi donc ? demanda mon père, sceptique.
— Seigneur, je me trouvais dans le camp grec, alors que le grand prêtre prenait les augures, à la demande d’Agamemnon, afin de connaître la cause de la peste qui a tué dix mille hommes !
Dix mille hommes morts de maladie dans le camp grec ! Je courus me mettre à côté du trône. Dix mille hommes ! Si mon père ne parvenait pas à saisir l’importance de l’événement, c’est que la raison lui faisait défaut. Troie était perdue. Mais l’homme n’avait pas terminé son récit.
— Il y eut alors une effroyable querelle entre Agamemnon et Achille, seigneur. L’armée est divisée, Achille s’est retiré de la guerre avec ses Myrmidons et le reste de la Thessalie. Seigneur, Achille ne se battra pas pour Agamemnon ! À nous la victoire !
Je me cramponnai au dossier du trône pour ne pas tomber, mon père était blême, Polydamas regardait l’homme comme s’il ne le croyait pas, Anténor s’appuyait mollement contre un pilier et tous, dans la salle, semblaient pétrifiés. Soudain on entendit un énorme éclat de rire et mon frère, Déiphobos, s’écria :
— C’est ainsi que s’effondrent les puissants de ce monde !
— Silence ! clama mon père puis, regardant l’homme qui était à ses pieds : Pourquoi cette querelle ?
— Seigneur, c’est à cause d’une femme. Calchas a exigé qu’on fît conduire à Troie Chryséis, attribuée à Agamemnon quand le butin de Lyrnessos fut partagé. Apollon a été tellement offensé par sa capture qu’il a envoyé la peste et n’y mettra pas fin avant qu’Agamemnon ait renoncé à sa prise. Agamemnon a été contraint d’obéir. Achille s’est gaussé de lui, l’a raillé. Alors Agamemnon lui a ordonné de lui donner sa propre prise, Briséis, en compensation. Après l’avoir remise au grand roi, Achille s’est retiré de la guerre avec tous ceux qu’il commandait.
— Une femme ! Une armée divisée en deux à cause d’une femme ! s’exclama Déiphobos qui trouvait cela encore plus drôle.
— Pas exactement en deux, repartit d’un ton sec Anténor. Le nombre de ceux qui se sont retirés ne dépasse pas quinze mille. Et si une femme peut faire éclater une armée, n’oubliez pas qu’à l’origine c’est à cause d’une femme que cette armée est venue ici !
Mon père frappa le sol de son sceptre.
— Anténor, tais-toi ! Déiphobos, tu es ivre ! Es-tu bien sûr de ces nouvelles, mon ami ? questionna-t-il en se tournant vers le messager.
— Oui, j’étais présent, seigneur. J’ai tout vu, tout entendu.
Alors qu’un instant auparavant la tristesse et l’apathie prédominaient, maintenant on souriait, on se serrait la main. Un murmure de satisfaction monta dans la salle du trône. J’étais seul à me lamenter. Le sort semblait vouloir qu’Achille et moi ne nous rencontrions jamais sur le champ de bataille.
Pâris s’avança vers le trône d’un air important.
— Cher père, lorsque j’étais en Grèce, on y racontait que la mère d’Achille, une déesse, plongeait tous ses fils dans les eaux du Styx pour les rendre immortels. Mais alors qu’elle tenait Achille par le talon droit, elle fut dérangée et oublia de le prendre par l’autre talon. C’est pourquoi Achille est mortel. Tu te rends compte, son talon droit est son point faible. Achille est vulnérable à cause d’une femme ! Je me souviens de Briséis. C’est une beauté…
— J’ai dit que ça suffisait, hurla le roi, furieux ! Il n’y a pas matière à plaisanterie. Tout ceci est d’une extrême importance.
Pâris parut décontenancé. J’eus pitié de lui. Depuis deux ans il avait vieilli. Alors qu’autrefois il avait fasciné Hélène, à présent il l’ennuyait. Toute la Cour le savait et savait aussi qu’elle était la maîtresse d’Énée. Elle ne saurait pourtant en tirer grande satisfaction ; Énée s’aimait surtout lui-même.
Mais il était impossible de lire les pensées d’Hélène. Pourtant elle n’était pas si énigmatique que cela. Elle avait pris un air légèrement méprisant, après la tirade de Priam. Pourquoi ? Elle connaissait les rois grecs. Alors pourquoi ?
Je m’agenouillai devant le trône.
— Père, déclarai-je avec assurance, si nous devons jamais chasser les Grecs de nos côtes, c’est le moment opportun. S’il est vrai qu’Achille et les Myrmidons étaient un obstacle quand, par le passé, je t’ai fait ma requête, tu n’as plus de raison d’être réticent. De plus, la peste a mis dix mille hommes hors de combat. Même avec le concours de Penthésilée et Memnon, nous n’aurions jamais autant de chances de vaincre que maintenant. Seigneur, donne-moi l’ordre de livrer bataille.
Anténor s’avança. Ah ! Toujours Anténor !
— Avant de nous engager, roi Priam, accorde-moi une faveur, je t’en prie. Laisse-moi dépêcher un de mes hommes chez les Grecs pour vérifier ce qu’affirme cet agent de Polydamas.
— C’est une bonne idée, seigneur, acquiesça Polydamas. Une confirmation est indispensable.
— Alors, Hector, me dit le roi Priam, il te faudra patienter un peu pour avoir ta réponse. Anténor, trouve ton homme et envoie-le en mission sur-le-champ. Je convoquerai une nouvelle assemblée ce soir.
En attendant, j’emmenai Andromaque sur les remparts, au sommet de la grande tour nord-ouest, qui donnait sur la plage des Grecs. La minuscule bannière flottait toujours au-dessus de l’enceinte des Myrmidons. Mais, étant donné le peu de mouvement dans le camp, il était évident qu’il n’y avait plus aucune relation entre eux et leurs voisins.
À la tombée de la nuit, nous retournâmes à la citadelle, ayant bon espoir que l’agent d’Anténor confirmerait toute l’histoire. L’homme arriva avant même que nous ayons eu le temps de nous impatienter et, en quelques phrases brèves, il répéta ce qu’avait dit l’agent de Polydamas.
Hélène, au fond de la salle, loin de Pâris, faisait ouvertement des signes à Énée, le visage souriant, car elle savait que, pour le moment, toutes les rumeurs qui la concernaient, elle et le Dardanien, étaient éclipsées par la nouvelle. Quand Énée s’approcha d’elle, elle lui mit la main sur le bras et ses yeux en amande lui lancèrent un regard enjôleur. Mais il ne lui prêta aucune attention. Pauvre Hélène ! S’il s’agissait de choisir entre ses charmes et ceux de Troie, je savais ce qu’Énée déciderait. Un homme admirable, certes, mais qui avait une bien trop haute opinion de lui-même.
Toutefois Hélène ne parut guère déconcertée par son départ soudain. Que pensait-elle donc de ses compatriotes ? Elle connaissait très bien Agamemnon. Un instant, j’eus envie de lui poser des questions, mais Andromaque m’accompagnait et elle détestait Hélène. Elle me dirait si peu de choses que cela ne valait pas la peine de me faire tancer vertement par Andromaque.
Le roi m’appela, je m’approchai du trône et m’agenouillai.
— Je te confie le commandement de l’armée, mon fils. Envoie les hérauts ordonner la mobilisation dans deux jours, à l’aube. Dis au gardien de la porte Scée d’atteler les bœufs. Cela fait dix ans que nous sommes emprisonnés, mais nous allons enfin sortir et chasser les Grecs de Troie.
Comme je lui baisai la main, l’assistance poussa des hourras assourdissants ; mais je ne souris point. Achille ne serait pas sur le champ de bataille. Quelle victoire serait-ce dans ces conditions ?
Ces deux jours passèrent avec la rapidité de l’éclair. J’employai mon temps à discuter ou à donner des ordres aux armuriers, aux hommes du génie, aux auriges et aux officiers d’infanterie, entre autres. Tant que tout ne fut pas prêt, je ne pris pas un instant de repos et ne revis Andromaque que la veille de la bataille.
— Ce que je redoutais est arrivé, me lança-t-elle quand j’entrai dans la chambre.
— Andromaque, tu ne sais pas ce que tu dis.
— Est-ce toujours pour demain ? demanda-t-elle en essuyant ses larmes.
— Dès l’aube.
— N’as-tu pas pu trouver un peu de temps à me consacrer ?
— C’est ce que je fais en ce moment même.
— Encore une nuit et tu seras parti. Tout ça ne me plaît pas, Hector. Il y a quelque chose qui ne va pas.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’y a-t-il de mal à se battre enfin contre les Grecs ?
— Rien ne va. Cela paraît trop simple, déplora-t-elle en fermant le poing droit, à l’exception de l’auriculaire et de l’index qu’elle leva pour conjurer le mauvais sort. Cassandre n’a cessé de récriminer depuis que l’agent de Polydamas nous a fait part de la querelle.
— Ah, Cassandre ! m’exclamai-je en riant. Par Apollon, qu’as-tu donc, Andromaque ? Ma sœur Cassandre est folle. Personne n’écoute les prédictions de cet oiseau de malheur.
— Elle est peut-être folle, rétorqua Andromaque, bien décidée à se faire entendre, mais n’as-tu jamais remarqué combien ses prédictions s’avèrent exactes ? Sache-le, Hector, dans ses divagations elle répète sans cesse que les Grecs nous ont tendu un piège à l’instigation d’Ulysse. Ils nous font sortir par la ruse, tout simplement.
— Tu commences à m’agacer, répliquai-je. Je ne suis pas ici pour parler de la guerre, ou de Cassandre. Je ne suis ici que pour être avec toi.
Piquée au vif, elle se détourna et haussa les épaules. Puis elle rabattit les draps et les couvertures, enleva sa robe, moucha les lampes. Son corps était aussi ferme et aussi magnifique que lors de notre nuit de noces. La maternité ne l’avait nullement déformé. Je m’allongeai, tendis les bras et pendant un moment oubliai le lendemain. Puis je m’assoupis, plongeant dans le sommeil. Mon corps était satisfait, mon esprit détendu. Mais avant de sombrer dans l’inconscience, j’entendis Andromaque pleurer.
— Qu’as-tu donc à présent ? Penses-tu toujours à Cassandre ?
— Non, je pense à notre fils. Je prie pour qu’après-demain il connaisse encore la joie d’avoir un père vivant.
Comment les femmes s’arrangent-elles pour toujours dire la seule chose qu’un homme ne veut pas entendre ?
— Cesse de pleurnicher et dors ! criai-je.
Elle me caressa le front, se rendant compte qu’elle était allée trop loin.
— Peut-être suis-je trop angoissée. Achille ne se battra pas, alors tu ne cours aucun danger.
Je m’écartai brusquement d’elle et tapai du poing sur l’oreiller.
— Tais-toi, à la fin ! Inutile de me rappeler que l’homme avec lequel je brûle de me battre ne sera même pas là pour m’affronter.
— Hector, es-tu fou ? s’écria-t-elle, le souffle coupé. La rencontre avec Achille compte-t-elle pour toi davantage que Troie ? Que notre fils ? Que moi ?
— Il est des choses que seuls les hommes savent apprécier. Astyanax comprendrait mieux que toi.
— Astyanax n’est qu’un enfant. Depuis qu’il est venu au monde, il n’entend parler que de guerre. Il voit les soldats faire l’exercice, il s’assied à côté de son père dans un magnifique char de guerre à la tête d’une armée lors des parades militaires : il est victime d’illusions. Mais jamais il n’a vu le champ de bataille après un vrai combat.
— Il n’est aucun aspect de la guerre devant lequel notre fils se dérobe.
— Notre fils a neuf ans ! Je ne permettrai pas qu’il devienne un guerrier obstiné et impitoyable comme tous les hommes de ta génération.
— Tu vas trop loin, ripostai-je d’un ton glacial. Par bonheur, tu n’auras plus à intervenir désormais dans l’éducation d’Astyanax. Dès que je rentrerai victorieux de la bataille, je te l’enlèverai et le confierai à des hommes.
— Fais cela et je te tuerai de mes propre mains, répliqua-t-elle avec hargne.
— Essaie seulement et tu le paieras de ta vie.
Pour toute réponse, elle éclata en sanglots.
J’étais trop irrité pour la toucher ou tenter la moindre réconciliation. Aussi passai-je le reste de la nuit, incapable de m’attendrir, à l’écouter pleurer comme une démente. La mère de mon fils refusait d’en faire un guerrier !
À l’aube naissante, je me levai et, debout à côté du lit, je jetai un coup d’œil à Andromaque. Elle refusa de me regarder. Mon armure m’attendait, j’oubliai Andromaque dans l’exaltation du moment et frappai dans mes mains. Les esclaves vinrent, me revêtirent de ma tunique rembourrée, lacèrent mes bottes, ajustèrent par-dessus les cnémides. Je maîtrisai l’impatience que je ressentais toujours avant un combat tandis qu’ils me mettaient mon pagne de cuir, ma cuirasse, mes cubitières, mes gantelets et mes protections en cuir pour les poignets et le front. On me donna mon casque, on me passa mon baudrier sur l’épaule gauche, laissant pendre mon épée du côté droit et, pour finir, on me mit mon bouclier géant en bandoulière sur l’épaule droite à l’aide de sa lanière coulissante, de façon à couvrir mon flanc gauche. Un esclave me donna ma massue, un autre m’aida à glisser mon casque sur l’avant-bras. J’étais fin prêt.
— Andromaque, je pars, annonçai-je d’une voix dure.
Mais elle demeura immobile, le visage tourné vers le mur.
Les couloirs tremblèrent, les dalles de marbre renvoyèrent l’écho du bronze ; le bruit de mes pas me précédait comme une lame de fond. Ceux qui n’allaient pas au combat sortaient pour m’acclamer au passage ; à chaque porte, des hommes m’emboîtaient le pas. Des étincelles jaillissaient sous les talons renforcés de bronze et, au loin, on entendait les tambours et les trompes. Devant nous s’étendait maintenant la grande cour et par-delà se dressaient les portes de la citadelle.
Hélène m’attendait sous le portique. Je m’arrêtai et fis signe aux autres de continuer sans moi.
— Bonne chance, beau-frère.
— Comment peux-tu me souhaiter bonne chance alors que je me bats contre tes compatriotes ?
— Je n’ai pas de patrie, Hector.
— Ton pays reste ton pays.
— Hector, ne sous-estime jamais un Grec ! m’avertit-elle en reculant d’un pas, elle-même surprise de ses propres paroles. Puis elle ajouta : C’est un conseil que tu ne mérites guère.
— Les Grecs sont des hommes comme les autres.
— Vraiment ? Je ne suis pas d’accord. Mieux vaut avoir un Troyen qu’un Grec comme ennemi.
Ses yeux verts étincelaient, pareils à des émeraudes.
— C’est un combat loyal, en terrain découvert. Nous en sortirons victorieux.
— Peut-être. Mais t’es-tu demandé pourquoi Agamemnon a causé tant de problèmes pour une seule femme, alors qu’il en a des centaines ?
--Ce qui importe, c’est qu’Agamemnon ait causé des problèmes. La raison d’un tel comportement est sans intérêt.
-- Je crois au contraire qu’elle est essentielle. Ne sous-estime jamais la ruse des Grecs. Et surtout, ne sous-estime jamais Ulysse.
— Pfft ! On affabule à son sujet, voilà tout.
-- C’est ce qu’il veut vous faire croire. Mais moi je sais qui il est.
Elle tourna les talons et rentra. Pâris ne se montra pas. Il contentait de nous observer de loin.
Soixante-quinze mille fantassins et dix mille chars m’attendaient, alignés sur les petites places et dans les rues transversales qui menaient à la porte Scée. Sur la grand-place se trouvait le premier détachement de cavalerie, mes propres auriges. Leurs acclamations retentirent comme le tonnerre lorsque j’apparus, levant haut ma massue pour les saluer. Je montai dans mon char et plaçai avec soin mes pieds dans les étriers d’osier pour ne pas perdre assise, en particulier au galop. À perte de vue, j’apercevais des milliers de casques à plumet pourpre, le bronze prenait des reflets rouge sang sous les rayons du soleil, la porte se dressait, imposante, au-dessus de moi.
Les fouets claquèrent. Les bœufs attelés au gros rocher qui soutenait la porte Scée beuglèrent en baissant la tête. Dans le fossé, on avait déjà mis de l’huile et de la graisse. Les bêtes avaient presque le mufle à terre. Très lentement la porte s’ouvrit, grinçant et grondant, tandis que le rocher glissait au fond du fossé. La porte elle-même parut plus petite et l’étendue de ciel et de plaine entre les remparts plus vaste. Le cri de joie qui jaillit de la gorge de milliers de soldats troyens couvrit le grondement que faisait entendre la porte en s’ouvrant pour la première fois depuis presque dix ans.
Je la franchis. J’étais dans la plaine et mes auriges me suivaient. Le vent me fouettait le visage, des oiseaux s’envolaient sous la voûte des cieux, mes chevaux dressaient les oreilles et galopaient en tendant leurs pattes fines. Nous allions enfin au combat !
À un quart de lieue de la porte Scée, je m’arrêtai et me retournai pour donner des instructions aux troupes : ceux qui étaient devant formaient une ligne droite, les chars au premier rang ; la garde royale de dix mille fantassins et mille chars constituait le centre de mon avant-garde. La manœuvre fut exécutée en bon ordre et rapidement, sans panique ni confusion.
Quand tout fut prêt, je fis volte-face pour contempler le mur étranger, érigé en travers de la plaine d’un fleuve à l’autre, isolant la plage grecque. Des milliers de points brillants étincelaient sur les gués de chaque côté du mur, tandis que les envahisseurs déferlaient dans la plaine. Je remis ma lance à Cébrion et ajustai mon casque, rejetant en arrière le plumet écarlate de crin de cheval. Mes yeux croisèrent ceux de Déiphobos, juste à côté de moi, puis j’embrassai du regard ce front qui s’étirait sur une demi-lieue. Mon cousin Énée commandait l’aile gauche et le roi Sarpédon l’aile droite. J’étais à la tête de l’avant-garde.
Les Grecs se rapprochaient. Le soleil se reflétant sur leurs armures paraissait plus brillant encore. Je plissai les yeux pour mieux distinguer l’ennemi qui se trouverait devant moi : serait-ce Agamemnon lui-même, ou bien Ajax, ou quelque autre de leurs héros ? J’eus un pincement au cœur : ce ne serait pas Achille. Puis je regardai à nouveau nos lignes et sursautai. Pâris était là ! Armé de son arc et de son carquois, il était à la tête des hommes de la garde royale qui lui avait été attribués autrefois, il y a très longtemps. Je me demandai à quelle ruse Hélène avait eu recours pour lui faire quitter ses appartements, où il était à l’abri du danger.