6
Récit d’Hélène
Les ossements des fils de Prométhée furent inhumés à Amyclées et la peste commença à régresser. C’était vraiment merveilleux de pouvoir à nouveau traverser la ville en char, chasser dans les montagnes et assister aux rencontres sportives sur la palestre ! Le roi avait mis fin à la peste, tout allait bien à présent.
Sauf pour Hélène. Ménélas vivait avec une ombre. Avec les années, je m’étais faite plus calme, plus grave même – j’accomplissais mon devoir. J’avais donné à Ménélas deux filles et un fils. Chaque nuit il partageait ma couche. Jamais je ne lui refusais l’accès à mes appartements quand il frappait. Il m’aimait. À ses yeux j’étais irréprochable. La satisfaction d’être traitée en déesse me rendait plus soucieuse encore de mes devoirs. Et puis je désirais, dans tous les sens du terme, garder la tête sur les épaules.
Si seulement j’avais pu rester de glace quand il vint à moi après les noces ! Mais Hélène était une créature de chair, elle ne pouvait rester indifférente au contact d’un homme, même aussi pitoyable et maladroit que mon mari. N’importe qui plutôt que rien !
L’été vint, le plus aride qu’on ait connu. Les pluies cessèrent. Les rivières se tarirent. Du haut des autels, les prêtres annonçaient le pire. Nous avions survécu à la peste ; allions-nous subir la famine ? Par deux fois j’entendis Poséidon, le dieu qui ébranle la Terre, gémir et secouer les entrailles du pays. Les gens commencèrent à parler de sinistres présages et les prêtres haussèrent le ton quand le froment d’été s’abattit sans épis sur le sol desséché.
Enfin, le dieu tonitruant s’exprima. Par un jour de canicule suffocante, il envoya ses hérauts, les nuées d’orage, les empilant toujours plus dans un ciel chauffé à blanc. Durant l’après-midi, le soleil disparut et les ténèbres s’épaissirent. Zeus explosa enfin. Poussant des rugissements assourdissants, il lança ses foudres sur la terre avec une férocité qui fit trembler notre Mère, les éclairs zébrant les cieux avant de s’abattre au sol en colonnes de feu.
Ruisselante de sueur et terrorisée, je balbutiai des prières et, pelotonnée sur la couche d’une petite chambre, je me bouchai les oreilles. Le tonnerre grondait. Les éclairs m’éblouissaient. Ménélas, Ménélas, où es-tu donc ?
C’est alors que j’entendis sa voix, au loin. Il s’entretenait avec quelqu’un qui parlait un grec maladroit et hésitant – un étranger. Je me précipitai à la porte et courus à mes appartements, pour ne point risquer de déplaire à mon époux ; en effet, comme toutes les dames du palais, j’avais pris pendant la canicule l’habitude de porter une transparente tunique en lin d’Egypte.
Juste avant le dîner, Ménélas vint chez moi pour me voir entrer dans mon bain. Jamais il n’essayait de me toucher, préférant regarder.
— Ma chérie, dit-il, nous avons un hôte, consentirais-tu à revêtir ton péplos de cérémonie ce soir ?
— Cet homme est-il si important ? demandai-je, ébahie.
— C’est mon ami, le prince Pâris de Troie.
— Oui, je me rappelle.
— Soigne ton apparence, Hélène. J’ai vanté ta beauté quand j’étais à Troie et il s’est montré fort sceptique.
Sourire aux lèvres, je me retournai dans la baignoire, éclaboussant le sol.
— Je serai une splendeur, cher époux, c’est promis.
Et sans nul doute je l’étais, lorsque je pénétrai dans la salle des banquets peu avant que la Cour ne s’y assemblât pour partager le dernier repas du jour avec le roi, la reine et leur hôte. Ménélas était déjà là. Debout près de la table d’honneur, il parlait à un homme qui me tournait le dos. Un dos fort séduisant. Bien plus grand que Ménélas, il avait une épaisse chevelure, noire et bouclée, qui lui descendait entre les omoplates et il était torse nu à la manière des Crétois. Un large collier de pierres précieuses serties d’or lui couvrait les épaules et des bracelets du même métal entouraient ses poignets. Je contemplai son pagne pourpre, ses jambes galbées et ressentis un frémissement que depuis des années je n’avais plus éprouvé. De dos il avait belle allure, mais sans doute aurait-il le profil chevalin, me dis-je avec cynisme Il se retourna. Je le vis, je l’aimai. Si j’étais la perfection faite femme, lui était l’homme parfait. Je le regardai, stupidement muette. Nul défaut. L’absolue perfection. Et j’en étais éprise.
— Ma reine, dit Ménélas en s’avançant, voici le prince Pâris. Nous devons envers lui nous montrer courtois et pleins d’attentions, car il m’offrit à Troie un excellent accueil.
Puis, se tournant vers Pâris, l’air interrogateur :
— Es-tu toujours incrédule, ami ?
— Non… Non.
Ménélas exultait.
Quel cauchemar que ce dîner ! Le vin coula à flots mais, en tant que femme, je n’en pus boire une goutte. Cependant quelque dieu espiègle poussa Ménélas, habituellement si sobre, à boire et boire encore. Pâris trônant entre nous, je ne pouvais me rapprocher suffisamment de mon mari pour l’empêcher de lever sa coupe. Et le prince troyen se conduisit sans nulle retenue ni sagesse. Naturellement, j’avais remarqué la lueur qui avait enflammé son regard quand il avait posé les yeux sur moi. Mais il en allait ainsi de tous les hommes, qui retrouvaient ensuite leur réserve. Pour Pâris, il n’en fut rien. Oubliant qu’à la table d’honneur nous étions observés par la Cour tout entière, il me couvrit de compliments insensés tout au long du repas et ses regards étaient outrageusement intimes.
Prise de panique, je tentai de faire en sorte que nos observateurs pour la plupart des espions d’Agamemnon – ne remarquent rien d’inconvenant. M’efforçant d’être distante mais polie, j’accablai Pâris de questions : Comment vivait-on à Troie ? La ville était-elle très éloignée de l’Assyrie et de Babylone ? Y parlait-on grec ?
Mais il savait s’y prendre avec les femmes, répondant avec aisance et autorité, tandis que ses yeux effrontés vagabondaient de mes lèvres à mes cheveux, de mes doigts à mes seins.
Comme le repas se prolongeait indéfiniment, Ménélas ne parvint bientôt plus à articuler et ne vit rien d’autre que sa coupe. Pâris s’enhardit. Il se penchait si près que je sentais son souffle sur mes épaules, la douceur de son haleine. Je m’éloignais de lui, jusqu’à me trouver à l’extrémité du banc.
— Les dieux sont cruels de n’accorder qu’à un seul homme la jouissance d’une telle beauté, murmura-t-il.
— Prince, veille à tes paroles ! Je t’en prie, un peu de décence !
Il sourit en guise de réponse. J’avais de la peine à respirer. Une secrète moiteur me fit serrer les genoux.
— Je t’ai vue t’enfuir cet après-midi, vêtue de ta tunique transparente, poursuivit-il comme si je n’avais rien dit.
Le rouge me monta aux joues. Je priai pour que nul ne le remarque.
Il avança la main et me saisit le bras. Je sursautai, ce contact m’était insupportable. J’éprouvais la même sensation que quand grondait le dieu du Tonnerre.
— Prince, je t’en prie ! Mon époux va t’entendre.
Il remit en riant sa main sur la table, mais si vite qu’il renversa la coupe qui était devant lui ; le vin se répandit, rouge sur le bois clair. Comme je faisais à un esclave signe de nettoyer, Pâris se pencha vers moi.
— Je t’aime, Hélène.
Les esclaves avaient-ils entendu ? J’observai Ménélas ; complètement ivre, il avait les yeux dans le vague. Il était bien trop saoul pour venir dans la nuit me rejoindre. Ses hommes le transportèrent dans ses appartements et me laissèrent, seule, regagner les miens.
Je restai longtemps assise à la fenêtre, pensive. Que faire ? Un unique repas auprès de cet homme et déjà j’étais désarmée. Il me traquait, intrépide, pensant que mon mari était trop obtus pour remarquer son jeu. Mais c’était l’ivresse du vin. Demain Ménélas serait sobre et même les plus sots ont des yeux. De plus, l’un des nobles le mettrait en garde, car Agamemnon les payait pour tout remarquer. Si l’un d’eux déclarait que j’étais infidèle, dans l’heure Agamemnon le saurait. Pâris aurait la tête tranchée et moi aussi. Moi aussi !
Tiraillée entre peur et désir, je me torturais. À quel point je l’aimais ! Mais quel était donc cet amour, qu’une unique seconde avait vu naître ? J’avais appris depuis mon mariage à résister à la luxure. Mais l’amour authentique était irrésistible. J’avais mille raisons de vouloir n’être qu’avec Pâris. Je voulais vivre à ses côtés. Je voulais savoir ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait, comment il était pendant son sommeil. La flèche qui mena Orphée jusqu’aux Enfers et Phèdre au suicide m’avait transpercée. Ma vie ne m’appartenait plus ; elle appartenait à Pâris. J’étais prête à mourir pour lui. Mais vivre pour lui ! Ô délice !
Au chant du coq, quelques instants après que je me fus couchée, Ménélas vint dans ma chambre. Il avait l’air penaud et refusa de m’embrasser.
— Mon haleine empeste le vin, mon amour. J’ignore pourquoi j’ai tant bu.
Je le fis asseoir près de moi sur le lit.
— Comment vas-tu ce matin, à part ton haleine ?
— Je ne me sens pas très bien. Hélène, j’ai un problème, ajouta-t-il en fronçant les sourcils.
Ma bouche se dessécha ; je me passai la langue sur les lèvres. Un des nobles lui avait parlé.
— Un problème, dis-je d’une voix rauque.
— Oui. Un messager venu de Crète m’a éveillé. Mon grand-père Catrée est mort et Idoménée retarde les funérailles en attendant la venue d’Agamemnon ou la mienne. Bien sûr, c’est moi qui partirai. Agamemnon est retenu à Mycènes.
— Ménélas, tu ne peux pas partir !
Il prit ma véhémence pour un témoignage d’amour.
— Je me dois d’y aller, Hélène, je n’ai pas le choix.
— Seras-tu longtemps absent ?
— Au moins six lunes. Tu devrais mieux connaître la géographie ! Les vents d’automne me pousseront jusqu’en Crète, mais il me faudra attendre les vents d’été pour revenir ici.
— Ah ! soupirai-je. Quand pars-tu ?
— Aujourd’hui même, Hélène, répondit-il en me serrant le bras. Il me faut d’abord aller à Mycènes voir Agamemnon et comme je prendrai le bateau à Lerne ou à Nauplie, je ne pourrai revenir ici avant d’embarquer. C’est vraiment dommage, conclut-il, ravi de me voir à ce point consternée.
— Mais tu ne peux t’absenter, Ménélas. Tu as un invité.
— Pâris comprendra. J’accomplirai les rites de purification dès ce matin, avant de partir pour Mycènes, mais je veillerai à ce qu’il reste ici aussi longtemps qu’il le désire.
— Emmène-le donc avec toi, à Mycènes.
— Hélène, allons ! Naturellement il devra aller à Mycènes, mais c’est à lui d’en décider, répliqua mon stupide mari, désireux de plaire a son hôte, mais totalement inconscient du danger qu’il représentait.
— Ménélas, tu ne peux m’abandonner ainsi, seule avec Pâris !
— Pourquoi pas ? Tu as des chaperons, Hélène.
— Agamemnon n’est peut-être pas de cet avis.
Il m’embrassa la main, caressa mes cheveux.
— Hélène, ne te tracasse pas inutilement. Je te fais confiance. Agamemnon aussi te fait confiance.
Comment lui expliquer que moi, je ne me faisais pas confiance ?
L’après-midi, au pied des marches du palais, je fis mes adieux à mon époux. Pâris ne se montra pas. Une fois que les chars eurent disparu à l’horizon, je courus me réfugier dans mes appartements et n’en sortis plus ; on m’y apportait mes repas. Si Pâris ne me voyait pas, peut-être se lasserait-il de son petit jeu et partirait-il pour Mycènes ou Troie. Et les nobles n’auraient pas l’occasion de nous voir ensemble.
La nuit venue, il me fut impossible de dormir. Je fis les cent pas dans ma chambre, puis allai à la fenêtre. Amyclées était plongée dans l’obscurité. La pleine lune inondait de sa clarté la vallée de Lacédémone. Je me penchai par la fenêtre entrouverte et me laissait envahir par la sérénité de la nuit. Sous le charme, je sentis pourtant la présence de Pâris. Il contemplait le ciel par-dessus mon épaule. Je ne criai pas, je ne me retournai pas, mais il sut que je savais. Il prit mes coudes dans ses mains et m’attira tendrement contre lui.
— Hélène d’Amyclées, tu es aussi belle qu’Aphrodite.
— Ne tente pas la déesse, Pâris. Elle hait ses rivales.
— Elle ne te hait point. Ne comprends-tu donc pas ? C’est Aphrodite qui t’a donnée à moi. Car je lui appartiens, je suis son bien-aimé.
Ses mains autour de ma taille dessinaient des cercles, lentement, sans hâte, comme s’il disposait de l’éternité pour me faire l’amour. Ses lèvres se posèrent sur mon cou.
— Hélène, n’as-tu jamais désiré t’aventurer dans les profondeurs de la forêt au cœur de la nuit ? N’as-tu jamais souhaité être aussi vive qu’une biche ? N’as-tu jamais désiré courir, libre comme le vent, pour tomber épuisée sous le corps de l’aimé ?
— Non, je ne rêve jamais à ces choses, répondis-je, la bouche sèche, tandis que mes reins disaient le contraire.
— Moi si. Je rêve de tes cheveux clairs flottant derrière toi, de tes longues jambes désireuses de me devancer au cours de la poursuite. C’est ainsi que j’aurais dû te rencontrer et non dans ce palais vide et dénué de toute vie.
Il entrouvrit ma tunique, les paumes de ses mains, légères comme des plumes, se posèrent sur mes seins.
— Tu as ôté la peinture.
Ce fut alors que je m’abandonnai. Je me jetai dans ses bras, indifférente à tout sauf à cette certitude : c’était l’homme qu’il me fallait et je l’aimais. De toute mon âme.
Esclave consentante, je reposais entre ses bras, aussi molle que la poupée de chiffons de ma petite fille.
— Viens à Troie avec moi, s’écria-t-il soudain.
Je me redressai pour contempler son visage et le reflet de mon amour dans ses beaux yeux ténébreux.
— C’est de la folie, dis-je.
— Pas du tout, c’est du bon sens. Tu n’es pas faite pour un insensible rustaud comme Ménélas, tu es faite pour moi.
— Je suis née de cette terre. J’en suis la reine. Mes enfants sont ici, répondis-je en essuyant mes larmes.
— Hélène, tu appartiens comme moi à Aphrodite ! Un jour j’ai solennellement juré de tout lui donner, j’ai renoncé à Héra, à Pallas Athéna pour elle, si elle exauçait mes vœux. Mais tout ce que je lui demande, c’est toi.
— Je ne peux pas partir.
— Tu ne peux pas rester. Je ne serai pas avec toi.
— Oh, je t’aime ! Comment vivre sans toi ?
— Il n’est pas question de vivre sans moi, Hélène.
— Tu demandes l’impossible, soupirai-je en pleurant.
— Allons ! Qu’est-ce qui te tracasse à ce point ? Quitter tes enfants ?
— Non, pas vraiment. Ils sont si ordinaires. Ils tiennent de Ménélas, ils ont les mêmes cheveux, et en plus ils ont des taches de rousseur !
— Ce doit être Ménélas, alors.
Était-ce cela ? Pauvre Ménélas, humilié, dominé, commandé depuis Mycènes par une main de fer. Je n’avais jamais désiré l’épouser. Je ne lui devais rien, pas plus qu’à son frère, cet homme déplaisant pour qui nous n’étions, tous, que les pions d’un gigantesque échiquier ; Agamemnon ne se souciait pas de moi, ni de mes désirs, de mes besoins ou de mes sentiments.
— J’irai à Troie, dis-je. Rien ne me retient ici. Rien.