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Récit d’Agamemnon

 

Je fis enterrer ma fille au cœur de la nuit, dans une tombe anonyme, sous un simple amoncellement de pierres en bordure de la mer.

Achille avait juré d’envoyer à ma femme un message dans lequel il nous déclarerait tous responsables ; j’aurais pu faire obstacle à son projet en informant le premier Clytemnestre. Mais je ne pus trouver ni les mots ni l’homme adéquats. Malgré les désaccords que j’avais eus avec ma femme, elle m’avait toujours considéré comme un grand homme, digne d’être son époux. Toutefois elle était originaire de Lacédémone, où l’on révérait toujours Mère Kubaba. Quand elle apprendrait la mort d’Iphigénie, elle s’efforcerait de se venger, restaurerait l’ancienne religion et régnerait à ma place en tant que grande reine.

Je songeai alors à mon cousin Égisthe, que j’avais toujours apprécié. Il était plus jeune que moi, élégant et plein de charme. Je m’entendais mieux avec lui qu’avec Ménélas. Cependant ma femme n’aimait pas Égisthe et n’avait pas confiance en lui, parce que c’était le fils de Thyeste et qu’il pouvait prétendre être l’héritier légitime du trône. Or, elle voulait à tout prix qu’Oreste héritât de la couronne.

Je fis donc venir Égisthe dès que j’eus décidé quoi lui dire exactement. Son statut dépendait de mon seul bon vouloir, aussi avait-il tout intérêt à me satisfaire. Je l’envoyai donc, chargé de présents, auprès de Clytemnestre. Iphigénie était morte, mais ce n’était pas moi qui avait donné l’ordre de la sacrifier. Ulysse, seul, avait tout organisé. Elle croirait au moins ça.

— Je ne serai pas absent de Grèce bien longtemps, dis-je à Égisthe avant son départ, mais il est indispensable que Clytemnestre ne fasse pas appel au peuple pour raviver l’ancienne religion. Tu me représenteras donc.

— Artémis a toujours été ton ennemie, répondit-il en s’agenouillant pour me baiser la main. Ne t’inquiète pas, Agamemnon. Je veillerai à ce que Clytemnestre se conduise décemment. Certes, j’espérais avoir ma part de butin quand Troie serait prise, car je suis bien pauvre…

— Tu auras ta part. Maintenant va, accomplis ta mission.

 

Lorsque je m’éveillai, le lendemain du sacrifice, le temps était clair. Les nuages avaient disparu et le vent s’était apaisé durant la nuit. Je me forçai à remercier Artémis de son aide, mais résolus de ne plus jamais solliciter l’aide de la Chasseresse. Ma pauvre enfant n’était plus, et pas même une stèle ne rappellerait son souvenir.

Phénix apparut, impatient de commencer les préparatifs d’embarquement. Ils auraient lieu dès le lendemain si le temps se maintenait.

— Il se maintiendra, affirma le vieil homme. Les eaux entre Aulis et Troie seront calmes comme lait dans une jatte.

— Alors, dis-je, me rappelant soudain qu’Achille avait critiqué mes plans d’approvisionnement, remplis les navires de vivres, Phénix, remplis-les à ras bord.

— Tu peux compter sur moi, seigneur, dit-il, l’air surpris mais avec un large sourire.

Achille m’obsédait. Ses malédictions résonnaient encore dans ma mémoire, son mépris me torturait. Je ne comprenais pas ce qu’il avait à se reprocher, mais je ne pouvais m’empêcher de l’admirer. Il avait eu le courage de se blâmer devant ses supérieurs. Ô, si seulement il avait réussi à me trancher la tête !

Le lendemain matin, l’aube teintait de rose le ciel pâle. Je me tenais à la proue de mon navire, les mains posées sur le bastingage. Enfin, le départ ! J’allai jusqu’à la poupe, où se dressait l’effigie d’Amphitryon. Je tournai le dos aux rameurs, heureux que mon navire fut ponté et qu’il y eût ainsi assez de place pour mes bagages, mes esclaves et tous les impedimenta nécessaires à un grand roi. Derrière mon navire, les gros bateaux rouge et noir glissaient à la surface des eaux éternelles. Il y en avait mille deux cents, avec quatre-vingt mille guerriers et vingt mille hommes qui les accompagnaient. Certains navires supplémentaires étaient réservés aux chevaux, car nous utilisions des chars, tout comme les Troyens.

Je contemplai la scène, fasciné. C’était moi qui dirigeais cette puissante armée ! Le grand roi de Mycènes était destiné à être le grand roi de l’Empire grec ! J’avais peine à le croire. Le dixième des navires n’avait pas encore pris la mer que déjà je me trouvai au milieu du détroit d’Eubée. La plage au loin paraissait minuscule, j’eus un moment de panique : comment une flotte aussi importante réussirait-elle à ne pas se disperser, quand nous avions des lieues à parcourir en pleine mer ?

Nous doublâmes la pointe d’Eubée sous un soleil radieux, passâmes entre elle et l’île d’Andros et, tandis que le mont Ochi disparaissait derrière nous, nous rencontrâmes les brises qui soufflent toujours en mer Égée. Les hommes attachèrent les rames et se rassemblèrent autour du mât, et bientôt un vent de sud-ouest gonflait la voile écarlate du navire royal.

Je montai les quelques marches menant au gaillard d’avant, où se trouvait ma cabine. Dans notre sillage de nombreux vaisseaux voguaient à allure régulière face à la houle qui se brisait en vagues minuscules sur les proues recourbées. Télèphe, debout à l’avant, tournait la tête de temps à autre pour crier des instructions aux deux hommes qui manœuvraient les rames du gouvernail, afin de maintenir le cap. Il me sourit d’un air satisfait.

— C’est parfait, seigneur ! Si le temps se maintient, nous continuerons à vive allure jusqu’en Troade. Avec un tel vent, tout va bien. Nous ne devrions pas avoir besoin de faire escale à Chio ou à Lesbos, et nous atteindrons Ténédos plus tôt que prévu.

J’étais content. Télèphe était le meilleur navigateur de toute la Grèce, le seul qui pût nous mener à Troie sans courir le risque de nous faire échouer sur une grève, très loin de notre destination. Il était le seul auquel je puisse confier le sort de mille deux cents navires. Hélène, pensai-je, tu ne jouiras pas longtemps de ta liberté. Tu seras de retour à Amyclées avant même de t’en rendre compte, et j’aurai grand plaisir à faire trancher ta jolie petite tête avec la hache sacrée.

Les jours passaient, uniformes et tranquilles. Nous aperçûmes Chio mais poursuivîmes notre route. Nous n’avions pas besoin de nous ravitailler. Il faisait si beau que ni Télèphe ni moi ne voulions prendre le moindre risque en débarquant. On commençait à présent à entrevoir la côte d’Asie Mineure. Télèphe en connaissait très bien les points de repère, car bien des fois durant sa carrière il avait navigué le long de cette côte. Il fut tout heureux de me signaler l’énorme île de Lesbos, en la doublant par l’ouest, afin que depuis la terre nul ne pût nous apercevoir. Les Troyens ne sauraient pas que nous arrivions.

Nous fîmes escale sur la côte ouest de Ténédos, une île toute proche de la Troade, le onzième jour après avoir quitté Aulis. La place manquait pour aborder ; le mieux était de laisser les navires à l’ancre aussi près que possible de la côte, en espérant que le temps clément continuerait encore quelques jours. Ténédos était fertile, mais n’avait qu’une faible population à cause de la proximité de Troie, cité considérée comme la plus peuplée au monde. Quand nous arrivâmes, les habitants étaient assemblés sur le rivage et leurs gestes désordonnés trahissaient l’appréhension.

— Bravo, pilote ! dis-je à Télèphe en lui donnant une tape sur l’épaule. Tu as mérité un butin de prince.

Fier comme un paon, il éclata de rire et descendit sur le pont, où il ne tarda pas à être entouré par les cent trente hommes qui avaient navigué avec moi.

À la tombée de la nuit les derniers navires étaient à proximité ; tous les chefs vinrent me retrouver à mon quartier général dans la cité de Ténédos. J’avais déjà pu rassembler tous les habitants de l’île. Il était hors de question de laisser quelqu’un se rendre sur le continent et informer le roi Priam de ce qui se passait à l’ouest de Ténédos. Les dieux, pensai-je, s’étaient unis pour soutenir la Grèce.

 

Le lendemain matin, je montai à pied jusqu’au sommet des collines qui s’élevaient au centre de l’île ; quelques-uns des rois m’accompagnèrent pour prendre un peu d’exercice, heureux d’être sur la terre ferme. Par-delà l’étendue des calmes eaux bleues, nous aperçûmes le continent troyen, à quelques lieues de là.

Ne pas voir la cité de Troie eut été impossible. Aussitôt mon cœur se serra. Mycènes, Iolcos, Corinthe, Athènes la fabuleuse, elles n’étaient rien en comparaison. Non seulement Troie les surpassait toutes, mais elle s’étendait comme une pieuvre géante.

— Alors qu’allons-nous faire ? demandai-je à Ulysse.

Il semblait perdu dans ses pensées, le regard fixe. Mais à ma question, il revint à lui et sourit.

— Je te conseille d’effectuer la traversée cette nuit, dans l’obscurité, de rassembler les troupes à l’aube et de prendre Priam au dépourvu, avant qu’il ne puisse fermer ses portes. Demain soir, seigneur, tu seras maître de Troie.

Nestor poussa un cri, Diomède et Philoctète eurent l’air horrifié, Palamède prit un air narquois. Je me contentai de sourire. Nestor m’épargna la peine de répondre.

— Ulysse, Ulysse, n’as-tu donc aucune idée de ce qui se fait et de qui ne se fait pas ? demanda-t-il. Il y a des lois qui gouvernent toutes choses, y compris la conduite des guerres. Pour ma part, je ne participerai pas à une entreprise qui n’aura pas respecté les règles ! Lhonneur, Ulysse ! Que fais-tu de l’honneur dans ton plan ? Nous ne pouvons ignorer les lois ! Ne l’écoute pas, seigneur ! ajouta-t-il en se tournant vers moi, les lois de la guerre sont claires, et nous devons les respecter.

— Calme-toi, Nestor. Je les connais aussi bien que toi.

— Sûrement, tu ne pouvais t’attendre à ce que je prête l’oreille à des conseils aussi impies, dis-je en prenant Ulysse par les épaules et en le secouant doucement.

Il se mit à rire et répondit :

— Non, Agamemnon, bien sûr ! Mais tu m’as demandé que faire, et je me suis senti obligé de t’indiquer ce que me dicte la sagesse. Si cela tombe dans l’oreille d’un sourd, pourquoi m’en plaindrais-je ? Je ne suis pas le grand roi de Mycènes, je suis seulement ton loyal sujet, Ulysse, venu de la rocheuse Ithaque où, pour survivre, il faut parfois oublier des choses comme l’honneur. Je t’ai dit comment accomplir la tâche en un jour. C’est la seule façon d’y parvenir. Je t’avertis, si on donne à Priam la possibilité de fermer ses portes, tu hurleras devant ses murs pendant dix ans, comme l’a prédit Calchas.

— On peut escalader ces murs et enfoncer ces portes…

— En es-tu sûr ?

Ulysse rit de nouveau et sembla oublier notre présence. Quel esprit extraordinaire, il voyait tout de suite l’essentiel ! Si, au fond de moi, je savais que son conseil était bon, je savais également que si je le suivais, personne ne me soutiendrait. C’était offenser Zeus et commettre un sacrilège envers la nouvelle religion. Ce qui m’intriguait, c’était la façon dont Ulysse échappait à tout châtiment pour ses idées impies. On disait que Pallas Athéna l’aimait plus que tout autre et intercédait toujours en sa faveur auprès de Zeus.

— Il faut que quelqu’un se rende à Troie pour exiger de Priam le retour d’Hélène, déclarai-je.

Tous semblaient désireux de s’y rendre, mais j’avais déjà fait mon choix.

— Ménélas, en tant qu’époux d’Hélène tu te dois d’y aller. Ulysse, tu l’accompagneras, ainsi que Palamède.

— Et pourquoi pas moi ? demanda Nestor, contrarié.

— J’ai besoin de garder au moins l’un de mes conseillers, répondis-je, en espérant le convaincre.

Ulysse sortit enfin de sa rêverie.

— Seigneur, si je dois accomplir cette mission, je te demande une faveur. Donnons à Priam l’impression que nous sommes encore en Grèce où nous nous préparons à la guerre. D’après la loi, nous sommes simplement tenus de l’avertir officiellement que nous sommes en état de guerre, rien de plus. Par ailleurs, Ménélas devrait exiger des compensations pour les souffrances endurées depuis le rapt de sa femme. Il devrait exiger que Priam ouvrît à nouveau l’Hellespont à nos marchands et annulât l’interdiction faite au commerce.

— Voilà qui est fort judicieux, répliquai-je.

Nous redescendîmes vers la cité, Ulysse et Philoctète en tête, bavardant et s’esclaffant comme des gamins. Philoctète était, de loin, le plus aguerri des deux. En mourant, Héraclès lui avait fait don de son arc et de ses flèches, bien qu’à l’époque il n’eût été qu’un tout petit garçon. Tout à coup, Philoctète poussa un cri de terreur ; le visage tordu de douleur, il s’affaissa sur un genou, son autre jambe tendue.

— Qu’y a-t-il ? le pressa Nestor.

— J’ai marché sur un serpent, répondit Philoctète d’une voix entrecoupée.

La peur me paralysa. Ulysse incisa profondément les chairs à l’aide de son couteau, à l’endroit où l’on apercevait les traces de la morsure puis, à plusieurs reprises, il aspira le sang et le venin, qu’il recrachait. Il fit ensuite signe à Diomède.

— Emmène-le voir Machaon. Porte-le sans à-coups, pour éviter que le poison ne gagne les organes vitaux.

— Mon ami, dit-il à Philoctète, reste totalement immobile et ne désespère pas. Machaon n’est pas pour rien le fils d’Esculape. Il saura te soigner.

Diomède partit en avant, d’un pas souple et rapide, portant son lourd fardeau comme si Philoctète eut été un enfant. Nous marchions bien sûr à sa suite. On avait logé Machaon dans une grande maison pour qu’il y exerçât son art, car il y a toujours des malades, même avant que la guerre ne commence. Philoctète y était étendu sur un lit, les yeux clos.

— Qui a traité la morsure ? demanda Machaon.

— Moi, répondit Ulysse.

— Bravo ! Si tu n’avais pas agi aussi rapidement, il serait mort sur le champ. Ce poison est très violent.

— Quand n’y aura-t-il plus aucune inquiétude ? demandai-je.

— Je n’en ai pas la moindre idée, seigneur. Est-ce que quelqu’un a attrapé le serpent, ou du moins l’a vu ?

Nous secouâmes la tête.

— Alors je n’en sais rien, dit Machaon en soupirant.

 

Le lendemain, la délégation embarquait pour Troie. Nous restâmes sur l’île et nous assurâmes, au cas où des guetteurs seraient postés sur le continent, que la fumée des feux ne trahissait point notre présence en s’élevant au-dessus des collines.

Les jeunes officiers avaient choisi Achille comme chef et le prenaient à présent comme exemple. Depuis la mort d’Iphigénie, il avait évité tout contact avec moi. Plus d’une fois je l’avais aperçu, mais il avait fait mine de ne pas me voir. Il ne perdait pas de temps, ne laissant jamais les Myrmidons oisifs. Chaque jour, il les entraînait ; ces sept mille hommes étaient les soldats les plus capables que j’eusse jamais vus. Pélée et son fils avaient préféré la qualité au nombre. Aucun d’eux n’avait plus de vingt ans, tous étaient des soldats de métier, et non des volontaires plus habitués à pousser la charrue ou à fouler le raisin. Aucun n’était marié. C’était une bonne chose. Seuls les jeunes gens sans femmes ni enfants courent au combat sans se soucier de leur destin.

Sept jours plus tard, la délégation était de retour. Mes trois ambassadeurs vinrent aussitôt me voir.

— Ils ont refusé de nous rendre Hélène, Agamemnon ! déclara mon frère en frappant du poing sur la table.

— Calme-toi, Ménélas ! Jamais je n’ai cru qu’ils nous la rendraient. L’as-tu vue, au moins ?

— Non, ils l’avaient cachée. On nous a escortés jusqu’à la citadelle. Priam, assis sur son trône, ma demandé ce que je voulais cette fois-ci. J’ai répondu : « Hélène » et il s’est esclaffé ! Si son damné fils avait été là, je l’aurais tué sur-le-champ !

— Et ils t’auraient tué aussi vite. Continue.

— Selon Priam, Hélène serait venue de son plein gré, elle ne souhaiterait nullement retourner en Grèce et considérerait Pâris comme son époux légitime. Priam a même insinué que j’avais usurpé le trône de Lacédémone et qu’après la mort de ses deux frères, Castor et Pollux, c’est elle, la fille de Tyndare, qui aurait dû être reine de plein droit ! Moi, je ne serais donc qu’un vulgaire pantin.

— Continue, Ménélas.

— Alors j’ai remis à Priam la tablette rouge de déclaration de guerre. Il a été stupéfait. Sa main a tremblé si fort que la tablette est tombée par terre et s’est brisée. Tout le monde a sursauté. Hector a ramassé les fragments et s’en est allé avec.

— Pourquoi n’es-tu pas aussitôt rentré ? demandai-je.

Il eut l’air penaud et resta coi. Je savais pourquoi. Il avait espéré revoir Hélène.

— Mais comment cette première audience s’est-elle terminée ? questionna Palamède.

— Le fils aîné de Priam, Déiphobos, a instamment prié son père de nous faire tuer. Anténor s’est alors avancé et a proposé de nous loger. Il a invoqué Zeus l’Hospitalier et interdit qu’un Troyen lève la main sur nous.

— Comme c’est curieux de la part d’un Dardanien ! Courage, frère ! Tu auras très bientôt l’occasion de laver ton honneur bafoué. Mais pour le moment, va te coucher.

Quand nous fûmes seuls, Nestor, Ulysse, Palamède et moi, je pus enfin savoir ce qui m’intéressait. Ménélas était allé à Troie mais, pendant l’année que durèrent les préparatifs de guerre, il n’avait pu nous donner que de très vagues renseignements sur la hauteur de ses murs, le nombre d’hommes que Priam pouvait appeler aux armes et ses alliances avec le reste des pays d’Asie Mineure…

— Nous devons nous hâter, seigneur, déclara Palamède.

— Pourquoi ?

— Troie est sous l’emprise d’hommes sages et de sots. Priam est à la fois un sage et un sot. Parmi ses conseillers, c’est pour Anténor et un jeune homme du nom de Polydamas que j’ai éprouvé le plus de respect. Déiphobos est une tête brûlée. C’est le fils de Priam et de la reine Hécube, mais il ne joue aucun rôle à la Cour, et ce n’est pas lui l’héritier.

— En qualité d’aîné, il devrait pourtant l’être.

— Dans son temps, Priam s’est conduit en véritable bouc. Il se targue d’avoir cinquante fils, que lui ont donnés la reine, ses autres femmes et ses nombreuses concubines. J’ai cru comprendre qu’il a plus de cent filles. Il dit que les plus belles sont offertes en mariage à ses alliés, tandis que les laides tissent le jour durant pour orner le palais de tentures magnifiques.

— Parle-moi plutôt du palais.

— Il est immense. Aussi vaste, à mon avis, que l’ancienne demeure de Minos à Cnossos. Chacun des enfants mariés de Priam possède ses propres appartements et y vit dans le luxe. Il existe d’autres palais encore au sein de la citadelle ; Anténor en possède un, et aussi l’héritier au trône.

— Qui est-ce ?

— Hector, un fils cadet qu’il a eu de la reine Hécube. Il était présent à notre arrivée, mais il est parti presque aussitôt pour la Phrygie, chargé d’une mission urgente. Il a en vain demandé à son père d’en être dispensé. Il semble bien plus avisé que son père : il est à la tête de l’armée, en ce moment elle n’a donc plus de chef. Il a vingt-cinq ans, il est très grand, à peu près de la taille d’Achille.

— Et toi, Ulysse, qu’as-tu fait ?

— À propos d’Hector, j’ajouterai que les soldats et les gens du peuple l’aiment énormément.

— Tu n’es donc pas resté tout le temps au palais.

— Non, je me suis promené dans la cité. Ce qui m’a fort instruit. Troie est entièrement entourée de remparts. Les murailles intérieures de la citadelle sont plus hautes encore que celles de Mycènes ou de Tirynthe. Mais les murailles extérieures de la cité sont gigantesques. À Troie, les gens n’ont pas à courir à la citadelle quand un ennemi menace, puisque cest là quils vivent. La cité est composée d’une multitude de ruelles bordées de hautes maisons qui abritent des dizaines de familles.

— Selon Anténor, interrompit Palamède, on a dénombré cent soixante-dix mille habitants au dernier recensement. Priam pourrait très facilement lever une armée de quarante mille hommes à l’intérieur même de la cité, cinquante mille en recrutant aussi les hommes âgés.

— Pas assez pour contrer notre armée, dis-je en songeant à mes quatre-vingt mille hommes.

— Plus qu’assez, au contraire, répliqua Ulysse. Les murs font vingt-deux coudées de haut et au moins quinze d’épaisseur à la base. Ils sont si anciens que personne ne se rappelle quand ils ont été édifiés, ni pourquoi. Selon la légende ils seraient maudits et devraient disparaître à jamais à cause d’un acte commis par Laomédon, le père de Priam. Mais je doute que ce soient nos assauts qui les fassent disparaître. Ils sont en pente douce et les pierres en ont été polies. Nulle prise pour les échelles ou les grappins.

— N’as-tu donc remarqué aucune faille dans leur défense, Ulysse ?

— Si, seigneur, il y en a une, mais je doute qu’on puisse jamais en tirer avantage : la partie ouest de la muraille originelle s’est effondrée durant le tremblement de terre qui a ravagé la Crète. Éaque a comblé la brèche et les Troyens l’appellent maintenant le rideau ouest. Il fait deux mille cinq cents pieds de long. Les pierres sont mal équarries, avec des saillies et des creux où les grappins auraient prise. Il n’y a que trois portes la porte Scée à l’ouest, la porte de Dardanie au sud et la porte d’Ida au nord-est. Elles sont massives et hautes de quinze coudées. Un chemin de ronde les franchit sur une voûte. Il suit en son sommet la muraille extérieure, permettant aux troupes d’aller rapidement d’un point à un autre. Les portes sont faites de troncs renforcés par des pointes et des plaques de bronze. Nul bélier ne saurait les ébranler. À moins qu’elles ne fussent ouvertes, il faudrait un miracle pour pénétrer dans Troie.

— Je ne vois pas comment Troie pourrait résister à une armée aussi puissante que la nôtre. Non, vraiment !

— Agamemnon, reprit Ulysse, si les portes de Troie sont fermées, ils disposent de suffisamment d’hommes pour te tenir à distance. On peut tenter d’escalader les murailles à un seul endroit, le rideau Ouest. Mais il n’a que deux mille cinq cents pieds de long. Quarante mille défenseurs s’agglutineraient en son sommet, pareils à des mouches sur une charogne. Crois-moi, ils peuvent t’empêcher d’entrer pendant des années. À présent ils croient nos troupes encore en Grèce, mais si un de leurs bateaux de pêche passe de ce côté de Ténédos, nous sommes perdus. Et tu devras alors te préparer à une longue campagne. À moins que tu ne les affames, ajouta-t-il, l’œil étincelant.

— Ulysse, s’écria Nestor scandalisé. Voilà que tu recommences ! Les dieux nous condamneraient à la folie et ils auraient raison !

— Je sais, Nestor, répliqua Ulysse sans le moindre regret. Il semble que les règles de la guerre favorisent l’ennemi, ce qui est fort regrettable. Les affamer aurait été une excellente tactique.

— Malheur aux hommes si ceux de ton espèce détiennent un jour le commandement, Ulysse ! dis-je, fatigué de discuter. Allons nous coucher. Demain je tiendrai conseil et, après-demain à l’aube, nous partirons.

-- Comment va Philoctète ? demanda Ulysse en sortant.

--  Machaon dit qu’il n’y a plus d’espoir.

--  Je suis désolé. Que va-t-on faire de lui ?

--  L’emmener serait insensé. Il restera ici.

--  Certes, seigneur, mais nous ne pouvons pas non plus le laisser ici. Dès que nous aurons le dos tourné, les habitants de Ténédos l’égorgeront. Envoie-le à Lesbos. Ce sont des gens plus civilisés, ils ne s’en prendront pas à un malade.

—  Il ne survivra pas au voyage, protesta Nestor.

—  Ce sera un moindre mal.

— Tu as raison, Ulysse, répliquai-je. Il ira à Lesbos.

— Merci. Je vais de ce pas l’avertir.

— Il ne pourra t’entendre, Ulysse. Il est dans le coma depuis trois jours.