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Récit d’Achille

 

Agamemnon souhaitait être le premier à débarquer, mais une nouvelle prophétie de Calchas le fit changer d’avis : le premier roi qui mettrait pied sur le sol troyen mourrait au cours de la première bataille. Je haussai les épaules. Condamné par les dieux, pourquoi m’inquiéterais-je ? Au moins mon trépas serait-il glorieux.

Nous avions tous nos ordres d’embarquement et de débarquement. Patrocle et moi, debout sur le gaillard d’avant de mon vaisseau amiral, regardions les navires qui voguaient devant nous, fort peu nombreux car nous étions parmi les premiers. Le vaisseau amiral d’Agamemnon était en tête, flanqué de l’énorme convoi de Mycènes à sa gauche et des navires d’Iolaos, roi de Phylacae, à sa droite. Je les suivais. Ajax et les autres étaient derrière moi.

Les dieux ne nous furent point favorables ce jour-là. Dès que le septième navire eut contourné la pointe de Ténédos, de grands nuages de fumée s’élevèrent du cap Sigée pour donner l’alarme. Les Troyens avaient appris que nous étions déjà dans les parages et ils nous attendaient.

Nous avions l’ordre de prendre Sigée, puis de foncer sur la cité. Quand mon navire pénétra dans le détroit, je vis les troupes troyennes alignées sur le rivage. Même les vents étaient contre nous. Il nous fallut ferler les voiles et sortir les rames. La moitié de notre armée était éprouvée avant même de combattre. Et, comble de malheur, le courant qui venait de l’Hellespont était lui aussi contre nous ! Il fallut ramer toute la matinée pour atteindre la terre ferme, pourtant toute proche.

Je constatai que l’ordre de préséance avait été changé. Iolaos était maintenant en tête. Maudissait-il son destin ou s’en réjouissait-il ? Il avait été désigné premier à débarquer. Selon Calchas, il allait donc mourir.

L’honneur m’imposait d’exiger un plus grand effort de mes rameurs, mais la prudence m’incitait à faire en sorte que mes Myrmidons eussent encore du souffle pour combattre.

-- Tu ne peux rattraper Iolaos, dit Patrocle, qui lisait dans mes pensées. Ce qui doit arriver arrivera.

Ce n’était pas mon premier combat – je m’étais déjà battu aux côtés de mon père – mais ce n’était rien, comparé à ce qui nous attendait sur la plage de Sigée. Les Troyens s’alignaient par milliers et il en venait toujours d’autres.

— Patrocle, dis-je, va à l’arrière et appelle Automédon sur le navire qui nous suit. Qu’il demande à ses timoniers de se rapprocher de nous et de transmettre le message à tous les navires. Pour débarquer, ses hommes doivent passer par mon pont et tous les autres doivent en faire autant. Sinon nous n’aurons jamais assez de troupes sur le rivage pour éviter un massacre. Il se hâta d’exécuter mon ordre. Automédon obéit, son navire se rapprocha immédiatement du nôtre. Les autres navires le suivaient. Nous formions un pont flottant. Mes hommes abandonnèrent les rames pour s’armer. Notre élan était suffisant pour nous mener jusqu’au rivage. Il n’y avait que dix navires devant moi et le premier appartenait à Iolaos.

La proue s’enfonça dans les galets et le navire stoppa ; Iolaos, debout à l’avant, hésita un instant puis lança le cri de guerre de Phylacae, sauta par-dessus bord, aussitôt suivi de ses hommes qui entonnèrent leur chant de guerre. Quoique l’ennemi les surpassât considérablement en nombre, ils lui infligèrent quelques pertes. Puis, un guerrier géant vêtu d’une armure en or abattit Iolaos et le tailla en pièces à coups de hache.

Mais d’autres navires accostaient déjà. À ma gauche, les hommes sautaient par-dessus bord directement dans la mêlée, sans attendre les échelles. Je mis mon casque, ajustai ma cuirasse de bronze et saisis ma hache à deux mains. Cette arme magnifique avait fait partie du butin que Minos avait rapporté d’une campagne à l’étranger. Elle était beaucoup plus grosse et plus lourde qu’une hache crétoise. Nul besoin de ma lance dans un corps à corps. Il n’y avait qu’Ajax et moi pour choisir une hache dans ce genre de combat et je n’avais qu’un désir, m’attaquer au géant à l’armure d’or qui avait tué Iolaos.

Une secousse m’avertit que nous avions abordé, une autre lui succédant immédiatement ; j’en perdis presque l’équilibre. Jetant un coup d’œil derrière moi, je vis qu’Automédon avait amarré son navire au mien et que ses soldats traversaient le pont. Je bondis jusqu’à la proue, d’où je dominais une multitude de têtes parmi lesquelles je ne pouvais distinguer amis et ennemis. J’étais le point de mire pour les soldats qui affluaient derrière moi. Ceux d’Alcimos traversaient maintenant le pont du navire d’Automédon et arrivaient, de plus en plus nombreux.

Alors je brandis ma hache, très haut au-dessus de ma tête, poussai le cri de guerre des Myrmidons et me jetai dans la masse houleuse des corps. La chance me sourit ; j’atterris sur le crâne d’un Troyen, qui éclata sous le choc. Je m’affalai avec lui, tenant toujours ma hache en main. En un instant je fus debout et poussai le cri de guerre, aussi fort que je pus, jusqu’à ce que les Myrmidons reprennent en chœur cet effroyable appel à la tuerie. Encore un coup de chance : on pouvait reconnaître les Troyens au plumet pourpre de leur casque, alors que, dans le camp grec, seuls les quatre grands rois et Calchas avaient droit à cette couleur.

On me lançait des regards furieux, une douzaine d’épées me menaçaient, mais j’abattis ma hache avec une telle vigueur que je fendis un adversaire en deux du crâne à l’aine. Cette prouesse brisa l’élan des Troyens. Mon père m’avait toujours recommandé une extrême férocité dans les corps à corps, pour faire instinctivement reculer l’ennemi. Cette fois je décrivis des cercles avec ma hache et pourfendis ceux qui étaient assez stupides pour tenter de m’approcher.

Patrocle protégeait mes arrières de son bouclier tandis que débarquaient des milliers de Myrmidons. Je progressai, fauchant de ma hache tous les porteurs d’un plumet pourpre. J’avais juré de tenir le compte de mes victimes, mais je fus bientôt trop excité pour les dénombrer, tant j’avais de plaisir à transpercer le bronze et à sentir la chair molle qui cédait.

Pour moi plus rien n’existait que le sang, l’épouvante, la fureur et les ennemis ; les courageux qui tentaient en vain de détourner ma hache avant de succomber à mes coups, les poltrons qui, terrifiés face à leur destin, marmonnaient des mots inintelligibles et, pire encore, les lâches qui tournaient le dos et essayaient de fuir. Je me sentais invincible, j’étais persuadé que nul ne pourrait m’abattre. La rage de vaincre était en moi. Une véritable folie meurtrière. Ma hache dégoulinait de sang qui ruisselait le long du manche, pénétrait les fibres de la corde enroulée à sa base. Par-delà le bien et le mal, j’étais tout à ma folie sanguinaire. Voilà pourquoi on m’avait laissé vivre, pourquoi j’étais resté mortel : pour devenir une parfaite machine de guerre.

Peu m’importait qui gagnait ou perdait, du moment que moi je gagnais. Si Agamemnon avait combattu à mes côtés, je ne m’en serais pas aperçu. Je ne me rendais même pas compte de la présence de Patrocle, alors que c’est grâce à lui si je survécus à ce premier combat, car il empêcha les Troyens de m’attaquer à revers.

Soudain, un bouclier me barra le passage. Je frappai de toutes mes forces pour voir le visage qu’il dissimulait mais, avec la rapidité de l’éclair, l’homme fit un écart et son épée me frôla le bras droit. J’exultai lorsqu’il baissa son bouclier pour mieux m’observer. Il était vêtu d’or. Enfin un prince ! La hache avec laquelle il avait terrassé Iolaos avait été remplacée par une longue épée. C’était un colosse qui semblait rompu au métier des armes. Et c’était le premier à oser me défier. Avec prudence nous tournâmes l’un autour de l’autre jusqu’à ce qu’il me prêtât le flanc. Quand je bondis et fis virevolter ma hache, il s’écarta, mais j’étais aussi rapide que lui et l’évitais son épée aussi facilement qu’il avait esquivé mon coup. Comprenant que nous avions l’un et l’autre trouvé un adversaire a notre mesure, nous commençâmes le duel avec patience et méthode. Chaque coup était paré, aucun de nous ne parvenait à blesser l’autre ; les soldats grecs et troyens s’étaient écartés pour nous laisser le champ libre. Chaque fois que je le ratais, il riait, bien qu’en quatre endroits le bouclier fendu laissât entrevoir le bronze et l’étain sous l’or. Comment osait-il rire ! Les duels relèvent du sacré et j’étais furieux de voir qu’il n’en avait pas conscience. À deux reprises, je le manquai.

— Comment t’appelles-tu, maladroit ? demanda-t-il en riant.

— Achille, sifflai-je entre mes dents.

— Jamais je n’ai entendu parler de toi, maladroit, s’exclama-t-il en riant encore plus fort. Moi, je suis Cycnos, fils de Poséidon, dieu des Abîmes.

— Tous les morts empestent, fils de Poséidon, qu’ils soient engendrés par les dieux ou par les hommes ! criai-je.

Ce qui le fit rire de plus belle. La colère que j’avais éprouvée en voyant Iphigénie gisant sur l’autel s’empara à nouveau de moi. J’oubliai toutes les règles du combat que m’avaient enseignées Chiron et mon père. Avec un hurlement je fondis sur lui, sous la menace de son épée, ma hache levée. Il fit un bond en arrière et trébucha ; son épée tomba, je la réduisis en morceaux. Se servant de son bouclier pour se protéger le dos, il s’élança avec l’énergie du désespoir à travers les troupes troyennes, réclamant une lance. On lui en jeta une. Comme je le talonnai, il ne put s’en servir et continua de battre en retraite.

Je le pourchassai, fendant les rangs troyens. Nul ne tenta de m’atteindre, parce qu’ils avaient trop peur ou qu’ils respectaient les antiques règles du duel. Ils étaient de moins en moins nombreux à mesure que nous nous éloignions du champ de bataille, puis une haute falaise mit un terme à la course du fils de Poséidon. Il se retourna et me fit face, décrivant lentement des cercles avec sa lance. De temps à autres elle me menaçait la poitrine, mais j’étais très agile. Au moment opportun, je fonçai, brisai en deux son arme. Il n’avait maintenant plus que son poignard qu’il tenta de saisir, ne se déclarant pas vaincu.

Jamais je n’avais si ardemment souhaité la mort d’un homme. Je laissai là ma hache et pris mon poignard. Il ne riait plus. Enfin il éprouvait du respect pour moi. Mais ses paroles étaient toujours moqueuses !

— Comment t’appelles-tu ? Maladroit ou Achille ?

Ma furie flamba. Je restai muet. Il n’était pas encore assez près des dieux pour comprendre qu’un duel entre des hommes de lignée royale se déroule dans un silence sacré.

D’un bond je fus sur lui et lui fis mordre la poussière avant qu’il n’eût le temps de dégainer. Il se leva tant bien que mal et recula jusqu’au moment où ses talons heurtèrent le pied de la falaise. Il tomba à la renverse. Parfait. Je lui saisis le menton d’une main et, en me servant de l’autre comme d’un marteau, lui réduisis le crâne en bouillie et lui brisai tous les os, un à un. Je pris ensuite les lanières dénouées de son casque, les enroulai autour de son cou et tirai, tout en lui enfonçant mon genou dans la poitrine, jusqu’à ce que son visage mutilé devînt noir et que ses yeux sanglants fussent exorbités de terreur.

Pendant un temps je me dégoûtai d’avoir été aussi sauvage, mais je me dominai bientôt et chargeai Cycnos sur mes épaules, accrochant son bouclier sur mon dos pour me protéger sur le chemin du retour à travers les lignes troyennes. Je voulais que mes Myrmidons et les autres Grecs voient que je n’avais point perdu ce combat.

Un détachement conduit par Patrocle vint à ma rencontre. Nous rentrâmes indemnes à notre base. Je m’arrêtai pour déposer Cycnos au pied de ses hommes. Sa langue gonflée saillait entre ses lèvres.

— Je m’appelle Achille, hurlai-je.

Les Troyens détalèrent. Celui qu’ils avaient cru invincible était tout aussi mortel qu’eux.

Alors commença le rituel d’usage à la fin d’un duel à mort entre des hommes de sang royal. Je lui ôtai son armure, que je m’appropriai, et fis porter sa dépouille à la décharge de Sigée où les chiens la dévoreraient. Mais auparavant, je lui tranchai la tête et la mis au bout d’une lance. Je la donnai à Patrocle qui la planta dans les galets comme une simple bannière.

 

L’armée ennemie rompit alors le combat. Ils savaient où fuir, aussi nous distancèrent-ils rapidement, battant en retraite en assez bon ordre. Le champ de bataille et Sigée étaient à nous. Agamemnon fit cesser la poursuite. Je répugnai à lui obéir.

— Laisse, Achille, dit Ulysse. Les portes seront closes. Épargne tes forces et celles de tes hommes au cas où les Troyens attaqueraient à nouveau demain.

Comprenant qu’il avait raison, je retournai avec lui sur la plage, Patrocle à mes côtés, comme toujours. Derrière nous les Myrmidons chantaient le péan de la victoire. En arrivant, nous fûmes horrifiés. Des hommes sans vie gisaient alentour. Des cris, des gémissements, de faibles appels au secours montaient de toutes parts. Quelques corps bougeaient, d’autres étaient immobiles. Leurs ombres avaient déjà gagné le royaume d’Hadès.

Tandis qu’on nettoyait la plage, nos soldats embarquèrent et nos navires reprirent la mer. Je levai les yeux vers le soleil. Il était déjà bas. Je me sentais épuisé et avais peine à lever le bras. Je rejoignis pourtant Agamemnon, qui me contempla avec étonnement. De toute évidence il avait participé au combat, car sa cuirasse était déformée et son visage maculé de sang et de boue.

— Tu as pris un bain de sang, Achille ! remarqua le grand roi. Es-tu blessé ?

Je secouai la tête en silence. J’étais encore sous le coup des terribles émotions qui m’avaient bouleversé. Je pensai à Iphigénie. En continuant à vivre en homme sain d’esprit, j’assumerai mon châtiment.

— Ainsi c’était toi qui maniais la hache ! reprit Agamemnon. Je croyais que c’était Ajax. Nous te remercions, quand tu as ramené le corps de l’homme qui a tué Iolaos, les Troyens ont perdu courage.

— Je doute que ce soit à cause de moi, seigneur. Les Troyens en avaient assez et nos hommes ne cessaient de débarquer. Entre Cycnos et moi, c’était une affaire d’honneur.

Ulysse me prit doucement par le bras.

-- Ton navire est là-bas, Achille. Monte à bord avant qu’il ne parte.

— Pour quelle destination ? demandai-je étonné.

— Je l’ignore, mais nous ne pouvons pas rester ici. Télèphe dit qu’il y a une plage à l’intérieur d’une lagune, un peu plus haut sur le rivage de l’Hellespont. Nous allons y jeter un coup d’œil.

 

Finalement, la plupart des rois se retrouvèrent à bord du navire d’Agamemnon qui remonta le long de la côte vers le nord, jusqu’à l’entrée de l’Hellespont. Les premiers navires grecs à pénétrer dans ces eaux depuis une génération voguaient tranquillement. À environ une lieue de là, les collines qui bordaient la mer furent remplacées par une plage plus longue et plus large que celle de Sigée. À chaque extrémité se trouvait une rivière dont les limons avaient formé une lagune presque fermée. Seule une passe étroite permettait d’y accéder par le milieu ; à l’intérieur la mer était étale. Sur le faîte d’un des escarpements qui dominaient chacune des rivières se dressait une forteresse, dont la garnison s’était sans doute enfuie à Troie car nul n’en sortit pour voir arriver le navire amiral d’Agamemnon.

Celui-ci jeta l’ancre au milieu de la lagune, tandis que les navires, un à un, prenaient place, manœuvrés à la rame, mais à peine un tiers d’entre eux furent échoués avant la tombée de la nuit. Mes vaisseaux ainsi que ceux du grand et du petit Ajax, d’Ulysse et de Diomède se trouvaient encore dans l’Hellespont. Nous serions les derniers. Par bonheur le temps se maintenait et le calme y régnait.

Quand le soleil s’enfonça dans les flots je fis, satisfait, un tour d’horizon. En construisant un solide mur de protection à l’arrière des navires, notre camp serait tout aussi imprenable que Troie. La cité se dressait à l’est, en une gigantesque montagne, plus proche encore qu’à Sigée. Agamemnon se trompait. Troie ne tomberait pas en un jour, de même qu’elle n’avait pas été édifiée en un jour.

 

Une fois les navires convenablement échoués – il y en avait quatre rangées – les cales fixées sous les coques et la mâture abaissée, nous enterrâmes le roi Iolaos. Un à un, les hommes des différentes nations grecques défilèrent devant la dépouille placée en haut d’un tertre herbeux, tandis que les prêtres psalmodiaient et que les rois accomplissaient les libations. Comme j’avais abattu son meurtrier, il m’appartenait de faire l’éloge funèbre. Je demandai ensuite à Agamemnon de lui attribuer le nom de Protésilas, « le premier du peuple ».

Ma demande fut solennellement acceptée. Les prêtres posèrent le masque mortuaire d’or martelé sur son visage et soulevèrent le linceul pour qu’on l’aperçût dans tout l’éclat de sa robe tissée d’or. Puis on le transporta dans une barque jusqu’à l’escarpement qui dominait la plus large des deux rivières. Les maçons y avaient travaillé sans relâche pour creuser son tombeau. On déposa le corps à l’intérieur, l’entrée fut rebouchée avec des pierres que les maçons recouvrirent ensuite de terre. Dans une saison ou deux, il serait impossible, même pour un œil exercé, de repérer l’endroit où le roi Protésilas était enterré. La prophétie s’était réalisée. Le peuple pouvait s’enorgueillir d’un tel souverain.