5
Récit de Pâris
Je retournai vers Troie à pied, seul, arc et carquois en bandoulière. J’avais passé sept lunes dans les forêts et les clairières du mont Ida, pourtant je ne rapportai aucun trophée. J’adorais la chasse, mais je ne pouvais supporter de voir un animal abattu d’une flèche ; je préférais voir les bêtes tout aussi libres que moi. Je préférais courir après les farouches bergères qui vont par les bois. Quand une fille s’avoue vaincue, la seule flèche qui la transperce est celle d’Éros ; le sang ne coule pas, la victime ne gémit pas, au contraire elle pousse un soupir de satisfaction quand je la prends dans mes bras, tout essoufflée de la poursuite et prête à haleter en goûtant à d’autres plaisirs.
J’avais l’habitude de passer printemps et été sur le mont Ida. La vie à la Cour m’ennuyait royalement. Enfermé derrière ces hautes murailles, j’étouffais. Je ne souhaitais qu’une chose, courir sur l’herbe et entre les arbres, pour enfin m’allonger, épuisé, le visage enfoui dans les feuilles mortes, à humer leur parfum. Mais, chaque automne, il me fallait rentrer à Troie et y passer l’hiver avec mon père. C’était mon devoir.
Je pénétrai dans la salle du trône, par un jour de grand vent, encore habillé en montagnard, prétendant ne pas voir les sourires de pitié désapprobatrice qui accompagnèrent mon entrée. Il faisait presque nuit, le conseil avait été, semble-t-il, très long.
Mon père, le roi, était assis sur son trône d’or et d’ivoire. Du haut de l’estrade de marbre rouge, il dominait la salle. Ses longs cheveux blancs étaient soigneusement bouclés et l’on avait tressé son immense barbe de fils d’or et d’argent. Fier de son grand âge, il n’était jamais si heureux que lorsqu’il trônait, tel un dieu sur son piédestal et contemplait ses possessions.
Dans une salle moins imposante, le spectacle qu’offrait mon père aurait été moins saisissant, mais elle était – disait-on – plus vaste et plus superbe encore que la salle du trône de l’ancien palais de Cnossos, en Crète. Son haut plafond, entre les poutres de cèdre, était peint en bleu et constellé d’étoiles dorées. Les murs étaient de marbre rouge et nus jusqu’à hauteur d’homme ; au-dessus, des fresques représentaient lions, léopards, ours, loups et scènes de chasse – en noir, blanc, jaune, rouge vif, sépia et rose, sur un fond bleu pâle. Derrière le trône se dressait un paravent d’ébène incrusté de motifs d’or.
Je me débarrassai de mon arc et de mon carquois et les remis à un esclave, puis me faufilai à travers les groupes de courtisans jusqu’à l’estrade. En m’apercevant, le roi se pencha en avant pour effleurer de son sceptre d’ivoire ma tête inclinée. C’était le signal qui m’autorisait à me relever pour m’approcher de lui. J’embrassai sa joue flétrie.
— Je suis heureux de ton retour, mon fils.
— J’aimerais pouvoir être pareillement heureux, père.
— J’espère toujours que tu vas rester, Pâris, soupira-t-il. Si tu voulais, tu pourrais devenir quelqu’un.
— Je ne veux assumer nulle fonction princière, seigneur.
— Mais tu es bel et bien un prince. Tu es pourtant jeune, je le sais. Tu as le temps.
— Non, seigneur. Il est trop tard. Tu me crois toujours un enfant, mais je suis un homme. J’ai trente-trois ans.
Je crus qu’il ne m’écoutait pas, car il leva la tête et fit signe à quelqu’un au fond de la salle : c’était Hector.
— Pâris affirme qu’il a trente-trois ans, mon fils, lança-t-il quand Hector se présenta en bas des trois marches.
Même ainsi, il était suffisamment grand pour regarder mon père sans avoir à lever les yeux.
— Eh bien oui, père, acquiesça Hector en riant. Je suis né dix ans après lui et cela fait déjà six lunes que j’ai vingt-trois ans. Mais lui ne paraît pas son âge !
Je me mis à rire à mon tour.
— Grand merci, petit frère ! Il est vrai que tu parais aussi âgé que moi, sans doute parce que tu es héritier, lié à l’État, à l’armée, à la couronne… L’absence de responsabilité est source d’éternelle jeunesse, j’en suis la preuve !
— Ce qui convient à l’un ne convient pas forcément à l’autre, répondit-il avec calme. Les femmes n’ont que peu d’intérêt pour moi, qu’importe en ce cas de paraître vieux avant l’âge ? Tu savoures tes escapades quand je préfère diriger des manœuvres militaires. Mon visage se ridera peut-être prématurément, mais je garderai ma forme et ma ligne des années après que tu auras une bedaine.
Je fis la grimace. On pouvait faire confiance à Hector pour trouver le point faible ! Depuis qu’il était l’héritier, il avait mûri. Finies l’exubérance et les provocations de la jeunesse. Il savait maîtriser son énergie pour en faire meilleur usage. J’étais loin d’être un gringalet, mais Hector me dominait en taille et en corpulence. Nous tous, fils de Priam et d’Hécube, étions connus pour notre fière allure. Mais Hector avait quelque chose de plus : l’autorité naturelle.
Le vieil Anténor demanda, d’un ton bougon, audience au roi. Hector et moi quittâmes donc la salle du trône.
— J’ai une surprise pour toi, me dit mon frère cadet l’air réjoui, tandis que nous parcourions les interminables couloirs qui menaient à son palais, situé juste à côté de celui de notre père. Quand il me conduisit dans une grande salle de réception, je ne pus cacher ma stupéfaction.
— Hector ! Où est-elle ?
L’ancienne armurerie encombrée de lances, de boucliers, d’armures et de glaives était maintenant une salle magnifique. Je découvris des peintures éclatantes, des arbres aux formes gracieuses, vert jade et bleus, des fleurs violettes, des chevaux qui caracolaient. Les dalles de marbre noir et blanc luisaient. Trépieds et bibelots avaient été astiqués, des rideaux pourpres magnifiquement brodés pendaient aux fenêtres et aux portes.
— Où est-elle donc ?
— Elle arrive, dit-il en rougissant.
Sur ces mots, elle entra. Je la regardai de la tête aux pieds et dus bien reconnaître que mon frère avait du goût : elle était splendide. Aussi brune que lui, grande et bien découplée et tout autant maladroite en société ; elle me jeta un bref coup d’œil, avant de détourner le regard.
— Voici Andromaque, mon épouse.
Je l’embrassai sur la joue.
— Je te félicite, petit frère. Je te félicite. Mais, assurément, elle n’est pas d’ici.
— Non, c’est la fille du roi Éétion de Cilicie. Père m’a envoyé là-bas au printemps et je l’en ai ramenée. Ça n’était pas prévu, mais… c’est arrivé. Voilà.
Elle ouvrit enfin la bouche pour demander d’une voix timide :
— Hector, qui est-ce donc ?
— C’est Pâris.
Une lueur étrange apparut dans ses yeux. Voilà une femme avec laquelle il me faudrait compter, quand elle serait plus à son aise.
— Mon Andromaque a du courage, remarqua Hector avec fierté en lui passant le bras autour de la taille. Elle a quitté son pays et sa famille pour me suivre à Troie.
— C’est en effet courageux, répondis-je poliment, sans plus rien ajouter.
Je m’habituais peu à peu à la vie monotone qu’on menait à la citadelle. Tandis que la grêle crépitait sur les volets en écaille de tortue, que la pluie tombait en cascade du haut des murailles ou que la neige recouvrait les cours, je rôdais et furetais partout à la recherche d’une femme qui fût aussi désirable que les bergères du mont Ida. Occupation lassante, sans nul défi à relever, ni aucun exercice physique. Hector avait raison. Si je ne trouvais rien de mieux à faire que de déambuler le long des corridors, je serais bientôt bedonnant.
Quatre lunes après mon retour, Hélénos vint me rendre visite. Il faisait beau et, des fenêtres de mes appartements, la vue sur la cité jusqu’au port de Sigée et l’île de Ténédos était magnifique.
— Si seulement j’avais autant d’influence que toi sur père, Pâris ! soupira Hélénos.
— C’est que tu es encore si jeune !
Hélénos était un bel adolescent imberbe, aux cheveux bruns et aux yeux noirs, comme tous les enfants d’Hécube. Il avait un statut particulier. On racontait des choses étranges sur lui et sa jumelle, Cassandre. Ils avaient dix-sept ans. Trop d’années nous séparaient pour que nous ayons pu établir des relations intimes. En outre, Cassandre et lui étaient doués de seconde vue, ce qui mettait mal à l’aise les autres frères et sœurs – surtout vis-à-vis de Cassandre, qui était à demi folle.
On les avait dès la naissance voués au service d’Apollon et s’ils n’appréciaient guère la façon dont on avait réglé leur destin, jamais ils n’en soufflaient mot. Selon la règle édictée par le roi Dardanos, à Troie les oracles devaient être rendus par un fils et une fille du couple royal, de préférence des jumeaux. Aussi Hélénos et Cassandre avaient-ils été élus. Pour le moment ils jouissaient encore d’une certaine liberté, mais dès leurs vingt ans ils seraient officiellement confiés aux bons soins des trois gardiens du sanctuaire d’Apollon à Troie : Calchas, Laocoon et Théano, la femme d’Anténor.
Hélénos portait l’ample toge des prêtres. Je remarquai son air rêveur et sa grande beauté, alors qu’il contemplait la ville de ma fenêtre. Il me préférait à tous ses autres frères, parce que la guerre me répugnait autant que la chasse. Bien que sa nature austère et ascétique ne pût s’accorder avec celle d’un coureur de filles tel que moi, il appréciait ma conversation plus pacifique que guerrière.
— J’ai un message pour toi, dit-il sans se retourner.
— Qu’ai-je donc fait ? soupirai-je.
— Rien. On m’a simplement chargé de te prier de venir à une réunion, ce soir après souper.
— J’ai déjà un rendez-vous.
— Tu ferais bien de l’annuler. C’est père qui te fait mander.
— Par Zeus ! Pourquoi moi ?
— Je l’ignore. Ce sera un petit comité. Juste quelques princes, ainsi qu’Anténor et Calchas.
— Curieux assortiment. Qu’arrive-t-il ?
— Vas-y et tu sauras.
— Bien, j’irai. Y es-tu convié ?
Hélénos ne répondit pas. Son visage se convulsa, il avait cet étrange regard intérieur qu’ont les mystiques. Ce n’était pas la première fois que je le voyais en transe. Il se mit soudain à trembler avant de reprendre son air normal.
— Qu’as-tu vu ?
— Ce n’était pas clair, dit-il lentement en essuyant la sueur sur son front. J’ai senti une agitation, une commotion, le début d’une turbulence qui s’amplifiait sans qu’on pût y mettre fin.
— Tu as pourtant bien vu quelque chose, Hélénos !
— Des flammes… Des Grecs en tenue de combat… Une femme si belle que ce doit être Aphrodite… Des centaines et des centaines de navires… Toi, père, Hector…
— Moi ? Mais je n’ai aucun rôle ici.
— Crois-moi, Pâris, tu as un rôle à jouer, continua-t-il d’une voix lasse puis, se levant soudain, il ajouta :
— Il faut que je parle à Cassandre. Souvent nous voyons des choses identiques.
Moi aussi, je sentais comme une présence obscure.
— Non, m’écriai-je, Cassandre va tout détruire !
Hélénos avait raison, nous étions fort peu nombreux. Je pris place au bout du banc où étaient assis mes frères Troïlos et Ilios. Mais pourquoi étaient-ils là ? Troïlos avait huit ans, Ilios seulement sept. Hector était présent tout comme notre frère aîné, Déiphobos. En toute justice, Déiphobos aurait dû être nommé héritier, mais tout le monde savait – y compris père – que, s’il en était ainsi, tout irait à-vau-l’eau moins d’un an après son accession au trône. On disait Déiphobos cupide, étourdi, violent, égoïste et emporté. Comme il nous haïssait ! En particulier Hector, qui avait usurpé sa place, à son avis du moins.
La présence d’oncle Anténor était logique. En tant que chancelier, il participait à toutes les assemblées. Mais pourquoi Calchas ? Cet homme était inquiétant.
Oncle Anténor me dévisagea, fort peu avenant et pas seulement parce que j’étais arrivé bon dernier. Deux étés auparavant, sur le mont Ida, j’avais tiré une flèche sur une cible fixée à un arbre. Une violente bourrasque la fit dévier et elle alla se planter dans le dos du plus jeune fils d’Anténor et de sa concubine favorite. Le pauvre garçon s’était caché pour épier une bergère qui se baignait nue dans une source. Il était mort, me rendant coupable de meurtre accidentel. Pas un crime à proprement parler, mais il me fallait néanmoins l’expier. Le seul moyen était de se rendre à l’étranger pour y trouver un roi qui veuille bien effectuer les rites de purification. Oncle Anténor ne pouvait réclamer vengeance, mais il ne m’avait pas pardonné. Son regard me rappela que je n’avais toujours pas entrepris ce voyage à l’étranger. Les rois étaient les seuls prêtres autorisés à accomplir les rites de purification en cas de meurtre accidentel.
Père frappa le sol de son sceptre d’ivoire à tête d’émeraude.
— Je vous ai réunis pour vous parler d’un événement qui me ronge depuis des années, commença-t-il d’une voix ferme. Mon fils, Pâris, est né le jour même où il s’est produit, il y a de cela trente-trois ans. En cette journée tragique, mon père Laomédon fut assassiné, ainsi que mes quatre frères. On enleva et viola ma sœur Hésione. Sans la naissance de Pâris, ce jour aurait été le plus sombre de ma vie.
J’ai fait venir Hector parce qu’il est l’héritier ; Déiphobos, parce qu’il est l’aîné des princes ; Hélénos, parce qu’il est appelé à rendre les oracles ; Calchas, parce qu’il en a la charge jusqu’à la majorité d’Hélénos ; Troïlos et Ilios, parce que, selon Calchas, ils sont l’objet de prophéties ; Anténor, parce qu’il était présent ce jour-là ; et Pâris, parce que c’est le jour de sa naissance. J’ai l’intention d’envoyer une ambassade officielle à Télamon de Salamine, dès que la mer sera navigable. Il s’agira d’exiger de lui qu’il renvoie ma sœur à Troie.
Le silence se fit.
— Seigneur, c’est une entreprise ridicule, proclama Anténor. Pourquoi gaspiller ainsi l’or troyen ? Tu sais comme moi que durant ses trente-trois ans d’exil Hésione ne s’est jamais plainte de son sort. Son fils, Teucer, est sans doute un bâtard, mais on le tient en haute estime à la Cour de Salamine et il est l’ami ainsi que le mentor de l’héritier, Ajax. La réponse sera non, Priam, alors pourquoi te donner ce mal ?
Le roi, furieux, se leva d’un bond.
— Me traiterais-tu de sot, Anténor ? Ainsi Hésione serait contente d’être en exil ? Non, ce doit être Télamon qui l’empêche de nous appeler à son secours !
Anténor leva son poing noueux.
— J’ai la parole, seigneur ! Je te rappelle que c’est un droit ! Pourquoi persistes-tu à croire que c’est nous qui, il y a des années de cela, avons été lésés ? C’est Héraclès qu’on a traité injustement, tu ne peux l’ignorer. Si Héraclès n’avait pas tué le lion de Poséidon, Hésione serait morte, je te le rappelle.
Mon père tremblait de la tête aux pieds. Anténor et lui ne s’appréciaient guère, bien qu’ils fussent beaux-frères. Anténor était avant tout Dardanien et par conséquent ennemi.
— Si toi et moi étions plus jeunes, se récria mon père, nous réglerions la question à coups d’épées ! Mais tu es un infirme et je suis bien trop vieux. Aussi, je le répète, j’envoie une ambassade à Salamine aussitôt que possible. Est-ce entendu, à présent ?
— Tu es le roi et la décision t’appartient, répliqua sèchement Anténor. Quant aux duels, tu peux s’il te sied te prétendre trop vieux, mais comment oses-tu déclarer que je suis un infirme incapable de te défier ? Rien ne me ferait plus plaisir !
Sur ce, il sortit. Mon père se rassit en grommelant.
Je me levai et me surpris à prendre la parole.
— Seigneur, je me porte volontaire pour mener l’ambassade. Je dois de toutes façons me rendre à l’étranger pour être purifié de la mort du fils d’oncle Anténor.
— Pâris, je te félicite ! s’exclama Hector en applaudissant.
— Et moi, seigneur ? Je suis l’aîné. Ce devrait être moi ! maugréa Déiphobos.
Hélénos prit le parti de Déiphobos ; je n’y pus croire, car Hélénos détestait notre frère aîné.
— Père, envoie donc Déiphobos à sa place ! Si Pâris s’y rend, Troie versera des larmes de sang, j’en ai le pressentiment !
Qu’importaient les larmes de sang ? Le roi Priam avait choisi ; il me confia l’ambassade. Quand les autres furent partis, je restai auprès de lui.
— Pâris, je suis ravi.
— Alors je suis récompensé, père. Si je ne peux ramener ma tante Hésione, peut-être ramènerai-je une princesse grecque ?
— Les princesses grecques ne manquent pas, mon fils. J’admets que leur rendre œil pour œil serait une fort bonne leçon, s’esclaffa Priam.
Je lui baisai la main. Sa haine implacable pour la Grèce et pour tout ce qui était grec était bien connue ; ma plaisanterie était stupide, mais au moins l’avait-elle réjoui.
Comme l’hiver tirait à sa fin, j’allai à Sigée pour discuter de la préparation de la flotte avec les capitaines et les marchands qui en feraient partie. Je voulais vingt gros navires avec équipages complets et cales vides. L’expédition était à la charge de l’État, aussi les candidats seraient-ils fort nombreux. J’étais moi-même impatient de me lancer dans l’aventure. Bientôt je verrais des pays lointains, des contrées que nul Troyen ne pouvait espérer visiter. Des villes grecques.
Une fois l’entretien terminé, je quittai la maison du capitaine de port pour respirer l’air frais et vif et contemplai la plage, débordante d’activité. Autour de navires tirés en cale sèche sur les galets, des marins s’assuraient qu’ils étaient en état de reprendre la mer. Un énorme vaisseau rouge manœuvrait près de la côte, les yeux peints à l’avant de la coque me fixaient et la figure de proue représentait ma déesse, Aphrodite. Quel charpentier l’avait vue, et dans quel rêve, pour en avoir si merveilleusement reproduit les traits ?
Le capitaine trouva enfin assez d’espace pour échouer son navire ; on déroula les échelles de corde. À la proue flottait un étendard royal, brodé de pourpre et frangé d’or. Un roi était à bord ! Je m’avançai lentement, après avoir remis en place les plis de mon manteau.
Le personnage royal descendit avec précaution. Un Grec. On le voyait à la façon dont il était vêtu, à cet air supérieur que même le plus humble des Grecs affiche lorsqu’il se trouve en présence d’étrangers. Mais je perdis toute appréhension lorsqu’il approcha. Quel air quelconque ! Ni particulièrement grand ou beau et roux ! Pourtant, c’était bien un Grec. Son manteau de cuir était teint en pourpre, frappé d’or, frangé d’or, ceinturé d’or et de pierres précieuses. Autour du cou, un collier pareil à sa ceinture. Un homme des plus riches.
Il me vit et se dirigea vers moi.
— Bienvenue sur les côtes troyennes, Majesté, dis-je avec respect. Je suis Pâris, fils de Priam.
— Merci, altesse. Je suis Ménélas, roi de Lacédémone et frère d’Agamemnon, le grand roi de Mycènes.
— Accepterais-tu de partager mon char pour te rendre dans la cité, roi Ménélas ? demandai-je.
Mon père faisait audience, comme chaque jour. Je chuchotai quelques mots au héraut, qui salua et ouvrit les doubles portes.
— Le roi Ménélas de Lacédémone, tonna-t-il.
Nous entrâmes. La Cour était pétrifiée. Mon père paraissait tendu et serrait si fort son sceptre que sa main en tremblait. Si mon compagnon s’aperçut qu’un Grec n’était pas le bienvenu ici, il n’en montra rien. La salle et ses décorations ne paraissaient guère l’impressionner.
Mon père descendit de l’estrade et tendit la main.
— Tu nous honores, roi Ménélas, dit-il.
Montrant une grande banquette garnie de coussins, père saisit le bras du visiteur.
— Voudrais-tu t’asseoir ? Pâris, joins-toi à nous, mais commence par aller quérir Hector et fais apporter des rafraîchissements.
La Cour, silencieuse, s’interrogeait, mais ne pouvait rien entendre de la conversation qui suivit.
Après les échanges de civilités, mon père questionna son hôte :
— Qu’est-ce qui t’amène à Troie, roi Ménélas ?
— Une question vitale pour mon peuple. Ce que je recherche ne se trouve pas en terre troyenne, mais cela m’a paru le meilleur endroit pour commencer mon enquête.
— Explique-toi.
— Seigneur, mon royaume est dévasté par la peste. Comme mes prêtres ne pouvaient en déceler la cause, j’ai envoyé consulter la Pythie à Delphes. Elle m’a fait savoir que je devais aller en personne chercher les os des fils de Prométhée et les ramener à Amyclées, ma capitale, pour les enterrer. Alors seulement la peste cessera.
Ah ! Sa mission n’avait donc nul rapport avec tante Hésione, la pénurie d’étain et de cuivre, ou l’interdiction de commercer. C’était bien plus banal. Pour combattre la peste, il fallait prendre des mesures extraordinaires, ainsi y avait-il toujours un roi qui voyageait de par le monde en quête d’une chose ou d’une autre qu’il devait, selon les oracles, rapporter dans son pays. Je me demandais parfois s’il ne s’agissait pas tout simplement d’expédier le roi ailleurs en attendant que la peste s’éteigne d’elle-même, car s’il restait dans son pays, il risquait de succomber à la maladie ou d’être lynché rituellement.
Naturellement, il nous fallut offrir le logis au roi Ménélas. En effet, peut-être le roi Priam serait-il par la suite amené à lui demander assistance pour des raisons similaires. Les personnes de sang royal, quels que soient leurs différends, ont – face à certaines situations – l’esprit de corps. Aussi, pendant que Ménélas visitait notre cité, les émissaires de mon père allèrent-ils s’enquérir du lieu où se trouvaient les os des fils de Prométhée et apprirent qu’ils étaient en Dardanie. Le roi Anchise protesta, mais en vain. Qu’il le veuille ou non, les reliques quitteraient son pays.
Je fus chargé de veiller au confort de Ménélas en attendant qu’il pût se rendre à Lyrnessos pour y réclamer les précieuses reliques et lui offris, selon l’usage, une femme de la Cour, pourvu qu’elle ne fût pas de sang royal.
Il éclata de rire et secoua vigoureusement la tête.
— Je n’ai besoin de nulle autre femme que mon épouse.
— Cela se peut-il ? répliquai-je étonné.
— C’est la plus belle femme qui soit, déclara-t-il gravement, en rougissant.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment, Pâris, Hélène n’a point d’égale.
— Est-elle plus belle que la femme de mon frère Hector ?
— On ne peut comparer une étoile au soleil.
— Alors dis-m’en davantage !
Il soupira, leva les bras au ciel.
— Peut-on décrire Aphrodite ? De simples mots ont-ils le pouvoir de dépeindre la perfection ? Va plutôt voir la figure de proue de mon navire, Pâris. C’est Hélène, J’essayai de me souvenir. Mais tout ce que je me rappelais, c’étaient deux yeux verts, pareils à ceux d’un chat égyptien. Il me fallait voir cette merveille ! Je ne croyais pas un mot de ce qu’il avait dit ; la sculpture ne pouvait qu’être plus belle que l’original.
— Seigneur, je dois bientôt mener une ambassade à Salamine pour m’enquérir de ma tante Hésione auprès du roi Télamon. Mais quand je serai en Grèce, il me faudra aussi me purifier d’un meurtre que j’ai commis accidentellement. Salamine est-elle loin de Lacédémone ?
— Le voyage n’est pas trop long.
— Accepterais-tu d’accomplir pour moi les rites de purification, Ménélas ?
— Mais naturellement ! C’est la moindre des choses que je puisse faire pour te remercier de tes bontés, Pâris. Viens à Lacédémone cet été et j’accomplirai les rites. Tu ne m’as pas cru quand je t’ai parlé de la beauté d’Hélène. Ne le nie pas, tes yeux t’ont trahi. Viens donc à Amyclées en juger par toi-même, après quoi tu ne pourras que demander pardon de ton incrédulité.
Le pacte fut scellé d’une coupe de vin, puis nous nous occupâmes des préparatifs du voyage à Lyrnessos. Ainsi Hélène était aussi belle qu’Aphrodite ! Comment Anchise et son fils Énée accueilleraient-ils la déclaration que Ménélas ne manquerait pas de faire à ce propos ? Car tout le monde savait que, dans sa jeunesse, Anchise avait été si beau qu’Aphrodite s’était abaissée à faire l’amour avec lui. Énée était le fruit de leurs amours.