9

Récit d’Achille

 

J’étais si près de lui maintenant que je sentais son odeur âcre et sa fureur. Lance à la main, je me faufilai dans le fourré. Je perçus son souffle rauque alors qu’il déchirait le sol de son sabot. Je le vis. Il avait la taille d’un taurillon. Son corps trapu se balançait sur des pattes courtes et puissantes, ses soies noires étaient hérissées, ses babines cruelles retroussées sur des défenses incurvées et jaunies. Dans son regard on lisait qu’il se savait condamné à une mort prochaine : il était empli d’une fureur aveugle. Il était vieux et laid, c’était un tueur d’hommes.

Je criai pour attirer son attention. Tout d’abord il resta immobile puis, lentement, il tourna sa hure massive et me regarda. Un nuage de poussière s’éleva quand il racla le sol et que, groin baissé, il laboura la terre de ses défenses, se ramassant pour charger. J’avançai à découvert et défiai l’animal de ma lance, la Vieille Pélion. Il n’avait jamais vu un homme l’affronter avec tant de hardiesse. Il hésita un instant, avant de se mettre à trotter d’un pas lourd qui ébranlait le sol, puis à galoper. J’étais stupéfait de voir une bête aussi énorme courir si vite.

J’essayai d’évaluer la puissance de sa charge et restai là où je me trouvais, tenant la Vieille Pélion à deux mains, pointe légèrement tournée vers le haut. Il se rapprochait de moi. Entraîné par son élan et avec un tel poids, il aurait pu abattre un arbre. Quand je discernai ses yeux rougeâtres, je m’accroupis, puis avançai d’un pas et lui enfonçai ma lance en pleine poitrine. Il me heurta et nous nous affalâmes tous deux, son sang cascadant à gros bouillons sur mon torse. Enfin je parvins à me dégager et à lui relever la gueule, les mains agrippées à la hampe de ma lance, mais je dérapai dans la mare de son sang. Il mourut ainsi, stupéfait d’avoir rencontré plus fort que lui. J’arrachai mon arme, lui sectionnai les défenses – c’était une prise digne d’orner un casque de guerre. Je partis, le laissant pourrir là.

À proximité, je découvris une petite crique et y descendis par un sentier en lacets qui suivait les méandres d’un ruisseau, jusqu’à la mer. Je m’approchai des vagues clapotantes où je lavai ma lance et mes vêtements de chasse tout tachés de sang, que j’étendis sur le sable. Puis je nageai longuement avant de revenir m’allonger près de mes affaires qui séchaient au soleil.

Peut-être dormis-je un moment. Peut-être étais-je déjà sous l’effet du sortilège. Quand je revins à moi, le soleil gagnait le sommet des arbres et l’air avait fraîchi. Il était grand temps de partir. Patrocle allait s’inquiéter.

Je me levai pour aller chercher mes affaires et c’est alors que je perdis la raison. Comment expliquer l’inexplicable ? Je tombai sous l’emprise d’un sortilège, j’étais coupé de la réalité, je me trouvai dans un monde étrange. Une odeur fétide que j’associai à la mort me pénétra, la plage devint minuscule, tandis qu’un sanctuaire sur le promontoire prit une telle ampleur que j’imaginai qu’il allait basculer et s’écraser sur moi. Monde de contradictions, où certaines choses grossissaient, d’autres rapetissaient.

Un liquide saumâtre coulait aux commissures de mes lèvres. Terrorisé, je tombai à genoux, incapable – malgré ma jeunesse et ma vigueur – de surmonter la peur atroce qui m’étreignait. Ma main gauche se mit à trembler, ma joue gauche se contracta, ma colonne vertébrale se raidit. Pourtant je m’efforçai de rester conscient, ne voulant pas laisser cet inquiétant processus aller plus loin encore, j’ignore combien de temps dura ce sortilège. Quand je retrouvai mes esprits, le soleil avait disparu, le ciel était tout rose, l’air serein et empli du chant des oiseaux.

Tremblant comme un homme pris de fièvre, un mauvais goût dans la bouche, je me relevai en vacillant. Je ne pris pas la peine de ramasser mes affaires et j’oubliai ma Vieille Pélion. Je ne souhaitais qu’une chose : rejoindre le camp et mourir dans les bras de Patrocle. Quand il m’entendit venir, il courut à moi, bouleversé, et m’étendit près du feu sur des peaux de bêtes. Après avoir bu un peu de vin, je sentis la vie revenir en moi et m’assis, tout heureux d’écouter mon cœur battre.

— Que s’est-il passé ? demanda Patrocle.

— Un sortilège, dis-je d’une voix rauque, un sortilège.

— Le sanglier t’a-t-il blessé ? Es-tu tombé ?

— Non, je n’ai eu aucun mal à tuer le sanglier. Mais ensuite, je suis descendu jusqu’à la mer pour me laver de son sang et c’est alors qu’est survenu le sortilège.

— Quel sortilège, Achille ?

— Comme si la mort venait. Je la sentais, j’en avais le goût dans la bouche. Le monde ne cessait de se transformer. Je me suis vu mort, Patrocle ! Jamais je ne me suis senti si seul ! Mes membres étaient paralysés, je tremblai comme un lâche. Mais je ne suis ni couard ni vieux. Alors, que m’est-il arrivé ? Qu’était ce sortilège ? Aurais-je offensé quelque dieu ?

Son visage trahit l’inquiétude ; plus tard il me rapporta que j’avais vraiment l’air de revenir d’entre les morts, car j’étais blême, nu, couvert d’égratignures, tremblant comme une feuille.

— Étends-toi, Achille, laisse-moi te couvrir. Peut-être n’était-ce pas un sortilège, mais simplement un rêve.

— C’était un cauchemar.

— Mange un peu, bois du vin. Des fermiers sont venus apporter quatre de leurs plus belles peaux pour te remercier d’avoir tué le sanglier.

— Je serais devenu fou si je ne t’avais pas trouvé, Patrocle. Je ne pouvais supporter l’idée de mourir seul.

Il me serra les mains et les embrassa.

— Je suis bien plus ton ami que ton cousin, Achille. Je serai toujours auprès de toi.

Je sentis que je m’assoupissais. Je souris, tendis la main pour lui caresser les cheveux.

— Toi pour moi, moi pour toi. Comme toujours.

— Et pour toujours, répondit-il.

 

Le matin suivant, j’allais très bien. Patrocle s’était levé avant moi ; le feu était allumé, un lapin cuisait au-dessus des flammes pour le premier repas. Il y avait aussi du pain, apporté par les fermières pour nous remercier d’avoir tué le sanglier.

— Te voilà redevenu toi-même, dit Patrocle en me tendant du lapin rôti sur une tranche de pain.

— C’est vrai, répondis-je.

— Tes souvenirs sont-ils aussi précis qu’hier soir ?

— Oui et non. C’était un sortilège, Patrocle. Un dieu m’a parlé, mais je n’ai pas compris le message.

— Le temps éclaircira ce mystère.

Patrocle avait cinq ans de plus que moi. Le roi Lycomède de Scyros l’avait adopté quand son père, Ménœtios, était il y a longtemps mort de maladie à Scyros. C’était un demi-cousin, car Ménœtios était le fils bâtard de mon grand-père Éaque. Ce lien du sang nous paraissait d’autant plus important que nous étions tous deux fils uniques et n’avions pas de sœurs. Lycomède tenait Patrocle en haute estime : c’était un homme de cœur.

Notre repas terminé, j’enfilai une tunique et des sandales, pris une dague en bronze et une autre lance.

— Attends-moi ici, Patrocle, je n’en ai pas pour longtemps. Mes vêtements et mon trophée sont restés sur la plage ainsi que la Vieille Pélion.

— Laisse-moi t’accompagner, dit-il, l’air effrayé.

— Non. C’est une affaire entre le dieu et moi.

Il baissa les yeux et acquiesça.

 

Je trouvai le chemin plus facile cette fois-ci et progressai à vive allure. La crique me parut tout à fait normale. Ce n’était pas d’elle que provenait le sortilège. À ce moment-là, parcourant du regard le sommet de la falaise, j’aperçus le sanctuaire. Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Ma mère était prêtresse de Nérée quelque part de ce côté de l’île. Était-ce là son domaine ? Avais-je par erreur pénétré chez elle ? Avais-je profané un mystère de l’ancienne religion ? Était-ce pour cette raison que l’on m’avait ainsi terrassé ?

Je remontai jusqu’au sommet de la falaise et m’approchai du sanctuaire, me rappelant à quel point, sous l’emprise du sortilège, il m’avait paru énorme. Oui, c’était bien là le domaine de ma mère. Et le roi Lycomède m’avait souvent recommandé de ne jamais m’aventurer là où ma mère, le bravant, avait choisi de vivre.

Elle m’attendait, dans l’ombre de l’autel. Je dus utiliser ma lance comme une canne, car mes jambes ne me portaient plus. C’est à peine si je pouvais me tenir droit.

Ma mère ! Ma mère que je n’avais jamais vue. Comme elle était petite ! À peine m’arrivait-elle à la taille. Elle avait des cheveux blancs aux reflets bleutés, des yeux gris foncé et sa peau était si diaphane qu’on voyait ses veines.

— Tu es mon fils, celui à qui Pélée a refusé l’immortalité.

— Je suis celui-là.

— T’a-t-il envoyé pour me reprendre ?

— Non. Le hasard seul a guidé mes pas.

Que doit éprouver un homme, quand il voit sa mère pour la première fois ? Œdipe l’avait désirée et en avait fait sa femme et sa reine. J’étais autre, je ne ressentais nul désir, nulle admiration pour sa beauté et son apparente jeunesse. J’éprouvais de l’étonnement, de la gêne et, oui, un sentiment de rejet. Cette petite femme étrange avait tué mes six frères et trahi le père que j’adorais.

— Tu me hais ! s’écria-t-elle, indignée.

— Je ne te hais point. Mais je ne t’aime pas.

— Quel nom Pélée t’a-t-il donné ?

— Achille.

Elle observa ma bouche et acquiesça avec mépris.

— Il n’aurait pu trouver mieux ! Même les poissons ont des lèvres, tandis que tu n’en as pas. Ton visage est incomplet. Ce n’est qu’un sac fendu.

Elle avait raison, à présent je la haïssais.

— Que fais-tu à Scyros ? Pélée est-il avec toi ?

— Non. J’y viens seul chaque année, pour six lunes. Je suis le gendre du roi Lycomède.

— Marié ? Déjà ? demanda-t-elle méchamment.

— Je me suis marié à treize ans, j’en ai près de vingt aujourd’hui. Mon fils a six ans.

— Quel malheur ! Et ta femme ? Est-ce aussi une enfant ?

— Elle se nomme Déidamie et elle est plus âgée que moi.

— Voilà qui est fort commode pour Lycomède. Et Pélée. Ils t’ont sans peine mis en laisse.

Ne trouvant rien à répondre, je gardai le silence. Elle aussi. Ce silence parut interminable. Mon père et Chiron m’ayant appris à respecter mes aînés, je ne voulais pas le rompre, par crainte d’être discourtois. Peut-être était-elle vraiment une déesse, quoique mon père le niât chaque fois qu’il était pris de boisson.

— Tu aurais dû être immortel, finit-elle par dire.

Je ne pus qu’éclater de rire.

— Qu’ai-je à faire de l’immortalité ! Je suis un guerrier. Je jouis de tout ce qui appartient à ce monde. Certes, je rends hommage aux dieux, mais jamais je n’ai aspiré à être l’un d’entre eux.

— C’est que tu n’as pas réfléchi à ta condition de mortel.

— Qu’implique-t-elle, sinon que je dois mourir ?

— Exactement, murmura-t-elle d’une voix douce. Tu dois mourir, Achille. La pensée de la mort ne te fait-elle point peur ? Tu déclares que tu es un guerrier, or les guerriers meurent jeunes.

— De toute façon, je dois mourir, répondis-je en haussant les épaules. Je préfère mourir jeune et couvert de gloire, plutôt que vieux et dans l’ignominie.

L’espace d’un instant, ses yeux s’embuèrent et son visage refléta une tristesse que je ne la pensais pas capable d’éprouver. Une larme coula sur sa joue qu’elle essuya d’une main impatiente, puis elle redevint une créature implacable.

— Il est trop tard pour discuter de tout cela, mon fils. Tu mourras. Mais, parce que je vois l’avenir, je te donne la possibilité de choisir. Je connais ton destin. Bientôt des hommes viendront te demander de participer à une grande guerre. Si tu y vas, tu mourras. Si tu n’y vas pas, tu vivras très vieux et très heureux. La gloire ou l’ignominie, le choix t’appartient, mon fils.

Je ris et clignai des yeux.

— Ça n’est pas un choix ! Mais soit, je décide de mourir jeune et couvert de gloire.

— Pourquoi ne pas penser d’abord un peu à la mort ? demanda-t-elle.

Ses paroles me firent l’effet d’un venin. Je la regardai dans les yeux et les vis chavirer puis disparaître, tandis que son visage devenait informe. Alors elle grandit jusqu’à ce que sa tête touche les nuages. Je sus que j’étais à nouveau sous l’emprise du sortilège et qui me l’avait jeté. Un liquide salé coula à la commissure de mes lèvres, je sentis l’odeur fétide de la corruption, la terreur et la solitude me poussèrent à m’agenouiller devant elle. Ma main gauche se mit à trembler, ma joue gauche à se contracter. Cette fois-là, je perdis totalement conscience. Quand je me réveillai, elle était assise par terre à côté de moi et se frottait doucement les paumes avec des herbes parfumées.

— Debout ! ordonna-t-elle.

Incapable de penser, affaibli physiquement et mentalement, je me levai avec peine.

— À présent, Achille, écoute ! aboya-t-elle. Écoute-moi ! Tu vas faire un serment de l’ancienne religion et il est bien pire que tous ceux de la nouvelle. Tu jureras par Nérée, mon père, le Vieillard de la Mer. Par la Mère, car, tous, elle nous porte en elle. Par Perséphone, reine de l’Horreur. Par les gardiens du Tartare, maîtres de la Torture. Et par moi, qui suis de sang divin. Tu vas prêter ce serment maintenant, en sachant qu’il te lie à jamais. Si tu le romps, tu sombreras à jamais dans la folie et Scyros disparaîtra sous les flots tout comme Théra après le grand sacrilège. Tu m’entends, Achille ? Tu m’entends bien ?

— Oui, marmonnai-je.

— Je dois te protéger contre toi-même, déclara-t-elle en cassant un vieil œuf pourri sur du sang visqueux qui se répandit alors sur l’autel. Puis elle me prit la main droite, la posa à plat sur l’ignoble mixture et l’y maintint fermement.

— Maintenant, jure !

Je répétai les mots qu’elle me dicta : « Moi, Achille, fils de Pélée, petit-fils d’Éaque et arrière-petit-fils de Zeus, jure de rentrer immédiatement au palais du roi Lycomède et d’y revêtir un péplos de femme. Je passerai ainsi un an au palais, habillé en femme. Chaque fois que quelqu’un demandera à voir Achille, je me cacherai dans le gynécée et n’aurai aucun contact avec lui, même par personne interposée. Je laisserai le roi Lycomède parler en mon nom et j’approuverai sans discuter tout ce qu’il dira. Je le jure par Nérée, par la Mère, par Perséphone, par les gardiens du Tartare et par la déesse Thétis. »

Dès que j’eus prononcé ces terribles paroles, la confusion qui régnait dans mon esprit disparut ; le monde retrouva ses vraies formes et ses vraies couleurs et je fus de nouveau capable de penser. Il est impossible de rompre pareil serment. J’étais pieds et poings liés à la volonté de ma mère.

— Je te maudis ! criai-je en me mettant à pleurer. Je te maudis ! Tu as fait de moi une femme !

— Il y a une femme en tout homme, affirma-t-elle avec un petit sourire narquois.

— Tu m’as fait perdre l’honneur !

— Je t’ai empêché d’aller à une mort prématurée, répondit-elle. Maintenant retourne chez Lycomède. Nul besoin de lui expliquer quoi que ce soit. Quand tu arriveras au palais, il sera au courant de tout. J’agis ainsi par amour pour toi, mon pauvre fils sans lèvres. Je suis ta mère.

Je ne soufflai mot de tout ceci à Patrocle quand je le retrouvai. Je me contentai de prendre mes affaires et me dirigeai vers le palais, il ne me posa aucune question. Peut-être savait-il déjà ce que Lycomède savait aussi, quand il m’accueillit dans la cour. Il attendait, abattu, consterné.

— J’ai reçu un message de Thétis, dit-il.

— Alors tu sais ce qu’on exige de nous.

— Oui.

Ma femme était assise à la fenêtre quand j’entrai. En entendant le bruit de la porte, elle se retourna et me tendit les bras en souriant. Je l’embrassai sur la joue et regardai par la fenêtre le port et la petite cité.

— Est-ce là toute la liesse que t’inspirent nos retrouvailles ? remarqua Déidamie.

— Tu sais sûrement ce que tout le monde sait, soupirai-je.

— Que tu dois t’habiller en femme et te dissimuler dans le gynécée de mon père. Mais seulement quand il y aura des étrangers et cela n’arrivera pas souvent.

— Comment m’y résoudre, Déidamie ? Quelle humiliation ! Ma mère a trouvé la façon parfaite de se venger ! Cette vipère bafoue ma virilité !

Ma femme frissonna, leva la main droite pour écarter le mauvais œil.

— Ne l’irrite pas davantage, Achille ! C’est une déesse ! Tu lui dois le respect.

— Jamais ! marmonnai-je. Elle n’a nul respect pour moi, pour ma virilité. On va bien rire, à la Cour !

Cette fois Déidamie frémit.

— Il n’y a pas de quoi rire, répliqua-t-elle.