10
Récit d’Ulysse
Grâce aux vents et aux courants favorables, il était plus facile d’atteindre Iolcos par la mer que par la longue route tortueuse qui traversait les terres. Nous partîmes donc en bateau, cabotant le long de la côte. Quand nous entrâmes dans le port, j’étais sur le pont avec Ajax ; c’était la première fois que je venais chez les Myrmidons et je trouvai Iolcos très belle : le soleil d’hiver la faisait miroiter tel un cristal de roche. Derrière le palais se dressait le mont Pélion couronné de neige, d’un blanc immaculé. Je m’enveloppai dans mes fourrures, soufflai sur mes mains et demandai à Ajax :
— Aborderas-tu le premier, cher colosse ?
Il acquiesça tranquillement ; il ne comprenait jamais les plaisanteries. Il enjamba le bastingage et descendit l’échelle de corde. Vêtu d’une simple tunique, il ne semblait pas avoir froid. Je le laissai nager jusqu’à la plage et lui criai de nous trouver un moyen de transport quelconque. Étant connu à Iolcos, il aurait le choix parmi ceux qui seraient disponibles.
Dans l’abri construit sur l’arrière-pont, Nestor empaquetait ses effets personnels.
— Ajax est parti nous chercher un char. Te sens-tu la force de descendre jusqu’à la plage ou préfères-tu attendre ici ? lui demandai-je en plaisantant, car j’adorais faire enrager Nestor.
— Me crois-tu donc infirme ? J’attendrai sur la plage, rétorqua-t-il d’un ton brusque.
Il alla sur le pont d’un pas vif tout en marmonnant, repoussa un marin qui voulait l’aider et descendit l’échelle aussi lestement qu’un jeune garçon.
Pélée nous accueillit chez lui en personne. Je l’avais souvent rencontré autrefois, quand nous étions plus jeunes. À présent c’était un vieillard, mais il se tenait encore très droit et avait un port de tête majestueux. Un bel homme et un sage.
Assis confortablement devant le feu qui brûlait sur un brasero à trois pieds, du vin chaud à disposition, je lui dis la raison de notre visite. Bien que Nestor fût plus âgé que moi, on m’avait désigné comme porte-parole.
— Agamemnon nous envoie pour solliciter une faveur, seigneur.
Son regard perçant se posa sur moi.
— Il s’agit d’Hélène. Ai-je tort ?
— Les nouvelles se propagent aussi vite que l’éclair.
— J’attendais un courrier royal. En vain. Jamais on n’a tant travaillé dans mes chantiers navals.
— Comme tu n’as pas prêté le serment de l’étalon, Pélée, Agamemnon ne t’a pas dépêché de messager. Rien ne t’oblige en effet à soutenir la cause de Ménélas.
— Tant mieux. Je suis bien trop vieux pour faire la guerre.
Nestor estima que je prenais trop de détours.
— En fait, cher Pélée, ça n’est pas toi mais ton fils que nous cherchons. Nous aidera-t-il ?
Le grand roi de Thessalie se raidit.
— Achille… Je m’y attendais, malheureusement. Je ne doute pas qu’il accepte avec empressement la proposition d’Agamemnon.
— Pouvons-nous lui parler, en ce cas ? demanda Nestor.
— Assurément.
— Agamemnon te remercie, Pélée, dis-je en souriant et moi aussi je te remercie, du fond du cœur.
Son regard s’attarda sur moi.
— Ainsi, Ulysse, tu aurais un cœur ? Je croyais que tu possédais seulement l’intelligence.
Quelque chose me brûla un instant les yeux. Je pensais à Pénélope, je la voyais. Puis elle s’évanouit et je rendis calmement à Pélée son regard.
— Non, je n’ai pas de cœur. Pourquoi en aurais-je besoin, d’ailleurs ? C’est un sérieux handicap.
— Ce qu’on prétend est donc vrai… dit-il. Si Achille décide d’aller à Troie, il commandera les Myrmidons. Cela fait bien vingt ans qu’ils rêvent de participer à une campagne.
Quelqu’un entra. Pélée sourit, tendit la main et reprit :
— Ah ! Messieurs, voici Phénix, un compagnon de longue date. Nous avons des hôtes prestigieux, ami : je te présente le roi Nestor de Pylos et le roi Ulysse d’Ithaque.
L’homme était grand, blond, bien découplé : le parfait Myrmidon.
— Tu iras avec Achille à Troie, Phénix. Veille sur lui à ma place, protège-le de son destin.
— Au prix de ma vie, seigneur, s’il le faut.
Tout cela était fort attendrissant, mais je m’impatientai.
— Pouvons-nous voir Achille ?
Les deux Thessaliens eurent l’air interdit.
— Achille n’est pas à Iolcos, dit Pélée.
— Alors où est-il ? s’enquit Nestor.
— À Scyros. Il y passe chaque année les six lunes froides. Il est marié à Déidamie, la fille de Lycomède.
— Nous voici donc obligés de reprendre la mer, m’exclamai-je, contrarié.
— Non point, dit Pélée chaleureusement. Je vais l’envoyer chercher.
Je pressentais que si nous ne nous en occupions pas nous-mêmes, jamais Achille n’aborderait aux rivages d’Aulis.
Je secouai la tête.
— Ne prends pas cette peine, seigneur. Agamemnon préférerait que nous présentions notre requête directement à Achille.
Une fois de plus nous arrivâmes dans un port et allâmes de la cité au palais, mais ce palais n’était autre qu’une grande maison. Scyros n’était pas riche. Lycomède nous fit bon accueil ; pourtant, alors que nous nous restaurions, je me sentis mal à l’aise. Il se passait quelque chose, l’atmosphère était tendue. Les esclaves allaient et venaient sans oser nous regarder. Lycomède donnait l’impression d’être terrorisé ; son héritier, Patrocle, entra et ressortit si vite que je crus l’avoir vu en rêve et, ce qui était encore plus inquiétant, je n’entendis nulle voix de femme. Ni rires, ni cris, ni pleurs. Les femmes ne participaient jamais aux affaires des hommes, mais elles avaient des libertés qu’aucun homme ne songerait à leur refuser. Après tout, c’étaient elles qui avaient gouverné sous l’ancienne religion.
J’eus l’intuition d’un danger. Je croisai le regard de Nestor, qui leva les sourcils d’un air interrogateur ; lui aussi l’avait senti, le problème était donc sérieux.
Le beau Patrocle revint. Je l’examinai plus attentivement, me demandant quel rôle il pouvait bien jouer dans cette étrange affaire. C’était un garçon très doux, à qui ni la pugnacité ni le courage ne faisaient défaut ; mais sans doute réservait-il son affection aux hommes. C’était d’ailleurs son droit le plus strict. Cette fois il s’assit avec nous, l’air malheureux.
— Roi Lycomède, déclarai-je, notre mission est des plus urgentes. Nous sommes à la recherche de ton gendre, Achille.
Lycomède en laissa presque tomber sa coupe puis se leva, fort embarrassé.
— Achille n’est pas à Scyros, seigneurs.
— Pas à Scyros ? répéta Ajax, consterné.
— Non, répondit Lycomède. Il… Il a eu une violente querelle avec son épouse, ma fille, et il est parti pour le continent en jurant de ne jamais revenir.
— Il n’est pas à Iolcos non plus, remarquai-je poliment.
— Cela ne me surprend pas. Il a laissé entendre qu’il partait pour la Thrace.
— Ah ! par tous les dieux ! Nous sommes donc condamnés à ne jamais le rencontrer, soupira Nestor.
Je ne dis mot. Mon instinct ne m’avait pas trompé : quelque chose n’allait pas et Achille était directement concerné.
— Puisque Achille n’est pas ici, autant partir, Nestor, dis-je en me levant.
Puis je me tus, sachant pertinemment que Lycomède ferait preuve de la courtoisie la plus élémentaire afin de ne point offenser Zeus – dieu de l’Hospitalité. Je me tournai de façon à ce que seul Nestor pût voir mon visage et lui lançai un vif regard d’avertissement.
Lycomède fit alors la proposition qui s’imposait.
— Demeurez, ne serait-ce que cette nuit. Le roi Nestor a besoin de repos.
Au lieu de rétorquer sèchement, comme à son habitude, qu’il se sentait tout à fait bien, Nestor baissa la tête et prit l’air épuisé. Le vieux rusé !
— Merci, roi Lycomède ! m’écriai-je, soulagé. Nestor m’a avoué ce matin combien il était fatigué ; l’air marin ne lui convient guère. J’espère que notre présence ne te cause nul désagrément.
Elle lui causait bien pis. Il n’avait pas imaginé que j’accepterais son invitation, alors que nous avions échoué dans notre mission et qu’il nous fallait rentrer au plus vite à Mycènes pour annoncer la fâcheuse nouvelle au roi Agamemnon. Néanmoins, tout comme Patrocle, il fit bonne figure.
Plus tard, j’allai voir Nestor qui prenait un bain dans sa chambre ; un esclave âgé – et non une esclave – lui frottait le dos pour en ôter la crasse et le sel.
— Quel est ton avis sur toute cette fable ? demandai-je dès que l’homme fut parti.
— C’est une maison assombrie par le drame, affirma Nestor catégoriquement. Cela pourrait s’expliquer par la querelle des deux époux et le départ d’Achille, mais la vérité est ailleurs, je le sens.
— Et je sens, moi, qu’Achille est ici-même, au palais.
— Non ! Il se cache assurément, mais pas ici !
— Il est ici, insistai-je. Nous le savons impulsif et belliqueux ; loin d’ici, Lycomède et Patrocle ne pourraient le maîtriser. Il ne peut qu’être dans le palais.
— Mais pourquoi ? Il n’a pas fait le serment de l’étalon, Pélée non plus. Il n’y aurait aucun déshonneur à refuser d’aller à Troie !
— Mais si lui voulait y aller ? Si c’étaient les autres qui l’en empêchaient ? Sans doute le gardent-ils prisonnier.
— Que faire en ce cas ?
— Qu’en penses-tu, Nestor ?
— Il va nous falloir explorer la maison. Je peux feindre la sénilité et fureter durant le jour, nul ne se méfiera. Quand tous seront couchés, ce sera ton tour de chercher. Le crois-tu vraiment prisonnier ?
— Ils n’oseraient pas, Nestor. Si Pélée l’apprenait, il dévasterait l’île plus sauvagement encore que Poséidon. Non, ils ont dû le lier par un serment.
— Cela paraît logique. Repose-toi jusqu’au dîner, Ulysse, pendant que je rôde, dit-il alors en commençant à s’habiller.
— La peste les emporte tous ! grogna-t-il quand il vint me réveiller. S’ils l’ont caché ici, je n’ai su trouver où. J’ai fouillé la maison de fond en comble, sans trouver trace de lui. Le seul lieu où je n’ai pu me rendre, c’est le gynécée. L’entrée en est gardée.
— Il se trouve donc là… dis-je en me levant.
Nous descendîmes dîner ensemble, nous demandant si Lycomède avait subi l’influence assyrienne au point d’interdire aux femmes de circuler à loisir. Un homme pour aider au bain, nulle femme visible, un garde à la porte de leurs appartements. C’était vraiment étrange. Lycomède ne voulait point que des commérages parvinssent à nos oreilles et, sans nul doute, il avait interdit aux femmes de nous approcher. Elles étaient reléguées dans le coin le plus éloigné et le plus sombre du palais. Mais il serait bien obligé de les montrer, ce soir au repas.
Et effectivement, elles étaient présentes dans la grande salle. Point d’Achille, cependant. Aucune de ces silhouettes n’était suffisamment massive pour être la sienne.
— Pourquoi les femmes sont-elles donc tenues à l’écart ? s’informa Nestor quand nous fûmes à table.
— Elles ont offensé Poséidon, répondit rapidement Patrocle.
— Et donc ? fis-je.
— Il leur est interdit, pour cinq ans, de se mêler aux hommes.
— Même pour faire l’amour ?
— Cela seul est permis.
— Cela ressemble davantage à ce qu’exigerait la Mère, fit remarquer Nestor après avoir bu une gorgée de vin.
— L’interdiction vient de Poséidon et non de la Mère, répliqua Lycomède en haussant les épaules.
— Par l’intermédiaire de sa prêtresse, Thétis ? reprit Nestor.
— Poséidon a refusé de la reprendre à son retour de Iolcos. À présent elle sert Nérée.
Quand les plats eurent disparu (ainsi que les femmes), je m’installai pour bavarder avec Patrocle, laissant Lycomède à la merci de Nestor.
— Je suis navré d’avoir manqué Achille, dis-je.
— Tu l’aurais sans nul doute apprécié, répondit Patrocle d’une voix sans timbre.
— Il nous aurait suivis sans hésiter, n’est-ce pas ?
— Oh oui, Achille est fait pour la guerre.
— Je n’ai aucune intention de ratisser la Thrace pour le trouver. Avoir manqué cette occasion va le désoler.
— Sans aucun doute.
— Décris-le moi, lui demandai-je, sachant qu’Achille était l’homme à qui Patrocle avait donné son cœur.
Son visage s’illumina aussitôt.
— Il est à peine plus petit qu’Ajax… Il possède une grâce naturelle. Et il est tellement beau…
— On m’a rapporté qu’il n’avait pas de lèvres. Comment alors peut-il être si beau ?
— Il est… Il est… répétait Patrocle, cherchant ses mots. Il faut le voir pour comprendre. Sa bouche est si émouvante ! Achille est vraiment la beauté incarnée.
— Sûrement, tu exagères ! m’exclamai-je.
Il faillit se trahir, me dire que j’étais un sot d’en douter, qu’il pouvait me le montrer en chair et en os, là, maintenant, et qu’alors seulement je pourrais en juger. Au lieu de cela, il pinça les lèvres et se retint de prononcer les paroles fatales. Mais il aurait tout aussi bien pu le faire. J’avais ma réponse.
Le soir même, je tins conseil avec Nestor et Ajax et, aux premières lueurs de l’aube, j’allai avec Ajax dans la cité pour y rendre visite à mon précieux cousin, Sinon. Il écouta, impassible, mes instructions, et je lui remis une partie de l’or donné par Agamemnon pour couvrir les frais de notre périple. Je conservais farouchement ma part, car un jour elle reviendrait à Télémaque. De plus, Agamemnon pouvait bien se permettre de payer pour Achille.
Je revins – sans Ajax, qui avait à faire au dehors – au palais encore endormi. Nestor cependant était levé et avait déjà plié bagages ; nous n’avions nulle intention d’embarrasser davantage Lycomède. Bien sûr, il fit toutes les protestations d’usage quand nous lui annonçâmes notre départ mais cette fois, à son grand soulagement, je déclinai l’invitation.
— Mais où est Ajax ? demanda Patrocle.
— Il se promène dans la cité et demande aux gens s’ils ont une idée de l’endroit où est allé Achille. Seigneur, puis-je te demander une dernière faveur ? ajoutai-je en me tournant vers Lycomède. Pourrais-tu rassembler toute ta maisonnée dans la salle du trône ?
D’abord surpris, il devint soudain méfiant.
— Eh bien, je…
— Ce sont les ordres d’Agamemnon, seigneur ! Je ne te ferais pas cette requête de mon propre chef. Il m’a prié d’adresser les remerciements du grand roi de Mycènes à toute la Cour et ses ordres stipulent que tous, hommes et femmes, doivent être présents.
À peine avais-je terminé ce discours que mes marins entrèrent les bras chargés de présents. Des colifichets pour les femmes : perles, robes, flacons de parfum, jarres d’huile, crèmes et essences, belles étoffes de laine et tissus vaporeux. D’autres marins entrèrent, cette fois avec des cadeaux pour les hommes : de belles armes en bronze, des boucliers, des lances, des cuirasses, des casques et des cnémides. Tout ceci fut déposé sur de longues tables.
Cupidité et prudence se disputaient l’esprit du roi. Patrocle le mit en garde en lui posant une main sur le bras mais il la repoussa et fit appeler l’intendant.
— Fais venir toute la maisonnée. Les femmes se tiendront suffisamment à l’écart pour respecter l’interdit de Poséidon.
En un instant, femmes et hommes accoururent. Nestor et moi scrutions la foule en vain. Achille n’était pas là. Je m’avançai alors.
— Seigneur, le roi Agamemnon veut vous remercier, toi et les tiens, de votre aide et de votre hospitalité. Voici des présents pour les femmes, ajoutai-je en montrant le tas de colifichets puis, me tournant vers les armes et les armures : et voici pour tes hommes.
Un murmure de satisfaction parcourut la salle, mais nul ne bougea avant que le roi n’en eût donné la permission. Alors tous se pressèrent autour des tables pour choisir les cadeaux.
— Ceci, seigneur, dis-je en prenant un objet enveloppé de lin, est pour toi.
Le visage rayonnant, il déchira la toile et découvrit une hache crétoise, son double tranchant de bronze, son manche de chêne.
À ce moment précis retentit un puissant cri d’alarme. Quelqu’un sonna de la trompe et j’entendis au loin Ajax pousser le cri de guerre de Salamine. Puis résonna le bruit d’armures que l’on revêtait ; Ajax cria à nouveau, plus près maintenant, comme s’il battait en retraite. Les femmes hurlèrent et s’enfuirent, les hommes s’alarmèrent, le roi Lycomède, pâle comme la mort, en oublia sa hache.
— Des pirates ! s’exclama-t-il, comme désemparé.
Ajax poussa de nouveau, plus fort et plus près encore, le cri de guerre que seul Chiron enseignait. Nous restions pétrifiés. Je saisis la hache à deux mains et la levai.
Quelqu’un fit alors irruption dans la salle du trône. On eut dit une femme. Je comprenais à présent pourquoi Lycomède n’avait pas osé la montrer ! Soudain, quand elle se débarrassa vivement de sa robe de toile, elle découvrit une poitrine si musclée que je ne pouvais en détacher les yeux. C’était Achille.
Il s’empara d’un bouclier et d’une lance et se dressa de toute sa hauteur, prêt à combattre. Je m’avançai vers lui en tendant la hache.
— Prends plutôt ceci, femme ! Elle est juste à ta taille…
Je brandissais l’arme, les bras tremblants.
— Ai-je l’insigne honneur de m’adresser au prince Achille ?
Quel homme étrange ! Patrocle devait être fort épris, car il n’était pas vraiment beau. Ce n’était point dû à son absence de lèvres. Mais quel orgueil dans son regard ! Et quelle intelligence ! Rien de commun avec son cousin, Ajax.
— Grand merci ! lança-t-il en riant.
Ajax pénétra dans la salle, tenant toujours les armes dont il s’était servi pour créer la panique à l’extérieur. Quand il vit qui se trouvait à mes côtés, il poussa un cri de joie et, l’instant d’après, Achille était dans ses bras. Il le serra contre lui avec une force qui m’aurait fait éclater la poitrine. Achille lui passa un bras autour des épaules.
— Ajax, Ajax ! Ton cri de guerre m’a transpercé comme une flèche ! Il me fallait répondre, je ne pouvais rester passif un instant de plus ! En poussant le cri de guerre du vieux Chiron, c’est moi que tu appelais. Comment résister ?
Il aperçut alors Patrocle et s’écria, heureux :
— Viens avec moi ! Nous allons mener campagne contre Troie ! Mon vœu le plus cher a été exaucé, Zeus a entendu mes prières.
Lycomède, éperdu, pleurait et se tordait les mains.
— Mon fils, mon fils, que va-t-il advenir de nous ? Tu viens de rompre le serment fait à ta mère ! Elle va nous anéantir à présent…
Achille se calma immédiatement, l’air sinistre. Le silence se fit. J’échangeai un regard avec Nestor ; tout s’expliquait.
— Et de quelle façon ? dit enfin Achille. J’ai agi par réflexe, en répondant à un appel qui m’a été appris lorsque j’étais enfant. J’ai entendu Ajax et je suis accouru. Mais je n’ai point failli à ma parole. C’est la ruse d’un autre qui a brisé le serment.
— Tu dis vrai, Achille, déclarai-je. C’est moi qui t’ai trompé. Aucun dieu ne pourra t’accuser de parjure.
Nul ne me crut, mais le mal était fait. Achille serra Ajax et Patrocle dans ses bras, il exultait. Il m’adressa un regard reconnaissant.
— Cousins, partons en guerre ! C’est notre destin. Malgré ses infâmes sortilèges, jamais Thétis n’est parvenue à me convaincre du contraire. Je suis né pour être un guerrier, pour combattre aux côtés des plus grands, pour me bâtir une gloire immortelle !
Ce qu’il disait était probablement vrai. Je regardai avec un sourire mélancolique ces trois magnifiques jeunes gens, songeant à Pénélope et Télémaque, à toutes les années qui devraient s’écouler avant que mon exil ne s’achève. Achille allait conquérir à Troie sa gloire immortelle, mais moi, j’aurais volontiers échangé la renommée contre le droit de rentrer dès demain à Ithaque.
Je parvins finalement à y retourner, sous le prétexte fallacieux de devoir moi-même rassembler mes troupes. Agamemnon fut mécontent de me voir quitter Mycènes ; il lui était plus facile de jouer son rôle quand j’étais là pour le soutenir.
Je passai trois lunes avec ma douce Pénélope, ce qui était tout à fait inespéré, mais bientôt je ne pus davantage retarder le départ. Tandis que ma petite flotte affrontait la mer houleuse qui entoure l’île de Pélops, je choisis de me rendre à Aulis par les terres. Je traversai rapidement l’Étolie pour ne m’arrêter qu’à Delphes où Apollon -- seigneur des Prophéties – parlait par la bouche de la Pythie. Je demandai si l’oracle ne s’était pas trompé en affirmant que je serais loin de mon foyer pendant vingt ans. Sa réponse fut simple et directe : « C’est la vérité. » Elle ajouta ensuite que ma protectrice, Pallas Athéna, désirait que je fusse absent pendant vingt ans. Je demandai pourquoi, mais elle se contenta de me rire au nez.
Tout espoir anéanti, je continuai ma route en direction de Thèbes, où j’avais convenu de rencontrer Diomède, qui venait d’Argos. La cité en ruines était déserte ; il n’avait pas osé s’y attarder. J’empruntai donc le sentier défoncé qui mène au détroit d’Eubée et à la plage d’Aulis.
Le point de départ de l’expédition avait été longuement débattu, car plus d’une lieue était nécessaire pour abriter notre millier de navires. Aulis était un bon choix ; la plage était suffisamment longue et, au large, l’île d’Eubée la protégeait des vents et des tempêtes.
J’atteignis enfin le sommet de la falaise qui surplombe la plage et contemplai la scène à mes pieds. Sous mes yeux, de minuscules navires s’étendaient à perte de vue, sur deux rangs. Ils étaient rouge et noir, la proue fièrement dressée, la mâture haute. Ils pourraient transporter chacun plus de cent hommes. J’applaudis secrètement Agamemnon. Il avait réussi. Même si ces deux rangées de navires ne quittaient jamais la plage d’Aulis, un tel rassemblement était en lui-même un exploit.
Au trot de mon attelage, je traversai le petit village de pêcheurs, sans prêter attention à la multitude de soldats qui encombraient son unique rue. Après avoir dépassé les maisons, je dus cependant m’arrêter ; où donc se trouvait le quartier général ?
— Où se trouve la tente d’Agamemnon, roi des rois ? demandai-je à un officier qui passait.
Il me toisa et, tout en se curant les dents, il examina mon armure, mon casque orné de défenses de sanglier et l’imposant bouclier qui avait appartenu à mon père.
— Qui pose cette question ? lança-t-il avec impertinence.
-- Quelqu’un qui ne craint pas les crapules de ton espèce.
Pris au dépourvu, il avala sa salive.
— Continue un moment ta route, seigneur, répondit-il plus poliment, puis demande à nouveau.
— Ulysse d’Ithaque te remercie.
Agamemnon avait établi un camp temporaire de grandes et confortables tentes de peaux. Il n’avait rien bâti, à part un autel de marbre, sous un platane solitaire et rabougri qui devait lutter contre les embruns et les vents. Je confiai mon attelage et mon aurige à l’un des gardes royaux et l’on m’escorta jusqu’à la tente principale.
Tous les chefs importants s’y trouvaient. Calchas était discrètement assis dans un coin. De ses yeux rouges il regardait tour à tour un homme, puis un autre, il calculait, faisait des conjectures. Je l’observai pendant quelques instants, essayant de deviner qui il était vraiment. Je ne l’aimais guère, non seulement à cause de son physique peu attirant, mais aussi parce que quelque chose d’indéfinissable en lui m’inspirait de la méfiance. Agamemnon avait eu la même réaction au début puis, après l’avoir fait surveiller pendant plusieurs lunes, avait fini par conclure que Calchas était loyal. Je n’en étais pas si sûr. L’homme était fort habile. Et c’était un Troyen.
— Ulysse, qu’est-ce qui t’a retenu ? demanda Achille. Tes navires sont arrivés il y a déjà une demi-lune.
— Je suis venu par voie de terre. Des affaires à régler.
— Tu es arrivé à temps malgré tout, remarqua Agamemnon. Nous allons tenir notre premier conseil.
— Alors je suis vraiment le dernier ?
— De ceux qui comptent le plus, oui.
Nous prîmes place et Calchas approcha, le bâton des débats à la main. Malgré le temps ensoleillé, des lampes brûlaient à l’intérieur de la tente car il y faisait sombre. Comme il convenait pour un conseil de guerre, nous étions tous en armure d’apparat. Celle que portait Agamemnon était magnifique, en or incrusté de lapis-lazuli et d’améthyste ; j’espérais qu’il en possédait une mieux adaptée au combat. Prenant le bâton des mains de Calchas, il se tourna vers nous d’un air fier.
— J’ai réuni ce premier conseil pour discuter du départ plus que de la campagne. Inutile d’avoir un débat à proprement parler, il me semble préférable de procéder par questions. Calchas tiendra le bâton. Si l’un d’entre vous souhaite s’exprimer longuement, qu’il le prenne.
Satisfait, il rendit le bâton à Calchas.
— Quand as-tu prévu de faire voile ? s’enquit Nestor.
— À la nouvelle lune. J’ai confié la plus grande partie de l’organisation au marin le plus expérimenté d’entre nous, Phénix. Il a déjà désigné un groupe d’officiers pour décider dans quel ordre partiront les navires, quels contingents seront les plus rapides ou les plus lents, quels navires transporteront les troupes, les chevaux et les non-combattants.
— Qui as-tu nommé commandant de la flotte ? demanda Achille.
— Télèphe. Il voyagera avec moi sur le navire amiral. Chaque pilote a reçu l’ordre de faire en sorte que son navire puisse être aperçu par au moins une douzaine d’autres. Ceci permettra à la flotte de ne pas se séparer – par beau temps, bien sûr. Les tempêtes poseront des problèmes, mais l’époque de l’année nous est favorable.
— Combien de navires as-tu prévu pour les vivres ? dis-je.
Agamemnon eut l’air froissé. Il ne s’était de toute évidence pas attendu à des questions si triviales.
— Cinquante, Ulysse. La campagne sera brève.
— Nos troupes comportent plus de cent mille hommes. Ils auront tout mangé en une lune.
— À ce moment-là, répliqua le grand roi de Mycènes, nous serons en mesure de nous approvisionner à Troie.
De toute évidence, sa décision était prise et il ne voulait pas qu’on la remît en cause. Quand il s’entêtait de la sorte, rien de ce que Nestor, Palamède ou moi pouvions dire ne l’influençait.
Achille se leva alors et prit le bâton.
— Permets que je m’inquiète, grand roi. Ne devrions-nous point attacher autant d’importance aux vivres qu’à la traversée et à la stratégie ? Chaque jour verra disparaître plus de cent mille rations de blé, de viande, d’œufs et de fromage, ainsi que cent mille gobelets de vin. Si l’intendance n’est pas bien organisée, l’armée mourra de faim. Ulysse l’a dit, cinquante navires ne suffiront pas à la nourrir durant plus d’une lune. Il faudrait donc faire la navette entre la Grèce et la Troade, pour le ravitaillement. Qu’adviendra-t-il si la campagne se prolonge ?
Si Nestor, Palamède et moi ne pouvions l’influencer, quelles chances de le convaincre pouvait avoir un jeune blanc-bec comme Achille ? Agamemnon pinçait les lèvres, l’air rageur.
— Je comprends ton inquiétude, Achille, dit-il sèchement. Cependant c’est à moi de me charger de cela.
Achille remit le bâton à Calchas et s’assit. Mais il ajouta, prétendant ne s’adresser à personne en particulier :
— Fort bien ! Mais, d’après mon père, tout bon commandant se doit de prendre lui-même soin de ses soldats. J’embarquerai donc des provisions supplémentaires pour mes Myrmidons, et j’affréterai aussi quelques navires marchands.
Cette déclaration fit des émules. Je vis certains autres décider d’en faire autant. Cela n’échappa pas à Agamemnon, qui lança à l’ardent jeune homme un regard menaçant. Je soupirai. Agamemnon était jaloux. Que s’était-il donc passé à Aulis durant mon absence ? Des rois se ralliaient-ils à Achille aux dépens d’Agamemnon ?
Le lendemain matin, nous passâmes les troupes en revue. Impressionnant spectacle ! Il nous fallut la plus grande partie de la journée pour parcourir toute la plage. Les soldats se tenaient dans l’ombre des navires. Chacun, bouclier au bras et lances en main, était prêt à donner sa vie pour une cause dont il ne savait rien, sinon qu’il y aurait un butin à se partager.
À l’extrême limite de la plage se trouvaient les navires d’Achille et ces hommes, dont nous avions tant entendu parler sans jamais les voir : les Myrmidons. J’avais cru qu’ils ne seraient en apparence guère différents des autres, mais je me trompais fort : grands, blonds, les yeux clairs, leur casque et leur armure étaient de bronze, et non de cuir comme c’est généralement le cas. Ils tenaient chacun dix lances au lieu des deux habituelles et un bouclier qui leur arrivait à l’épaule. Ils étaient également munis d’épées et de poignards au lieu de flèches et de lance-pierres. Des troupes d’élite, assurément, et sans nul doute les meilleures dont nous disposerions.
Quant à leur chef, Achille, Pélée avait dû dépenser une fortune pour l’équiper. Son char était doré, ses chevaux de loin les plus beaux : trois étalons blancs de Thessalie, aux harnais étincelants d’or et de pierreries. Sa cuirasse était dorée à l’or fin, renforcée de plaques de bronze et d’étain, entièrement décorée de symboles et de motifs sacrés, le tout rehaussé d’ambre et de cristal de roche. Seuls Ajax et lui pouvaient arborer une si lourde armure !
Achille, curieusement, n’était armé que d’une vieille lance des plus ordinaires. C’est son cousin Patrocle qui conduisait le char et, quand un obstacle l’obligea à faire halte, les chevaux d’Achille se mirent à parler.
— Salut, Myrmidons ! cria celui de droite en faisant onduler son épaisse crinière blanche.
— Nous le transporterons vaillamment, Myrmidons ! proclama ensuite le cheval du milieu.
— N’ayez crainte pour Achille tant que nous tirerons son char, ajouta enfin le troisième.
Les Myrmidons souriaient et abaissaient leurs lances pour saluer. Mais Idoménée, qui précédait Achille, en resta stupéfait et sans voix.
Je me trouvais quant à moi juste derrière le char doré, et j’avais saisi le stratagème : c’était Patrocle qui parlait, lèvres presque closes, pour les chevaux !
Le temps clair et la brise persistaient ; tous les présages annonçaient une traversée paisible. Mais la nuit précédant le départ, ne parvenant pas à trouver le sommeil, je me levai et marchai longuement sous les étoiles. Un homme me rejoignit alors.
— Tu ne peux pas dormir non plus ?
Nul besoin de le regarder pour savoir qui c’était. Seul Diomède pouvait chercher ainsi la compagnie d’Ulysse. Quel précieux ami, ce vieux camarade endurci par les batailles ! Il me tenait en haute estime, et j’avais parfois l’impression que cela frisait l’idolâtrie. Diomède ne pourrait nous décevoir. Il avait combattu dans toutes les campagnes, de la Crète à la Thrace, et avait compté parmi ceux qui s’étaient emparés de Thèbes et l’avaient rasée. Il s’était empressé de venir d’Argos à Mycènes, plein de fougue, car il avait aimé Hélène à la folie et, tout comme le pauvre Ménélas, il se refusait à croire qu’elle s’était enfuie.
— Il va pleuvoir demain, déclara-t-il en levant la tête pour scruter le ciel.
— Je ne vois aucun nuage, objectai-je.
— Mes os me font souffrir, Ulysse. Mon père disait toujours qu’un homme dont le corps a été maintes fois meurtri par les lances et les flèches a mal partout quand viennent la pluie et le froid. Et ce soir la douleur est si vive que je ne puis dormir.
— J’espère que tes os se trompent cette fois, Diomède. Mais pourquoi me cherchais-tu ?
— Je savais bien que le Renard d’Ithaque ne dormirait pas tant qu’il ne sentirait pas son navire bercé par les vagues, répondit-il avec un fin sourire. Je voulais te parler.
Je l’entraînai, un bras autour de ses larges épaules.
— Alors allons-y. J’ai du vin et un bon feu.
Il faisait bon dans la pénombre de ma tente. Nous nous installâmes sur les couches disposées autour du brasero et je nous servis à tous deux du vin pur, dans l’espoir que cela nous assoupirait quelque peu. Il était peu probable qu’on vînt nous déranger mais, par précaution, je tirai le rideau.
— Ulysse, tu es l’homme le plus remarquable de cette expédition, commença-t-il avec conviction.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Non, non ! C’est Agamemnon ! Ou peut-être bien Achille…
— Agamemnon ? Un pareil autocrate ? Non, pas lui, il n’en tirera les honneurs que parce qu’il est grand roi. Quant à Achille, ce n’est qu’un gamin. Oh, je t’accorde qu’il a l’étoffe d’un héros ! Il est intelligent, et plus tard il sera redoutable. Mais pour le moment, il n’a pas encore été mis à l’épreuve. Qui sait ? Peut-être prendra-t-il ses jambes à son cou à la seule vue du sang ?
— Non, pas Achille, rétorquai-je en souriant.
— Je te concède ce point. Mais jamais il ne te surpassera ! Ce sera grâce à toi, et à toi seul, que Troie tombera entre nos mains, je le sais.
— Tu divagues Diomède, lui dis-je doucement. Que peut l’intelligence en seulement dix jours ?
— Dix jours ! ricana-t-il. Tu veux dire dix ans ! C’est d’une véritable guerre qu’il s’agit. Mais je ne suis point venu pour parler de cela. Je suis venu solliciter ton aide.
— Mon aide ? Diomède, tu oublies que le grand guerrier, c’est toi !
— C’est qu’il ne s’agit pas de champ de bataille. Non, non, ce que je veux, c’est te voir à l’œuvre. Je veux savoir comment tu te domines. Je veux que quelqu’un m’enseigne comment me maîtriser car je me laisse trop souvent emporter par la colère. Et je crois que ton calme finirait par déteindre sur moi.
— Considère mes quartiers comme les tiens, Diomède, dis-je, touché par sa simplicité. Aligne tes navires auprès des miens, déploie tes troupes auprès des miennes et accompagne-moi au cours de mes missions. Tout homme a besoin d’un ami. C’est l’unique remède contre la solitude et le mal du pays.
Il me tendit la main par-dessus les flammes, sans remarquer qu’elles léchaient sa peau, et je lui étreignis l’avant-bras pour sceller notre pacte. Nous dûmes nous endormir peu après, car à mon réveil le jour était levé et le vent faisait gémir la mâture des navires. Diomède poussa un grognement.
— Mes os me font plus mal encore, annonça-t-il en s’asseyant.
— Ils ne t’avaient hélas pas trompé. Dehors, c’est la tempête.
Il se leva avec d’infinies précautions pour aller jeter un œil entre les rideaux.
— Le vent souffle du septentrion, dit-il, je sens la neige. On ne pourra lever l’ancre aujourd’hui, à moins de vouloir atteindre les rives égyptiennes…
Un esclave entra avec un nouveau brasero et de l’eau chaude pour nous laver. Une autre apporta des gâteaux au miel, du pain de seigle, du fromage de chèvre et du vin chaud. Agamemnon ne tiendrait pas conseil avant midi, aussi prîmes-nous le temps de savourer le repas et la chaleur du feu avant de nous rendre auprès du grand roi.
Le visage d’Agamemnon était aussi sombre et tourmenté que le ciel. Il était furieux et contrarié de l’effondrement de tous ses projets. La coïncidence était certes troublante : une tempête le jour même de notre départ, après deux lunes de beau temps…
— J’ai fait appeler Calchas pour qu’il augure de l’avenir, dit-il sèchement.
Nous sortîmes, emmitouflés dans nos manteaux pour affronter la tempête. Les pattes entravées, la victime gisait déjà sur l’autel de marbre. Et Calchas était vêtu de pourpre ! De pourpre ? Agamemnon devait avoir une haute opinion de lui pour lui accorder ce privilège ; que s’était-il donc passé durant mon absence ?
C’était la première fois que je voyais Calchas à l’œuvre, et je dus admettre qu’il s’y prenait assez bien. Ses mains tremblantes pouvaient à peine lever le poignard quand il trancha d’un mouvement saccadé la gorge de l’animal. Il faillit ensuite renverser le calice doré destiné à en recueillir le sang qu’il répandit, fumant, sur le marbre froid. Puis il éventra l’animal et se mit à lire dans ses entrailles à la façon des prêtres d’Asie Mineure. Ses mouvements étaient rapides mais syncopés. Il fit soudain volte-face, le visage cireux et la respiration sifflante.
— Écoutez, ô rois de Grèce ! La volonté de Zeus, le Tout-Puissant m’a été révélée à l’instant ! Il s’est détourné de vous ! Il refuse de donner sa bénédiction à votre entreprise ! Sa furie est telle que je n’ai pu en connaître le motif, mais j’ai vu Artémis à ses pieds, le suppliant de demeurer inflexible. Je ne puis rien voir d’autre, tant sa rage m’épouvante !
Je m’attendais à un tel discours, mais l’allusion à Artémis était fort habile. Le visage du prêtre exprimait une souffrance atroce et, à ma grande surprise, sincère. Cet homme m’étonnait, il semblait réellement croire à ce qu’il disait – même si vraisemblablement il avait tout concocté d’avance. Non, tu n’as pas encore terminé ton numéro, me dis-je. J’attendais la suite…
Au pied de l’autel, Calchas fit brusquement demi-tour, écarta les bras et rejeta la tête en arrière, le regard dirigé vers une fourche du platane. Un nid se trouvait là, un oiseau brun en train d’y couver.
Le serpent dissimulé sous l’autel se mit à ramper jusqu’à la branche. L’air vorace, il dardait un regard glacial sur le nid. Calchas joignit les mains et désigna le nid ; nous assistions au spectacle en retenant notre souffle. Le reptile ouvrit les mâchoires, avala l’oiseau puis dévora ses œufs un à un. Je les comptai : six, sept, huit, neuf.
Son repas terminé, il s’immobilisa, enroulé autour de la branche, comme changé en pierre. Ses yeux à présent dénués d’expression étaient rivés sur le prêtre. Calchas se contorsionna comme si un dieu lui avait enfoncé un pieu en plein ventre puis se mit à parler de nouveau.
— Écoutez, ô rois de Grèce ! Apollon parle quand le dieu tout-puissant refuse de s’exprimer. Le serpent sacré a avalé l’oiseau et ses neuf œufs. L’oiseau est la saison qui s’annonce. Les petits qui ne sont pas encore nés sont les neuf prochaines saisons. Le serpent est la Grèce ! L’oiseau et ses petits représentent les années qui précéderont la défaite troyenne. Il vous faudra dix ans ! Dix ans !
Le silence fut si lourd qu’il sembla terrasser la tempête. Nul ne bougea ni ne parla pendant un long moment. Je ne savais que penser de cet étonnant numéro. Le prêtre étranger était-il un devin authentique ? Était-ce un charlatan ? J’observai Agamemnon, me demandant quel sentiment l’emporterait en lui, de la certitude que la guerre serait finie en quelques jours ou de la confiance qu’il avait en ce prêtre. Le combat fut rude, car il était superstitieux de nature, mais l’orgueil finit par l’emporter. Il haussa les épaules et tourna les talons. Je ne quittai pas Calchas des yeux et fus le dernier à partir, laissant là le prêtre immobile, le regard fixé sur le dos du grand roi. Il était scandalisé : il avait démontré son pouvoir de façon éclatante et personne n’en avait tenu compte.
Un à un, dans le tumulte des vents et les déluges de pluie, les jours s’écoulaient. Les vagues déchaînées montaient à l’assaut du pont des navires. Le départ était quotidiennement ajourné. Agamemnon se rongeait les sangs et refusait d’écouter le moindre conseil. Les soldats, oisifs, jouaient aux dés, buvaient, se querellaient.
Tout cela me laissait indifférent. Peu m’importait la façon dont s’écouleraient mes vingt années d’exil. Une lune passa sans qu’il y eut la moindre accalmie dans la tempête. Encore une lune et les vents seraient plus imprévisibles encore. À la fin de l’été, Troie serait inaccessible jusqu’à l’année suivante. Il faudrait alors envisager d’annuler toute l’expédition.
Fasciné par Calchas plus que réellement intéressé par ses augures, je ne manquais jamais le rituel de midi. En ce jour particulier, rien ne me laissait entendre que les choses seraient différentes ; je continuais simplement à jouer mon rôle d’observateur. Seuls Agamemnon, Nestor, Ménélas, Diomède et Idoménée vinrent me tenir compagnie. Alors qu’il fouaillait les entrailles de la victime, Calchas se retourna brusquement et pointa son long doigt ensanglanté vers Agamemnon.
— Voici celui qui fait obstacle au départ ! s’écria-t-il. Agamemnon, roi des rois, tu as osé refuser son dû à Artémis ! Sa colère a longtemps couvé et Zeus, son divin père, a désiré que justice fût enfin faite. Tant que tu n’auras pas honoré ta promesse d’il y a seize ans, ta flotte ne partira pas !
Agamemnon était blême. Calchas savait parfaitement de quoi il parlait. Le prêtre descendit les marches d’un air digne. Se cachant le visage dans ses mains, Agamemnon s’écarta de cette affreuse incarnation du destin.
— Je ne le puis ! cria-t-il.
— Tu devras en ce cas disperser ton armée, répliqua froidement Calchas.
— Je ne peux donner à la déesse ce qu’elle exige ! Elle ne peut désirer pareille chose ! Aurais-je imaginé ce qui en résulterait, jamais je n’aurais fait cette promesse. Artémis est chaste, sacrée, elle ne peut ainsi…
— Elle exige son dû, rien de plus. Donne-le lui et tu pourras partir, répéta Calchas d’une voix glaciale. Si tu t’entêtes à le lui refuser, tu mourras le cœur brisé et la maison d’Atrée sombrera dans les ténèbres.
— Qu’as-tu promis à Artémis ? demandai-je.
— J’ai commis un acte stupide et irréfléchi, Ulysse ! Il y a seize ans, Clytemnestre a subi les douleurs de l’enfantement durant plus de trois jours sans que l’enfant se décidât jamais à naître. J’ai alors invoqué tous les dieux et déesses. Nul ne m’a répondu ! En désespoir de cause, j’ai prié Artémis, bien qu’elle fût vierge et détourne les yeux des femmes fécondes. Je l’ai suppliée d’aider ma femme à mettre au monde un bel enfant. Je lui ai promis en échange la plus belle créature qui naîtrait cette année-là dans mon royaume. Quelques instants après, Clytemnestre accouchait de notre fille, Iphigénie. J’ai envoyé des messagers dans tout Mycènes pour qu’ils me rapportent les créatures nées dans l’année et considérées comme les plus belles : chevreaux, agneaux, veaux, jusqu’aux oiseaux. Je les lui ai toutes offertes, quand bien même je savais au fond de mon cœur qu’elles ne sauraient satisfaire la déesse. Chaque fois, elle a refusé la victime.
La suite de cette histoire tragique m’apparut soudain, aussi clairement que si c’eût été une fresque. Pourquoi les dieux étaient-ils toujours si cruels ?
— Continue, Agamemnon, insistai-je.
— Un jour, Clytemnestre m’a fait remarquer qu’Iphigénie était la plus belle créature de toute la Grèce, plus belle encore qu’Hélène, a-t-elle prétendu. Aussitôt je sus que ces paroles lui avaient été inspirées par Artémis. La chasseresse voulait ma fille. Rien d’autre ne la satisferait. Mais je ne pus m’y résigner, Ulysse. De plus, les sacrifices humains sont interdits depuis que la nouvelle religion a chassé l’ancienne. Je suppliai la déesse de comprendre pourquoi je ne pouvais accéder à son désir. Comme le temps passait et qu’elle ne se manifestait pas, je finis par croire qu’elle avait renoncé, alors qu’en réalité elle attendait son heure. Elle veut mettre un terme à cette vie qu’elle a elle-même accordée, elle veut ma fille encore vierge. Mais je ne peux consentir au sacrifice humain !
Je chassai toute pitié de mon cœur. J’étais privé de mon fils, pourquoi garderait-il sa fille ? Il en avait deux autres. Son ambition m’avait séparé de tout ce qui m’était cher, pourquoi ne souffrirait-il pas à son tour ? Il n’avait pas tenu sa promesse uniquement parce qu’elle le concernait personnellement. Si la plus belle créature née cette année-là avait été l’enfant d’un autre, il l’aurait sacrifiée sans le moindre remords. Je le regardai droit dans les yeux et cédai aux injonctions d’un démon qui s’était installé en moi le jour même où l’oracle m’avait prédit l’exil.
— Tu as commis là une terrible faute. Si Iphigénie est ce que réclame Artémis, tu te dois de la lui sacrifier. Fais offrande de ta fille, Agamemnon, ou bien ton entreprise échouera et tu seras la risée de tous, pour l’éternité !
Comme il détestait être tourné en ridicule ! Sa royauté, son orgueil comptaient pour lui davantage que sa plus chère enfant. Dans l’espoir de trouver un appui, il se tourna vers Nestor.
— Nestor, dis-moi que faire !
— C’est affreux, se lamenta le vieil homme en se tordant les mains et en pleurant. Mais il faut obéir aux dieux. Je suis de l’avis d’Ulysse, tu n’as pas le choix.
Je continuai d’observer Calchas, me demandant s’il n’avait pas discrètement fouillé le passé d’Agamemnon. Qui pouvait oublier la haine qui s’était reflétée sur son visage le premier jour de la tempête ? L’homme était fort rusé. Et c’était un Troyen.
Il s’agissait à présent de stratégie. Agamemnon, convaincu par moi qu’il n’avait d’autre solution que de sacrifier sa fille, m’expliqua combien il serait difficile de l’arracher à sa mère.
— Clytemnestre ne permettra jamais qu’on amène Iphigénie à Aulis pour qu’elle y soit égorgée par un prêtre. En tant que reine, elle fera appel à son peuple et il la soutiendra.
— Il y aurait un moyen… suggérai-je.
— Lequel ?
— Envoie-moi auprès de Clytemnestre, Agamemnon. Je lui dirai qu’Achille s’impatiente en raison des tempêtes et qu’il envisage de rentrer à Iolcos avec les Myrmidons. Je lui expliquerai que tu as eu l’idée de lui offrir la main d’Iphigénie, à condition qu’il reste à Aulis. Clytemnestre ne fera aucune objection. Elle m’a confié qu’elle souhaitait les voir mariés.
— Mais ce serait porter atteinte à l’honneur d’Achille, objecta Agamemnon, dubitatif. Jamais il n’y consentira. Il est droit et honnête. C’est le digne fils de Pélée.
Exaspéré, je levai les yeux au ciel.
— Seigneur, comment serait-il au courant ? Sûrement, tu n’as pas l’intention d’informer tout le monde. Jurons tous de garder le secret. Le sacrifice humain ne serait nullement apprécié des soldats – ils ne pourraient que se demander qui sera le prochain. Si rien de tout cela ne s’ébruite, nous serons en mesure d’apaiser Artémis. Et Achille n’en saura jamais rien !
— Eh bien vas-y, dit-il, j’y consens.
Avant de partir, je pris Ménélas à part.
— Ménélas, veux-tu récupérer Hélène ? demandai-je.
— Ulysse, c’est mon seul désir !
— Aide-moi, en ce cas, ou nous ne ferons jamais voile pour Troie.
— Je suis prêt à t’obéir en tout.
— Agamemnon va sans nul doute faire prévenir Clytemnestre de mes desseins pour qu’elle refuse de me confier sa fille. Il faut que tu interceptes le messager du roi.
— Je jure, Ulysse, que nul autre avant toi ne parlera à Clytemnestre.
Clytemnestre fut ravie du mariage qu’Agamemnon avait envisagé pour sa fille cadette. Elle adorait Iphigénie. Son mariage avec Achille lui permettrait de la garder encore un peu à Mycènes, en attendant que son époux revînt de Troie. Clytemnestre passa un temps infini auprès de sa fille pour l’initier aux mystères de la vie de femme et à ceux du mariage, tout en emplissant elle-même les malles d’Iphigénie. Elle se trouvait encore près d’elle quand sa litière franchit la Porte des Lionnes, et se pencha à l’intérieur pour donner à Iphigénie un baiser sur le front. Je frémis. La reine était-elle aussi excessive dans ses haines que dans ses amours ? Comment réagirait-elle en apprenant la vérité ? Agamemnon ferait bien de craindre sa vengeance.
Nous voyageâmes aussi vite que nous le permettaient les porteurs, car j’avais hâte d’arriver à Aulis. Quand nous faisions halte pour nous reposer ou camper, Iphigénie ne cessait ses innocents bavardages : comment elle avait admiré Achille quand elle le regardait à la dérobée dans le Palais du Lion, comment elle en était tombée passionnément amoureuse, combien il était merveilleux de l’épouser, car c’était ce qu’elle désirait par-dessus tout… Je m’étais endurci pour n’éprouver nulle pitié pour elle, mais c’était de plus en plus difficile, tant ses yeux reflétaient d’innocence et de joie !
À la nuit tombée, j’amenai la litière, rideaux tirés, dans le camp royal et installai aussitôt Iphigénie dans une petite tente près de celle de son père. Je la laissai avec lui. Ménélas guettait, au cas où, face à sa fille, Agamemnon renoncerait à ses résolutions. Jugeant préférable de ne pas attirer l’attention sur la venue d’Iphigénie, je ne postai aucun garde près de sa tente, Ménélas devant veiller à ce qu’elle n’en sorte pas.