17

— Commissaire, dit Ranjit, c'est un numéro du corps diplomatique.

— Quand ce serait Dieu lui-même, répondit le Chef de la Police, je m'en moque. La loi s'applique à tout le monde, du bas en haut de l'échelle et du haut en bas. Sinon, on parle de privilèges, et non pas d'état de droit !

Sur l'immense carte, il mesura la distance entre la gare de triage de la Côte Sud jusqu'à l'adresse de Riverside.

— Confie la filature de ce véhicule CD à notre meilleur pilote. Bouclez-moi tous les accès à la ruche, et pas seulement à l'ascenseur ou aux étages résidentiels. L'occupant de ce véhicule peut atterrir n'importe où. Faites surveiller toutes les entrées par des Doués. Dites-leur de se concentrer sur toutes les réactions émotionnelles violentes. Nous en aurons à revendre. Vous savez comme ces ruchiers détestent toutes infractions à leur vie privée.

Il se tourna vers un autre collaborateur.

— Barry, appelez l'Administratrice Municipale, et dites-lui qu'il s'agit d'une affaire délicate. Je veux qu'elle soit prévenue pour qu'elle puisse soutenir notre action auprès du Corps Diplomatique. Prévenez la Justice et demandez-moi quatre — non, cinq — mandats d'arrestation et un mandat de perquisition. Et espérons que Sascha sera efficace.

Il enfila sa tunique d'uniforme, resplendissante de fourragères et de « galons de bravoure », puis boucla son ceinturon et fit signe à Ranjit et à ses autres collaborateurs de le suivre sur le garage du toit. Aérocars et jetcars décollaient les uns après les autres, empruntant les voies habituelles car on leur avait recommandé la prudence.

Sascha? dit Boris, appelant son frère dès le décollage.

On y est presque, frangin. Il faut encore du temps pour conduire un véhicule d'un point à un autre. L'autre oiseau ne s'est pas envolé — bon sang, qu'est-ce qui se passe ? Je te rappelle.

Boris ressentit péniblement la brusquerie de la coupure mentale et jura entre ses dents tandis que son aérocar continuait vers sa destination. Le silence se prolongea, lui causant des inquiétudes. Sascha était quand même assez compétent... Aurait-il dû envoyer des hommes avec les équipes de Doués ? Si le véhicule CD qu'il poursuivait prévenait ceux de la gare de triage, toute l'opération pouvait capoter.

Bon Dieu, Boris, tonitrua Sascha d'une voix de stentor, si tu laisses cette ordure de Shimaz se tirer de là, Altesse, Prince, manager ou tout ce que tu voudras, je te jure que les Doués s'occuperont de lui ex officio !

Le Chef de la Police n'avait jamais perçu un tel désir de vengeance dans la voix de son frère.

Boris : Qu'est-ce qui s'est passé?

Sascha : Le Révéré Vénérable Ponsit Prosit a bâtonné les pieds de Tirla. Et Peter s'est évanoui !

Boris : Filou n'a pas envoyé un message à l'autre, au moins ?

Car dans ce cas, ils risquaient de perdre le cerveau de la bande.

Sascha, livide de rage : Non, pas alors qu'il avait une petite fille à interroger ! Boucle-moi définitivement l'autre canaille, veux-tu ? Sinon, par tout ce qui est sacré, je m'occuperai de lui. Moi-même, sans aucune aide d'aucun service gouvernemental, cher frangin.

Boris : La police est en route, Sascha. Calme-toi. Tu as des preuves de complicité ?

Sascha, sarcastique : Je suppose que les pieds ensanglantés de Tirla ne justifient qu'une accusation de voies de faits. Mais nous avons aussi saisi une caisse pleine de flotteurs, prêts pour un dépôt de nuit, avec le numéro de compte. Dont je parierais que le titulaire n'est autre que le Révéré Vénérable.

Boris : Cela devrait suffire pour faire condamner Filou. Mais est-ce suffisant pour arrêter ce... comment l'appelles-tu ?

Sascha : Shimaz. Prince Phanibal Shimaz, qui ne semble pas limiter ses géniales activités aux jonctions Josephson. Filou s'est mis à table : Son Altesse dirige une opération d'envergure — main-d'œuvre enfantine pour ses rizières et ses mines, prostitution de mineurs, et ferme où les plus robustes sont mis au vert en attendant le client qui paiera pour ceux de leurs organes dont il aura besoin.

Boris, grondant : Trouve-moi quelque chose qui le compromette dans cette affaire de la gare de triage. Quelque chose de solide.

Ils n'étaient plus très loin de leur destination quand l'unité-com annonça un appel de l'Administratrice Aiello, qui parut sur l'écran en grande tenue, assistée de son chef du protocole, Jak, qui, malgré toute son empathie, était parfois très contrariant avec son attention méticuleuse aux détails.

— Avez-vous des preuves incontestables, Roznine ? demanda-t-elle.

— Nous avons la preuve d'occupations incompatibles avec un poste diplomatique, répliqua Boris, serrant les dents.

— Qui? Sûrement pas l'ambassadeur! dit Aiello, au comble du pessimisme.

— Nous n'avons rien contre Son Excellence. Mais contre des membres de son personnel, certainement ; un véhicule de l'ambassade a été identifié et pris en filature depuis le site. Aucun problème pour prouver une complicité. Le procureur est là? Eh bien, glissez la nouvelle au vieux dans son cornet acoustique : les Doués ont démantelé le gang des ravisseurs.

Cela, il le reconnut à regret, car, malgré leurs dénégations du contraire, lui et son frère étaient en rivalité perpétuelle.

L'immense ruche portait bien son nom. Les niveaux inférieurs, où d'autres bâtiments obstruaient la vue, abritaient la maintenance, les magasins et les logements des ouvriers. Mais dès les niveaux dépassant les immeubles environnants, de grands panneaux convexes de plexiglas, moitié solarium, moitié étalage de richesse, faisaient leur apparition. Chaque appartement, de forme circulaire, s'énorgueillissait de luxuriants jardins et d'admirables panoramas sur l'extérieur, tandis que, vers le centre où la ruche était dotée d'un atrium, des arbres et des plantes rares décoraient les murs intérieurs. Naturellement, les appartements supérieurs étaient les plus luxueux et les plus chers, avec un niveau entier réservé aux jardins privés, garages, piscines, cours de tennis et autres aménités nécessaires au confort des occupants.

Le périmètre est-il bouclé, Ranjit? demanda Boris dans l'unité-com de son casque.

On vient de terminer — tout est complètement bouclé, Commissaire. Personne ne peut entrer ou sortir sans être vu.

— Commissaire, dit le pilote de Boris. Voilà le véhicule suspect.

Le beau jetcar blanc se posa en douceur sur le toit de la ruche pour déposer ses passagers.

— Trois hommes !

— Je le vois bien, dit Boris. Saisissez ce véhicule dès qu'il sera au garage. Voyez ce que vous pouvez apprendre du pilote. Saisissez le journal de bord, et tous les dossiers du garage. Et maintenant, allons arrêter ces canailles ! termina-t-il avec une satisfaction non dissimulée.

Le pilote de la police les déposa sur le toit de la ruche, et Boris, accompagné de sa brigade, descendit la rampe jusqu'à l'entrée de l'immense duplex. Devant la formidable prestance de Boris et de son lieutenant, le portier se hâta de leur ouvrir, avec une révérence respectueuse, bien que nerveuse.

— Que fais-tu, imbécile? Je n'attends personne! s'exclama un homme à l'autre bout du magnifique hall de réception dallé de marbre blanc.

Un domestique l'aidait à ôter son élégant manteau de daim bleu, tandis qu'un deuxième se dépouillait de son vêtement d'extérieur sans aide servile.

— Mets-les dehors immédiatement.

— Je ne vous le conseille pas, Prince Phanibal, dit Boris en s'avançant, demandant mentalement à Ranjit d'appeler des renforts.

Le compagnon du prince disparut à une vitesse stupéfiante par la plus proche des nombreuses portes ouvrant dans le hall, tandis que le portier paralysé regardait, bouche bée.

— Son Excellence est-elle chez elle ? demanda Boris, quelques bribes des leçons de protocole de Jak filtrant à travers sa colère.

Le portier terrorisé hocha la tête avant que le prince lui ait donné l'ordre de se taire.

— Comment osez-vous — qui que vous soyez — entrer dans une résidence diplomatique sans y être invité ? demanda le Prince Phanibal d'un air assuré et hautain.

Son regard ignora le lieutenant debout près de Boris, et le détachement attendant à la porte.

— Boris Roznine, Chef de la Police de Jerhattan !

Boris se tourna vers le portier, qui tremblait d'une crainte révérentielle.

— Je vous prie d'invoquer l'indulgence de Son Excellence et de requérir sa présence pour une question de la plus haute importance.

Le portier, ignorant les contrordres et les menaces du prince, ouvrit une porte dérobée et disparut. Il n'était pas plus tôt parti que les autres portes du hall s'ouvrirent brusquement, livrant passage à des militaires imposants. Trois d'entre eux, en turbans et longs caftans noirs à ceinturons d'argent supportant des dagues de la longueur exacte permise à des gardes de cérémonie, vinrent entourer le Prince Phanibal.

Boris n'avait pas besoin de regarder par-dessus son épaule pour savoir que ses hommes, qui attendaient à la porte, étaient en nombre supérieur à celui des gardes, et prêts à forcer l'entrée. Il attendit un moment que le prince ait assimilé ce fait.

— Je crois que nous attendrons maintenant la venue de Son Excellence, dit-il, avec un sourire sans aménité, et, en une insulte délibérée à une personne de sang royal, il s'assit dans le fauteuil le plus proche.

— Vous ne comprenez pas les répercussions de cette intrusion inacceptable, commença le Prince Phanibal d'un ton impérieux. Je ne suis pas seulement prince royal de ma maison, mais manager de Padrugoi, et je dois retourner sur la station par la première navette.

— C'est pourquoi, en ma qualité de Chef de la Police, je viens expliquer personnellement l'affaire à l'ambassadeur, répliqua Boris. Est-ce là le type qui a donné tant de fil à retordre à Rhyssa ? Peut-être que si nous nous y mettons tous les deux, nous pourrons sonder son esprit, diffusa-t-il à l'adresse de Sascha. Nous n'en obtiendrons pas des preuves utilisables devant la justice, puisque acquises par la coercition, mais cela nous fournira peut-être quelques indices.

Bref silence mental pendant que les deux frères s'efforçaient de sonder l'esprit du prince. Puis Boris se retira. Il a un solide blindage mental. Il a été soigneusement conditionné, et j'aimerais bien savoir où. Non, nous ne pouvons pas forcer son esprit, pas sans enfreindre la loi.

Un sourire imperceptible effleura les lèvres du prince, et ses yeux s'étrécirent, pour dissimuler la satisfaction qu'il ressentait d'avoir repoussé leur intrusion mentale. Il leva brièvement la main gauche, les doigts refermés sur un objet imaginaire, puis il les rouvrit, contrarié, et croisa indolemment le bras sur sa poitrine, avec un grand sourire.

— Vous avez peut-être égaré votre petite cravache ? s'entendit demander Boris.

Sascha était là ! Tu veux m'épargner du temps et des efforts, mon frère?

La petite cravache qui a mis en bouillie les pieds de Tirla, dit Sascha avec fureur.

Le Prince Phanibal se raidit de surprise.

— Je... quoi?

— La petite cravache que vous portez par affectation, car vous ne possédez aucun... animal à ma connaissance.

Le lien mental Boris/Sascha continuait.

— Celle au manche d'ivoire décorée d'un filigrane d'argent.

— Je n'ai pas à rendre compte de mes biens à des gens de votre espèce, répliqua le Prince Phanibal, s'éloignant obliquement de Boris, et relevant le menton avec arrogance pour exhiber ce que beaucoup considéraient sans doute comme un profil distingué.

A ce moment, l'ambassadeur, vêtu d'une longue robe de velours pourpre rebrodée d'or, entra par la porte centrale. Il jeta un regard stupéfait sur le prince et son entourage, un autre sur le groupe posté près de la porte, puis fit signe aux gardes de se retirer. Boris Roznine se leva et alla à la rencontre du Malais.

— Etant donné la gravité de la situation, Votre Excellence, dit-il, parlant en son nom propre, tout en sachant que Sascha l'écoutait avidement, vous me permettrez de me dispenser des formalités. Cet homme, dit-il, montrant le prince, et un homme de son entourage, se sont engagés dans des activités incompatibles avec toutes fonctions dans votre ambassade. Je me vois dans l'obligation de vous prier d'ordonner à Son Altesse et à son compagnon de m'accompagner au quartier général de la police.

— Quelles pourraient être les charges retenues contre le Prince Phanibal? demanda l'ambassadeur avec une grande dignité.

— Les charges sont effectivement très graves, Votre Excellence, vu qu'il s'agit d'enlèvement et de trafic de mineurs, destinés à l'esclavage, à la prostitution et au prélèvement d'organes.

— Vous avez des preuves d'un crime aussi abominable?

L'ambassadeur se redressa, mais n'eut pas l'air vraiment surpris.

— Oui, Votre Excellence, dit Boris, inclinant la tête avec regret.

L'ambassadeur était un vieillard trop fin pour protéger un tel scandale.

— Il y a des témoins, répondit Boris, soutenu par Sascha. Des témoins Doués.

Le prince émit un grognement incrédule, sans rien perdre de son arrogance.

— Ces affirmations ont de quoi mettre la patience à rude épreuve. Vous devriez mettre ces menteurs à la porte, mon Oncle.

Sascha : Il est malin, la canaille.

Boris : Il ne s'est pas démonté et il n'a rien avoué.

Sascha : Croit-il que tous les Doués sont des adultes ?

Boris : Tirla figure officiellement sur votre Registre, non ?

Sascha : Tu n'as donc pas lu le bracelet d'identité que tu lui as obtenu il y a six semaines ? Et il y a quatre voleurs qui se sont mis à table pour éviter d'être expédiés dans l'espace, et qui confirment ce que nous avons obtenu de Filou qui accepte de se porter témoin de l'accusation — il n'a pas fallu faire beaucoup pression sur son esprit quand il reprit connaissance. Quel réseau ils avaient mis sur pied ! De plus, c'est notre cher prince qui a infiltré les programmes de la police et chipé la formule des rubans-marqueurs. Il avait toutes les autorisations et tous les mots de passe, vu qu'il travaillait sur Padrugoi et qu'il réglait si bien la circulation avec les jonctions Josephson. Il n'avait qu'à choisir ce qu'il lui fallait. Son laboratoire insulaire avait mis au point une variation à l'intention de Filou, qui s'en servait comme effet spécial dans ses Assemblées Religieuses. Nous avons tous les détails nécessaires pour inculper le prince et son secrétaire. Filou, retour d'Extrême-Orient après une tournée des institutions religieuses et une période de médiation prolongée? Il mettait toute l'opération au point, avec le soutien du Prince Phanibal.

Sascha émit un grognement de mépris si énergique que Boris grimaça.

L'ambassadeur tourna légèrement la tête vers le Prince Phanihal.

— Je ne les mettrai pas à la porte, mon Neveu. Les Doués ne peuvent se parjurer.

Puis il regarda Boris un moment, et fit signe au prince de s'avancer.

— Suivez-les.

— Mais je ne peux pas être arrêté comme un criminel ordinaire !

— En effet, mon Neveu, vous êtes un criminel extraordinaire, car l'immunité diplomatique ne couvre pas les pédérastes, dit le vieillard d'une voix dépourvue de toute émotion.

— Vous ne pouvez pas permettre qu'on fasse une telle insulte à votre nom, dit le prince, martelant ses jambes de ses poings dans sa frustration. Mon père sera mis au courant. Vous entendrez parler de lui. Vous serez disgracié ! Vous ne reviendrez jamais chez vous ! Vos enfants et les enfants de vos enfants seront jetés aux chiens...

Ignorant ces paroles, l'ambassadeur malais sortit par la porte la plus proche qu'il referma derrière lui. Les gardes allèrent se poster devant toutes les portes, signalant discrètement que toute protection officielle était retirée au prince.

Commissaire? dit poliment Ranjit. Le pilote a été arrêté, et les journaux de bord du véhicule et du garage ont été saisis. Nous avons également appréhendé le compagnon du Prince Shimaz au moment où il prenait la fuite.

— Si vous voulez bien nous suivre... commença cérémonieusement Boris, montrant l'escalier menant à l'héliport du toit.

Le prince passa soudain à l'action, le visage déformé par la rage, se ruant dans l'espace que Boris venait de dégager. Avec beaucoup de présence d'esprit, Ranjit lui fit un croche-pied quand il passa près de lui.

Malgré ça, il fallut trois officiers pour maîtriser le forcené.

— Ainsi, malgré les supplications de son père éploré, et les protestations de Ludmilla Barchenka exigeant que Son Altesse Manager soit remis en liberté jusqu'à l'achèvement de la station, dit Sascha à Tirla, assis au bord de son lit chez Dorotea, ce répugnant personnage passera le restant de ses jours aux travaux forcés sur la lune.

— Et Filou?

Il y avait tant de haine et de colère dans les yeux flamboyants de Tirla que Sascha s'en étonna, tout en la comprenant.

— Oh, comme il a accepté d'être témoin de l'accusation, il a eu le choix de son occupation. Il a choisi un poste d'agent sanitaire sur Padrugoi. Pas tout à fait la relégation dans l'espace, mais presque.

— Combien d'enfants étaient des illégaux? demanda-t-elle, après avoir savouré un bon moment l'avenir de Filou.

Elle et Peter étaient allés témoigner au tribunal, mais n'avaient pas assisté à la sentence. Elle avait la plante des pieds encore sensible, et, malgré les instructions kinétiques de Peter, elle ne parvenait pas à léviter comme lui. Peter en était perplexe, parce qu'il était sûr qu'elle avait un Don kinétique quelconque ; il jurait qu'il était sans connaissance au moment où Filou avait été projeté contre le mur juste comme les sauveteurs arrivaient.

— Quatre-vingt-sept, répondit Sascha avec brusquerie.

— Et ils sont dans les foyers, hein? soupira Tirla.

— Pense seulement à ce que vous leur avez épargné, Peter et toi. Vous en avez eu un avant-goût.

— Et il n'y a plus eu de ventes ou d'enlèvements?

Sascha secoua la tête.

Après le procès, Tirla était tombée dans une apathie qui inquiétait tout le monde au Centre. Elle avait docilement travaillé avec le physiothérapeute pour recouvrer la mobilité de ses pieds blessés — ses blessures étaient plus graves qu'il n'y paraissait au premier abord. Elle avait docilement essayé d'accroître sa portée télépathique, mais il n'y avait que Dorotea et Peter qu'elle entendait à grande distance ; même Sascha, elle ne l'entendait que dans un rayon de cent mètres. En revanche, elle avait révélé aux tests un degré d'empathie extraordinaire, qui expliquait ses exploits linguistiques peu communs.

Elle suivait assidûment son programme éducatif, s'inscrivant à une grande variété de cours, dont Dorotea était certaine que certains étaient au-dessus de sa compréhension. Pourtant, ses notes prouvaient qu'elle était encore plus précoce qu'on ne l'avait cru. Elle ne prenait aucun plaisir à la liberté que lui offrait le parc du Centre, et elle ne jouait jamais avec les autres enfants, malgré leurs tentatives répétées pour l'intéresser. Elle avait même refusé de retourner dans les magasins avec Sascha ou Cass. Elle s'animait un peu en compagnie de Peter, mais elle le voyait rarement car lui et Rhyssa étaient très pris par sa formation hautement spécialisée. Elle était à peu près remise de son enlèvement, mais son moral était très bas, et c'est pourquoi Dorotea avait demandé à Sascha de venir la voir.

— Qu'est-ce qu'il faut faire pour rubanner un enfant ? demanda Tirla.

— Ecoute, moineau, dit-il, posant doucement la main sur son genou et remarquant qu'elle lui semblait toujours aussi frêle bien qu'elle se fût un peu étoffée depuis son arrivée au Centre. Tu ne peux pas sauver tous les illégaux. Et pour le moment, le danger est passé.

— Mais pas les appétits, dit Tirla, boudeuse. Comme pour ce prince dégoûtant.

Dans l'intimité de sa chambre, son visage se fit malicieux.

— C'est difficile de rubanner un enfant ? Cass et Suz disent qu'elles rubannaient les gosses du Linéaire E. Ils ont amélioré leurs rubans pour qu'ils durent plus longtemps ?

— Je sais que tu as douze ans d'âge biologique, Tirla, mais tu parles comme si tu en avais cinquante, dit Sascha, exaspéré.

Elle pencha la tête et le regarda, les yeux légèrement étrécis, avec un petit sourire.

— Dans les Linéaires, je les ai. Tu ne veux quand même pas une autre magouille comme ces Assemblées Religieuses, non ? Et, comme tu dis, même les enfants illégaux ont des droits ! Je sais que Cass vient d'avoir son bébé et qu'elle ne veut pas reprendre si tôt une mission clandestine. Mais je parierais mon dernier crédit...

— Maintenant, ils vont tous dans la caisse du Centre, n'oublie pas, la taquina Sascha.

Il remarqua la petite lueur dans les yeux de Tirla. Ainsi, Dorotea avait raison ; elle économisait quelques crédits pour se faire un petit bas de laine. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

— Et le Centre doit aussi me payer tout ce que je veux...

— Dans des limites raisonnables.

— Je serai raisonnable. Je suis bonne en langues — n'importe lesquelles — mais je vais les oublier ici, dit-elle, montrant le parc par la fenêtre. Et l'Ordinateur Scolaire dit que je ne connais pas toutes les langues du monde — pour le moment. Je te propose un marché, Sascha Roznine.

Elle se pencha et le regarda avec ce qu'il appelait son « air marchandeur ».

— Je vais rubanner les illégaux de tous les Linéaires. Je les rubannerai, mais je ne les dénoncerai pas.

Elle eut un sourire sans joie.

— S'il y avait des rafles et qu'on m'en rende responsable, je perdrais... comment vous dites?... ma crédibilité ? Je repérerais bien mieux les problèmes que les infiltrés de ton frère.

L'idée semblait l'amuser, et elle s'était animée, incontestablement.

— Je savais toujours qui était policier — et qui était Doué.

Alors que son affection pour Sascha ne faisait aucun doute, elle n'était jamais à son aise en présence de Boris, bien qu'il eût tout fait pour l'apprivoiser. Méfiance invétérée à l'égard de tous les policiers, avait diagnostiqué Sascha, voulant éviter toute hostilité de son jumeau envers Tirla.

— Tu ne veux vraiment pas considérer la possibilité de rester ici avec Dorotea pour développer tes Dons ?

Tirla secoua la tête en faisant la grimace.

— Ce n'est pas que je n'aime pas Dorotea. Il n'y a pas plus gentille. C'est juste que... je ne me sens pas à mon aise là-dedans, dit-elle, embrassant du regard la pièce élégamment meublée. Je suis une gosse des Linéaires. Mon Don, comme tu dis, poursuivit-elle, fronçant le nez d'un air dédaigneux, fonctionne mieux dans l'environnement d'un Linéaire.

Ses yeux brillaient.

— Tu ne peux pas passer toute ta vie dans un Linéaire, dit Dorotea, entrant, l'air soucieux, et diffusant des ondes d'affection, de soutien et de réconfort.

— Pourquoi pas ? demanda Tirla, avec un petit geste d'exaspération.

— En effet, pourquoi pas? répéta Sascha en écho.

— Cass et Suz vivent en haut d'un Linéaire quand elles sont en mission clandestine. J'aimerais vraiment bien avoir un squat à moi, au, disons, Niveau 19, comme ça j'aurais une belle vue et pas trop de purée de pois.

Son sourire était impudence toute pure.

— Au cas où ton frère n'aurait pas écouté, demande-lui si je ne lui serais pas plus utile dans un Linéaire.

Sascha éclata de rire. Frangin, tu as entendu ça?

La petite coquine ! On ne sait jamais où on en est avec elle, non ? Il est démontrable qu'elle serait extraordinaire pour prendre la température d'un Linéaire. Il y avait beaucoup moins de disputes et de bagarres au Linéaire G quand elle y était. Je pourrais utiliser Tirla dans tous les grands Linéaires. Si Rhyssa accepte...

Dorotea : Moi, je n'accepte pas !

Boris : Désolé, Dorotea, mais Tirla est une Douée enregistrée, et sacrément trop utile pour rester oisive jusqu'à sa majorité. Et il n'est écrit nulle part qu'elle doit vivre au Centre jusqu'à ses dix-huit ans. Si elle pense qu'elle serait plus heureuse dans un Linéaire, c'est facile. Avec Lessud et sa famille, dans l'île K? Elle pourrait fréquenter l'école, tout en ouvrant l'œil et l'oreille dans l'intérêt de la communauté. Les approvisionnements en provenance de Jerhattan s'étant taris, Long Island devient logiquement le prochain réservoir pour la pêche aux enfants illégaux. Un thermomètre aussi fiable que Tirla nous serait bien utile.

— Tu as entendu, Tirla ? demanda Sascha en souriant.

Assis près d'elle, il la sentait côncentrée sur « écoute », mais son esprit ne lui renvoyait rien, que le désir d'entendre.

Elle secoua la tête en soupirant, avec un regard d'excuse à Dorotea qui s'était donnée tant de mal pour l'entraîner.

— Mon frère voudrait savoir si tu n'aimerais pas mieux vivre dans un Résidentiel de Long Island jusqu'à ta majorité, expliqua Sascha.

— Un Résidentiel de Long Island ? s'écria Tirla, s'animant soudain et s'asseyant dans son lit, ses grands yeux noirs étincelants, les joues colorées d'une rougeur délicate, et un sourire d'espoir aux lèvres. Mais ce serait la grande vie !