15
Sascha !
Il ne pouvait pas ignorer l'appel de Dorotea, qui arrivait pourtant au mauvais moment. Il leva la main pour signaler à Budworth et Sirikit une brève interruption dans leur discussion.
Le ton mental de Dorotea était nuancé de contrariété.
Puisque tu lui as montré comment utiliser son bracelet pour acheter pratiquement n'importe quoi n'importe où, enseigne-lui maintenant l'économie. Et apprends-lui à mettre de l'ordre dans sa chambre! Elle est pleine jusqu'au plafond de « bonnes affaires » /
Sascha : Où est-elle ?
Dorotea, à bout de patience : En train d'essayer des vêtements tout en visionnant les leçons d'aujourd'hui.
— Ecoute, Bud, repasse en revue tous ces groupes ethniques, ordonna Sascha. Nous avons des statistiques sur le nombre de Doués à chaque génération depuis l'époque d'Henry Darrow et Op Owen. Maintenant, regroupons-les par Don spécifique : précog, trouveur, affinité, kinétique, télépathe, empathe.
Budworth haussa les épaules avec philosophie et se mit à rédiger le programme.
— Je ne vois toujours pas comment cela nous aidera à découvrir de nouveaux Doués dans les Linéaires, dit Sirikit avec son charmant zézaiement.
— Où il y a de la fumée, il y a forcément un feu ou deux, répondit Sascha, énigmatique, en sortant.
Mais il pensait à une nouvelle Douée qui s'était déjà tellement éloignée de ses premières années dans les Linéaires.
Depuis sa fatidique initiation aux achats, trois semaines plus tôt, Tirla avait découvert un nouveau passe-temps qui rivalisait avec sa soif de connaissances. Au début, cela avait amusé Dorotea.
— C'est une soif d'un autre genre : la soif d'acquisitions. Ça lui passera.
Cass l'avait accompagnée deux fois, lui montrant comment se servir du métro ; elle trouvait amusant de voir Tirla évoluer dans les boutiques les plus raffinées. Puis elle s'était mise à acheter tout seule, et ricanait quand Dorotea la mettait en garde contre les voleurs d'enfants qui pouvaient l'enlever.
— M'enlever? Peu probable, répondait Tirla avec dédain. Je les sens à un kilomètre. Je suis en sécurité dans les magasins.
Mais les magasins n'étaient pas dénués de tout danger, car elle avait été détenue deux fois par des policiers trop zélés, et il fallait dire à sa décharge qu'elle avait attendu patiemment que quelqu'un — généralement Sascha — arrive pour justifier son droit de porter le bracelet d'identité des Doués et de mettre ses achats sur le compte du Centre.
Elle était plus amusée qu'alarmée de ces détentions, et bien déterminée à jouir de son nouveau passe-temps. En tout cas, cela ne l'avait pas détournée de ses expéditions. Et comme Sascha était du même avis que Cass, à savoir que Tirla était très capable de se défendre elle-même, les appréhensions de Dorotea s'étaient évanouies. Invariablement, Tirla terminait ses après-midi au Salon à l'Ancienne. Quand elle avait annoncé à Dorotea qu'elle allait essayer, les uns après les autres, tous les desserts du menu de cinq pages, Dorotea avait ri.
— Ça lui mettra peut-être un peu de chair sur les os, dit-elle, et elle mange toujours son dîner. Que doivent penser les serveurs devant cette enfant qui a toujours l'air affamée ?
Quand Sascha arriva en réponse à son appel, Dorotea était dans le séjour et elle pointa le doigt sur la porte de Tirla, l'air sévère. Sascha frappa, et Tirla, qui fredonnait doucement, s'interrompit.
— Qui est-ce ?
Il y avait toujours une nuance d'appréhension dans sa voix quand on la prenait au dépourvu. Quand elle aurait accès au Don télépathique qu'elle possédait, Sascha en était certain, on ne pourrait plus la prendre en défaut.
— Sascha !
— Une minute.
Un instant, Sascha crut surprendre une pensée apeurée, puis la porte s'ouvrit, progressivement, parce que Tirla devait pousser des paquets à mesure pour faire place au battant. Sascha entra, regarda autour de lui et gémit.
— Tirla, qu'est devenue l'enfant qu'on devait obliger à acheter plus d'une tenue ?
Ce fut la première chose qui lui vint à l'esprit, et ce n'était sans doute pas la bonne façon de s'y prendre.
Dorotea, dégoûtée : Idiot congénital!
Tirla regarda Sascha, battant des paupières.
— Mais tu m'as dit que je pouvais faire les magasins quand je voulais. Regarde ce que j'ai trouvé aujourd'hui !
Elle lui montra une paire de sandales à talons aiguilles aux lanières incrustées de pierreries.
— Et c'est ma pointure ! Je ne les ai pas payées cher parce que le vendeur les avait depuis une éternité et il me les a données pour pratiquement rien. Tu ne trouves pas qu'elles sont jolies? Tu veux que je les essaye ? Elles me grandissent beaucoup !
— Je n'en doute pas, Tirla, mais à parler franchement, elles ne sont pas faites pour une enfant de ton âge.
— C'est ma pointure ! répéta-t-elle, comme si c'était la seule chose à considérer.
— Tirla, il n'y a pas un coin où je pourrais m'asseoir? C'est pour ça que Dorotea est toute retournée. Tu sais qu'elle aime que tout soit bien en ordre dans la maison.
Dorotea : Et allez donc, c'est de ma faute maintenant.
— Les Doués peuvent acheter tout ce qu'il leur faut, et même tout ce qui leur plaît, reprit Sascha, mais, selon leur expression, dans des limites raisonnables. Tout cela...
Il embrassa toute la chambre du geste, décrocha un cintre pendu à la porte, et tous les vêtements tombèrent, s'ajoutant aux corsages de toutes les couleurs empilés par terre.
— Tout cela, ce n'est plus raisonnable !
Tirla se contenta de le regarder, sans expression, mais il sentit qu'elle était si profondément déçue et blessée qu'il céda instantanément.
— Je ne crois pas pouvoir les rendre, dit-elle. J'ai tout essayé.
— Ecoute, moineau, dit-il reprenant le petit surnom affectueux de Cass, tout renvoyer n'est pas la solution.
C'est un commencement! intervint Dorotea.
— La solution, c'est d'apprendre à acheter avec sagesse. Certaines de ces choses...
Sascha montra des pièces de lingerie en dentelle et mousseline beaucoup trop sophistiquées même pour une fille de vingt ans.
— ... peuvent être pliées et rangées...
Dorotea, acide : Où?
— Dans nos magasins.
Il se mit à ramasser d'autres vêtements ne convenant pas à une enfant.
— Et nous ne garderons que ce que tu peux porter.
Ce faisant, il découvrit une petite montagne de
chaussures, de toutes les couleurs et d'une variété de style qui l'étonna — et toutes assez petites pour chausser le pied menu de Tirla.
Dorotea : Le complexe de Cendrillon ?
Sascha : Non, il n'y a que des paires.
— Cinq paires de chaussures, pas plus, Tirla.
Il vit son air boudeur.
— Cinq paires à la fois. Et dix tenues différentes dans le placard. Rien de tout ça...
Il leva dans sa main une robe du soir vert émeraude rebrodée de perles d'argent. Elle était extrêmement élégante, et la couleur allait parfaitement à Tirla — mais pas avant qu'elle ait vingt ans. Dix-huit, au moins.
— Je vais te faire envoyer quelques malles où tu rangeras tout. Puis nous nous assiérons ensemble pour établir un budget.
— Un budget ? Comme pour les villes et les grands travaux ?
La surprise la tira de sa bouderie.
— Oui. Le Centre a un budget, moi, j'ai un budget, Peter a un budget...
Dorotea : Tous les enfants du Bon Dieu ont un budget !
— Alors, je ne pourrai plus retourner aux magasins ?
Sascha ne resta pas insensible à son air triste et à son
ton désespéré.
— Va dans les magasins autant que tu voudras. Visite tous les Centres Commerciaux de Manhattan, Long Island et de la côte du New Jersey. Mais n'achète rien. Tu peux faire tout le lèche-vitrine que tu veux.
— Sans plus jamais rien acheter ?
Ladada, da da da dab ! fit Dorotea, imitant un air de violon nostalgique.
Bon, dit Sascha. Et comment veux-tu raisonner une enfant qui n'a jamais rien eu de sa vie et qui tout d'un coup peut avoir tout ce qu'elle veut?
Comme toi, plus ou moins, reconnut Dorotea. Mais ne fonds pas à la vue de quelques larmes dans ses grands yeux noirs !
Il y avait dans la voix de Dorotea une nuance qui le plongea dans la perplexité. Sans s'y attarder, il ramena son attention sur Tirla.
— Non, moineau, pas jamais plus. Simplement pas autant, et pas tout le temps, et pas des choses dont tu n'as pas besoin maintenant, parce que tu en as assez — ou presque, à ce que je peux voir.
Elle s'effondra au bord du lit à peine visible sous les vêtements.
— Mais ce n'est pas amusant de faire du lèche-vitrine toute seule. Où est Cass? Elle adore faire les magasins.
— Cass est en mission.
Tirla pencha la tête et le regarda, sans plus aucune trace de déception ou de confusion juvéniles.
— Encore des enfants kidnappés ?
— Pas pour le moment, mentit Sascha. Mais nous voulons que ça continue comme ça.
— Elle est dans un Linéaire ? demanda-t-elle, s'éclairant.
Sascha hocha la tête.
Dorotea : Pour l'amour du Ciel, ne lui dis pas où sinon elle va partir à sa recherche.
— Pourquoi tu ne me laisses pas travailler clandestinement avec elle? Je pourrais passer pour sa fille et...
— Non!
Tirla recula sur le lit à la véhémence de sa réaction. Elle avait l'air blessée, de nouveau troublée, et encore plus jeune que son âge.
— Désolé, moineau, lui dit-il, lui ébouriffant affectueusement les cheveux pour compenser sa brusquerie. Donne-toi un peu de répit. Nous n'avons pas encore arrêté Yassim, et s'il te repère, il t'éliminera si vite que nous n'aurons pas le temps d'intervenir.
Tirla pâlit visiblement.
Dorotea : Tiens, elle a toujours peur de Yassim !
Tirla semblait si paniquée que Sascha la prit dans ses bras et la berça doucement.
— Yassim ne peut pas t'atteindre ici, au Centre. Tu es en sécurité chez nous. Je veux que tu grandisses en sécurité pour pouvoir utiliser ton Don si rare... pour gagner assez d'argent et pouvoir payer tout ce que tu auras envie d'acheter.
Il avait dit cela en plaisantant, mais il la sentit se raidir dans ses bras.
— Non, pas tes flotteurs !
Il ne put s'empêcher de rire. La petite coquine. Pour elle, son magot était précieux, intouchable.
— Pense seulement au peu qui te resterait si tu avais tout acheté sur ton argent. Penses-y la prochaine fois que tu voudras acheter quelque chose. Fais comme si tu dépensais ton argent.
— Je ne dépenserais jamais mon argent, marmonna- t-elle contre sa poitrine.
Le frêle petit corps pelotonné contre lui avec confiance, il se permit de lui caresser les cheveux un instant et d'apprécier la tiédeur de sa petite personne dans ses bras. Pourquoi Tirla ? De toutes les femmes du monde, pourquoi cette petite orpheline, précoce et délurée, avait-elle trouvé le chemin de son cœur et de ses émotions? Elle ne pouvait pas comprendre ce qu'elle signifiait pour lui. Elle était trop jeune pour être sensible à cet aspect de la maturité. Et pourtant... elle réagissait à lui comme à personne d'autre. Avec une étreinte finale, il l'écarta de lui aussi doucement qu'il le put. Un jour, dans huit ou neuf ans...
Dorotea ne fit pas de commentaire. A sa grande surprise, Tirla se mit docilement à plier ses achats, proprement et soigneusement. Sascha la regarda un moment, puis partit commander des malles.
Rhyssa et Peter revinrent, discrètement triomphants, le jour où Cass informa Boris que trois Levantins et deux Hispaniques du Linéaire E semblaient plus riches que de raison. Boris décida de ne pas assombrir le retour par cette mauvaise nouvelle, et ne la communiqua même pas à Sascha.
Dorotea et Tirla se récrièrent devant la bonne mine de Peter, bronzé, éclatant de santé, et qui se déplaçait avec plus d'assurance que jamais, tandis que Rhyssa écoutait, avec un sourire curieusement rêveur. Dave était resté en Floride pour mettre la dernière main à sa campagne de RP, préparant la scène pour que le Colonel Johnny Greene puisse jouer le rôle de l'Equipe-Squelette.
De son côté, Peter remarqua l'élégance nouvelle de Tirla et s'étonna qu'elle ait fait les magasins elle-même.
— Enfin, Sascha m'a emmenée la première fois, reconnut-elle.
Dorotea, exclusivement à Rhyssa : Il a dit « Sésame, ouvre-toi », et dans l'espace d'une semaine, la chambre de Tirla a été transformée en bazar.
Sascha : J'ai entendu ça. Arrête !
Rhyssa : Elle a choisi cette tenue elle-même ?
Dorotea : Elle a tout choisi elle-même, plus des tas de choses dont elle n'a pas besoin — pour le moment.
Rhyssa : Elle a bon goût — à en juger sur ce qu'elle porte en ce moment.
Dorotea : Elle a bon goût en tout — juste un peu trop sophistiqué.
Se rendant compte que Sascha bouillait intérieurement, Dorotea parla d'autre chose.
Peter et Tirla s'éclipsèrent.
— Comment ça se fait qu'on te permette tout le temps d'aller dans les magasins? demanda Peter à Tirla, envieux de sa liberté.
Lui, on ne lui permettait jamais d'aller nulle part tout seul.
Tirla haussa les épaules.
— Oh, ils ont essayé de me dire que c'était très dangereux.
Elle pouffa.
— Comme si je ne savais pas me débrouiller toute seule dans un Linéaire. Surtout dans ceux de Jerhattan où il n'y a que des légaux.
— Et tu y vas chaque fois que tu veux ?
— Presque tous les jours.
Elle le regarda en penchant la tête.
— Tu n'es jamais allé au Salon des Délices Gastronomiques à l'Ancienne ?
— Moi?
Peter se frappa la poitrine de la main, puis grimaça. Il n'avait pas encore un contrôle suffisant sur ses muscles pour se servir uniquement du pouce ou de l'index. Il se sentait victime d'une injustice.
— Oh, j'en ai entendu parler, dit-il, feignant l'indifférence.
Puis, n'y tenant plus, il ajouta :
— C'est vraiment si bon que ça ?
— Bon ! C'est fantastique, dit Tirla, avec un enthousiasme communicatif. Les concoctions qu'ils servent, c'est inimaginable ! « Les desserts les plus somptueux, les plus monstrueusement délectables que vous ayez jamais goûtés », poursuivit-elle, citant la carte.
Sentant l'intérêt de Peter, Tirla l'encouragea délibérément.
— Tous les parfums de crèmes glacées, toutes faites maison, avec toutes les garnitures imaginables...
— Et tu y vas comme ça, c'est tout ?
— Bien sûr. Pourquoi pas? Ce n'est qu'à quatre stations par le métro.
Elle montra du pouce la porte du séjour, dont un murmure de voix adultes leur parvenait.
— On ne manquera à personne pour une demi-heure !
Le voyant hésiter, elle ajouta, presque avec défi :
— Ils sont occupés. On sera revenus avant qu'ils s'aperçoivent qu'on est sortis !
Cela décida Peter, qui savait pourtant que sa condition physique était fort différente de celle de Tirla. Quand même, elle était plus jeune que lui, et si elle était autorisée à sortir, lui aussi.
Ils quittèrent la maison par une porte latérale, Tirla trottinant à côté de Peter, ravie de sa compagnie. Ce serait si amusant de lui montrer comme elle connaissait bien la ville.
Peter sentit le plaisir que prenait Tirla à l'emmener dans des endroits familiers pour elle, mais nouveaux pour lui. Il se contenta donc de sourire quand ils prirent place dans le métro. D'autres Doués voyageant dans la même rame leur sourirent, saluant et congratulant télépathiquement Peter, qui avait appris à se conduire modestement en public, même avec d'autres Doués.
Tirla lui décrivait avec force détails son dessert gastronomique préféré — celui avec quatre parfums de glaces, quatre garnitures différentes, quatre sortes de noix, plus des cerises, de la noix de coco et des paillettes multicolores.
— Ma mère m'a emmené une fois dans un endroit comme ça, dit Peter. Oh, il y a longtemps. Pour mon dixième anniversaire. Ma sœur y va souvent. Ma mère dit que c'est pour ça qu'elle a des points.
— Des points ?
— Des boutons. De l'acné. Des éruptions faciales.
— Oh, répondit Tirla, d'un ton montrant qu'elle n'avait rien compris.
Peter lui envoya l'image d'un visage couvert d'acné.
— Oh, ça !
Elle se passa subrepticement la main sur le visage.
Peter éclata de rire.
— Tu n'auras peut-être jamais de boutons, Tirla, dit-il d'un ton conciliant. Nous avons une nourriture saine, au Centre. Pas des rations de survie.
— Comment était la Floride ? demanda Tirla.
Peter avait beaucoup appris en observant Dave répondre avec tact aux questions les plus épineuses. Il lui parla donc du pays plat, des palmiers, de la nourriture délicieuse, de la piscine et des transats, et elle sembla contente que lui et Rhyssa aient pris des vacances.
Elle prit la direction des opérations dès qu'ils furent descendus à leur station, et monta l'escalier en courant devant lui avant de se rappeler son infirmité. Quand elle s'arrêta, il était à côté d'elle.
— Tes vacances t'ont fait du bien, non? dit-elle, reprenant sa montée. Regarde — voilà le Salon, juste en face de l'entrée du magasin, ajouta-t-elle, tendant le bras.
Ni l'un ni l'autre ne remarquèrent deux hommes qui les surveillaient de près, descendant d'un élégant hélicoptère privé parqué sur le petit héliport du magasin. Le plus petit sortit un instrument noir de sa poche et le pointa sur eux.
— Quelle imprudence. Aucun n'est rubanné ! Je les veux ! Surtout cet odieux garçon ! Je n'admettrai aucune erreur, aucune excuse. Tu n'auras pas de difficulté avec le garçon, mais sa compagne ne doit pas avoir le temps de donner l'alarme. Fais aussi vite que tu pourras rassembler une équipe. Est-ce assez clair?
— Oui, monsieur.
Peter ne put hurler qu'une fois, d'un hurlement télépathique plus indigné qu'alarmé. Puis un silence inquiétant suivit, malgré les efforts de Rhyssa pour rétablir la communication. Elle ne perdit pas de temps à enquêter sur ce silence, mais émit sur la bande la plus large possible.
ALERTE A TOUS LES DOUES, A TOUT LE PERSONNEL DE POLICE! Peter Reidinger a vraisemblablement été enlevé. Sans doute aux environs du Salon à l'Ancienne. Tirla l'accompagnait.
TIRLA ! hurla Sascha, presque aussi fort qu'elle.
Bien reçu! dit Boris de sa voix de basse apaisante. Toutes les unités du quartier vont commencer les recherches. On distribue des photos-fax des deux enfants à tous les véhicules. Je vais immédiatement procéder à l'interrogatoire des témoins éventuels. C'est une Priorité Maximale.
C'est une priorité G et H, ajouta Sascha avec véhémence. Sirikit, que voit Budworth sur le scanner des rubans-marqueurs ? Sa question fut suivie d'un silence consterné, puis il s'exclama : Oh, mon Dieu, je n'ai jamais rubanné Tirla. Rhyssa ?
Peter n'est pas rubanné non plus, répondit Rhyssa, horrifiée. Comment avons-nous pu être si stupides ?
Mais non, vous n'avez pas été stupides. Leurs bracelets d'identité peuvent être suivis avec beaucoup plus de précision que les rubans-marqueurs.
Cet échange n'avait pris que quelques secondes, tandis que Rhyssa, Sascha et Dorotea se hâtaient vers la Salle de Contrôle, où, espéraient-ils, les moniteurs pourraient leur donner quelque indication sur l'endroit où se trouvaient les enfants.
Budworth, à son poste devant son écran, avait le visage déformé d'angoisse et de fureur.
— Leurs bracelets ont été coupés. Le scanner les a retrouvés dans un égout proche de l'héliport du magasin.
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Sascha en un sanglot, avant de se ressaisir. Carmen, viens immédiatement. Bertha, Auer, venez aussi. Dorotea, tu crois pouvoir contacter Tirla ?
Si tu n'y arrives pas, je ne vois pas comment je le pourrais, dit Dorotea avec une douleur ineffable. Elle est accordée sur toi comme sur personne d'autre.
— Je n'entends rien, absolument rien, dit Rhyssa d'une voix brisée. Et pourtant, j'ai toujours pu entendre l'esprit de Peter.
— Pas s'il est anesthésié, ma chérie, dit Dorotea. C'est la seule circonstance où il ne peut ni entendre ni répondre.
Sur étroite bande émettrice, s'adressant uniquement à Sirikit, elle ajouta : Appelle Dave et dis-lui de venir le plus vite possible.
Sirikit, l'air lugubre, s'exécuta.
— Allez frangin, allez ! Combien de temps il faut à tes brigades pour entrer en action ? demanda Sascha, arpentant nerveusement la salle.
Les Doués durent attendre encore cinq angoissantes minutes avant la réponse de Boris.
Les gosses étaient seuls à une table. Tirla est connue dans l'établissement et a présenté son ami Peter à sa serveuse habituelle. Elle les a vus sortir. Elle les a aperçus en train de monter dans un petit hélico privé portant l'emblème du Centre. Ils étaient quatre hommes, mais elle n'a pas vu leurs visages. Elle n'a rien remarqué de louche, sauf que le garçon marchait drôlement, puis l'un des hommes est venu l'aider. Non, elle n'a pas relevé le numéro d'immatriculation. J'ai lancé un avis de recherche concernant tous les petits hélicos de Jerhattan portant l'emblème du Centre. Mais si vos scanners avaient repéré leurs bracelets, ça me faciliterait bien les choses.
Sascha : Les bracelets ont été coupés. Jetés dans l'égout du magasin.
Boris : Evidemment, c'était la première chose à faire. Les scanners des rubans ont-ils détecté quelque chose ?
Rhyssa, lugubre : Ni Tirla ni Peter n'étaient rubannés.
Boris, explosant : Pourquoi, au nom de tous les dieux? Les deux jeunes Doués les plus importants? Tous vos Doués s'agitent comme des dingues pour rubanner les misérables des Linéaires et les enfants gâtés des Ruches, et vous ne rubannez pas Peter et Tirla ?
Le silence qui suivit cette diatribe fut plus éloquent que tout ce qu'il aurait pu ajouter.
Rhyssa se mit à pleurer, et Dorotea essaya de la réconforter, tactilement et télépathiquement.
Très bien donc, reprit Boris d'un ton plus calme. Nous devons supposer que les ravisseurs ont appliqué leur nouveau modus operandi. Les gosses ont été gazés. Et ils doivent être entreposés quelque part dans leurs jolis petits *cocons. Désolé, Rhyssa, mais je suis trop furieux pour être diplomate. Sascha, tu as appelé Carmen ? Mes trouveurs sont tous sur l'affaire. On arrivera bien à les retrouver. Ces enfants sont très brillants. Dès qu'ils reprendront connaissance, ils nous aideront à retrouver leur trace.
Cass et Suz douchèrent un peu plus le moral des Doués en les informant que plus de trente enfants avaient été vendus, ou enlevés, dans chacun des Linéaires. Ranjit, qui travaillait clandestinement au Linéaire W, confirma qu'il régnait sur les marchés une activité difficile à ignorer. La police et le Centre n'avaient pas prévu une telle audace, à une telle échelle. Tout s'était passé si vite et si discrètement qu'ils avaient été pris à l'improviste.
— Toutes mes condoléances à Rhyssa et aux Doués. Il est incroyable que ces infâmes s'en soient pris à deux adolescents si précieux, avait dit l'Administratrice Municipale à Boris, qui transmit le message à Rhyssa et Sascha. Priorité absolue est donnée à cette affaire, et toutes les ressources de la ville sont à votre disposition. Aucun effort ne sera épargné. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire, personnellement? Offrir une récompense ? Promettre l'impunité en échange d'informations ?
— Demandez à tous vos chefs de services de réfléchir, dit Boris à l'Administratrice Municipale Teresa Aiello, où on pourrait détenir un si grand nombre d'enfants. J'ai affecté tous mes hommes à la surveillance des transports. On n'a pas pu les transporter hors de Jerhattan, ni un par un, ni en groupes. Je fais arrêter tous les trains de marchandises et inspecter tous les conteneurs. Tout envoi de taille suspecte est ouvert. Ils ne peuvent pas être loin — pour le moment.
— Tout mon personnel va réfléchir aux possibilités — entrepôts désaffectés, vieux immeubles, magasins souterrains, assura sombrement Teresa.
Boris Roznine n'avait pas affecté tous ses hommes à la surveillance des transports — un bon tiers s'affairaient à arrêter tous les voleurs et assassins qu'ils pouvaient trouver dans les usines et les magasins. Avec un peu de chance, ils arriveraient peut-être à tirer quelque renseignement utile d'un de ces misérables paniqués.
— Peter est vivant, non ? demanda Budworth, trop affecté pour prendre des gants.
— Il est vivant. Ce n'est pas un silence mort, dit Rhyssa, fronçant les sourcils à son propre vocabulaire. Mais il est inconscient.
— Toujours rien, Carmen? demanda Sascha à la trouveuse, dont les mains caressaient la mèche de Tirla.
Elle secoua lentement la tête, sans le regarder.
— Bon sang de bon Dieu, comment avons-nous pu avoir l'arrogance de penser qu'un bracelet suffirait à les protéger? explosa Sascha avec fureur, arpentant nerveusement le peu d'espace libre dans la salle. Pourquoi, grands dieux, n'avons-nous pas pensé à les rubanner? poursuivit-il, claquant son poing droit dans sa main gauche. Nous avons des Doués serrés comme des sardines en boîte, ajouta-t-il, montrant du geste les différentes équipes groupées autour des moniteurs ou en train d'entrer les données dans l'ordinateur princi- pal. Où peuvent-ils bien être? Ce n'est pas facile de cacher tant de corps. Et ces enfants doivent être nourris. Ils n'ont pas pu les faire disparaître dans leur...
Sascha ne trouva pas le mot approprié et fit la grimace.
— Où que ce soit. Boris a fait surveiller tous les transports quelques minutes après l'enlèvement. Bon sang, les lignes de métro et de marchandises sont câblées depuis l'incident du G.
Sascha, relaxe, lui dit Dorotea, diffusant sur une bande étroite. Rhyssa se sent assez coupable comme ça.
Sascha : Et moi, tu crois que je ne me sens pas coupable de n'avoir pas rubanné Tirla, de l'avoir encouragée à aller dans ces maudits magasins ? Dans ce maudit Salon à l'Ancienne que le diable emporte ! Elle aurait couru bien moins de dangers si j'avais laissé Boris l'utiliser comme appât !
Dorotea : Arrête de te faire des reproches, Sascha. Tirla a fréquenté les magasins sans problèmes depuis des semaines.
Rhyssa, d'un ton brisé : Peter a travaillé si dur... Quel démon l'a possédé pour qu'il prenne un tel risque ?
Dorotea : Malgré toute sa puissance, ce n'est qu'un enfant. Ne t'inquiète pas, nous l'entendrons. Qu'il émette le moindre murmure, et nous l'entendrons.
Sans discontinuer, l'esprit de Dorotea cherchait une trace de Tirla. Après cinq semaines de cohabitation avec l'enfant, elle devait pouvoir la repérer.
QUE DE LA MERDE DE CHAMEAU OBSTRUE TOUS TES ORIFICES QUE TON VENTRE SOIT A JAMAIS PLEIN DE VOMIS QUE TA LANGUE POURRISSE DANS TA BOUCHE QUE TES DENTS TOMBENT ET QUE TES GENCIVES SE COUVRENT D'ABCES. QUE TON FOIE ECLATE QUE TA VESSIE SE DESSECHE ET QUE TES GLANDES RETRECISSENT ET POURRISSENT !
— Dieu du Ciel ! s'écria Dorotea, se levant d'un bond. Vous avez tous entendu? C'était un vrai hurlement télépathique !
— Peter ne connaît pas ce genre d'imprécations ! dit Rhyssa avec un petit sourire.
— Mais Tirla, si, répliqua Sascha, avec un sourire jusqu'aux oreilles. Énergique, hein? Bon sang, où est- elle? Je ne l'entends plus.
— Eh bien, je l'entends toujours, et elle est en pleine forme, dit Dorotea. Vous ne l'entendez plus tous les deux? En tout cas, elle émet bien quand elle veut.
Elle leva la main, prêtant l'oreille, tous les muscles tendus. Tirla, ici Dorotea. Tu m'entends ?
Le ton mental de Dorotea était calme et rassurant.
Tirla : Dorotea ? Où es-tu ?
Dorotea : Où es-tu toi-même ?
— Vous l'entendez maintenant, Sascha, Rhyssa?
Ils secouèrent la tête, confirmant que Dorotea était
le lien essentiel avec Tirla. Elle sentit le léger contact mental de Rhyssa et Sascha qui écoutaient.
Tirla, furieuse : C'est à toi de me le dire. Je ne vois rien. Je ne palpe rien. Mais je sens, et la puanteur ressemble au fond d'une poubelle d'usine. Vous ne m'avez pas repérée?
Non, nous n'avons pas pu, Tirla. On vous a coupé vos bracelets tout de suite après l'enlèvement. Peter est près de toi ?
Sascha avait fait signe à Carmen d'approcher, mais Carmen continua à branler du chef, désolée de son incapacité à trouver Tirla.
Tu te rappelles ce qui s'est passé ? reprit Dorotea.
Tirla répondit, manifestement dégoûtée : Je ne me rappelle rien. Peter et moi, on a mangé la nouvelle invention ajoutée à la carte. Il a payé, disant qu'il m'invitait parce qu'il venait de prendre des vacances. On est sortis du Salon et on marchait vers le métro quand quelque chose m'est tombé sur la figure, et je ne me rappelle plus rien après. Un truc dégueu, poisseux. Comment ça se fait que je puisse te parler tout d'un coup ?
Parfois, la nécessité fait bien les choses, Tirla, dit Dorotea, donnant une nuance d'approbation à sa réponse.
Vous aviez besoin que je vous parle ? demanda Tirla. Ou j'avais besoin de vous entendre? Peter? Peter, réponds-moi !
Dorotea perçut à son ton ses émotions contradictoires, mais une telle agressivité était plutôt bon signe.
Toi et Peter, vous n'êtes pas les deux seuls à avoir été enlevés aujourd'hui. Cass et Suz nous ont informés que d'autres enfants ont été kidnappés aujourd'hui au E. C'est un coup très bien organisé. C'est pourquoi tout ce que tu pourras nous dire nous servira, Tirla. N'importe quoi, même insignifiant.
Peter ne me répond pas. Peut-être qu'il n'est pas encore réveillé. J'ai des aigreurs d'estomac. Je n'aurais pas dû manger ce nouveau dessert. Peter ? Peeeeter !
Dorotea reprit avec douceur : Ne panique pas, Tirla. Peter se réveillera bientôt s'il a été gazé en même temps que toi. On est très soulagés de t'avoir entendue, tu peux me croire.
Tirla, un peu surprise : Je te crois. Tu ne peux pas mentir dans ta tête, hein ?
Pas à moi, tu ne peux pas, répliqua Dorotea, faisant impérieusement signe à Sascha et Rhyssa de cesser d'insinuer des questions dans son esprit. La voix de Tirla était claire, mais après la première explosion de rage, plus si forte et puissante. Elle ne pouvait pas risquer de perdre le lien.
Maintenant, dis-moi tout ce que tu peux sur ton environnement.
Il pue !
Tu nous l'as déjà dit. Quelles odeurs? A part, je suppose, l'odeur nauséabonde d'excréments d'enfants paniqués. Qu'est-ce que tu entends ?
Tirla, dégoûtée : Des pleurnicheries.
Même ça, ça nous apprend quelque chose, Tirla. Peux-tu isoler suffisamment les pleurs individuels pour évaluer le nombre des enfants autour de toi ?
Dorotea, sentant la concentration de Tirla, se garda d'intervenir.
Tirla : Je crois qu'il y a beaucoup de gosses. En tout cas, ça pleurniche et ça gémit de tous les côtés, et il y en a même un qui hoquette. Tout autour de moi, de tous les côtés, au-dessus mais pas au-dessous. Pourquoi nous ont-ils aveuglés et ligotés comme ça ? La plupart des gosses n'auraient même pas essayé de s'échapper.
Dorotea : Yassim a perdu tous les enfants du Linéaire G, tu te rappelles ? Et c'est sans doute ça, malheureusement, qui lui a fait modifier sa tactique. Maintenant, il emploie la désorientation sensorielle, pour réduire les enfants à la docilité quand il les déliera. Tu n'as pas peur, non ?
Tirla, candide : Je n'aime pas ça, mais je n'ai pas peur. Je suis furieuse. J'ai manqué mon cours de maths, termina-t-elle avec indignation.
Dorotea rit, soulagée. Tirla en colère serait bien plus utile que Tirla paniquée. Sascha parvint à glousser, et Rhyssa se détendit visiblement.
Dorotea : Conserve ta colère, Tirla. C'est souvent un précieux atout. Première chose à faire : essaye de calmer les enfants. Demande-leur leurs noms, et, si possible, d'où ils viennent. Il n'y a pas eu que les Linéaires E et R de frappés. Nous estimons qu'une centaine d'enfants ont été enlevés.
Y compris Peter et moi ?
Cent deux avec vous. Ecoute, Tirla, nous allons être obligés de nous reposer sur toi pour vous retrouver, toi, Peter et les autres.
Dorotea haussa un sourcil à la protestation étouffée de Rhyssa.
— Franchement, cette petite est beaucoup plus capable de se débrouiller toute seule.
Vous reposer sur moi? Comment? Je suis ficelée comme un paquet ! Hé, les mômes, vos gueules ! Silence, idiots de Levantins ! Puis, Tirla passa à des langues que Dorotea ne comprenait pas. Ils aiment mieux appeler leurs mères en pleurnichant! Des mères qui les ont vendus! dit Tirla, se remettant soudain à parler en Basic. Une demi-douzaine sont du E, sept du W et deux du C! Ce qu'ils chialent! Et aucun n'est Peter!
Dorotea : Demande-leur leurs noms.
Sur la quinzaine d'enfants qu'elle pensait avec elle, Tirla put leur donner dix noms. Ils furent immédiatement transmis à Boris.
— Où Peter peut-il bien être ? murmura Rhyssa.
Pendant qu'elle se concentrait sur la conversation de Dorotea, Dave Lehardt les avait rejoints. Il entrelaça ses doigts aux siens, et ce contact physique fut presque plus rassurant que toutes les ondes d'encouragement émanant de tous les télépathes qui l'entouraient.
— Redemande-lui de nous parler des odeurs qui l'entourent, dit Sascha à Dorotea. Quelque chose nous mettra peut-être sur la piste.
Il y a comme une odeur de métal, répliqua Tirla quand Dorotea lui eut transmis la question. Et une odeur de moisi et de pourriture encore plus forte. Il y a encore autre chose que je n'arrive pas à identifier. Comme de l'huile lourde. Je suis fourrée dans quelque chose — ça ressemble à de la mousse de plastique. Même mes doigts sont séparés par des rainures. Je suis attachée aux poignets, aux chevilles, à la taille et au milieu de la poitrine. Si j'étais plus petite, j'étoufferais. Oh, arrêtez de chialer! On ne vous torture pas ! Elle répéta son injonction dans les autres dialectes, continuant à émettre télépathiquement tout en engueulant les enfants.
— L'épreuve commence à l'affecter, dit sombrement Dorotea. Tirla, je suis avec toi. Même si tu ne peux pas les entendre, Rhyssa, Sascha, Boris, Sirikit, Budworth, Dave — ils sont tous là. Nous te tirerons de là, je te le promets.
Tirla : Tâchez de faire vite ! Ça me rend dingue ces cris et ces pleurnicheries. Et cette femme qui avait mes cheveux? Pourquoi vous ne lui demandez pas où je suis ?
Carmen est là, et me dit de te rappeler qu'elle a besoin de lumière pour te trouver ! Tu te rappelles ? C'est pour ça qu'elle n'a pas pu te trouver au Linéaire — tu étais dans le noir.
Tirla, ironique : Je suis encore bien plus dans le noir maintenant. Et s'ils n'allument pas de lumières ici ?
Pour la première fois, sa voix trahit plus d'angoisse que d'indignation.
Dorotea : Ce ne sera peut-être pas une consolation dans ta situation, Tirla, mais ils vous veulent en bon état. Il faudra aussi qu'on vous donne à manger et qu'on vous lave.
Tirla : Quand ? La semaine prochaine ?
Vous avez été enlevés approximativement à trois heures. Il est maintenant dix heures et demie. Ils ne peuvent guère vous laisser plus longtemps sans boire ni manger.
Tirla : Tu as raison. Ce n'est pas une consolation. Dorotea, continue à me parler, s'il te plaît. Ça m'est égal ce que tu dis. Parle-moi, c'est tout.
Je suis à ton entière disposition, Tirla.
Dorotea projeta son image faisant la révérence, et fut récompensée d'un gloussement. Commencerons-nous par la leçon de maths que tu as manquée ?
Tirla, surprise : Dans ma tête ?
Dorotea : Ecris sur le tableau de mon esprit. Je m'en souviendrai pour toi.
— Et cela renforcera sa faculté télépathique, dit Rhyssa avec un grand sourire. Tu es incorrigible, Dorotea.
— Je fais aussi très bien ce que je fais, répondit la vieille dame, très contente d'elle.
Rhyssa ? Rhyssa ?
Frappée de la faiblesse de Peter la surprise lui coupa le souffle. Dave lui entoura les épaules de son bras, et elle leva la main pour faire taire tout le monde autour d'elle afin d'entendre la voix imperceptible dans son esprit.
Oui, Peter, je t'attendais.
Peter : Je ne vois rien. On m'a gazé. J'ai envie de vomir.
Serrant très fort la main de Dave, Rhyssa répondit d'un ton mental calme et ferme : Détends-toi, Peter. Rappelle-toi tes exercices. Domine ta nausée.
Elle n'a jamais été si forte que ça, Rhyssa, dit Peter, avec une nuance de désespoir. Rhyssa savait à quel point il détestait les anesthésiques. La plupart provoquaient chez lui des réactions secondaires. Il allait lui falloir du temps — qu'ils n'avaient pas, pensait-elle — pour surmonter la nausée et la désorientation sensorielle et se servir de sa kinèse.
Rhyssa : Concentre-toi, Peter, comme tu faisais à l'hôpital. Concentre tes pensées, ignore l'extérieur.
Peter : Il y a d'autres gosses ici avec moi. Et certains sont paniqués.
Rhyssa : Appelle Tirla. Elle est quelque part — peut- être tout près de toi.
Dorotea, d'un ton pressant : Tirla, Peter est réveillé. Appelle-le.
Aucun n'entendit l'autre.
— Bon sang, nous faisons une fine équipe si nos enfants sont si vulnérables ! remarqua Sascha, sarcastique.
Pourquoi Peter ne sort pas de ce truc, Dorotea? demanda Tirla, faisant involontairement écho à la frustration de Sascha. C'est lui le cinétique! Quand Dorotea lui eut expliqué le problème des anesthésiques, Tirla éclata de rire.
Alors, c'est encore à moi de me débrouiller, je suppose. N'oublie pas les solutions de mes équations, hein, Dorotea?
Dorotea : Tirla, qu'est-ce que tu vas faire ?
Tirla : Sortir de ce cercueil.
Dorotea : Comment?
Tirla : Ils ont fait une erreur quand ils m'ont mis là-dedans. Ils m'ont attaché les mains vers le bas, pas vers le haut où je n'aurais rien pu attraper. Tandis que comme ça, je vais pouvoir creuser le plastique pour me libérer les mains.
Dorotea sentit mentalement les efforts de Tirla, efforts parfois assez douloureux.
— Tu crois qu'elle peut faire ça? demanda-t-elle à Sascha.
— D'après le frangin, les enfants retrouvés à Manhattan avaient été enveloppés dans des cocons de mousse de plastique. Elle pourra peut-être la creuser avec ses ongles.
Vous avez établi le contact avec Tirla et Peter? demanda Boris, très excité.
On les a contactés, frangin, mais pas libérés. Les deux enfants sont coconnés. Et Peter a une mauvaise réaction au gaz anesthésique.
Sascha fit la grimace, traduisant la contrariété que son frère exprimait mentalement.
Il va lui falloir un peu de temps pour recouvrer toutes ses capacités.
Boris : Mais avons-nous le temps ? J'ai l'Administratrice Municipale et tous ses conseillers sur le dos. Certains des autres gosses étaient légaux, eux aussi.
Voilà! s'exclama Tirla d'un ton triomphant qui n'échappa pas à Dorotea. Elle leva la main, répétant les paroles de la fillette pour les autres. Tripes de chameau éventré ! Misérables mangeurs de fumier ! Fils d'excréments de serpent ! Ignobles merdeux ! Vermine !
Dieux du Ciel ! Quelle fureur. Tirla, tu t'es fait mal ? demanda Dorotea, percevant une douleur physique.
Tirla : Pas d'importance. Je suis sortie de ce cocon. Il y a dix-neuf gosses avec moi, dont certains encore endormis. Peter n'en est pas. Dis à Carmen de ne pas se casser la tête à me chercher. Il fait plus noir qu'au fond d'une cage d'ascenseur. Pouah! J'ai glissé dans des ordures. Berk ! J'ai touché un mur. Uuuuh ! C'est sale et visqueux. Trop lisse et froid pour du métal. Ah, une ouverture. Une fenêtre. Recouverte de plastique. Je n'arrive même pas à l'entamer. Ecoute, je vais essayer quelque chose. Ils oublient toujours les plafonds. Il y a de l'air ici, il vient bien de quelque part.
Elle garda le silence un bon moment, se livrant à des activités pénibles que perçut Dorotea.
Je ne te fais pas mal. Tu me sers de marche-pied, c'est tout. Je ne vais pas t'emmener, chialeuse. Tu ne me sers à rien. Arrête de pleurnicher !
Nouveau silence, suivi d'efforts physiques que perçut Dorotea, ponctués de ahanements.
Tirla : Là, j'avais raison. Il y a une trappe au plafond. Et je vois, un peu. Tiens, devine ? Je suis dans une gare de triage. Il y a des rangées et des rangées de trains. Des vieux. Ça fait des années qu'on n'a pas dû les bouger. Et quelque part sur ma droite, il y a de la lumière. Après un coude, une porte ou une fenêtre. Vous voyez où je peux être ?
A l'instant où Tirla parla d'une gare de triage, sa description fut transmise à toutes les personnes intéressées.
Tirla : Je marche vers la lumière sur le toit des wagons. Je n'entends personne, et personne ne serait assez bête pour marcher ici sans lumière.
Dis-nous dans combien de wagons il y a des enfants, dit Dorotea d'un ton pressant.
Tirla : Peter ! Peter ! Réponds-moi ! C'est Tirla ! Réponds-moi ! Ouille ! J'ai failli tomber. C'est humide et glissant ! Il y a de l'eau partout !
— Essayez tous les chantiers près du fleuve, près de la mer, le long de la baie, dit Sascha, allant et venant devant les rangées de moniteur, inspectant les écrans.
Tirla! exulta Peter. Sa voix résonna de l'esprit de Tirla dans celui de Dorotea, soulageant l'angoisse de tous les Doués présents dans la salle. Rhyssa s'effondra sur une chaise que Dave lui avait approchée, puis il lui donna une boisson stimulante, lui faisant signe de l'avaler d'un trait.
Tirla : Alors, c'est là qu'ils t'avaient fourré, hein ? Maintenant, je vais sauter à côté de toi. Là ! Je vais te faire mal en arrachant l'albuplast — oh, j'oubliais. Excuse-moi.
Peter : Je ne sentirai rien, t'en fais pas. Mais ne m'enlève pas toute la peau des poignets ! Il n'y a aucune lumière là-dedans ?
Tirla : Non, je suppose. Là — tu es libre. Tu n'as perdu que ton bronzage. Bon, ne tombe pas dans les pommes ! Allonge-toi. Repose-toi. Reprends ton souffle. Tu ferais bien de te reposer encore un peu.
Au ton, Dorotea saisit la nervosité et l'inquiétude de Tirla, détail qu'elle ne communiqua pas à Rhyssa.
Je vais jeter un coup d'œil dans le coin, Peter, reprit Tirla. Tâche de récupérer ta kinèse, parce que je ne pourrai jamais te sortir de là toute seule.
Peter : Ça ira, Tirla ça ira. Mais... reviens vite.
Tirla : Oh-oh ! Un aérocar ! Un grand ! Très cher ! Tous phares éteints! Long silence, puis : Je l'ai échappée belle.
— Demande-lui si elle a vu un numéro, un détail, n'importe quoi ! dit Sascha à Dorotea d'un ton pressant.
Tirla : C'est un véhicule à réaction bleu métallisé, douze places. Pas de phares. Mais j'ai aperçu... un trois, un tiret, et I-R... je crois. Le R était peut-être un B, mais le I était très net.
Quand Dorotea répéta les paroles de Tirla, Sascha se détendit comme un ressort.
— I-R ! Quelle veine ce serait !
Il se frappa le front de la paume.
— Budworth, appelle Auer et Bertha et vois s'ils ont quelque chose sur Filou.
— Filou ? firent en chœur Rhyssa et Dorotea, contactant l'esprit de Sascha pour confirmation, mais il était en conversation privée avec Boris, et il ne les admit pas.
— Boris va rechercher l'immatriculation, dit Sascha tout haut, levant la main, l'air concentré. Dorotea, dis à Tirla qu'elle est un chef !
Tirla, étonnée : Ça vous a suffi? Aïe! En voilà un autre, qui vient d'une autre direction. Mais sans phares comme l'autre. Je vais tâcher de bien voir tous ses numéros.
Tirla, répliqua vivement Dorotea, ne risque pas de te faire découvrir. Et Rhyssa dit qu'elle aimerait mieux que tu restes près de Peter.
Tirla, avec entrain : Peter va bien. Il se repose. Je vais tâcher d'apprendre qui est l'autre aérocar !
Tirla! L'esprit d'indépendance de Tirla réduisit un instant Dorotea au silence. Tirla! Elle se tourna vers Rhyssa, ouvrant les mains d'un air impuissant.
— La petite sorcière m'a coupée ! Oh, attends seulement que je lui mette la main dessus ! L'impudence de cette enfant !
Rhyssa était irritée, elle aussi. Peter, arrête-la!
Peter, avec dignité : Je n'ai pas besoin d'une nounou, Rhyssa. Vraiment pas. Il me faut juste le temps de retrouver ma respiration. De plus personne ne peut arrêter Tirla !
— C'est plutôt admirable de la part de cette enfant, je trouve, dit Sascha.
Un instant, lui et Rhyssa se défièrent mentalement. Puis il reprit avec plus de douceur :
— Je réalise, Rhyssa, que Peter est diminué par le gaz anesthésique. Si Tirla arrive à nous donner l'immatriculation du deuxième aérocar, nos prises ne s'arrêteront peut-être pas au méritant Révéré Ponsit Prosit.
— Boris a communiqué le nom du propriétaire du premier aérocar? demanda Rhyssa, pas totalement radoucie.
— Il est immatriculé au nom de Ponsit Prosit, alias Filou, dit Sascha avec un grand sourire. A une adresse dans Riverside qui est plus seigneuriale que sacerdotale. Boris y envoie des équipes de surveillance. J'aimerais que le Centre rassemble tous les Doués immédiatement !
Sascha attendit que Rhyssa ait donné son accord, puis fit signe à Budworth d'enfoncer le bouton « Alerte ».
— Nous ne pouvons rien faire tant que nous n'avons pas les coordonnées de l'endroit.
— Ni Auer ni Bertha n'ont rien pour nous, leur dit Sirikit.
— C'est bizarre, dit Rhyssa, fronçant les sourcils. Ils devraient avoir quelque chose !
— Je trouve le silence des précogs plutôt rassurant, remarqua Sascha, bouclant son ceinturon et vérifiant son trankpistol. Filou ne va pas déclencher la panique dans un avenir immédiat, nous avons donc une bonne chance de le pincer en flagrant délit. Dorotea, Tirla est revenue en ligne ?
Dorotea secoua la tête, pinçant les lèvres en une moue de contrariété.
— La petite gredine! dit-elle, avec une nuance d'admiration récalcitrante.
— Ça y est ! s'écria soudain Carmen, bondissant de sa chaise, se ruant vers le terminal des cartes et tapant les coordonnées de la Côte Sud et du quartier environnant.
— J'ài retrouvé Tirla. Il ne peut pas y avoir deux situations semblables. Elle se dirige vers une vieille cabine d'aiguillage. J'arrive tout juste à la distinguer. Il y a un rai de lumière venant d'une fenêtre ouvrant sur un quai. Il y a des centaines de vieux wagons qui rouillent les uns à côté des autres. Ah, nous y voilà !
Elle posa le doigt sur un point de la carte.
— Il y a des voies. Des kilomètres, des hectares de voies. Et des vieux wagons qui attendent d'aller à la casse.
Les autres s'approchèrent pour examiner l'aire grossie sur l'écran.
— On ne pourrait pas trouver mieux pour cacher des gosses terrifiés, dit lentement Dorotea.
Tirla, réponds-moi ! Nous savons maintenant où vous êtes !
Comme Tirla ne répondait pas, Sascha considéra longuement Rhyssa, puis, Dave Lehardt sur les talons, les télépathes quittèrent la Salle de Contrôle, montant en courant les escaliers qui les mèneraient aux aérocars et aux équipes qui attendaient sur le toit plat.