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Peter essayait de suivre le bulletin météo à la tri-d, sur les perturbations climatiques inusitées qui semblaient affecter le monde entier, le Bangladesh en étant l'exemple le plus catastrophique. Mais il avait du mal à se concentrer car il sentait des « problèmes » dans l'air. Il savait qu'il n'avait rien fait de mal ; en fait, il savait qu'il avait fait quelque chose d'extraordinaire dont il avait tout lieu d'être content. Mais c'était difficile de ne pas s'inquiéter. Il sentait une vague anxiété émanant de Rhyssa, Dorotea et Sascha. Il n'aurait pas dû demander à Dorotea un générateur plus puissant. A la seconde où ses paroles avaient franchi ses lèvres, il avait su que ce n'était pas le moment. Mais il avait prouvé ce qu'il pouvait faire avec suffisamment de courant pour augmenter la gestalt, et ce petit générateur de 4,5 ampères lui faisait maintenant l'effet d'un jouet d'enfant.
Jouet d'enfant ! Peter sourit à part lui et donna une tape amicale à son joujou, qui gémit docilement. Comme un toutou. Et qu'est-ce qu'il imaginait? Il n'était encore qu'un garçon de quatorze ans. Il avait déjà acquis assez de discipline et connu assez de Doués pour réaliser qu'il avait brûlé les étapes. On ne peut pas escalader les montagnes avant de savoir marcher. Rhyssa, Dorotea et Sascha l'avaient soutenu pendant toute l'affaire de l'Erasme, prêts à l'aider, prêts à l'empêcher de se griller. Et il s'en était bien sorti. Mais était-ce parce qu'ils étaient là pour le protéger? Réfléchis bien à ça, mon vieux Peter, et ramène ta tête enflée à des dimensions normales. Il y a des tas de choses que tu ne peux pas encore faire.
Il se versa un autre verre de jus d'orange et l'apporta dans le séjour juste au moment où le présentateur annonçait qu'une fois de plus les navettes ravitaillant Padrugoi étaient immobilisées par le mauvais temps. L'écran montra une rangée de quatre véhicules spatiaux, verticaux sur leur pas de tir, attendant le décollage, chargés de matériaux indispensables pour que le Premier Projet Mondial soit terminé dans les délais.
Les Doués y participaient, pensa Peter, avec un petit frisson d'orgueil corporatif. Il commençait juste à réfléchir à la puissance du générateur qu'il lui faudrait pour lancer des navettes par mauvais temps, quand les inondations du Bangladesh parurent sur l'écran. Aucune scène ne montrait les Doués en action, mais on avait filmé des équipes de docteurs et de sauveteurs s'affairant sans interruption. On ne disait pas non plus comment l'Erasme avait pu atterrir à Dacca en toute sécurité. Il ne s'attendait pas vraiment à ce qu'on parle de lui publiquement, mais ils auraient pu mentionner que des Doués risquaient leur vie dans des conditions épouvantables. On montrait les résultats de leurs travaux, d'accord, mais ça ne lui semblait pas suffisant.
Rhyssa et Dorotea n'arrêtaient pas de répéter comme c'était important de ne pas agacer les gens avec les exploits des Doués. Ils leur en voulaient de leur différence. Les Doués devaient toujours être discrets. La façon dont sa mère le regardait maintenant le lui avait bien fait comprendre ! Peter fit la grimace. Maintenant, sa propre mère avait peur de lui. Quand il était totalement paralysé, elle avait été si gentille avec lui, venant tout le temps le voir, l'embrassant, le serrant contre son cœur, lui apportant toujours quelque chose : un fax de son équipe de base-bail préférée, des biscuits spécialement faits pour lui, quelques fleurs. Maintenant, quand elle venait en visite, elle ne le prenait plus dans ses bras ; elle restait toute raide dans son fauteuil et essayait de ne pas le regarder, alors qu'il avait tellement envie de lui montrer ce que son Don lui permettait de faire.
Quand Maman était là, il redoublait d'effort pour paraître marcher normalement et manier correctement les objets, pour ne pas lui faire peur. Combien de fois avait-elle dit qu'elle priait tous les soirs pour qu'il remarche? Et maintenant, elle ne le regardait jamais. Elle ne parlait plus de son équipe de base-ball. Non qu'il eût envie de se remettre à jouer dans sa petite équipe de gosses... Puis Peter sourit, pensant à tous les points qu'il pourrait marquer et à la vitesse à laquelle il pourrait couvrir les bases. Peut-être que maintenant il pourrait être le lanceur qu'il avait toujours voulu être... Sa balle rapide serait autre chose qu'avant ! Même s'il n'avait que le petit 4,5 à sa disposition !
Mais il avait dépassé ces amusements ordinaires, non ? Quand on peut déplacer des navettes comme des pièces sur un échiquier, les exploits ordinaires ne procurent plus aucune satisfaction.
Il but son jus d'orange. Pas toutes les activités ordinaires, quand même. Certaines actions très ordinaires et extrêmement terre à terre — comme se servir un jus d'orange quand il avait soif — étaient, en un sens, beaucoup plus importantes que ce qu'il avait fait avec l'Erasme.
Il renvoya le verre vide à la cuisine, le rinça et le mit dans l'égouttoir.
Il fallait relativiser les choses. Le plus important, c'était d'avoir la liberté de faire ces petites choses, ce qui ne l'empêchait pas d'en faire des grandes. Mais, bon sang, quelle impression formidable que d'avoir tout ce courant à sa disposition et de faire quelque chose que personne d'autre n'aurait pu faire — et juste quand on en avait besoin.
La tri-d montrait les eaux de l'inondation s'écartant docilement d'une petite ville et des champs avoisinants. Les sacs de sable et les barrières semblaient les contenir, mais Peter reconnut les signes subtils de la force kinétique. Il se demanda quel Doué était au travail? Rick Hobson? M. Baden? Maintenant, s'il avait accès à un générateur, il aurait été capable de faire ça. Il se concentra sur l'émission pour apprendre tout ce qu'il pouvait sur le contrôle des inondations. La prochaine fois, il serait prêt. Le 4,5 était portable, non ?
Ses pensées furent interrompues par l'appel mental de Rhyssa. Peter, veux-tu venir à mon bureau, s'il te plaît?
Bien sûr. Il prit un peu de courant au générateur, et se rua vers la Tour, s'engouffrant dans la porte, ralentissant un peu pour négocier l'escalier, et ne posa les pieds par terre qu'en arrivant dans le couloir moquetté conduisant au bureau de Rhyssa. Aucun effort !
Vaniteux. Rhyssa était debout près de la porte de son bureau, mais elle souriait.
— Nous n'avons pas de montagnes à déplacer pour toi aujourd'hui, mais il y a des problèmes dans l'air, mon petit, il y a des problèmes dans l'air.
Peter trébucha dans son avance et rectifia sa position.
Des problèmes ? Pourquoi ? Nous n'avons rien fait de mal !
Le contact mental de Dorotea le rassura, comme toujours. Dorotea était formidable, elle le traitait avec naturel, comme un de ses petits-enfants, et cette attitude détendue facilitait beaucoup la vie à Peter. Mais Rhyssa était différente : son esprit avait tant de profondeur — non qu'il désobéît à la première règle de la discrétion mentale, mais il ne pouvait pas s'empêcher de sentir la profondeur et la pureté de son esprit. C'était aussi la femme la plus belle qu'il eût jamais vue, à la tri-d ou ailleurs ! Et elle était si bonne ! Tout en elle brillait et étincelait. Elle lui donnait l'impression d'être valide et fort.
— Nous avons fait quelque chose d'un peu trop bien, dit Rhyssa. Et nous n'avons pas été aussi discrets que nous l'aurions dû.
Momentanément effrayé, il contacta son esprit pour voir exactement où ils s'étaient trompés.
Peter!
— Excuse-moi.
Rhyssa, avec plus de violence qu'il ne lui en avait jamais entendu : Maudite soit cette Barchenka !
— J'étais censé entendre ça? demanda Peter, confus.
— Oui, et que le diable emporte Barchenka! dit Rhyssa tout haut en le faisant entrer dans son bureau, puis refermant la porte derrière elle.
Il s'arrêta, sentant une atmosphère de crise. Dorotea, qui se laissait rarement démonter, époussetait de la main son pantalon, chassant des fils imaginaires. Les choses devaient vraiment aller mal. Il fit un zigzag de côté, pour éviter Rhyssa qui allait se cogner contre lui.
Dorotea : Bien exécuté, Peter!
— Peter, il s'agit d'un conseil stratégique, dit Rhyssa, lui faisant signe de s'asseoir tout en reprenant son fauteuil près de la fenêtre.
Peter flotta jusqu'au siège confortable, content qu'il s'ajuste automatiquement à ses formes.
— N'oublie jamais comme nous sommes tous fiers de toi, dit Rhyssa, embrassant tout le Centre du geste. Tu as ajouté une dimension toute nouvelle aux Dons.
Elle lui adressa un sourire malicieux.
— Et rappelé à la directrice de ne pas se reposer sur ses lauriers.
Sans violer l'étiquette, Peter pouvait entendre ce qu'elle ne disait pas tout haut : les Doués étaient très contents ; les non-Doués ne l'étaient pas.
Dorotea : Les non-Doués rechignent toujours à accepter un nouveau Don auquel nous ne les avons pas soigneusement préparés. Dans le cas présent, toi !
Rhyssa : Peter, nous n'arrivons pas à faire quelque chose de bien sans faire en même temps quelque chose de regrettable !
Peter sentit un autre qualificatif dans sa pensée, et, se rappelant ses bonnes manières, rompit le contact.
Dorotea : Et nous devons imaginer une façon d'améliorer nos méthodes de tests !
Elle s'éclaircit la gorge d'un air très officiel, puis fit un clin d'œil à Peter.
Il pensait à part lui que quelque chose de vraiment moche allait se passer, mais il était assuré de leur amour et de leur approbation, et c'était tout ce qui comptait vraiment pour lui.
— Si ton plus cher désir en ce moment, commença Rhyssa, avec cette petite lueur dans l'œil qu'elle réservait à Peter, est d'avoir le plus puissant générateur de la planète à ta disposition...
Peter rougit, les yeux obstinément baissés sur ses genoux osseux...
— Le plus cher désir de la moitié des industries terriennes et spatiales est que tu utilises le leur, et le leur seulement.
L'espace ? Il pourrait aller dans l'espace ? Il leva les yeux, étonné, et la regarda fixement. A l'évidence, elle ne pensait pas à la même chose que lui.
— Comment connaissent-ils mon existence ?
Soudain, il se sentit sans défense. Son père parlait toujours des managers qui faisaient travailler un homme jusqu'à la mort, sans considération pour lui en tant qu'être humain, uniquement intéressés par sa productivité, simple rouage dans un programme gigantesque.
— Ils ne savent pas que c'est toi, dit Dorotea.
— C'est là le problème, poursuivit Rhyssa.
— Pourquoi? demanda Peter, pensant à des gros générateurs.
— Franchement, dit Dorotea, tu n'as que quatorze ans, tu commences seulement à comprendre ton Don, et un surmenage prématuré pourrait...
— Me griller, termina Peter à sa place, bien qu'il fût convaincu qu'il ne pouvait pas griller — s'il avait la source de courant adéquate pour ce qu'il voulait faire. Mais je n'ai pas grillé...
— Sans diminuer ton exploit le moins du monde, Peter, nous te monitorions étroitement l'autre jour, reprit Rhyssa. Ce qu'ils ont en tête à ton sujet, c'est une autre paire de manches. En ma qualité de directrice du Centre, je dois te dire que ça n'a jamais été la politique du Centre d'accepter des contrats, même à temps partiel, pour des apprentis avant qu'ils n'aient au moins dix-huit ans.
— Même moi, intervint Dorotea portant la main à sa poitrine d'un geste plein de grâce, je n'ai pas eu l'autorisation de faire grand-chose avant dix-huit ans !
Elle fit une grimace.
— Quand j'étais toute petite, je croyais que c'était un jeu — deviner qui pouvait m'entendre dans une pièce, parmi les gens qui pensaient qu'ils pouvaient être Doués.
Elle transmit à Peter une image d'elle-même à cinq ans, joliment habillée — et sa beauté d'autrefois se voyait encore sur son visage et dans ses manières —, se promenant dans la salle d'attente du Centre.
— Mais j'ai prouvé ce que je peux faire, dit Peter. Et j'étais le seul à pouvoir poser l'Erasme.
— Aujourd'hui, il ne s'agit pas de bien ou de mal, Peter, dit Rhyssa, se penchant vers lui, l'air triste, ni même d'une obligation morale de réduire les souffrances et de minimiser les désastres.
Elle lui ouvrit alors son esprit pour qu'il puisse juger du problème actuel.
Peter savait, bien sûr, que les Centres avaient été contraints d'envoyer leurs meilleurs kinétiques sur Padrugoi, pour aider à terminer la station dans les délais. Il n'avait pas réalisé les dessous de l'affaire sous l'image publique si soigneusement policée de Padrugoi, et encore moins les machinations de Ludmilla Barchenka, qui avait acculé les Centres à la capitulation, les dépouillant brutalement de tous leurs kinétiques essentiellement pour sauver la face. Et il rageait à la pensée que cette Barchenka menaçait maintenant sa Rhyssa de toutes sortes d'accusations alors que c'était Barchenka qui était en faute. Et il constituait une partie du problème. Non, pour le moment, il était le problème, parce que Barchenka était bien résolue à l'ajouter à ses équipes de kinétiques.
— Et moi qui pensais que travailler à la station était le plus grand honneur qu'on puisse vous faire, dit-il, songeur. Ce n'est pas juste !
— Non, ce n'est pas juste, Peter, répondit Rhyssa. Mais les Doués reconnaissent que l'achèvement de la station est beaucoup plus important que toutes considérations personnelles. Terminer dans les délais est, à l'évidence, le but personnel de Ludmilla. Je ne le lui reproche pas, seulement les moyens qu'elle emploie, car son exploit fera faire à l'humanité un pas géant vers les étoiles. Ne te laisse pas trop déprimer par tous les squelettes qu'on trouve dans les placards de l'espace. Au cours de toute l'histoire de l'humanité, aucun progrès majeur ne s'est fait sans problème.
— Comme de laisser les gens flotter dans l'espace jusqu'à la mort parce que des opérations de sauvetage lui feraient prendre du retard? dit Peter, atterré.
— Ce problème est réglé, lui rappela Dorotea.
— Par les Doués. Et maintenant, elle pense qu'elle peut me mobiliser ?
Peter était si agité qu'il flottait au-dessus de son fauteuil.
Dorotea, prosaïque : Tu dérives, mon chéri.
Peter atterrit. Eh bien, je ne travaillerai pas pour quelqu'un de son espèce. Et vous ne me forcerez pas !
— Certainement pas, l'assura Rhyssa. Mais d'abord, poursuivit-elle avec un grand sourire, les yeux brillants de malice, nous devons leur prouver, à eux, que tu es toi! Nous avons tout fait pour te protéger jusqu'à ce que tu contrôles pleinement...
Quel contrôle me manque-t-il si je peux déplacer une navette à l'autre bout du monde ?
— Peter!
Malgré le ton réprobateur, Peter savait que Rhyssa était à la fois amusée de son impudence, fière de son exploit, et inquiète de son avenir. Il se soumit.
— Merci. Maintenant, on nous a annoncé l'arrivée de visiteurs de haut rang et de grand prestige. Nous voulions te préparer, puisque tu es le chat que nous allons faire sortir du sac.
— Je trouve plutôt qu'il est le chat au milieu des pigeons, dit Dorotea avec un petit grognement sarcastique.
— Les pigeons? Les faucons guerriers, Dorotea, rectifia Rhyssa, s'asseyant dans son fauteuil.
Puis ils entendirent tous le vrombissement du grand hélicoptère atterrissant devant la Maison Henner.
— Peter, ne te laisse pas bouleverser par la discussion. Il y aura forcément des sentiments malmenés et des sensibilités blessées. N'y fais pas attention !
Mais, bien que contrôlée, il ne put s'empêcher de percevoir l'appréhension qu'elles diffusaient. Elles étaient inquiètes. Inquiètes à son sujet ! Inquiètes pour lui !
La voix de Ragnar, de service à la réception, résonna dans l'interphone ; vingt ans de présence au Centre l'avaient rendu indifférent au rang et au prestige.
— Rhyssa, il y a un groupe qui demande à te voir. Je les fais monter ?
— Oui, je les attends, Ragnar.
Il fit « hum » avant de raccrocher, et Peter remarqua le petit sourire de Rhyssa. Il remarqua aussi qu'elle tripotait nerveusement son stylo. Dorotea se redressa dans son fauteuil et parvint à se donner non seulement l'air plus grande et plus imposante, mais aussi l'air royal.
On frappa poliment à la porte, et Rhyssa pressa le bouton déclenchant l'ouverture. Le premier qui entra était un télépathe, réalisa Peter, et il diffusait un avertissement privé à Rhyssa. Le deuxième, très grand, très mince et l'air sage, braqua immédiatement son regard sur Peter et hocha la tete. Il savait qui était Peter, même si celui-ci ne le connaissait pas, et il était aussi télépathe. Il se présenta courtoisement à Peter comme étant le Juge Gordon Havers.
Peter connaissait le troisième, Dave Lehardt, qui vint immédiatement se placer près du bureau de Rhyssa, face à ceux qui continuaient à entrer. Il annonçait clairement ses couleurs. Il échangea un regard avec Rhyssa, hochant imperceptiblement la tête. Elle souriait, et Peter sentit qu'elle était très contente d'avoir Dave Lehardt tout près d'elle. Mais sachant que Dave n'était pas un Doué, Peter s'étonna de leur connivence, et eut une bouffée de jalousie.
Les six hommes qui entrèrent ensuite étaient, à l'évidence, d'importants personnages; quatre étaient en uniforme, et un seul était Doué. Il semblait très nerveux et n'arrêtait pas de regarder alternativement Rhyssa et Dorotea. Le dernier dévora Rhyssa des yeux, d'un air qui mit Peter mal à l'aise — à ses yeux et à ses manières, Peter se demanda s'il ne faisait pas partie de ces pervers contre lesquels sa mère le mettait en garde.
Comme Rhyssa les priait de s'asseoir, Peter saisit leurs noms : Vernon Altenbach était Secrétaire de l'Espace ; l'officier russe était le Général Shevchenko, l'homme de liaison de Padrugoi, et, malgré ses barrières mentales, il diffusait une violente agressivité. Le télempathe était Andrei Grushkov, et Peter le plaignit — il était obligé d'être loyal envers son employeur, le général, mais il sentait obscurément que, ce faisant, il trahissait les Doués. Il y avait deux officiers de la NASA, un général et un colonel, et le pervers qui était un spécialiste-Josephson mondialement célèbre, un prince malais en plus, et le responsable de la fantastique programmation du trafic aérien et spatial. Savoir qu'il était un génie ne le mit pas davantage dans les bonnes grâces de Peter, pas avec les oeillades concupiscentes qu'il n'arrêtait pas de décocher grossièrement à Rhyssa. L'homme entré le premier était le Colonel John Greene, et Peter regarda, avec une admiration révérentielle, le pilote top le plus célèbre des premiers jours du Projet Padrugoi approcher une chaise de lui, Peter Reidinger, et lui sourire aimablement. Il était bien le seul à sourire. Même le Juge Havers avait l'air solennel.
— Inutile de nier que je connais la raison de votre visite, dit calmement Rhyssa. Dois-je appeler le Registre du Centre pour que vous puissiez vérifier la liste de nos membres? dit-elle, posant les doigts sur le clavier de son ordinateur.
Peter la regarda, très fier. Elle avait même un petit sourire. Et le pervers qui n'arrêtait pas de la regarder avec un air de faux-jeton !
Le général russe s'éclaircit la gorge.
— Nous l'avons déjà vu, madame. Mais nous croyons que vous n'avez pas honnêtement déclaré tous vos kinétiques.
Il pencha la tête pour voir le visage de son télempathe.
— Andrei peut certainement vous assurer que notre déclaration est franche et complète. Nous n'avons rien à cacher. Aucun Doué n'a rien à cacher.
— Andrei m'a aussi assuré, madame Owen, continua pompeusement le général, qu'aucun kinétique où que ce soit n'aurait pu poser l'Erasme, pas même avec les vingt-deux autres kinétiques qu'il y avait à bord, ou...
Il fit une pause théâtrale.
— ... l'aider à décoller de Dacca avec le temps qu'il faisait ce jour-là.
Sa poitrine sembla se dégonfler une fois qu'il eut fini son petit laïus d'un ton accusateur.
— C'était moi, dit Peter.
Il voulait en finir, et débarrasser Rhyssa de ce pervers.
— C'est vrai, c'était moi.
Le silence stupéfait qui s'abattit sur eux était pire que de bruyantes dénégations. Puis le Colonel Greene se mit à glousser, et Dave Lehardt se mit à rire. II fit aussi un clin d'œil approbateur à Peter. Aucun des autres visiteurs ne parut le moins du monde amusé.
— Et dites-moi donc comment, jeune homme, demanda Vernon Altenbach, sceptique, vous avez accompli un tel exploit ?
Les faits, rien que les faits, petit, dit Rhyssa, d'un ton mental rieur.
— Eh bien, l'Erasme devait atterrir à Dacca, parce qu'il fallait que les kinétiques soient là pour atténuer la catastrophe. Alors Rhyssa a lancé un G et H — c'est comme ça que les Doués appellent un S.O.S. — et j'ai utilisé les générateurs de la Centrale de Jerhattan Est, répondit Peter.
Peter garda son sérieux, mais il s'amusait beaucoup de l'incrédulité de tous les non-Doués présents ; même le télempathe russe avait l'air admiratif, et Peter se redressa encore plus dans son fauteuil.
Dorotea : Bien dit, Peter!
Gordon Havers : Dans le doute, la franchise est la meilleure politique.
Johnny Greene : Content que tu le croies, parce que, eux, ils ne le croient pas !
— Je dois donc supposer que vous possédez un Don kinétique ? poursuivit Vernon.
— Oui, monsieur, je suis en formation de kinétique, mais je ne peux pas apprendre tout ce que je voudrais parce que ceux qui devraient m'enseigner sont tous sur la station.
Rhyssa : N'insiste pas trop lourdement, Peter.
Johnny : Mais si. Ils méritent bien de se faire moucher!
— Alors, quelle formation avez-vous reçue? demanda le général.
— Eh bien, Rhyssa et Dorotea font ce qu'elles peuvent, mais elles sont télépathes...
Rhyssa, ironique : Merci!
Gordon : Il s'en tient à la stricte vérité !
— Au début, Rick Hobson m'aidait, continua Peter, mais il m'avait à peine appris les bases qu'il a été mobilisé sur la station.
— Les Doués n'ont pas été mobilisés, objecta avec force le Général Shevchenko. Ils se sont portés volontaires pour participer à l'achèvement du premier Grand Projet Mondial.
Peter eut un petit grognement dédaigneux.
— Si on n'a pas le choix, on est mobilisé.
— Et vous voulez nous faire croire que ce petit garçon a manœuvré l'Erasme ?
Le Prince Phanibal Shimaz se leva d'un bond et vint se planter devant Peter, le menaçant du doigt, l'air agressif.
— Moi, Phanibal Shimaz, prince de Malaisie Occidentale, je sais qu'il n'a pas pu le faire!Dis-nous la vérité, petit ! termina-t-il, prononçant l'adjectif comme une injure.
— Il dit la vérité, dit Johnny Greene, se levant et toisant de tout son haut le prince beaucoup plus petit.
Dave Lehardt et Rhyssa se levèrent avec colère, prêts à se jeter dans la bataille si besoin était.
— Comme Andrei me le confirme, dit le Général Shevchenko d'une voix dure. Votre Altesse excède son autorité !
— Et je le prouverai, ajouta Peter, foudroyant le prince à son tour.
Juste parce qu'il pouvait faire joujou avec les jonctions Josephson et régler le trafic aérien, ça n'en faisait pas une autorité sur les Doués.
— Regardez ! dit Peter, levant le bras droit.
Il regrettait de ne pas pouvoir pointer le doigt, mais il n'était pas encore arrivé à maîtriser les gestes délicats.
En fait, ce fut assez facile, avec le courant dérivé de tous les appareils du Centre, de soulever et maintenir en l'air le lourd hélicoptère posé devant la grande baie vitrée de Rhyssa, de sorte que tous purent le voir — et voir les immenses pales se balancer mollement au vent de l'ascension.
— Fais attention, Peter, dit Johnny Greene, très aimable, l'un des seuls de l'assistance à jouir du moment. Il est propriété du gouvernement.
— Je fais toujours attention, Colonel Greene, répondit Peter, éprouvant l'ivresse de sa puissance.
Il regrettait presque de ne pas pouvoir imaginer une démonstration plus convaincante de son Don kinétique. Il reposa doucement l'appareil.
— Quel âge as-tu, Peter? demanda le Colonel Greene, comme s'ils étaient seuls tous les deux.
— J'ai eu quatorze ans le 8 septembre.
— Et tu te déplaces maintenant par tes propres moyens ?
Peter voyait à ses yeux que le colonel connaissait l'étendue de son handicap.
— Moi, j'étais à ça, dit-il, le pouce et l'index séparés par deux centimètres, de la paraplégie après la Mission Numéro 20, continua Greene.
Peter réalisa que le Colonel Greene était de leur côté et qu'il faisait comprendre aux autres qu'il ne fallait pas toucher à Peter.
— J'ai appris à compenser, répondit-il, et, regardant le colonel, il sut qu'il avait fait la bonne réponse. Rick Hobson m'a vraiment bien aidé. On allait commencer les exercices plus compliqués quand il a dû partir sur Padrugoi.
— Ainsi, c'était toi, l'équipe-squelette de Rhyssa? Toi tout seul ?
— Je ne suis pas autant squelette qu'avant, dit Peter, tendant les bras et les mains et les considérant d'un œil objectif. Il faut que je me fasse des muscles, vous comprenez, et ça prend du temps.
Le Colonel Greene se leva.
— Je crois que c'est la réponse, messieurs. Ça prend du temps de se faire des muscles, n'importe quels muscles, et il faut procéder lentement pour que ça dure.
— Pas si vite, dit le Prince Phanibal, se remettant de sa surprise initiale. Ce n'est pas la réponse que je suis venu chercher. Vous avez effectivement caché au monde un Doué kinétique de capacité démontrée. Il peut prendre la place de ceux partis au Bangladesh...
Il se pencha vers Rhyssa par-dessus le bureau, et Peter vit son mouvement de recul.
Peter ne put en supporter davantage. Kinétiquement, il traîna loin du bureau le prince, dont le visage se figea en un rictus stupéfait. La porte qui s'ouvrit devant lui pour le lâisser passer claqua derrière lui.
— Peter ! s'écria |Rhyssa, incapable de dissimuler un soulagement mêlé de consternation à cette entorse à la politesse.
— Il n'a pas le droit de te menacer, Rhyssa! Absolument aucun droit !
Dorotea : Bravo, Peter. Et pourtant, je ne devrais pas t'encourager !
— Dites donc, jeune homme...
Shevchenko fit un pas vers Peter, et s'arrêta, battant des paupières, l'air stupéfait, comme une force invisible l'empêchait d'avancer.
— Ça suffit, Peter, dit Rhyssa avec toute la sévérité voulue. Très habile de ta part, mon chéri, même si tu ne le réalises pas encore.
Son image mentale la montrait réprimant un éclat de rire.
— Le général ne t'intimidera plus. Général, je crois que, sans le vouloir, Peter vous a montré pourquoi le Centre hésite à utiliser son Don unique sauf en cas de crise. A quatorze ans, il n'observe pas encore toutes les politesses qu'on peut attendre d'une personnalité plus mature.
— J'exige que ce garçon fasse des excuses à Son Altesse le Prince Phanibal immédiatement.
— Vous pouvez exiger tout ce que vous voulez, Général, dit Rhyssa sèchement, mais je me demande pourquoi un manager de la circulation, royal ou non, est venu à cette réunion.
— L'Ingénieur Barchenka a insisté pour qu'il y soit inclus, dit Vernon Altenbach, en une tentative diplomatique.
— Et moi, j'insiste pour qu'il soit exclu de toute réunion future concernant le Centre ou moi-même.
Peter : Il est ignoble.
Johnny Greene et Gordon Havers, ensemble : Où l'as-tu fourré ?
Peter : Il est dans l'hélicoptère, et on dirait qu'il n'arrive pas à détacher sa ceinture de sécurité. Je l'en empêche.
Il ne put s'empêcher de sourire jusqu'aux oreilles.
Johnny : Détache-toi, Winsockie, détache-toi!
Dorotea : Je ne pensais pas que personne de ta génération connût encore cette vieille chanson.
— Maintenant, messieurs, j'espère vous avoir convaincus que nous avons seulement protégé le jeune Peter, et non délibérément soustrait un Doué au travail sur la plate-forme. Je suis désolée que vous ayez fait ce long voyage pour rien, dit Rhyssa, contournant son bureau pour venir serrer la main à Andrei Grushkov. Toutefois, quand Peter aura terminé sa formation, et que nous comprendrons mieux les paramètres de son potentiel, nous nous ferons un plaisir de mettre ses services aux enchères en vue de lui trouver un contrat.
Vernon Altenbach pilota le général russe, fort mécontent, vers la porte, assisté du télempathe et du colonel de la NASA. Mais les autres s'attardèrent jusqu'à ce que le premier groupe soit monté dans l'ascenseur.
— Mrs. Owen, commença le général de la NASA, il est possible, étant donné l'incroyable capacité de ce garçon, qu'il puisse... enfin, seulement de temps en temps... Enfin, nous avons une crise grave en ce moment...
— De quel ordre ? demanda Rhyssa, d'un ton assez peu encourageant.
— Avec les conditions climatiques mondiales, les lancements de la NASA sont complètement arrêtés...
Peter sortit de son fauteuil comme une flèche, et vint planer entre Rhyssa et le général. Je t'en prie, Rhyssa, réfléchis à la proposition. Travailler pour la NASA, ce ne serait pas la même chose que travailler pour Barchenka, non ? Mais ce serait presque aussi formidable que d'être dans l'espace. Mentalement, il fit pression de toutes ses forces, la suppliant de ne pas dire non immédiatement. Il sentit sa ferme résolution de ne pas le laisser exploiter.
Johnny : C'est quelque chose à considérer, Rhyssa, mais nous ne te forcerons pas la main. Si tu dis non, nous partirons sans protester. Mais je serais contrarié, au plan personnel et professionnel, que Barchenka puisse dire que nous n'avons pas rempli nos obligations contractuelles de livraisons.
Il pencha la tête et regarda Rhyssa avec un grand sourire. Peter sentit que Rhyssa commençait à se laisser fléchir.
Dorotea : Considère ça comme une diversion pédagogique, Rhyssa.
Rhyssa : Mais c'est ce que ce serait! Il n'a pratiquement pas de formation !
Johnny : Rien de tel que la répétition pour perfectionner un talent, pour atténuer le facteur romantique.
Peter ne comprit pas bien la conclusion, mais sentit l'approbation de Dorotea se faire plus pressante. Il sentit que Rhyssa considérait enfin la proposition sérieusement.
— Ecoutez, dit Johnny tout haut, c'est tellement important que Vernon ferait n'importe quoi pour réussir. Je connais tous les détails techniques dont Peter a besoin s'il se met à lancer des navettes dans la stratosphère. Diable, je serais moi-même enchanté de retourner dans l'espace par personne interposée. Et si Peter travaille pour la NASA, Barchenka ne pourra pas dire que les Doués ont volontairement fait de l'obstruction à l'achèvement de Padrugoi dans les délais.
— Je sais que c'est toujours nous qui avons l'air d'accepter les compromis, dit Gordon Havers, se joignant à la discussion, mais nous enfonçons un coin dans ses travaux si nous assurons soudain la livraison de ses matériaux.
— Il faudra que tu ailles avec Peter, Rhyssa. Je ne suis plus capable d'un effort aussi soutenu, dit Dorotea. Sascha est trop absorbé par la crise du Linéaire G pour s'occuper de ça. Et franchement, ma chérie, tu es la télépathe la plus puissante, et, je crois, mieux accordée à l'esprit de Peter que Sascha. Il faut que quelqu'un le monitore pendant les gestalts. Je vois que tu meurs d'envie d'y aller, Peter Reidinger. C'est vraiment ce que tu veux ? Tu te conduiras en Doué mature ?
Peter parvint à resserrer ses doigts sur la main de Rhyssa.
— Je me tiendrai bien. Je ferai ce qu'on me dira. Je le promets. Et j'apprendrai beaucoup.
— A toi de jouer, Rhyssa, dit Johnny Greene.
— Je crois que je n'ai pas le choix là non plus, dit Rhyssa.
Peter s'appuya contre elle, regrettant qu'elle ait l'air si abattu. Elle baissa les yeux sur lui et lui posa la main sur la tête, lui souriant tendrement.
— Je ne suis pas abattue, mon chéri, mais j'ai horreur qu'on ne me laisse aucune option.
— Pense aux options que tu as évitées, dit Johnny Greene avec un sourire malicieux, levant l'index vers le ciel.
— Exprimé comme ça, dit Gordie en souriant, nous avons marqué un point sur Barchenka.
Rhyssa se tourna vers Dave Lehardt, l'air sévère.
— Et que le nom de Peter ne paraisse pas dans les telex et dans les fax.
— Ton équipe squelette va reprendre du service ? demanda Dave, feignant de repousser une attaque.