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Informée qu'elle devrait se passer de ses plus puissants kinétiques pendant encore la semaine qu'il leur faudrait pour maîtriser les inondations causées par la mousson, Barchenka avait d'abord crié à la trahison, puis au vol, mais sa propre Autorité de Tutelle l'avait finalement rappelée à l'ordre, lui faisant remarquer que les Doués avaient légalement le droit de prêter leur concours lors de grandes catastrophes naturelles, ce qu'étaient incontestablement les inondations du Bangladesh. De plus, le pilote était un volontaire en congé, l'Erasme n'avait subi aucun dommage, et avait été ramené sur Padrugoi dès que l'aéroport de Woomera avait donné le feu vert.

Les efforts considérables consacrés au renforcement des levées de terre et l'utilisation avisée des barrières et des digues empêchèrent le Gange de transformer en lagon les terres basses du Bangladesh, de Bogra à la mer. Il fallut quand même évacuer des villes entières et les ravitailler, chose difficile dans ces conditions précaires, même par télékinèse. La force des eaux canalisées inonda Chittagong et plusieurs villes côtières, mais avec des dégâts plus limités que dans la précog. Une fois de plus, les Doués avaient minimisé l'impact d'une catastrophe naturelle.

De son côté, Peter Reidinger se réveilla très tard le lendemain matin, mais quand Don Usenik l'examina, il constata que ses violents efforts de la veille ne lui avaient laissé aucune séquelle. Cependant son exploit l'avait incontestablement changé — il ne flottait plus et il n'essayait pas de marcher — il se pavanait, tête haute, un petit sourire supérieur aux lèvres.

— Que dit le dicton ? « Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt de façon absolue »? dit Sascha à Rhyssa, irrité de ne pas avoir retrouvé la fillette. Il est d'une suffisance insupportable ce matin.

Dorotea émit un grognement dédaigneux.

— N'en fais pas un drame, Sascha. Il a le droit d'être fier. C'est parfaitement naturel pour n'importe qui, et encore plus pour un adolescent dont les mouvements se limitaient encore récemment à actionner une manette de la langue ou à changer de chaîne d'un battement de cils. Sauver un pays, c'est enivrant. Je l'ai sondé profondément en déjeunant, pendant qu'il dormait encore, et je n'ai pas détecté chez lui la moindre corruption. Un gros générateur, encore plus d'audace, et beaucoup de satisfaction, termina-t-elle avec un grand sourire.

— Arrête de faire la tête, Sascha, dit Rhyssa, souriant d'un air encourageant. As-tu oublié les bêtises que vous faisiez à cet âge, Boris et toi ?

— Un télépathe ne peut pas se mettre dans le même genre de pétrin qu'un kinétique, dit Sascha, d'un ton lugubre, pensant à une fillette exposée aux dangers des tunnels éclairés en rouge.

Quel Don avait-elle ?

— Peter est profondément honnête, Sascha, dit Rhyssa. Il est sensible et raisonnable. A nous de réfléchir comment le ramener à la cruelle réalité après ce petit miracle.

— En général, une diversion arrange bien les choses, remarqua Dorotea, une petite lueur dans l'œil. Stratagème qui m'a souvent servi avec mes fils.

Elle fronça le nez et soupira en ajoutant :

— Beaucoup trop souvent.

— Il faudra une fameuse diversion pour le distraire du coup de l'Erasme, dit Sascha, avec un pessimisme peu dans son caractère.

Rhyssa fut distraite de la conversation par l'appel mental de Johnny Greene. Rhyssa, vous avez invoqué un G et H. Est-ce que ça avait quelque chose à voir avec l'atterrissage et le décollage spectaculaires de l'Erasme ?

Un téléphone sonna sur le bureau de Rhyssa, et Sascha, qui était le plus près, décrocha.

— Oui, Dave? Non, Rhyssa reçoit un appel mental. Je peux faire quelque chose ?

Il écouta un moment, puis raccrocha, plus sombre que jamais.

Johnny, disait Rhyssa, c'est très compliqué.

Sascha : Et tu ne sais pas tout, mon vieux. Dave a aussi des mauvaises nouvelles. Ludmilla crie sur tous les toits que nous avons parjuré nos âmes immortelles et délibérément falsifié notre Registre.

Johnny : Vernon a eu des tas de récriminations de la NASA, de l'Autorité Spatiale et de l'Autorité de Padrugoi.

Rhyssa, véhémente : Rappelle à Vernon ce que font les kinétiques en Inde. Sascha, dit à Dave qu'il doit insister là-dessus dans ses déclarations publiques, à savoir que, contre vents et marées, les Doués ont rempli leur devoir d'assistance en cas de catastrophe naturelle. Et je veux voir Dave et Johnny aussi vite que possible. Surtout toi, Johnny.

— Je crois que cela va doucher sérieusement les illusions de grandeur de Peter, dit-elle à l'adresse de Dorotea.

Boris entra dans la conférence télépathique. Le Commissaire à l'Energie demande aussi une explication au sujet du G et H qui a provoqué une panne la nuit dernière et liquidé toutes ses réserves de courant. L'Administrateur de la ville pose aussi des tas de questions, dit-il plaintivement, ajoutant : Sascha, tu as des nouvelles ?

Sascha, avec violence : Non !

Vsevolod Gebrowski, d'un ton pressant : Rhyssa, Barchenka est résolue à avoir ta peau ! Et je ne peux rien faire pour l'en détourner. Je lui ai dit qu'il s'agissait d'un G et H. Ses télempathes lui ont expliqué que c'était un code d'urgence des Doués qui n'avait pas besoin de justification, mais elle le conteste.

Rhyssa : Dis à Barchenka de ma part qu'elle ne partage pas tous ses secrets avec moi, comme ceux concernant ses primes si elle termine avant les délais et ses amendes en cas de retard. Je ne lui pose pas de questions, elle ne m'en pose pas.

Vsevolod : Elle en pose, je t'avertis.

Dorotea, conciliante : Amalda Vaden ne voit rien d'inquiétant.

Rhyssa : Pourquoi la mêler à ça ?

Dorotea : Je trouve que nous avons besoin de tous les encouragements possibles.

Sascha : Dave Lehardt, Gordie Havers et deux grands généraux de la NASA arrivent dans le même hélico que Johnny.

Rhyssa repensa à la satisfaction de Peter de s'être si bien débrouillé avec l'Erasme. Elle grogna :

— Il n'a que quatorze ans.

Carmen : Sascha, je l'ai localisée.

Sascha sortit en trombe : Bonne chance !

Rhyssa : Toi aussi !

— Peter est beaucoup plus mûr que la plupart des adolescents de son âge, dit rêveusement Dorotea. Toi comprise, dit-elle, admonestant Rhyssa du regard. Et il a l'instinct très sûr indispensable à un Doué.

Tirla n'aimait pas prendre les trains de marchandises. Les lumières rouges étaient troublantes. Pourtant, un train de marchandises, desservant les complexes industriels automatiques construits tout le long du fleuve, était le seul moyen de parvenir à la salle secrète où Yassim entreposait ses marchandises ; un train allant à l'Industriel J. Puis il faudrait aller à pied jusqu'à l'embranchement. Sur tout le côté droit du tunnel, il y avait des renfoncements à intervalles réguliers, de sorte qu'elle ne risquait pas de se faire écraser au passage des trains. Les objets morts et sans cervelle comme les trains ne lui faisaient pas peur. Mais les objets vivants et sans cervelle, comme certains cogneurs et assassins de Yassim, la terrifiaient.

Pendant près d'une heure, elle attendit un train J à cent mètres de la bouche noire et béante de l'embranchement G. Il était forcé de ralentir en arrivant à l'aiguillage, ce ne fut donc pas un problème pour quelqu'un d'agile de sauter dans le premier wagon, puis de trouver une bonne prise pour monter sur le toit, où elle s'aplatit, et, comme elle était menue, elle avait encore quelques bons centimètres entre sa tête et la voûte du tunnel. Une fois allongée et le train vibrant sous elle en prenant de la vitesse, elle modifia sa prise. Un vent d'odeur fétide, mélange délétère de métal surchauffé, de graisse et de décharges électriques, soufflait sur son corps, et elle s'abrita le visage.

Quand le train J ralentit enfin dans un grand grincement de freins et vira à gauche vers les quais de déchargement de sa destination, elle se prépara à sauter. Il lui fallait atterrir à bonne distance des machines codantes qui ouvraient et triaient les marchandises à décharger ici. Mais elle l'avait déjà fait sans problème, et n'eut aucune peine à recommencer, sautant légèrement et courant sur les bords étroits des entonnoirs et rampes mobiles qui commençaient le déchargement.

Arrivant au premier virage de l'étroit tunnel, ayant laissé derrière elle toutes les lumières rouges, elle alluma sa torche, se félicitant d'avoir chipé une pile neuve seulement la semaine précédente. Guidée par son mince rayon, elle trotta le long du tunnel, pliée en deux, jusqu'au moment où elle eut des crampes dans les jambes et le dos. Alors, elle se mit à quatre pattes et se reposa un peu.

Poussée par son vivace instinct de conservation, Tirla avait pris la précaution de visiter un jour la prison de Yassim, salle cachée derrière une fausse paroi de tonneaux au fond d'une usine automatisée, où le bruit assourdissant les machines mal réglées pouvait étouffer tous les hurlements. Mais il traitait assez bien les enfants, car les acheteurs pouvaient les voir sur le système de télé en circuit fermé qu'il mettait à leur disposition. Détraquer les scanners archaïques ne poserait pas de problème à Tirla, et elle savait exactement où se trouvait la bouche de ventilation dans le plafond de la pièce.

Les gosses y étaient depuis près de deux jours. Ils seraient reposés, elle le savait, et peut-être assez contents de leur nouvelle condition, qui, après tout, représentait une sérieuse amélioration sur les squats. Ils n'auraient peut-être pas envie de partir. Elle aurait voulu savoir lesquels avaient été enlevés — ainsi, elle aurait pu prévoir comment les décider à renoncer à l'hospitalité de Yassim le temps de le forcer à payer une juste compensation à leurs parents.

Elle débrancha quelques fils appropriés du vieux scanner, pour que l'écran n'affiche que de la neige. Puis, se glissant par la bouche de ventilation, elle resta suspendue au plafond sous les clameurs excitées des jeunes voix.

— Dites donc, du calme, ordonna-t-elle en Basic, répétant le message pour ceux qui étaient lents à traduire ou avaient besoin d'être rassurés. Yushi, mets un matelas par terre pour que j'atterrisse en douceur. Je vais sauter.

Pendant que Yushi et son petit frère s'exécutaient, elle compta rapidement les petits. Yassim devait être content de sa prise : vingt-quatre beaux enfants à vendre. Les reliefs d'un récent repas la soulagèrent d'une inquiétude — les gardes ne reviendraient pas de sitôt — mais c'était une raison de moins pour que les enfants aient envie de renoncer à une vie aussi agréable. C'est qu'ils n'étaient que deux par lit ! Ils étaient tous en vêtements neufs et les filles étaient peinturlurées comme leurs mères.

— Yassim en a déjà emmené ? demanda Tirla d'un ton pressant, dilatant les yeux de peur. Je suis venue aussi vite que j'ai pu ! ajouta-t-elle, sous-entendant que ce n'était peut-être pas assez vite.

— Euh ? fit Yushi, très bon pour exécuter des ordres mais pas doué pour la réflexion.

— Ils ont emmené mà sœur !

Soudain, le visage maquillé de la petite Mirmalar se crispa et elle se mit à pleurer.

— Ils l'ont emmenée il y a une heure. Et elle avait plein de beaux bijoux — orange, marron et or, et des nouvelles boucles d'oreilles...

— Désolée, Mirmalar. J'ai fait ce que j'ai pu pour arriver à temps.

Tout en faisant de grandes démonstrations de sympathie à la petite, sept ans, Tirla vit que la panique commençait à gagner les autres. Elle en voulut encore plus à Yassim. C'était une chose de prendre des enfants de dix ans, mais des bébés de sept et huit ans ! Ce qu'ils étaient pervers, ses clients !

— Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Tombi, le fils aîné de Bilala, légèrement agressif.

Il grignotait une barre chocolatée, et, à en juger sur son visage barbouillé, ce n'était pas la première.

— Il faut sortir d'ici, dit Tirla, lâchant Mirmalar avec une petite tape rassurante. Cet endroit sent très mauvais.

— Ça sent rien du tout, répliqua Tombi, tournant quand même la tête vers les toilettes rudimentaires.

— Ils ont déjà emmené Raina, et vous êtes tous en danger. Je vais vous faire sortir. Maintenant. Avant que les méchants hommes reviennent. Vous, les filles, vous savez ce que je veux dire, dit-elle, brandissant sévèrement l'index.

Tombi et Dik pouffèrent.

— La même chose vous attend aussi, les garçons, et vous êtes encore trop petits pour ça.

Tombi s'arrêta de grignoter et regarda la porte d'un air craintif.

— Sûr qu'ils vous nourrissent bien. Des bonbons à gogo, à vous donner mal au ventre, dit-elle, montrant les restes de la main. Pour vous empêcher de crier. Mais vous allez bientôt hurler, et il n'y aura plus jamais personne pour vous entendre. On va vous baiser par devant par derrière, et ce sera encore le meilleur. Vous savez ce que vos mères vous ont dit. Vous savez de quoi il faut vous méfier.

Elle réussissait à leur faire peur — les plus jeunes s'étaient mis à pleurer. Mais elle ne voulait pas les effrayer au point de les paralyser.

— Yushi, Dik, Tombi, aidez-moi à bouger les lits. On va faire un escalier. Il y a la place.

— Je ne viens pas, dit Tombi, les yeux flamboyants de défi.

Il était plus grand et plus fort que Tirla, mais elle lui décocha un coup de pied si violent qu'il le plia en deux.

— Tu viendras, parce que c'est ta mère qui m'envoie, dit Tirla, sachant que Tombi craignait beaucoup Bilala. Alors, tu viens. Et maintenant, remuez-vous ! Pleurer ne sert à rien, alors, arrêtez ! Vous aurez besoin de votre souffle pour grimper et marcher.

Tirla réalisa seulement alors l'énormité de la tâche : déplacer vingt-quatre gosses, peut-être récalcitrants. Elle ne s'attarda pas plus d'un instant sur le problème. Il fallait réussir parce que, sinon, elle serait forcée de quitter le G, et elle n'en avait pas envie. Le Linéaire G, c'était son foyer. Elle s'y était fait sa place, elle y gagnait sa vie — elle y était en sécurité. Enfin, suffisamment en sécurité, si elle se faisait oublier un certain temps.

Harcelant et tarabustant les gosses, elle les fit tous passer dans le conduit d'aération, puis renversa les lits révélateurs d'un coup de pied et enfin, remit la grille en place. Quelqu'un pourrait penser que les enfants s'étaient enfui par là, mais où iraient-ils, à vingt-quatre ?

Elle prit la tête de la colonne, groupant les enfants de sorte que les plus grands menaient les plus petits par la main. Elle mit Tombi à l'arrière-garde, pour lui donner une responsabilité, et plaça Yushi au milieu. Il suivrait toujours ses ordres.

La vue de la plate-forme de déchargement, avec ses lumières rouges surnaturelles, ne lui remonta pas le moral. Elle savait que certains ne seraient pas capables des acrobaties nécessaires pour sauter dans un train automatisé. Ils pouvaient, bien sûr, revenir à pied en suivant les voies jusqu'au G, mais ce serait une très très longue marche, et il y aurait danger au passage de chaque train.

Peut-être qu'ils pouvaient aller à pied jusqu'à la Station I et se perdre dans ce complexe industriel. C'était plus sûr que de rester au J. Ou peut-être pas. Peut-être valait-il mieux n'emmener que les plus grands, qui étaient le plus en danger? Non, ils étaient tous en danger, parce que ceux qui resteraient pourraient avouer qui les avait fait évader. Ou encore, mettre les plus jeunes en lieu sûr et repartir chercher de l'aide... le père de Mirmalar adorait ses filles et ferait n'importe quoi pour sauver la survivante. Et le père de Yushi était l'un des hommes les plus forts du G.

Elle fut mise en alerte par des vibrations lui apprenant qu'un train arrivait sur les rails au-delà de l'embranchement. Combien de temps avaient-ils pour déterminer s'il allait bien au J ?

— Cachez-vous dans les tunnels ! Vite ! Mettez-vous sur les bords !

Elle prit Mirmalar avec elle, car la petite faisait la lippe, prête à se remettre à pleurer.

— Oh, il n'y a jamais personne dans les trains de marchandises, dit Tombi.

— Ah oui, et comment tu crois qu'ils vont et viennent, les hommes de Yassim? Les wagons à bascule sont assez grands pour contenir une douzaine de personnes.

Cela réduisit Tombi au silence et lui fit perdre un peu plus la face aux yeux des autres garçons. Tirla le poussa dans un tunnel en tirant Mirmalar après elle.

Des grincements métalliques annoncèrent un autre train de marchandises venant du nord et aiguillé vers le J. Elle n'avait pas prévu qu'il en passerait un si tôt. Elle n'arriverait jamais à y faire monter tous les gosses s'il allait vraiment dans la bonne direction pour les ramener chez eux — à moins qu'il y ait un wagon à bascule.

Mais il y avait quelque chose de bizarre : Tirla réalisa qu'il n'y avait aucune marchandise à charger sur les quais. Si le train venait là, c'était pour quoi faire?

Yassim avait-il un complice au Dispatching Central? Pouvait-il savoir qu'elle avait vidé sa cage ?

Le train, avec une motrice à chaque bout, comportait cinq wagons. Deux étaient des wagons à bascule vides. Sans se poser de question sur cette bonne fortune, Tirla tira Mirmalar sur le quai.

— Vite, il ne va pas s'arrêter longtemps. Il faut tous monter.

Ils étaient tous sur le quai quand le train s'arrêta. De sorte qu'aucun n'échappa au gaz soporifique qui jaillit soudain, les enveloppant tous dans son nuage. Ils tombèrent sur le plastique du fond comme des fleurs fanées.

 

— C'est un phénomène, dit Sascha aidant Carmen à allonger l'objet de leurs recherches intensives sur une couverture qu'il rabattit ensuite sur elle. Bon sang, elle est décharnée.

Carmen sourit et tourna la tête de l'enfant endormie pour voir l'endroit où la mèche de cheveux avait été arrachée. Elle avança l'autre main pour toucher la blessure, puis se ravisa.

— Elle n'a que la peau sur les os, Sascha. Il va falloir arranger ça.

Sascha fronça les sourcils, regardant le reste de l'équipe, qui s'occupait des autres enfants.

— Peut-être pas, Carmen. Boris et moi, nous la sentons bien, cette petite.

— Moi aussi, dit Carmen, avec son sourire le plus mystérieux.

Boris : Vous l'avez attrapée ?

Oui, mon cher frère, elle et les autres. Elle les a tous fait évader. Elle devait savoir exactement où aller.

— Je me demande comment! ajouta Sascha oralement.

Qu'est-ce qui lui a pris ? dit Boris, jurant de frustration. Lui et Sascha avaient suivi les indications de Carmen, et pensant que Tirla haranguait les enfants, ils avaient mis sur pied une équipe, sachant très bien que Yassim avait des intérêts à l'Industriel J.

Et si nous pouvions découvrir où on les gardait? demanda Sascha.

A quoi ça servirait, maintenant? Il est peu probable qu'il utilise encore une prison découverte.

Pourquoi pas, s'il pense que les enfants se sont échappés seuls ?

Tu pourrais faire ça ? dit Boris, d'un ton plein d'espoir.

Je peux essayer.

Si tu y arrivais, nous aurions une prise de plus sur Yassim. Mais pourquoi diable a-t-elle fait ça ?

— Réveillons Tirla, dit Sascha à Carmen, tendant la main vers la bouteille d'oxygène. Si elle peut nous montrer l'endroit, l'opération sera tout bénéfice.

— Elle l'est déjà. Nous avons trouvé plus que nous n'espérions, non ?

— Oui et non. Fais-moi confiance, Carmen. L'enjeu dépasse peut-être de beaucoup cette étonnante fillette.

Réveillée, Tirla se mit immédiatement sur la défensive, réservée et circonspecte, embrassant tout d'un regard soupçonneux, remarquant les corps inconscients des enfants et le médecin qui soignait bleus et écorchures. Carmen lui offrit une boisson reconstituante, en buvant ostensiblement une longue rasade avant de lui tendre le verre.

Sascha, essayant sans forcer d'entrer dans l'esprit de Tirla, n'y sentit qu'une soif dévorante. Avec beaucoup de maîtrise de soi, elle n'en but qu'une petite gorgée qu'elle fit tourner dans sa bouche avant de boire davantage. Elle le défiait de ses grands yeux noirs. Il s'assit près d'elle, détendu, entourant ses genoux de ses mains et s'appuyant contre le mur.

— Tirla, commença-t-il.

Il la vit sursauter d'étonnement.

— Oh, tu es très connue au G. Et la bravoure dont tu as fait preuve en délivrant les enfants sera appréciée, et pas seulement de leurs familles affligées.

— Comment avez-vous pu me trouver ici, avec eux ? dit-elle, regardant alternativement Sascha et Carmen.

Elle vit alors sa mèche que Carmen portait toujours comme un talisman. Machinalement elle porta la main à sa tête. Ses épaules s'affaissèrent sur son étroite poitrine, mais la réaction mentale émotionnelle resta strictement contrôlée.

— J'ai entendu parler de gens comme toi. Tu m'as trouvée parce que tu avais mes cheveux.

— Ce n'est pas de la sorcellerie, Tirla, dit doucement Carmen, en lui rendant la mèche. J'ai un Don qui me permet de retrouver les choses et les personnes perdues.

— Je n'étais pas perdue.

— Non, dit Sascha, conciliant, avec un sourire approbateur. Mais tu as trouvé ce qui manquait au Linéaire G.

— Il ne les avait pas payés.

Carmen en eut le souffle coupé.

— Tu veux dire que, quand il les aura payés, il pourra les reprendre ?

— Bien sûr. Les parents vivent au niveau survie. Ils ont besoin de flotteurs pour les extra.

Sascha sentait que l'insensibilité apparente de Tirla déconcertait Carmen, qui s'était imaginé la fillette sous un jour tout différent.

— Et aussi, cela te remettra bien avec tes clientes, qui étaient fâchées de ton brusque départ le jour de l'Assemblée, dit-il aimablement.

Toujours le regardant droit dans les yeux, Tirla fit « oui » de la tête.

— Ils sont tous illégaux, non?

Tirla haussa ses maigres épaules avec indifférence.

— Evidemment, alors, ce qui leur arrive, ce n'est pas tes oignons.

— Oh non, s'écria Carmen, peinée. Ils sont vivants. Ils ont des droits.

Tirla lui lança un regard dédaigneux avant de ramener son regard scrutateur sur Sascha.

— Les illégaux n'ont pas de droits.

— Seule leur naissance est illégale, Tirla, dit Sascha. Ils sont vivants. Ils ont le droit d'être logés, nourris, vêtus, instruits et d'exercer un métier. Ils n'ont pas le droit de se reproduire.

Sascha allait lui expliquer cette anomalie juridique en termes simples quand il réalisa qu'elle comprenait parfaitement. Elle avait une maturité bien en avance sur son âge, et elle était bien adaptée aux dures réalités de la vie dans un Linéaire. Ce n'était pas une romantique comme Carmen.

— Mais ils ne méritent pas les métiers que Yassim a en tête.

Sascha perçut un éclair de terreur, suivi du durcissement des yeux et d'une flambée de haine.

— Tu n'aimes pas Yassim, toi non plus.

De nouveau, elle haussa les épaules avec indifférence.

— Est-ce que par hasard tu accepterais de m'aider à le mettre hors circuit ?

Elle était méfiante depuis le début, mais là, Sascha eut l'impression qu'elle se repliait sur elle-même.

— Tu n'es pas de la police. Pourquoi tu voudrais l'arrêter?

— Je ne suis pas moi-même de la police, mais j'y ai des relations. Surtout contre un homme comme Yassim.

Tirla émit un petit grognement dédaigneux.

— Un homme comme Yassim achète les flics chaque fois qu'ils l'arrêtent. Il a des amis puissants. La police ne peut rien contre lui.

— Tu le regrettes ?

— Il y aura toujours des hommes comme Yassim, mais je pourrais me passer de lui, c'est sûr.

A ce moment, Sascha aurait donné gros pour pouvoir lire son esprit, pour creuser ce qu'il y avait sous cette réplique. Tirla était beaucoup plus complexe qu'ils ne l'avaient cru au premier abord. Elle était assise devant lui, jambes croisées, parfaitement à son aise, vigilante — et marchandant avec lui exactement comme si elle pouvait se lever et partir n'importe quand.

— Moi aussi, je veux me débarrasser de Yassim, Tirla. Est-ce que tu m'aideras ?

Une ombre de sourire toucha ses yeux et sa bouche.

— Qu'est-ce qu'il y aura pour moi ?

De surprise, Carmen en eut le souffle coupé. Sascha lui envoya des pensées apaisantes, la conjurant de le laisser diriger les opérations à sa guise. Il fit claquer ses doigts et déploya une liasse de beaux flotteurs tout neufs.

— Comment tu as fait? dit-elle, les yeux dilatés d'étonnement et d'indignation.

Sascha ne faisait pas souvent appel à ses capacités kinétiques, mais ce tour était toujours efficace.

— Tu m'aides maintenant — et il faut faire vite avant que Yassim s'aperçoive que les oiseaux se sont envolés — et ces flotteurs sont à toi.

Elle lorgna les billets et se gratta discrètement les côtes. Sascha sourit à part lui, sachant qu'elle vérifiait si les crédits à blanchir étaient toujours là. Elle refléchit à la proposition avec toute la solennité d'un analyste financier.

— Et il y a aussi la question de ta légalité, Tirla, ajouta-t-il avec bonté.

Boris le pressa mentalement. Allons, frangin, nous n'avons pas de temps à perdre à faire joujou.

Au contraire, nous avons tout le temps qu'il faudra, frangin. Nous avons affaire à une personnalité forte et complexe. Je ne veux pas la bousculer.

A ton aise.

Les yeux brillants, Tirla lui fit un grand sourire.

— Je suis le seul enfant de ma mère.

— Mais pas celui qu'elle a légalement déclaré.

— Comment tu le sais ?

Sascha lui toucha les cheveux.

— C'est ta mèche qui nous l'a dit. Mais c'est un petit problème qui peut se régler rapidement.

Elle le regarda, étrécissant les yeux.

— Un petit problème ? dit-elle avec un rictus cynique. Tu dois être vraiment bien avec les flics.

Elle réfléchit, observant Carmen du coin de l'œil.

— Et je pourrai aussi garder les flotteurs ? demanda- t-elle d'un ton ingénu.

Sascha réprima un sourire. La légalité était la récompense la plus précieuse qu'il pouvait lui offrir, mais ses doigts la démangeaient toujours de s'emparer des flotteurs. Non qu'il lui eût proposé une grosse somme, mais elle était suffisante pour ses extra pendant plusieurs mois.

— Si nous passons à l'action — immédiatement ! dit- il, lui forçant un peu la main.

Elle cracha dans sa paume droite et la lui tendit. Sans hésiter, il conclut le marché par ce rituel archaïque. Elle avait une poignée de main étonnamment vigoureuse pour son squelette délicat. Le contact physique avec cette personnalité vibrante et perspicace fut pour lui comme une décharge électrique — une impression de précognition, trop vite évanouie pour qu'il puisse la préciser.

Boris en reçut le contre-choc. Qu'est-ce qu'elle t'a fait, Sascha?

Je ne sais pas au juste, frangin, mais il faudra la manier avec beaucoup, beaucoup de précautions. Dès le retour, je veux un bracelet d'identité spécial pour Tirla. Tu m'entends ?

Entendre, c'est obéir !

Le ton mental de Boris était facétieux, mais Sascha fut soulagé qu'il accepte.

J'exécuterai ma part du marché, mais je veux que cette sauvageonne soit sous notre contrôle.

Le marché conclu, Tirla se leva avec une grâce féline et, rejetant la tête en arrière, évalua Sascha d'un regard approbateur.

— Alors, comment mettre Yassim hors circuit ?

— Tu peux m'amener à l'endroit où il gardait les enfants ?

Elle hocha la tête, et il reprit :

— Il faudra maquiller la scène, pour faire croire à Yassim que les enfants se sont évadés tout seuls.

Tirla eut un grognement méprisant.

— Il a fallu que je leur fasse peur pour qu'ils me suivent. Les choses que j'ai été forcée de leur raconter ! Mais tout était vrai

— Comment Yassim pourrait-il savoir qu'ils étaient tous soumis ? Il faut seulement qu'ils aient l'air de s'être échappés. Un garde aurait pu mal refermer derrière lui.

Cela la fit réfléchir.

— Oui, ça aurait pu se faire. On venait de leur apporter à manger.

Elle lui lança un regard madré.

— Tu vas être obligé de ramper.

Cela semblait l'amuser.

— Dans ce tunnel ?

Elle hocha la tête, puis regarda par-dessus son épaule, trahissant quelque appréhension pour la première fois.

— Qu'est-ce que tu vas faire des enfants ?

— Ils peuvent dormir jusqu'à notre retour, répondit- il. Maintenant, il faut y aller.

Elle remonta le tunnel devant lui, et il fut effectivement obligé de se baisser pour avancer, se demandant comment elle avait fait tout à l'heure, quand il vit le petit cercle de lumière guidant leurs pas. Elle eut la courtoisie de ne pas aller trop vite pour qu'il puisse la suivre, et il eut tout le temps pour réfléchir — elle n'avait peut-être pas une once de télempathie, ou peut-être était-elle trop méfiante pour abaisser les barrières mentales qui l'avaient si bien protégée tout au long de sa jeune vie, mais elle avait un Don important, c'était incontestable.

Elle s'arrêta au bout du tunnel et se tourna vers lui.

— Tu ne passerais pas comme moi par le conduit d'aération, mais si tu sais ouvrir cette porte d'inspection, c'est une façon plus facile d'arriver à la prison.

Sascha prit le brouilleur pendu à sa ceinture et décoda la porte, qu'il poussa avec précaution, entendant Tirla retenir son souffle, et il prêta l'oreille — à un niveau différent de Tirla, à genoux sur le seuil. Le niveau et la complexité des bruits étaient normaux pour une grande usine automatisée. Il ne sentit aucune présence humaine, mais ce fut Tirla qui se glissa la première dans l'ouverture. Puis il ouvrit un peu plus pour pouvoir entrer à son tour et referma soigneusement derrière lui.

Bien que l'espace industriel ne fût que parcimonieusement éclairé par les feux verts des machines, Tirla avança sans hésitation. Sascha serait passé sans y faire attention devant la fausse paroi, mais Tirla se dirigea droit dessus, et braqua le rayon de sa lampe sur le mécanisme de fermeture, jetant un regard interrogateur à Sascha.

— Electronique, j'espère? murmura-t-il, et elle hocha la tête.

Il brouilla le circuit, et la porte s'ouvrit sur la salle déserte, les lits renversés, et la table aux papiers gras vides. Elle tira la porte derrière eux, désapprouvant son imprudence du regard.

— Comment les as-tu fait sortir? demanda-t-il.

Elle montra du doigt la grille noire du plafond.

— Beau travail.

Il redressa les lits et les remit à leur place, en profitant pour coller un minuscule appareil sur le mur derrière. Puis il examina les lieux. Il percevait bien des choses mauvaises, pas toutes tangibles.

— Il faut que ce soit toi qui inventes le plan d'évasion. Pour donner l'impression qu'ils se sont échappés tout seuls.

Elle eut un rictus de dérision.

— Il n'y en a aucun qui serait parti !

— Je sais, mais il faut donner à Yassim l'impression qu'ils l'ont fait.

Les yeux mi-clos, Tirla réfléchit au problème. Sascha attendit patiemment, regrettant de ne pas être dans son esprit pour suivre son raisonnement.

— Bon, dit-elle enfin, se dirigeant vers un coin de la salle où des vêtements étaient jetés en tas.

Elle en déchira plusieurs, trouvant habilement l'endroit de l'ourlet ou de la couture qui céderait facilement.

— Ils se seront battus...

Elle tira les matelas de deux couchettes du bas et les couvertures souillées des couchettes supérieures. Elle retourna prendre une chemise dans un coin qu'elle remplit de papiers gras et de restes du repas avant de renverser la table de fortune d'un coup de pied.

— Maintenant, nous ouvrons la porte, juste assez pour laisser passer les gosses, et on laisse des traces. Sors, je refermerai juste un peu. Maintenant, tu jettes des restes jusqu'à ce mur. Puis en cercle. Moi, je vais par là. Je te retrouve à la porte de la maintenance.

Il fit ce qu'elle lui disait, et la retrouva à l'endroit convenu dans le tintamarre de l'usine automatisée.

— On referme? dit Sascha, lui tenant la porte entrouverte.

— Oui.

— Mais comment Yassim saura-t-il par où ils sont sortis ?

— Ils ne sont plus là, d'accord ? La porte de la cage est ouverte.

Sascha la vit hausser les épaules, et sentit plus qu'il n'aperçut son sourire malicieux.

— Pourquoi lui faciliter les choses ?

Le temps qu'ils reviennent au quai de chargement, les muscles de Sascha protestaient hautement. L'équipe avait mit les enfants dans les voitures et le quai était plein de marchandises à charger.

— Bien joué, Sascha, lui dit le chef de l'équipe. Un train de marchandises passera dans deux minutes, et nous sommes censés ne pas perturber le service.

Tirla tira impérieusement Sascha par la manche.

— Mes flotteurs.

Il les lui passa d'une main, et, de l'autre, la saisit par le poignet.

— Pas de bêtises maintenant. Nous avons des tas d'affaires à traiter ensemble. Nous en discuterons au G.

Sascha ne savait pas si elle s'était laissé capturer par surprise ou si elle coopérait volontairement. Mais elle entra dans la voiture devant lui, qui craignait de lui briser ses os fragiles de sa poigne vigoureuse.

Vas-y ! ordonna-t-il au conducteur, et le choc du démarrage le précipita contre le mur capitonné du fond.

— Tu nous emmènes tous au G? demanda-t-elle avec naturel.

— C'est bien ce que tu voulais, non ? Ramener tous les gosses au G ?

— J'ai respecté notre marché, dit-elle, légèrement hostile.

— Moi aussi. On retourne au G. Puis on conclura un autre marché.

Elle garda longtemps le silence, réfléchissant à cette proposition.