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Le garçon battit trois fois des paupières, et, sur l'écran du plafond, la chaîne changea de nouveau. Encore un vieux film qu'il avait déjà vu assez souvent pour en mémoriser tous les bons passages. Il cligna de nouveau les yeux pour changer de chaîne, et réalisa alors qu'il avait passé assez de chaînes en revue pour être sûr que rien n'était digne de retenir son attention — pas même un programme éducatif qu'il ne connaissait pas. Pendant ses premières semaines d'hôpital, il s'était beaucoup amusé à regarder les tri-d à longueur de nuits. Cela l'avait distrait de... des choses... après la cessation de ses migraines. Parfois, elles lui manquaient presque, parce qu'elles lui donnaient au moins une sensation corporelle.

Il soupira. Il y avait une chose qu'il pouvait faire, se rappela-t-il, penser positivement, comme Sue, la thérapeute, lui avait dit de le faire. Il ne comprenait pas grand-chose à ce qu'elle lui disait, par exemple qu'il devait s'imaginer en train de marcher et de courir, réfléchir très fort à la façon dont il bougeait — avant de courir le long de cette ruine qui s'était écroulée sur lui.Pourquoi? Cette question lancinante lui coupait le souffle. Il croyait qu'il avait cessé de penser à ça. Se demander « pourquoi ? » était incontestablement négatif et le déprimait toujours terriblement. Pourquoi ce mur s'était-il écroulé juste au moment où lui, Peter Reidinger, courait devant? Avait-il délogé du pied une pierre qui avait causé l'écroulement? L'un des garçons qui le poursuivaient avait-il lancé un caillou contre le mur? Pourquoi, puisqu'il était là depuis cinquante ou cent ans, pourquoi avait-il choisi cet instant pour s'effondrer? Trois secondes plus tard, il aurait été en sécurité — à la fois loin de l'effondrement et des garçons qui le pourchassaient. Et d'ailleurs, pourquoi était-il entré dans le périmètre interdit? Au bout de la ruelle, il avait eu le choix : passer par-dessus le mur, seulement, il lui semblait très haut et il n'y avait personne pour lui faire la courte échelle; à droite, mais ça le ramenait sur le territoire des Chats de Gouttière et l'exposait à une embuscade éventuelle ; à gauche, courant en tous sens au milieu des ruines, et les obligeant à se demander où il passerait. Pourquoi?

Négatif! Négatif! Peter contracta tous les muscles de son visage en une horrible grimace, puis les détendit un par un. Ensuite, il sourit, étirant volontairement et consciemment ses lèvres, relevant les coins de sa bouche jusqu'au moment où ses joues se soulevèrent, son menton s'abaissa et ses lèvres s'entrouvrirent sur ses dents ; dirigeant volontairement les impulsions nerveuses de son visage pour changer le système limbique. Comme Sue le lui avait enseigné, il tira de son esprit son meilleur souvenir : son onzième anniversaire, quand son père était venu en permission de la plate-forme spatiale à temps pour la fête.

Plantant fermement ce souvenir devant son « pourquoi ? » Peter rechercha tous les détails de cet heureux jour, jusqu'au moment où il put revivre toute la scène, depuis le moment où le carillon de la porte avait annoncé l'arrivée de son père, jusqu'à celui où Papa l'avait bordé dans sa couchette. Il en était arrivé au point où il pouvait même sentir la main de son père sur son front.

Encore heureux que Papa l'ait touché au front — l'un des seuls endroits de son corps encore sensible. De nouveau, Peter soupira et sentit le contact paternel. Puis il ferma les yeux et « entendit » son père quitter la chambre, « entendit » les voix étouffées de ses parents qui parlaient et riaient. Il poussa un profond soupir.

Il avait de la chance. Maintenant, il pouvait respirer sans appareil. Sue avait été très fière de lui quand il avait retrouvé ce réflexe automatique. Il remplit ses poumons, sachant que sa poitrine se soulevait, que son diaphragme se contractait. Il sentait l'air dans sa trachée-artère. Il retint son souffle jusqu'au moment où il eut des taches lumineuses devant les yeux, puis il expira.

Immédiatement, il entendit les pas de l'infirmière de service. Miz Allen n'aimait pas être dérangée, surtout quand il savait qu'ils avaient un cas critique en Salle 12. Il compta dix pas, puis il vit son visage au-dessus de lui, ses yeux dans les siens. Ensuite, elle porta son regard sur la panneau mural affichant les courbes transmises par ses moniteurs.

Pourquoi y a-t-il eu une fluctuation respiratoire, Peter?

Euh, je faisais juste mes exercices de respiration.

Ce n'est pas vrai.

Miz Allen le foudroya un instant, puis son long visage se détendit. Elle posa une main légère sur son front, et d'un doigt, lui caressa la joue.

Tu t'amusais. Ne t'amuses pas avec ta respiration, Peter. Ton cerveau a besoin d'oxygène. Et il a aussi besoin de sommeil. Il est quatre heures et quart. Tu devrais dormir. Tu sais comment te relaxer, Peter. Fais tes exercices progressifs. Là, tu es sage maintenant.

Tous deux entendirent les gémissements soudains de la brûlée, de l'autre côté de la salle circulaire.

Miz Allen et son sourire réprobateur disparurent, et Peter compta ses pas, vingt et un, jusqu'au lit de la brûlée. Puis il compta jusqu'à trente, et les gémissements cessèrent. Ils savaient que les brûlures faisaient mal. Il aurait voulu sentir quelque chose, même des brûlures !

Il concentra immédiatement son attention sur les seuls exercices progressifs qu'il pouvait faire : relaxation de tous les muscles du visage, de la tête et du cou. Il ne pouvait pas bouger la tête, mais il avait encore des perceptions dans le cou. Il atteignit la décontraction totale, et il pensa avec intensité à son jardin secret, sentant l'herbe sous ses pieds, entendant le bruissement des feuilles agitées par le vent, respirant les parfums du jardin, regardant le ciel au-dessus de lui, le ciel qui lui tiédissait le dos. De nouveau, il se mit à flotter. Il avait l'impression de dériver vers le haut, hors du corps inerte allongé sur son coussin d'air, étonné et contrarié de tous les fils et les tubes branchés sur lui et qu'il ne sentait jamais.

Le jardin de ses rêves était à des miles de Jerhattan. Il faisait partie d'une ferme de vacances où ses parents l'avaient emmené quand il avait huit ans. Pour quelqu'un d'élevé dans le Jerhattan Linéaire, constamment entouré du bruit et de l'odeur des gens et des machines de maintenance, il s'était extasié devant la ferme. Peter savait qu'il y avait de petites ceintures de verdure dans le complexe de Jerhattan; il en avait visité plusieurs, essayant de revivre ces vacances, mais aucune n'avait suscité en lui la même réaction, car elles étaient trop petites et surpeuplées pour y échapper au bruit éternel de la ville.

Mais il avait quand même trouvé un endroit où il pouvait flotter quand il atteignait le degré de relaxation désiré. Il y avait de l'herbe et des arbres, à peine visibles dans la grisaille de l'aube. Et il était étrangement attiré par d'autres liens inexplicables, comme des volutes de pensées qui l'encourageaient à s'attarder. Une, en particulier, l'intriguait, et il s'en approcha autant qu'il l'osa, hypnotisé par une impression de familiarité tranquille.

Tout d'un coup, il fut presque aveuglé par de puissantes lumières qui inondèrent la scène. Il eut un instant de terreur. Il ne put réprimer un hurlement, l'étouffant seulement quand il entendit les pas de Miz Allen. Il n'ouvrit pas les yeux tant qu'il ne sentit pas sa main sur son front et sut qu'il était en sécurité dans le Lit 7 de la Salle 12.

Qu'est-ce qu'il y a, Peter?

Miz Allen savait toujours quand un malade truquait, et elle ne tolérait pas les fausses alarmes. Ses yeux se portèrent sur le panneau mural.

Mauvais rêve ?

Oui, mauvais rêve.

Malgré lui, sa voix trembla, et le visage de Miz Allen s'adoucit.

Oui, ton niveau d'endorphines a brusquement augmenté. Je crois que tu devrais dormir.

Peter hocha la tête, soulagé de cette décision.

J'ai un VMR demain..., commença-t-il, mais le sommeil l'avait déjà terrassé.

 

— Tu lui as fait peur et il a fui ! s'écria Rhyssa, accusant Ragnar, et fulminant parce que quelqu'un avait truqué son casque pour alerter les forces de sécurité si ses ondes mentales affichaient un pic pendant la nuit.

Les lumières du parc s'étaient brusquement allumées. Quelques instants plus tard, elle entendit les vrombissements des aircars et des détonations partant dans tous les sens. Sascha ! rugit-elle. Il était le seul à avoir pouvoir de surveillance sur elle !

Sascha : Nous attraperons ce gredin !

Pas comme ça ! Rhyssa fit appel à toute sa maîtrise pour dissiper sa rage. Sascha avait excédé son autorité — et même les bornes de l'amitié.

Sascha : Ce n'est pas vrai!

Elle exhala profondément, sachant qu'elle tremblait encore de colère. Elle expulsa l'air jusqu'à ses orteils, continuant à exercer une pression descendante, rafer- missant le ventre. Il n'y avait PAS menace!

Il y avait intrusion ! Il rompit brièvement le contact mental pour répondre à quelque autre stimulus. C'est sacrément bizarre, reprit-il bientôt. Il n'y avait pas intrusion. Pas intrusion physique. Aucun clignotant ne s'est allumé sur les écrans. Et rien — écoute bien — rien dans notre espace aérien.

Un émergent! transmit Rhyssa avec satisfaction. Enfin, si la peur que tu lui as faite ne lui a pas fait perdre son don !

Elle diffusa une image d'elle-même, se tournant sur le ventre, resserrant autour d'elle son duvet à imprimé pastel et se fourrant l'oreiller assorti sur la tête — ce qu'elle fit en effet.

— Un émergent qui vient d'où ?

Telle était la question qui circula dans la Salle de Contrôle.

— Qui est éveillé à quatre heures du matin? demanda Sascha.

— Je vais faire une courbe de probabilités, proposa Madlyn. Eliminant les travailleurs de nuit.

— Pourquoi les éliminer? demanda Budworth.

— S'ils travaillent, ils n'ont pas la tête à faire une EHC répliqua-t-elle.

— Et qui a dit qu'il s'agissait d'une expérience-hors- du-corps? demanda Sascha, se tournant vers Madlyn, étonné.

— Qu'est-ce que ce pourrait être d'autre ?

Sascha eut un grand sourire.

— C'est que tu pourrais très bien avoir raison, Madlyn, et c'est tellement évident que je me demande pourquoi personne n'y a pensé plus tôt. D'accord, qui pourrait faire une EHC ?

Question purement rhétorique dont il avait déjà la réponse.

— Quelqu'un qui n'aime pas le corps dans lequel il est enfermé, répliqua-t-elle.

— Mais pour faire une EHC, il faut être un Doué, dit Budworth, et ils sont tous enregistrés et ont mieux à faire.

Si ils sont enregistrés, remarqua Sascha.

— Je vois ce que tu veux dire. Je vais passer tous les nouveaux en revue.

— Parfait. Contrôle les hôpitaux.

Madlyn émit un grognement.

— Tu connais tous les hôpitaux de Jerhattan ?

— Pas intimement, reprit Sascha avec un grand sourire, pointant l'index sur elle. Considère ça comme un problème faisant partie de ton entraînement. Insiste sur les paralytiques, les pré-ados, les insomniaques...

— Pourquoi soupçonner les ados? demanda Madlyn, hérissée.

— Ils n'auront pas encore été testés pour découvrir un Don éventuel. Bref, ajouta Sascha, conciliant, essaye toute personne confrontée à un manque soudain de mobilité. Et si j'étais toi, j'y ajouterais les prisons.

Il sourit au gémissement de Madlyn.

— L'un des plus célèbres dans cette spécialité était un détenu cherchant à échapper à un gardien sadique.

Les yeux de Madlyn se dilatèrent.

— Le Centre peut faire libérer des détenus ?

Budworth gloussa.

— Tu as oublié ton histoire du Centre ? Ses premiers pensionnaires étaient des marginaux, trouvés dans les prisons et les services psychiatriques...

Il lança un regard malicieux à Sascha et poursuivit :

— ... et toutes sortes d'individus asociaux et/ou excentriques.

— Si mon frère était là... dit Sascha, le menaçant plaisamment de l'index.

— Hah ! grogna Budworth avec dédain. Je n'ai pas peur de ton frère, même si c'est le haut et puissant Chef de la Police.

— Moi, j'aurais peur à ta place, répliqua Sascha. Ce qui me rappelle que je suis en retard pour son rendez- vous. Démarre le programme de vérification dans les hôpitaux et les prisons. Et ajoute aussi les services psychiatriques, mon vieux. Merci de me l'avoir rappelé.

— Hah ! dit Madlyn à Budworth comme Sascha quittait la Salle de Contrôle.

 

— Comment peut-il y avoir autant d'enfants illégaux dans les Résidentiels? demanda l'Administratrice Générale de Jerhattan, Teresa Aiello, à Harv Dunster, Chef des Services de la Santé Publique. Vos services sont censés ligaturer les femmes après la deuxième grossesse.

Le visage anguleux de Harv s'assombrit.

— Seulement si nous les accouchons. Vous savez que certains groupes ethniques refusent encore de pratiquer la contraception. Tant que nous n'aurons pas le droit de mettre des drogues anticonceptionnelles dans les rations de survie, il y aura des naissances non déclarées — et un trafic ininterrompu d'adolescents destinés à la prostitution et aux travaux forcés dans les usines clandestines. Et ceux qui ont des organes sains et les facteurs sanguins appropriés seront réservés aux riches en vue de transplantations d'organes.

Il montra du geste les fax sur le bureau de Teresa Aiello.

— Et assassinés une fois devenus inutiles, ajouta Boris Roznine, Chef de la Police. Pourtant, même les enfants illégaux ont des droits civiques, termina-t-il, regardant les fax du coin de l'œil.

Teresa baissa les yeux par inadvertance. Ce n'était pas une sentimentale, mais elle avait une fille de dix ans, et le fax des petits cadavres boursouflés découverts flottant au large de Long Island était de nature à émouvoir les plus insensibles. Elle détourna les yeux. Le légiste avait dit que le plus vieux avait douze ans, le plus jeune, cinq.

Boris Roznine l'avait prévenue immédiatement après cette macabre découverte. L'atmosphère de Jerhattan était toujours volatile devant de telles nouvelles, et Teresa avait convoqué une réunion extraordinaire de ses commissaires pour se préparer à des émeutes possibles si des fuites permettaient aux médias d'avoir vent de l'affaire. Le frère jumeau de Boris, Sascha, était attendu, avec les suggestions du Centre de Parapsychologie. Pour assurer la sécurité maximum à leurs délibérations, ils étaient réunis à la Tour, dans le bureau ultra-protégé de l'Administrateur Général.

— Ah ! fit Boris, interrompant ce que Teresa allait dire et touchant légèrement sa tempe de sa main droite, indiquant qu'il recevait un message télépathique. Identification positive de l'un des cadavres, la petite Wad- dell, kidnappée il y a six semaines...

Teresa grimaça et gémit. Elle connaissait bien les Waddell, des cadres supérieurs; l'enfant, très intelligente et extrêmement jolie, était une camarade de classe de sa fille. Teresa avait donné top priorité à l'enlèvement, demandant officiellement à Rhyssa Owen de mettre ses meilleurs trouveurs sur l'affaire.

— Deux sont des fugueurs, portés disparus il y a deux mois. Pour les autres...

Roznine haussa les épaules, regardant le Chef de la Santé Publique.

— Pour les autres, le labo n'a pu faire mieux que déterminer leurs génotypes, et ils sont de toutes sortes.

Chaque citoyen de la Fédération Mondiale avait le droit d'avoir un enfant pour le remplacer — pourvu qu'il ne soit pas porteur des gênes récessifs interdits. Un parent, un enfant. Deux parents, deux enfants. Ce Contrôle des Naissances était très strictement appliqué, et ne se relâcherait que lorsque les nouveaux mondes habitables, identifiés mais encore hors de portée, pourraient être colonisés, atténuant ainsi les pressions causées par la surpopulation. Mais les Lois sur la Propagation étaient plus faciles à appliquer dans les communautés rurales que dans les immenses terriers humains des villes comme Jerhattan, dont la population dépassait les trente millions.

Teresa se tourna vers le Chef de la Police.

— Vous n'avez pas abandonné les vérifications impromptues, Boris?

— Diable, non, mais nous n'arrivons pas encore à repérer les débuts de grossesse malgré tous nos efforts. Si j'avais assez de personnel pour organiser des fouilles simultanées à tous les niveaux, nous en attraperions davantage, dit-il, ramenant ses mains l'une contre l'autre, comme refermant un filet.

Il eut une ombre de sourire et reprit.

— Nous avons fait de bonnes prises aux Résidentiels, six semaines après la grande panne d'électricité, mais c'était un coup unique.

Puis il ouvrit les mains, l'air résigné comme Dunster.

— Vous connaissez notre situation. Nous parvenons à éviter la plupart des troubles — si nous travaillons tous en accord. Nous n'avons pas besoin d'autres cadavres.

— Ceux qui ignorent les contrôles légaux, dit Harv, l'air abattu, sont exactement ceux que les programmes d'information et d'hygiène n'atteignent pas — dans aucune langue.

Teresa fit la grimace.

— Ainsi, nous n'avons aucune indication sur l'origine des autres pauvres gosses ?

Roznine secoua la tête.

— Lors de la dernière trouvaille macabre, qui remonte à environ trois mois, il n'y avait que quatre types ethniques reconnaissables, dit sombrement Harv Dunster. Des Levantins-Libanais et Arabes. Deux avaient la maladie de Tay-Sachs, dix avaient la peau noire, et un était porteur du virus HIV — ce qui est peut-être la raison pour laquelle tous ont été... éliminés.

Le médecin poussa un profond soupir.

— Il est possible que le labo trouve aussi des séropositifs parmi les derniers...

— Epargnez-moi, Harv, dit fermement Teresa, appelant le plan de Jerhattan sur son écran. La Santé Publique vient de faire des rafles dans les Résidentiels. Nous n'avons pas les fonds nécessaires pour en faire d'autres. Où les corps ont-ils été trouvés, exactement ? dit-elle, attendant la réponse, les doigts posés sur les touches de son terminal.

— Ils ont été portés par le courant près de Glen Cove, non loin des ruches résidentielles les plus luxueuses bordant le détroit.

— Formidable ! dit Teresa, dissipant sa frustration dans ce sarcasme. Pas d'Incident signalé? demanda- t-elle à Boris, bien que, dans l'affirmative, il eût été noté dans le rapport initial.

— La tempête, oui. Les épaves, non.

— Votre frère ne devrait-il pas être là ?

Teresa fronça les sourcils en considérant la pendule qui égrenait les secondes dans un coin de l'écran principal.

— Nous avons besoin de tous les concours que nous pourrons trouver.

Les yeux bleus de Boris s'immobilisèrent un instant quand son esprit s'unit à celui de son frère.

— Les embouteillages se réduisent, mais il dit...

Soudain, sa voix se fit plus grave, le Don particulier aux deux frères leur permettant de s'exprimer par la voix l'un de l'autre.

— ... Ecoutez, je ne veux pas perdre de temps — du vôtre et du mien. Ces meurtres dépassent en importance la perte de trente jeunes. Oubliez le facteur HIV — il n'a aucune importance en cette affaire. Ils ont été éliminés parce que nous étions sur leur piste — mais pas assez près, pas assez tôt. Teresa, Carmen est en mission de recherche depuis que vous nous avez confié le dossier de l'enlèvement Waddell. Elle a perçu une ou deux réactions de terreur, mais il n'y avait jamais assez de lumière pour les localiser. Sauf qu'elle a l'impression qu'il y avait de l'eau dans le voisinage.

La large bouche de Boris frémit, reflétant le chagrin de son frère.

— La plupart de ces enfants devaient forcément être des illégaux. Nous savons tous que ce groupe de pédérastes est actif et bien approvisionné — malgré les efforts internationaux pour mettre fin à ce genre de trafic. Nous savons que des gosses sont achetés comme main-d'œuvre bon marché, et expédiés Dieu sait où. Et que certains sont aussi conservés comme donneurs d'organes éventuels.

« Nous ne sommes pas restés oisifs, continua la voix de Sascha. En fait, cette découverte pourrait être la percée que nous attendions. Nous nous sommes trop rapprochés d'eux. J'aimerais bien savoir...

Sur quoi, la porte du bureau de Teresa s'ouvrit, et Sascha Roznine entra, souriant à chacun. Serrant amicalement l'épaule de son frère, il poursuivit :

— ... à quel endroit nous nous sommes tellement rapprochés. Nous travaillons à le déterminer, et, avec votre assistance, Teresa et Harv, je crois que nous avons maintenant un appât à jeter à ces requins.

Son sourire s'adressait à tous les assistants, mais il regarda son frère, penchant la tête et lui faisant un clin d'œil.

Lentement, à mesure qu'il lisait les pensées de Sascha, le visage de Boris s'éclaira d'un sourire.

— On pourrait marquer tous les enfants enrôlés dans les programmes scolaires avec les Fils radioactifs. Cela pourrait marcher! Cette fois, nous pourrions même, peut-être, arrêter ces canailles de voleurs d'enfants.

Boris se pencha sur la table.

— Vous connaissez tous les filaments restrictifs récemment inventés? Parfois, ceux à qui nous les appliquons s'enfuient avant qu'on ait pu les fixer. On a fait une seconde application avec une formule légèrement différente, et maintenant, les filaments modifiés peuvent être suivis à la trace pendant six mois. Il y a encore certaines anomalies à résoudre, mais cela vaudrait la peine de marquer tous les enfants du groupe vulnérable.

— Vous voulez dire, de ce côté du fleuve?

Teresa embrassa du geste le vaste panorama visible

de son bureau, ruches, cônes et tours de luxe clairement visibles dans le soleil matinal.

— Mais, statistiquement, ce sont les illégaux des Linéaires Résidentiels qui sont le plus en danger.

— Si nous pouvions atteindre les gosses des Linéaires pour les marquer, nous n'aurions plus de problème, dit Boris, ouvrant les mains avec résignation. En attendant, nous allons marquer autant de gosses que possible des deux côtés du fleuve. Et espérer.

— Espérer ? demanda doucement Sascha.

 

Rhyssa! Elle reconnut le contact mental de John Greene, le garde du corps Doué du Ministre de l'Espace, Vernon Altenbach.

Nous avons des problèmes? demanda-t-elle.

Ma petite, tu mérites tous les casse-tête administratifs si tu arrives à trouver ça simplement en m'entendant prononcer ton nom.

Pas besoin de précog, JG, parce que tu ne me déranges jamais à moins de magouilles politiques. Qu'est-ce que c'est, cette fois ?

Un projet de Loi pour mobiliser les Doués dans n'importe quel poste où. le gouvernement aura besoin d'eux !

Oh non! Encore! répondit Rhyssa, mi-amusée, mi- irritée.

Dans le passé, les agences gouvernementales avaient fait des tentatives concertées pour restreindre la liberté de choix originellement accordée aux Doués. Liberté accordée avant que le gouvernement se soit mis à apprécier et employer les Doués — et tentatives postérieures à l'époque où Daffyd op Owen, son illustre grand-père, soutenu par le Sénateur Joël Andres, avait combattu afin d'obtenir l'immunité juridique pour les Doués dans l'exercice de leurs fonctions.

Immunité particulièrement vitale pour les précogs, car, ayant prévu des désastres évités grâce à leurs prédictions, ils s'étaient vu en butte à des procès longs et dispendieux. Depuis lors, il y avait eu de nombreuses tentatives, allant des ridicules aux mortellement sérieuses, pour réglementer ou restreindre tous les Dons à des usages militaires, gouvernementaux ou commerciaux.

Mais les Doués étaient toujours parvenus, légalement et sans avoir indiscrètement recours à leurs capacités spécifiques, à circonvenir ces tentatives. Bien des Doués avaient volontairement sacrifié certaines libertés personnelles pour servir dans le secteur public, certains toute leur vie, pour préserver les droits de leurs pairs à choisir. C'est ce qu'avaient fait les parents de Rhyssa pour lui donner l'opportunité d'atteindre la situation qu'elle occupait actuellement.

Encore, et ce n'est pas drôle, Rhyssa, poursuivit Johnny Greene. L'espace est pris à la gorge. La plateforme doit être terminée dans les délais avant que le poids du surpeuplement ne devienne encore plus ingouvernable qu'il ne l'est déjà.

Alors Ludmilla a intrigué ?

Elle a obtenu des alliés puissants, et Vernon subit des pressions fantastiques. Je suis la plus puissante des voix de Washington / Luxembourg, et c'est pourquoi c'est moi qui te contacte, au nom de tous les empathes. On nous a exclus de beaucoup trop de réunions où nous aurions dû assister — et auxquelles ont participé certains des Muets Mentaux les plus hostiles aux Doués. Et quand je pense que c'est moi qui l'ai aidé à construire ses barrières contre les intrusions non-autorisées, j'en suis malade! Quel culot de me fermer son esprit!

L'une des professions les plus stratégiques ouvertes aux empathes était de « barricader » les esprits des personnalités de haut rang. Le terrorisme était toujours une réalité de la vie politique, et, bien que le problème des minorités et des personnes déplacées ait été partiellement résolu par les relogements en masse et la construction des Linéaires Résidentiels près de tous les grands centres urbains, et que le taux de crimes ait été sérieusement réduit, les empathes continuaient à être employés pour « barricader » les fonctionnaires qui pouvaient être la cible des fanatiques qui émergeaient encore de temps en temps.

A son ton mental, Rhyssa comprit que Johnny était ulcéré que Vernon Altenbach ait barricadé ses pensées contre son propre professeur, et d'autant plus que Johnny était aussi le meilleur ami de Vernon en même temps que son beau-frère. Officiellement, Johnny était Sous-Secrétaire d'Etat au Ministère de l'Espace. Avant cela, il était pilote tap — terre-à-plate-forme — avec vingt lancements réussis, jusqu'au vingt et unième qui l'avait fait rampant jusqu'à la fin de ses jours. Son Don avait sauvé son équipage de la mort, mais il avait lui- même perdu le bras et la jambe gauches. Malgré les prothèses dernier cri, une nouvelle carrière semblait s'imposer. Jusque-là, Johnny avait prévenu quatre tentatives d'enlèvement ou d'assassinat sur la personne du Ministre de l'Espace Altenbach.

Johnny : J'aurais dû participer à ces dernières réunions, mais je n'y étais pas.

Rhyssa : Ce qui signifie qu'on a discuté des Doués. Barchenka et Duoml désirent ardemment davantage de kinétiques sur la plate-forme. Je fais de mon mieux...

Johnny, d'un ton intransigeant : Quelqu'un a-t-il pensé à dire à Barchenka qu'elle est la principale raison pour laquelle les Doués ne veulent pas aller travailler là- haut?

Rhyssa : Lance Baden l'a fait. Il croit qu'elle pratique l'amnésie sélective. Et on ne peut même pas la remplacer, pas avec le dossier qu'elle a !

Johnny : Vernon a essayé! Mais elle est diablement compétente dans sa partie! C'est seulement par la manière qu'elle pêche! Je reste en contact, mais j'ai pensé que tu devais être prévenue.

Rhyssa : Nous n'avons eu aucune précog à ce sufét, Johnny.

Johnny : Je sais, je sais. C'est bien ce qui m'inquiète. Cette histoire pourrait bien être très, très importante, et même M allie n'en a pas eu vent!

Rhyssa : Alors c'est à l'évidence que la question se solutionnera avant d'atteindre le point critique.

Elle essaya de prendre un ton optimiste, alors même qu'un petit frisson d'appréhension lui parcourait l'échiné. Quelqu'un aurait dû sentir quelque chose ! Mallie Vaden était l'une des précogs les plus sensibles que le Centre eût jamais produit, et son manque de clairvoyance — si l'interprétation que donnait Johnny de la situation était correcte — était surprenant.

Je reste en contact, l'assura Johnny. Je vais même voir ce que pensent les fantômes. Tu sais comme ils aiment voir nos Doués se planter.

Je crois que j'opterai pour une attaque de front, dit Rhyssa. Ça permettrait peut-être d'activer quelques cellules cérébrales.

Alors, quand est-ce que je te verrai ? demanda Johnny d'un ton joyeux.

Aujourd'hui peut-être. Lis-moi l'emploi du temps de Vernon.

Johnny s'exécuta, et Rhyssa l'arrêta au déjeuner de travail.

On mange bien à ce restaurant. Je passerai à l'improviste.

 

Rhyssa avait toujours un petit choc quand elle rencontrait Johnny en chair et en os, car sa voix de ténor léger formait un contraste éclatant avec sa silhouette solide. De taille moyenne, il entretenait soigneusement sa forme, et personne n'aurait deviné ses infirmités à le voir marcher et manger. Un Don kinétique latent s'était révélé fort utile dans l'emploi de ses prothèses. Dès qu'il vit Rhyssa, il se leva de la table où il était assis avec le Ministre de l'Espace Vernon Altenbach, l'Ingénieur Souverain Ludmilla Barchenka, le Chef du Personnel de Padrugoi Per Duoml. Johnny l'accueillit d'un grand sourire, et ils échangèrent un baiser et un contact mental.

Aurais-tu osé cette élégance étourdissante si l'ardent Prince Phanibal avait été là ?

Les yeux verts mouchetés d'ambre de Johnny étince- laient de malice.

Rhyssa : Pourquoi cet odieux personnage ne retourne-t-il pas dans l'île du Pacifique qui lui a donné naissance pour s'occuper des plantations familiales ?

Johnny : Tout ce qu'il te faudrait, ce serait un beau et vigoureux cavalier pour lui faire peur. Pour le moment, ta venue embarrasse toute la bande, et ils n'ont pas encore dit un mot, ajouta-t-il, le tout dans la fraction de seconde qu'il leur fallut pour s'embrasser.

Rhyssa sourit à Altenbach, sincèrement contente de le voir, puis salua poliment de la tête la rébarbative Barchenka et l'impassible Per Duoml.

— Toutes les personnes que je désirais voir. Quand j'ai appris que vous étiez à Washington, Madame Barchenka, j'ai réalisé que je devais faire une apparition avant que les choses n'aillent trop loin.

— Je dois dire, Rhyssa, dit Altenbach, faisant signe au serveur d'approcher une chaise et de dresser un couvert pour son hôte inattendue, que vous ne pouvez pas perturber la procédure établie pour un lobby. Ce n'est pas une façon de jouer le jeu.

— Comme ce ne l'est pas d'agir derrière mon dos, dit Rhyssa en souriant pour adoucir la critique.

Elle se tourna vers Barchenka.

— Vous avez des délais à respecter. Ce que vous ne semblez pas comprendre, c'est que personne ne peut soumettre les Doués à des délais ou à des lobbies. Les kinétiques dont vous avez si désespérément besoin ne peuvent pas se matérialiser par magie pour vous aider à respecter vos délais. Les kinétiques ne sont pas assez nombreux. Le Don est un trait aléatoire et hautement individuel, et non un trait imposé. Personne ne peut donner d'ordres à un Doué et s'attendre à ce qu'il donne son maximum. Les diktats inhibent le Don aussi sûrement que le mal de mer inhibe l'appétit. Et il n'y a aucune législation au monde qui puisse enchaîner l'esprit.

— Il y a une législation qui va recruter les individus nécessaires au travail dont le monde entier a décidé l'exécution, dit Barchenka, le visage aussi intransigeant que les paroles. La plate-forme sera terminée dans les délais. Les kinétiques y participeront.

Rhyssa perçut une autre puissante émanation, de Per Duoml cette fois, qui acquiesça solennellement de la tête à la déclaration de Barchenka.

— Il y a des moyens, ajouta Barchenka, dévisageant froidement Rhyssa, de sa coiffure impeccable à sa robe haute couture en passant par son maquillage subtil.

— Légaux? demanda Rhyssa avec un petit sourire.

Le ministre s'éclaircit la gorge et tendit un menu à

Rhyssa.

— Je pense toujours qu'on peut sortir de ce... cette impasse... par des négociations qui satisferont toutes les parties.

Barchenka émit un monosyllabe incrédule, et reprit sa lecture du menu. Au bout de quelques secondes, elle le jeta sur la table.

— Je préférerais des rations nutritionnelles à ces...

Johnny Greene fit signe au maître d'hôtel, célèbre

par son flegme dans les situations les plus pénibles que pût produire Washington.

— D'Amato, l'Ingénieur Chef Barchenka désire l'autre menu.

D'amato fit claquer ses doigts, et un serveur apparut avec une petite carte qu'il présenta à Barchenka en grande pompe. Elle lui décocha un regard sardonique, un autre à Johnny, mais sembla ensuite agréablement surprise de retrouver les nourritures de la plate-forme.

— Numéros cinq, dix et vingt, avec du thé, dit-elle d'une voix encore tremblante de colère contenue.

Attention, Rhyssa! avertit Johnny. Elle est sûre et certaine qu'elle nous a amenés où elle veut nous avoir.

Simultanément, trois autres empathes dînant avec leurs protégés dans la même salle à manger, transmirent le même avertissement. Elle fut particulièrement contente de sentir le contact mental de Gordon Havers, le plus jeune juge jamais nommé à la Cour Suprême, et dont les compétences pourraient être extrêmement utiles.

Parfait ! Maintenant, que faut-il découvrir ? dit men- talement Rhyssa, tandis que, vocalement, elle commandait une soupe, une salade et des fruits. Gordie, aurais-tu le temps de parcourir rapidement quelques statuts obsolètes qui pourraient s'appliquer à cette urgence ?

J'ai travaillé jour et nuit avec mes assistants pour essayer d'en trouver un, répliqua Gordon Havers. Il n'y a rien dans notre constitution. Mais comme les Russes ont remporté le contrat pour Padrugoi, il y a peut-être quelque chose dans la section russe qui ferait notre affaire ! Leur système juridique est aussi compliqué que leur grammaire !

— Vous pouvez, naturellement, invoquer quelque provision oubliée mais toujours valide, pour mobiliser les Doués, remarqua Rhyssa, suave, guettant une réaction.

Barchenka et Duoml eurent l'air stupéfait.

En plein dans le mille! s'écria Gordie. Je vais me concentrer sur les lois spatiales russes.

— Mais, continua Rhyssa d'un ton conciliant, l'expérience a toujours prouvé qu'il était malavisé de forcer les Doués à travailler dans des domaines qui leur déplaisaient, sur le plan personnel ou professionnel, et dans des conditions répressives.

— Nous avons été beaucoup trop indulgents avec vos capricieux individus, dit Barchenka, se penchant sur la table avec colère. Nous ferons ceci, nous ne ferons pas cela, dit-elle, prenant un ton d'enfant gâté. On a fait beaucoup de concessions pour satisfaire aux fantaisies et aux caprices de vos Doués, et pourtant très peu d'entre eux se portent volontaires pour le projet mondial le plus important de toute l'histoire. Votre attitude est inacceptable.

— Je ne fais pas de l'obstruction, je me contente de protéger mes confrères, continua aimablement Rhyssa. Et je répète qu'il a toujours été malavisé de forcer les Doués à exécuter des tâches pour eux inacceptables et dans des conditions de vie répressives.

— Cela va changer ! Sera changé ! La plate-forme sera finie dans les délais ! dit Barchenka, élevant la voix à chaque phrase, tant et si bien que toutes les conversations cessèrent dans l'opulente salle à manger.

Elle repoussa sa chaise et, se levant d'un mouvement mieux fait pour l'apesanteur, chancela et dut se redresser avec circonspection. Elle écarta sa chaise d'un coup de pied.

— Je ne tolère pas l'insubordination !

Sur quoi, elle sortit en claquant les talons.

— Je faisais de mon mieux dans votre intérêt, dit Vernon Altenbach à Rhyssa, se levant d'un air résigné, un serveur attentif tirant sa chaise.

— Vous ne comprenez pas notre position, Directeur Owen, ajouta Per Duoml, sans faire un mouvement pour quitter la table. Nous sommes forcés de prendre des mesures déplaisantes pour éviter au monde des événements encore plus catastrophiques.

— Je vais voir si je peux la calmer, lui faire entendre raison, dit Vernon, faisant signe du geste à Johnny de rester. D'Amato, faites porter mon repas et le sien dans le salon privé.

— Croyez-vous sincèrement, Per Duoml, dit Rhyssa, se penchant vers lui à travers la table, que nous voulons nous soustraire à nos devoirs envers le monde ?

Il haussa les épaules, son esprit barricadé aussi impénétrable, pensa Rhyssa, que son refus à comprendre la nature des Dons.

— De l'avis général, ce... cette répugnance...met tout le projet de la plate-forme en péril.

— C'est Ludmilla Barchenka qui le met en péril, dit Rhyssa, avec plus d'emportement qu'elle n'aurait voulu.

Elle sourit vivement, dans l'espoir de réparer les dommages faits par sa franchise. Per Duoml n'était pas Doué, mais il était loin d'être bête.

— Ah ! Mon estimée collègue avait raison ! dit-il.

— Je ne fais pas de l'obstruction. Je protège mes spécialistes comme elle protège son projet.

C'est quand même elle la principale raison pour laquelle les Doués ne veulent pas travailler sur la plateforme, la rassura vivement Johnny. Et nous le savons tous!

— J'admire les capacités indiscutables de Barchenka en tant qu'ingénieur spatial. Je préférerais qu'elle me retourne le compliment professionnellement, dit aimablement Rhyssa. Cette soupe est excellente, Per Duoml. Dégustons-la tranquillement.

 

Ça y est! dit Gordie Havers à Rhyssa le lendemain, d'un ton absolument dépourvu de toute jubilation.

Tu veux dire que Barchenka peut effectivement mobiliser les Doués ? demanda Rhyssa, sentant son corps se paralyser d'horreur.

C'est ça ! J'ai étudié le statut — et il est russe. Datant de l'époque pré-glasnost ; et il aurait dû être abrogé depuis longtemps tant il est archaïque. Au bon vieux temps des Bolcheviks, c'était illégal — tu te rends compte, illégal ! — d'être chômeur. L'Etat était le seul employeur — pas l'employeur du dernier recours — mais le seul et unique employeur. Ergo, tout le monde travaillait. Conséquem- ment, le seul employeur dans un système qui déclare le chômage illégal peut faire ce qu'il juge nécessaire de sa main-d'œuvre. Légalement, cela donne le droit à Barchenka, selon la Charte Internationale de Padrugoi, d'enrôler de force n'importe quels techniciens, spécialistes ou ouvriers nécessaires à l'effort spatial — l'effort spatial étant russe d'après la loi originelle. Ce statut est toujours en vigueur, et, par des astuces juridiques, elle peut l'appliquer aux Doués. Nous pouvons le combattre, naturellement !

Et? s'enquit-elle.

Avec un avocat retors comme Lester Favelly, nous pourrions gagner. Mais le procès prendrait des années, et Barchenka pourrait prétendre qu'il serait la preuve de ce qu'elle avance, à savoir que les Doués font de l'obstruction à la Grande Oeuvre.

Il fit une pause significative et reprit :

Serait-il possible de lui donner juste assez de corde pour qu'elle se pende ?

Les Doués seraient horriblement malheureux et assez inefficaces.

C'est ce qui révoltait Rhyssa, avec son sens inné de la justice. Les Doués faisaient toujours de leur mieux, dans n'importe quelles circonstances. Suggérer qu'ils bâclaient leur ouvrage était contraire à toutes les règles des parapsychiques. Mais dans l'espace, épuisés par des horaires punitifs et des parasites statiques qu'ils ne pouvaient pas éviter, leurs performances en souffriraient inévitablement.

Exactement, dit Gordie. Demande aux autres directeurs. Il faut que tu aies l'air d'accepter l'inévitable.

La publicité que cela ferait aux Doués annulerait tous les avantages durement acquis au siècle dernier, dit Rhyssa avec désespoir.

Je sais. Mais si cela peut adoucir cette amère pilule, Rhyssa, Mallie Vaden ne voit rien de fâcheux dans l'avenir.

Dans quel camp est-elle? demanda Rhyssa avec amertume.

Le nôtre, naturellement, répondit vivement Gordie Ha vers. Par conséquent, nous devons donner notre accord et tout ira bien. Mais j'ai commencé une enquête qui nous donnera peut-être prise sur Barchenka. En attendant, consulte tout le monde, Rhyssa. Une action rapide pourrait faire tourner l'opinion publique en notre faveur.