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Certains des quatorze autres directeurs de Centres ne furent pas contents d'être réveillés au milieu de la nuit pour une conférence urgente, et il y eut des grommellements. Tous les Centres étaient théoriquement égaux, mais aucun directeur ne prenaient des décisions concernant tous les Doués sans d'abord consulter les autres, et Rhyssa — chargée des négociations pour le compte de tous les Doués parce que le siège administratif de Padrugoi se trouvait à Jerhattan — considérait qu'une conférence était nécessaire. Dès qu'ils furent tous là, elle exposa la situation.
Et à quels postes tout aussi stratégiques cette Russe pense-t-elle que nous allons enlever ces kinétiques ? s'enquit Lance Baden, Directeur du Centre d'Australie. Rhyssa s'étonnait toujours que sa voix mentale n'eût pas le moindre accent australien.
Nous lui avons envoyé tous ceux que nous avons pu, par la corruption ou le chantage. Certains restent là-haut par pure obstination, mais je n'ai plus que des leveurs de plumes et de petites graines.
J'ai dit et répété à Ludmilla Ivanova, dit Vsevolod Gebrowski, du bureau de Leningrad, de son ton le plus contrit, qu'il y a peu de kinétiques n'assurant pas déjà double ou triple tâche pour assurer les services essentiels en Russie. Croyez-moi, j'ai fait mon possible pour lui faire comprendre la situation pratique...Nous te croyons, Geb, nous te croyons, le rassura la pensée collective.
Quelle est la contribution imposée, Rhyssa ? demanda Miklos Horvath, directeur du Centre de la Côte Ouest.
Elle exige cent quarante-quatre kinétiques ! dit sombrement Rhyssa, relevant ses barrières mentales devant le tollé général. Le nombre des Doués enregistrés de chaque Centre était connu de tous, car des transferts faisaient constamment passer des Doués clés d'un Centre à un autre, selon les besoins.
Il se trouve que nous n'avons pas une grosse de kinétiques à notre disposition, dit avec colère le directeur du Brésil. J'ai passé six mois là-haut, dans le barrio le plus épouvantable que j'aie jamais vu. Bruit incessant ! Nourriture abominable — même les relations nutritives pourraient avoir des saveurs distinctes. Qu'est-ce qu'elle peut attendre de nous dans ces conditions ?
Si nous utilisons la clause discrétionnaire, nous pouvons prendre le nombre requis au commerce et à l'industrie, commença Max Perigeaux du grand Centre d'Europe de sa voix lente et pensive.
Ignorant les protestations...
Etant donné les circonstances, au moins nous ne serons pas passibles d'amendes...
Quelle consolation pour ceux forcés d'aller sur Padrugoi...
Eh bien, puisque le commerce et l'industrie ont voulu cette station — ils n'auront qu'à avaler des couleuvres comme nous tous...
Max continua, son discours dominant inexorablement tous les apartés... si nos hommes étaient au moins dans des endroits où nous pourrions les surveiller, ça irait peut-être. Mais comment pouvons-nous demander à nos kinétiques de supporter les conditions de travail sur la plate-forme tout en ayant des performances crédibles ? Faire moins que notre maximum nuit à notre réputation, mais comment travailler à son meilleur niveau dans ce milieu ? Et le bruit !
Le grand esthète transmit à tous un frisson horrifié.
Pourtant, il faut faire quelque chose pour soulager les conscrits !
Barchenka croit que nous posons comme conditions des horaires réduits et des logements protégés pour faire de l'obstruction ! Elle m'a informée qu'il n'y a pas de bruit dans le vide de l'espace, et qu'à cause de l'apesanteur, l'effort physique est moins pénible de sorte qu'on peut rallonger, et non raccourcir, les journées de travail, dit Rhyssa.
Cette femme n'a pas la moindre bribe de compréhension ou d'empathie, dit le directeur du Centre d'Afrique du Nord.
Quelqu'un a-t-il essayé de lui faire modifier son point de vue ? demanda Jimmy de Hong-Kong.
On voit que tu n'as jamais rencontré Barchenka. Elle a des barrières mentales plus solides qu'une ceinture de chasteté, dit Baden d'un ton acide.
Qu'est-ce qu'une ceinture de chasteté? lança Jimmy avec une innocence sincère.
Neuf obligeants télépathes se hâtèrent de dissiper son ignorance. Rhyssa lui fut reconnaissante d'avoir détendu l'atmosphère par cette diversion.
Nous sommes obligés de nous exécuter, non ? dit Perigeaux d'un ton lugubre. Et sans délai, de sorte que nous ne pouvons même pas négocier les meilleures conditions possibles pour ceux forcés de se sacrifier. Un roulement, par exemple.
Si elle exige une grosse, aucun roulement n'est possible !
Je peux essayer d'obtenir des affectations de courte durée, dit Rhyssa.
Et faisons aussi un peu de pub aux conditions qui régnent là-haut, dit Miklos Horvath.
De valeur douteuse alors qu'elle est forcée de recruter tant de misérables. Tu sais qu'elle doit aller dans les abris pour quiconque au-dessous du niveau Service Civil-8.
Mais le public doit savoir que les Doués ont des objections valables à travailler dans l'espace !
La plus valable étant Barchenka elle-même...
Personne ne peut faire pression sur elle ?
On a essayé...
Quel est le meilleur d'entre nous pour ça ?
Et son associé, Per Duoml ? Il a des faiblesses ?
Ce n'est pas que nous ne voulons pas participer au projet, mais elle est elle-même son pire ennemi.
Elle a seulement demandé des kinétiques ?
Personne ne lui a dit que certains kinétiques sont aussi télépathes !
Surtout, que personne ne le lui dise! lança Lance Baden avec sa véhémence coutumière.
Pas de danger!
Tu veux dire qu'elle ne le sait pas ?
Ludmilla Ivanova ne sait que ce qu'elle veut savoir. Elle n'entend que ce qu'elle souhaite entendre, dit Vsevolod avec lassitude.
En douze minutes de conversation animée, les Doués mirent sur pied un plan d'action, pas idéal mais qui suffirait faute de mieux. Max, Baden et Jimmy s'occuperaient de la sélection proprement dite des kinétiques. Certains pouvaient être exemptés pour cause d'infirmité, grossesse ou talents inadaptés — quoique deux des « leveurs de plumes » de Baden auraient pu être utilisés pour les réglages fins. Rhyssa, Miklos et Dolores, du Centre du Brésil, tâcheraient d'obtenir des logements protégés et des journées de six heures, de quatre pour les moins expérimentés. Barchenka faisait peut-être tourner son chantier vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais huit heures de télékinèse étaient effroyablement fatigantes, même dans l'espace avec une gravité de 0,5.
Ce qu'il nous faut aussi organiser, pour nous, c'est une équipe d'urgence en cas de catastrophe naturelle, dit Kayankira du Centre de Delhi quand les questions principales eurent été réglées. Son esprit projeta des images des inondations catastrophiques survenues l'année précédente dans le nord-est du sous-continent indien, dont seule la rapide mobilisation de centaines de kinétiques après l'enregistrement de la précog avait permis d'atténuer les conséquences.
Kayan, tu as beaucoup plus d'expérience de ce genre de choses que personne n'en souhaite. Conseille-nous et nous t'écouterons, dit Baden avec une humilité inattendue.
Vous m'écoutez toujours ! Nous allons être forcés de dégarnir toutes les usines non essentielles, et de réduire dangereusement le personnel des autorités maritimes. Mais nous n'aurons plus qu'en très petit nombre ceux qui nous sont le plus nécessaires.
Si la météo le permet, vous vous tirerez d'affaire, dit drôlement Jimmy de Hong-Kong. Mais où trouver un météorologue ?
En tout cas, si nous nous tirons de cette affaire, nous pourrons tous poser notre candidature ! dit Miklos.
Le lien mental fut dissous, et, malgré l'énormité des tâches qui les attendaient, les directeurs de Centres se sentirent revigorés par ce contact. Quand Rhyssa informa Gordie Havers des résultats, il poussa un joyeux hourrah mental.
Il va y avoir des kinétiques sacrément malheureux! Tous les Centres vont être dégarnis, et je me prépare déjà aux récriminations des hommes d'affaires en fureur, dit Rhyssa.
Les machines existaient avant les kinétiques, et avant ça, les hommes se servaient de leurs muscles. Qu'ils retournent aux méthodes traditionnelles. Ils ne nous en apprécieront que plus. Gordie projeta l'image de poulies et de palans pour hisser les matériaux généralement déplacés par un kinétique.
Qui s'occupe de la publicité?
Il va falloir agir avec prudence — je ne veux pas que Barchenka puisse dire que nous interférons avec sa campagne de recrutement.
L'homme que j'ai en tête n'est pas un Doué mais un brillant publicitaire, Rhyssa. Laisse-moi demander à Dave Lehardt d'être notre porte-drapeau.
Dave Lehardt?
C'est lui qui a mis notre président à la Maison Blanche.
Et ce n'est pas un Doué? C'est injuste! Cette campagne était absolument géniale !
Il faut bien laisser quelques prérogatives aux Muets Mentaux, tu sais. Dois-je l'approcher à ce sujet ?
Je t'en prie. Je lui donnerai toute l'aide en mon pouvoir.
Au fait, réalises-tu que la plupart de tes actions sont illégales en Ecosse, qui a toujours des lois antisorcellerie ?
Epargne-moi !
C'est ce que j'ai fait, et regarde le résultat. Je suis allé jusque chez les Ruskofs en passant par les îles Britanniques et la Scandinavie. Désolé! On ne sait jamais jusqu'où il faudra remonter dans le passé pour abroger toutes les sottises causées par les superstitions ances- trales !
Quand Gordie eut rompu le contact mental, Rhyssa parla à Sascha.
Tu as de nouveau été contactée ? demanda-t-il.
A la tête, mais pas par mon voyeur.
Elle lui transmit tout ce qui s'était passé au cours de la dernière demi-heure.
Il siffla doucement entre ses dents.
Nous allons en avoir des protestations du Commerce et de l'Industrie !
Ils ne peuvent pas tout avoir. C'est eux qui ont proposé d'infliger à Barchenka des amendes punitives si elle ne terminait pas dans les délais. Ils n'avaient pas prévu que cette clause se retournerait contre eux. Ils n'auront qu'à épousseter leurs vieilles machines et à se refaire des muscles. Nous leur avons rendu la vie beaucoup trop facile.
Et s'ils s'entichent des vieilles méthodes et refusent de réengager nos gens ?
Rhyssa ricana avec dérision.
Considère seulement l'argent que les kinétiques économisent tous les ans à l'industrie en machines et maintenance — arguments mêmes que nous avons utilisés au début pour les convertir aux kinétiques !
Oui, mais comment expliquer cela à nos kinétiques ?
Rhyssa se projeta dans une attitude de suppliante, à genoux et s'arrachant les cheveux devant des visages indifférents, leur offrant des bijoux et des lingots.
Le volontariat a toujours été plus avantageux que la conscription. Nous pourrons exiger des logements protégés et des horaires réduits. Ce que nous ne pourrons pas si elle applique sa loi d'exception. Nous sommes coincés, et tous les Doués le réaliseront !
Vsevolod peut nous aider ?
Il a été atterré, contrit, et furieux qu'une de ses compatriotes nous fasse ça.
Personne n'a parlé de faire abroger cette loi ?
Gordie y travaille ! termina Rhyssa, sans se donner la peine de paraître moins sombre qu'elle ne l'était.
Dave Lehardt fit irruption dans le bureau de Rhyssa une heure après que les Doués eurent, à contrecœur, accepté l'inévitable.
— Mon Dieu, vous avez des ailes ? remarqua Rhyssa comme Lehardt lui serrait vigoureusement la main.
Avec ses deux mètres et sa carrure athlétique, il émanait de lui une impression de compétence et d'assurance ne pouvant venir que d'une personnalité bien adaptée. Il était assez beau, avec des cheveux châtain clair, des yeux bleus, et des traits réguliers mais sans rien d'exceptionnel, et il s'habillait avec une élégance dans le genre classique.
— Pas des ailes ! Des pales ! C'est plus fiable, dit-il avec un charmant sourire, commençant à trier ses papiers dans son attaché-case. Gordie a dit que c'était urgent, et je regarde les nouvelles.
Il s'interrompit devant l'air perplexe de Rhyssa.
— Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai une éruption de boutons ?
— Non, mais vous n'avez pas une once de Don, et pourtant, vous devriez.
— Pourquoi ? demanda-t-il, haussant les épaules. Je n'en ai jamais eu besoin. Je suis un étudiant astucieux de la psychologie humaine et un observateur attentif du langage du corps.
Il avait aussi une barrière mentale naturelle impénétrable. Avec toute son expérience, elle n'arriva pas à lire dans son esprit.
— Maintenant, dit-il, attirant une chaise près de celle de Rhyssa et étalant ses papiers et graphiques, nous allons attaquer avant que Barchenka commence à se vanter triomphalement, pour que le public soit convaincu que les Centres mobilisent de bon cœur tout le personnel disponible afin que la plate-forme Perdru- goi soit terminée dans les délais — avec des phrases impliquant qu'elle ne pourrait pas y parvenir sans le concours des Doués.
— C'est d'ailleurs vrai, dit sombrement Rhyssa.
— Ah, mais il y a bien des façons de dire la même chose, dit Dave Lehardt avec un sourire malicieux. J'ai eu à me mesurer brièvement avec le Mur Barchenka pour un autre client, et, croyez-moi, je suis de votre côté !
Rhyssa sourit à part elle. Dave Lehardt avait quelque chose qui l'apparentait à un Doué — une assurance qui rayonnait de lui comme une auréole. Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un comme lui, dont elle ne pouvait absolument pas pénétrer l'esprit, même discrètement. C'était une expérience nouvelle, et elle se surprit à observer son visage expressif, notant la façon dont ses mains soulignaient un point important, et comment, de temps en temps, il y ajoutait un haussement d'épaules pour renforcer ses paroles. Lui aussi n'arrêtait pas de la regarder, dans les yeux, comme peu de non-Doués l'auraient fait. A l'évidence, il n'était pas impressionné le moins du monde de se trouver en présence d'une des plus grandes Douées télépathiques.
Sans s'occuper de ses réactions, il poursuivit :
— Voilà un moment que je meurs d'envie de rendre la monnaie de sa pièce à notre gracieuse « Milla ».
Une expression aussitôt réprimée passa sur son visage, mais Rhyssa n'arriva pas à la déchiffrer.
— Assistance de tous les Doués, même aux dépends de liens de longue date avec le secteur public, et au prix de sacrifices considérables — « Milla » ne paye pas les tarifs en vigueur, puisque son contrat est prioritaire et jouit du soutien mondial.
— Elle ne croira pas que l'argent n'entre pas en considération...
— Réalisez-vous l'importance de son bonus si elle termine dans les délais ?
Rhyssa eut un grand sourire.
— C'est un des secrets les mieux gardés des Doués. Nous savons aussi quelles sommes elle devra dégorger en cas de retards.
— Vous êtes bien informés !
Il fit une pause, l'air interrogateur, puis, comme elle se contentait de sourire, il soupira.
— Je pensais bien que vous ne me le diriez pas.
Il tira un graphique de sa pile et l'étala devant eux.
— Pour en revenir à vos deux revendications — protection des logements et journées de six heures — elles se recoupent. Je vais m'en servir comme slogan... Au fait, avez-vous démontré le problème?
— Que voulez-vous dire par « démontrer » ?
— Etudié les mouvements et les temps de travail, les dépenses énergétiques — les éléments enregistrables. Moi, j'ai vu vos kinétiques en action, mais je doute que Ludmilla ou même Per Duoml aient pris la peine de les observer. Ils étaient trop affairés à chicaner sur l'apesanteur et le silence de l'espace pour évaluer les efforts exigés par la télékinèse. Je pensais bien que vous n'auriez pas pensé à cette astuce. J'ai donc eu une petite conversation avec un Doué de ma connaissance qui travaillait sur la plate-forme, et il m'a donné des aperçus remarquables sur le mécanisme des déplacements. Si les matériaux du jour étaient correctement organisés, le kinétique pouvait tout mettre en place et les manœuvres n'avaient plus qu'à monter et souder.
« Venons-en à l'élément " bruit ". Samjan m'a fait écouter certains de ces " bruits "...
Il grimaça et loucha d'un air douloureux.
— ... et je crois que nous pourrions enregistrer une simulation des bruits spatiaux qu'entend un Doué dans
un logement non protégé, et faire écouter l'enregistrement...
— Pas à Ludmilla. Elle jure ses grands dieux qu'il n'y a pas de bruit dans l'espace.
— Mentalement, elle est encore plus Muette que moi.
— Mais je vois où vous voulez en venir. Je n'avais pas pensé à cette ruse...
— Pas une ruse, ma chère, simple présentation des faits — et c'est là qu'intervient mon talent.
Il eut un grand sourire, mélange d'impudence et de malice.
Pour la première fois de sa vie de Douée, Rhyssa s'aperçut qu'elle était fascinée par un Muet, et la moitié de cette fascination venait du fait qu'elle ne pouvait pas prévoir ce qu'il allait faire ou dire. Elle s'amusa beaucoup à faire assaut d'astuce avec lui au cours des séances ultérieures, ce qui donna un piment inattendu à ces réunions souvent ennuyeuses.
Dave Lehardt était à son côté lors de la première rencontre avec Barchenka, toute suintante d'une suffisance béate qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Rhyssa eut du mal à rester courtoise. Dave Lehardt parlait si vite que l'ingénieur dut écouter attentivement pour saisir ses arguments. Per Duoml l'accompagnait, comme d'habitude, mais une nouvelle confrontation avec le Prince Phanibal fut épargnée à Rhyssa.
— Tout ça, c'est du vent, des paroles vides de sens, dit Ludmilla Barchenka quand Dave lui eut exposé les problèmes des journées réduites et des logements protégés. Même les handicapés physiques peuvent faire des journées normales dans l'espace ; pas de gravité, pas de bruit !
Elle lança un regard accusateur à Rhyssa.
— Ah, mais le problème, ce n'est pas la gravité, ni le vide, Ludmilla Ivanova. J'ai prévu une démonstration...
— Je n'ai pas de temps pour les démonstrations, dit l'Ingénieur Souverain d'un ton définitif. Il faut que je retourne sur la plate-forme. Il y a déjà des retards qu'il faut rattraper.
— Entendu, Ingénieur Barchenka, dit Dave d'un ton apaisant, avec juste ce qu'il fallait de respect et de compréhension. Peut-être Per Duoml pourra-t-il y assister? Cette démonstration devrait mettre en perspective les problèmes fondamentaux et nous aider à les résoudre au plus grand profit de votre projet.
Il serait beaucoup plus facile de traiter avec Per Duoml — son esprit n'était pas totalement fermé, bien qu'il fût aussi attaché au projet que Barchenka. S'ils arrivaient à le convaincre, la partie était à moitié gagnée.
Par la suite, Rhyssa dit à Sascha :
— Je crois qu'elle a été déçue de ne pas avoir à invoquer son maudit statut.
— Crois-tu que nous ayons cédé trop facilement? demanda-t-il. Les médias rapportent que Barchenka se vante de « la lâche capitulation des efféminés ».
— Laisse-la dire. Si nous arrivons à mettre Per Duoml de notre côté...
Rhyssa fronça les sourcils.
— Je ne vois pas ce que nous aurions pu faire d'autre. Dave Lehardt fait des sondages d'opinion. Une chose est claire : tout le monde veut que Padrugoi soit construit, tout le monde préfère que d'autres y travaillent à leur place, et tout le monde pense que les volontaires sont des fous.
Le lendemain, Dave Lehardt et Rhyssa Owen emmenèrent Per Duoml dans le complexe sportif le plus prestigieux de Jerhattan, établissement occupant les neuf premiers niveaux d'une Ziggurat Résidentielle près de Central Park. Dans le plus grand gymnase, on avait installé trois séries d'enregistreurs de stress et leurs techniciens, trois pyramides de caisses standards, un hayon, un groupe d'observateurs impartiaux, et le directeur du Complexe, Menasherat ibn Malik, qui avait remporté de nombreuses médailles d'or à quatre Olympiades successives.
Per Duoml fut dûment impressionné par Malik.
Rhyssa aussi, car il rayonnait de vitalité et de compétence. Il avait aussi plus de Don que Dave Lehardt, qui semblait bien le connaître. Sous le regard amusé de Dave qui se taisait, Malik accepta les hommages de Per Duoml et bavarda un moment avec lui.
— Et maintenant, Chef du Personnel Duoml, si vous voulez bien, dit le directeur du Complexe montrant de la main trois hommes qui entraient par une porte latérale.
Vêtus d'un simple short, ils étaient festonnés de fils qu'on brancha sur les machines.
— Permettez-moi de vous présenter Pavel Korl, médaille d'or de boxe, catégorie poids lourd; Chas Huntley, conducteur de hayon pour les Conserveries Internationales ; et Rick Hobson, le kinétique.
Rhyssa fut presque aussi perplexe que Per Duoml pendant les présentations. Korl et Huntley étaient deux colosses, dominant de très haut Per Duoml, et, par comparaison, faisaient paraître insignifiant Rick Hobson, de taille et de carrure moyennes.
— Et maintenant, Chef Duoml, voudriez-vous vérifier les caisses de chaque pile, pour vous assurer qu'elles sont de poids égal.
Duoml s'exécuta, et tout le monde put constater qu'il avait du mal à seulement les bouger de place.
— Dès qu'on aura vérifié les montages électroniques de nos cobayes, nous pourrons commencer le test qui est assez simple. Par force musculaire, par machine ou par l'esprit, nos sujets vont transférer leur pile de caisse de l'autre côté de la salle. Les dépenses énergétiques, les facteurs de stress et la consommation calorique s'afficheront sur ces moniteurs. Maintenant, dit ibn Malik, s'approchant du grand écran mural utilisé pour les événements sportifs, sur Padrugoi, trois hommes feront exactement la même chose dans le Hangar Q
Il parla dans son micro-cravate :
— Padrugoi, vous êtes prêts ?
Le grand écran s'alluma, et montra une scène très semblable à celle qui les entourait, à la différence près que tous les hommes étaient en combinaisons spatiales.
— Dans l'espace, notre manipulateur manuel est Jésus Manrique, le conducteur de hayon est Ginny Stanley, et le kinétique Kevin Clark. Tout le monde y est? A vos marques...
Le médaillé d'or leva le bras.
— Prêts — partez !
Il abaissa le bras, et les activités commencèrent dans le gymnase et dans le Hangar Q.
— Ce test durera une heure, informa-t-il Per Duoml, faisant signe aux observateurs de s'asseoir d'un côté de la salle.
Au bout des quelques premières minutes, Per Duoml cessa de regarder le colosse Korl qui transportait ses caisses à la force des bras, et Huntley qui s'affairait autour de son hayon. Il gardait les yeux fixés sur Rick, qui s'était assis à une table, et, sans effort visible, transférait ses caisses en un flot constant et régulier, et sur le kinétique de la plate-forme, qui travaillait nonchalamment appuyé contre un pilier. De temps en temps, Per Duoml jetait un coup d'oeil sur les moniteurs qui clignotaient et cliquetaient leurs données.
Il fallut la moitié moins de temps aux Doués pour transférer leurs piles de caisses. Mais les instruments prouvèrent qu'ils avaient dépensé la moitié plus d'énergie et deux fois plus de calories.
Quand le test fut terminé, Dave Lehardt s'approcha des six imprimantes pour relever leurs copies. Il les plia avec soin et les tendit à Per Duoml qui les prit sans un mot. Les cobayes furent remerciés et quittèrent la salle, Rick Hobson clignant impudemment de l'oeil à l'adresse de Rhyssa en passant devant elle.
— Naturellement, vous voudrez étudier les résultats de ce test avec vos spécialistes du mouvement, Per Duoml, dit Dave Lehardt. Mais vous reconnaîtrez, j'en suis certain, que l'apesanteur ne constitue pas un avantage pour les Doués. Quant au facteur bruit...
Le publicitaire tira un petit magnétophone de sa poche revolver et l'alluma du pouce.
Au tintamarre de grincements, gémissements et grondements métalliques, Per Duoml se boucha les oreilles et regarda Rhyssa, éberlué.
— Ça, c'est ce qu'entend un Doué sur la station, dit Dave, élevant la voix et insérant ses paroles entre les bruits les plus assourdissants.
C'était un choix objectif représentant les courants de conscience de quatre-vingts mentalités : ressentiments, plaintes, cris, douleurs, colères, plus les myriades de bruits métalliques que devaient endurer les kinétiques.
— Avec les dix mille personnes qui vivent déjà là-haut, le bruit mental est incessant. Ces ordures auditives drainent sans discontinuer leur énergie nerveuse, et réduisent leur efficacité s'ils ne peuvent pas s'en abriter dans des logements protégés.
Ayant fixé elle-même le niveau des décibels, Rhyssa savait que se boucher les oreilles n'apportait pas un grand soulagement à Per Duoml. Mais elle ne réduisit pas le volume tant que Dave n'eut pas terminé son petit discours.
— Je vois que vous n'aviez pas réalisé ce que nous voulions dire par « bruit », dit-elle finalement. Mais ce qu'il en coûtera pour protéger les logements sera très inférieur au prix des matériaux perdus ou endommagés par suite de la fatigue nerveuse.
— Vous avez exposé vos arguments, dit Per Duoml, l'air sombre. Je les présenterai à Ludmilla Barchenka.
— Présentez-les, et assurez-vous qu'on en tienne compte, Per Duoml, et vous aurez tous les kinétiques dont vous avez besoin. Oh, encore une petite chose, ajouta-t-elle en souriant pour adoucir sa requête. Barchenka devra transmettre ses ordres aux kinétiques par les canaux réguliers. Elle ne réveillera plus les Doués à des heures indues, et renoncera aux « heures supplémentaires » qu'elle impose parce qu'elle a pris deux minutes de retard sur ses horaires ! Ai-je été assez claire sur ce point ?
Il hocha la tête, le visage solennel.
Rhyssa espérait qu'il pourrait convaincre Barchenka.