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— NON, s'il vous plaît! s'écria Peter Reidinger comme l'électricien allait déconnecter le tri-d du service.
Tous les autres enfants firent écho à son cri.
— Ecoutez, les enfants, il y a des fuites bizarres dans l'alimentation électrique de l'hôpital, et nous avons enfin déterminé qu'elles viennent de ce service. Il faut que j'arrange ça, sinon un de vos appareils d'assistance pourrait flancher au mauvais moment, dit l'électricien, avec une nuance d'exaspération.
— Non, attendez un peu, s'il vous plaît, dit Peter. C'est l'émission sur la plate-forme spatiale et les Doués.
— Heuh? fit l'électricien, jetant un coup d'oeil sur l'écran.
— Juste quelques minutes ! Juste jusqu'à la fin du journal ! supplia Peter.
— Bah, je suppose...
— Chut ! l'interrompit Peter, prêtant l'oreille pour entendre le commentateur.
Non qu'il eût besoin du commentateur pour reconnaître le domaine de feu George Henner, l'un des premiers partisans des parapsychiques. La caméra fit un travelling sur les pelouses et les arbres, et l'enfant, stupéfait, trouva l'endroit étrangement familier. C'était l'endroit qu'il cherchait — un endroit plein de verdure, d'immenses arbres centenaires et de maisons couvertes de vigne vierge. L'endroit dont on l'avait chassé par la peur. Et maintenant, il savait pourquoi. Ils ne voulaient pas qu'on envahisse leur domaine. Ils avaient besoin de tranquillité pour accomplir toutes les choses merveilleuses qu'ils faisaient. Comme les trois derniers rayons de Padrugoi, pour que l'humanité puisse, enfin, atteindre les étoiles.
— Il n'y a pas que les Doués qui font des sacrifices, continuait le commentateur, au milieu de cette merveilleuse oasis, car l'Industrie et le Commerce ont aussi accordé des autorisations d'absence à leurs employés Doués pour participer aux derniers efforts spatiaux. L'Ingénieur Chef de la plate-forme, Ludmilla Barchenka, a annoncé que le projet mondial le plus ambitieux jamais entrepris sera terminé dans les délais. Et maintenant, d'autres nouvelles du district de Jerhattan...
— Vous pouvez y aller, monsieur, dit Peter, se détendant dans son châssis électronique. Ce que je voulais voir est fini.
— Tu ne te destines pas à une carrière dans l'espace, non? demanda l'électricien, taquin.
Il était toujours un peu nerveux au milieu d'enfants tellement handicapés.
Peter le regarda, penchant la tête.
— Pourquoi pas? Sans gravité, je ne serais pas coincé dans ce châssis, et d'une poussée du gros orteil ou du petit doigt...
Il agita ces deux extrémités, seules parties de son corps qu'il pouvait bouger, après des mois de thérapie.
— ... je pourrais flotter où je voudrais.
— Ouais, flotter, sans doute. Bon, infirmière, je peux commencer à vérifier ce châssis ? demanda l'électricien, montrant l'appareil polyvalent qui donnait à Peter le peu d'indépendance qu'il pouvait avoir dans son état.
— Oui, d'ailleurs, c'est l'heure de sa séance de rééducation dans le corset, dit Sue Romero. Allons-y, Peter.
— Ah, je suis obligé ? Je voudrais regarder ce qu'il fait.
— Non, c'est l'heure de notre séance de pensée positive. Montre-moi ton sourire limbique.
Peter détestait la séance matinale avec le corset, qu'il avait baptisée la « séance de torture ». Il se sentait lourd dans ce corset, plus inanimé que jamais.
— Regarde, je peux remuer mon gros orteil et mon petit doigt. Je t'en prie...
— Hé, qu'est-ce que... ? s'écria l'électricien.
L'appareil vérificateur qu'il venait de brancher avait inopinément enregistré un bip.
Pendant que Peter se concentrait courageusement sur ses exercices dans le corset, l'électricien vérifia tous les circuits du lit, sans trouver aucune panne ou disfonction. Le temps qu'un Peter épuisé revienne dans son lit, l'électricien avait vérifié à fond tous les appareils électroniques du service. Perplexe devant les différences de voltage dans les circuits, il brancha un petit moniteur sur l'appareil ayant enregistré une anomalie, bien qu'elle fût minuscule, et partit.
Peter comprit à son visage que Sue Romero était déçue. Pourtant, il faisait de son mieux pour obliger son corps à se rappeler comment on remue. Le châssis envoyait des impulsions électriques dans ses muscles atrophiés, parce que la théorie affirmait que ces petites secousses finiraient par restimuler les activités musculaires et neuronales. Il détestait cette intrusion dans son corps encore plus qu'il ne détestait sa paralysie.
— Peter, tu devrais cesser de t'opposer à la machine, dit Sue avec reproche. Si seulement tu t'y abandonnais, au lieu de résister à l'aide qu'elle peut t'apporter ! Tu pourrais peut-être même aller sur la plate-forme. Ton travail scolaire est excellent — pas de problème côté instruction...
Elle laissa sa phrase en suspens, découragée. Parfois, avec les enfants très handicapés, elle avait l'impression de se cogner contre un mur — dans le cas de Peter, contre le corps de l'enfant lui-même.
L'enfant était épuisé, les yeux clos, les membres abandonnés dans la position où il était sorti du corset. Sue Romero ne pouvait pas se permettre le luxe de s'apitoyer sur lui — ce n'était pas professionnel, et ça ne les aidait ni l'un ni l'autre dans sa rééducation — mais c'est pourtant ce qu'elle fit. Elle se détourna, pensant qu'il dormait. Elle aurait été étonnée si elle avait su qu'il revivait cette vision du Centre, avec ses pelouses et ses arbres et... Rhyssa Owen.
Cette nuit-là, Rhyssa ne dormait pas, repassant sans fin dans sa tête ce documentaire télévisé. Elle était à son aise pendant le tournage. Dave Lehardt avait bien fait son travail. Il faudrait, bien sûr, attendre les sondages d'opinion, mais Rhyssa pensait qu'ils avaient repris l'avantage et dépassé Barchenka de plusieurs points, malgré son triomphe apparent après la lâche capitulation des efféminés. Rhyssa se tourmentait, craignant d'avoir affaibli la force collective des Doués et se demandant comment elle pourrait rectifier cette impression qu'elle avait cédé trop facilement à Barchenka.
Puis elle sentit le contact impalpable — envie, nostalgie, espoir, et une tristesse si terrible qu'elle lui noua la gorge.
Attends, petit ami, murmura-t-elle de son ton le plus doux.
Qu'est-ce que tu dis ?
La voix lui communiqua des impressions mêlées d'étonnement/excuse/déni/refus, et une puissante odeur astringente. Puis le contact — timide et hésitant — fut rompu.
Rhyssa essaya de le rétablir, avec une légèreté de plume, mais la retraite avait été trop rapide, comme le frémissement d'une ombre sur la lune par la fenêtre. Elle nota l'heure : 3 h 43. Puis, allongée, elle savoura ce contact, l'examina, l'analysa.
Une telle rapidité suggérait un esprit jeune — aucune vieille pensée ou expérience pour ralentir l'instantanéité de l'action. Un garçon qui fait une farce... Un garçon? Faisant une expérience hors du corps? Un garçon dans un hôpital — oui, l'hôpital expliquerait l'odeur astringente — à la mobilité limitée de sorte que seul son esprit pouvait voyager ?
Tous ces détails s'emboîtaient si bien que Rhyssa se leva et se dirigea vers sa console.
— Bud, transmets un appel à tous les Doués travaillant dans les hôpitaux, dit-elle, incapable de modérer sa jubilation.
— Nouvelle visite de ton voyeur ?
— Exact. C'est un adolescent, sans doute infirme ou paralysé. Je voudrais savoir qui était éveillé dans les services à trois heures quarante-trois.
— Cette nuit, tu as besoin de n'importe quoi, sauf d'un gamin boutonneux qui t'empêche de dormir.
— Au contraire, Bud, c'est exactement ce qu'il me faut. Un garçon capable de sortir de son corps ? Il doit avoir un potentiel fantastique.
— Pour quoi faire? s'enquit Budworth.
— Ça, dit Rhyssa, pleine d'espoir, c'est ce qu'il nous faudra découvrir.
Se remettant au lit, ses réflexions la maintinrent encore longtemps éveillée. Depuis quand n'avaient-ils pas identifié un Don aussi puissant? Et de quel Don s'agissait-il ? Même une très forte télépathie ne laissait aucune image, même transparente. Un nouveau type de télékinèse ? Très peu de kinétiques pouvaient déplacer leur propre corps. Les objets inanimés, oui, les êtres vivants, non. La plupart des expériences hors du corps étaient la conséquence de traumatisme et commercialement inutilisables — et les théoriciens discutaient toujours si l'expérience hors du corps était une manifestation kinétique ou une puissante projection télépathique.
N'oublie jamais, se dit-elle, que ce sont les applications commerciales des Dons qui nous ont procuré l'immunité juridique, des travaux bien rémunérés et un statut spécial depuis soixante ans... et nous ont laissé nous endormir sur nos lauriers. Peut-être que ce n'étaient pas vraiment des « bruits » que les kinétiques entendaient sur la plate-forme, mais quelque autre forme de communication spatiale, un jargon multi-langues qu'ils recevaient. Ouvre l'esprit, ma fille. Regarde autour de toi. Regarde Dave Lehardt. Il faut qu'il ait un Don, même si le graphique de la Bulle ne l'enregistre pas.
Pourquoi, Rhyssa Owen, se demanda-t-elle, faut-il que Dave Lehardt ait un Don ?
Et elle continua à ruminer ce problème avant de sombrer enfin dans un sommeil agité.
— J'ai découvert quelques nouveaux faits fort intéressants sur le travail à Padrugoi, dit Dave Lehardt à Rhyssa deux jours plus tard. Grâce à de nouvelles conversations avec Samjan, mon contact sur la plateforme, et à quelques questions judicieuses.
Il eut un sourire sans joie.
— Les morts et les blessés.
— Oui, le total est horrifiant, dit Rhyssa en frissonnant. Mais quelques accidents étaient inévitables dans l'espace.
— Quelques? dit Dave, haussant les sourcils. Quelques-un, oui, mais quand j'ai vérifié avec Johnny Greene dans le bureau d'Altenbach, nous avons trouvé plusieurs séries de chiffres différents concernant les accidents.
Rhyssa se redressa. Quand Dave était arrivé inopinément dans son bureau, elle s'affairait à établir les tableaux de roulement des kinétiques, se raidissant à l'avance contre leurs reproches et contestations prévisibles. L'interruption avait été la bienvenue.
— Puis j'ai réuni JG et Samjan, et ils ont fait quelques recherches, reprit-il et, usant de leurs autorisations de sécurité, ils en sont arrivés à ce que nous croyons être les véritables statistiques.
Il avait le visage fermé et une immobilité de tout le corps qui fut pour elle un avertissement.
— Savez-vous pourquoi les chômeurs sont terrifiés d'être mobilisés sur Padrugoi? Ils ne sont peut-être pas Doués, mais ils ont un instinct très sûr de ce qui est très malsain. Ils ont de bonnes raisons de ne pas vouloir être enrôlés de force. Elle perd les manœuvres à un rythme effrayant, dépassant de loin le permissible. La principale raison en est que Barchenka est d'un tel entêtement dans le respect de ses Sacro-Saints Délais, qu'elle ne veut pas interrompre le travail pour récupérer ceux qui dérivent dans le vide !
Pour être sûre qu'elle comprenait bien ce qu'il voulait dire, Rhyssa essaya inconsciemment de lire dans son esprit. Elle eut l'impression de se cogner les orteils contre une marche, et elle battit des paupières.
— Vous pourriez me répéter ça, s'il vous plaît, Dave, demanda-t-elle, déconcertée de son incapacité à le lire comme elle lisait la plupart de ses amis.
— Vous avez certainement vu son film promotionnel, dit-il, avec les manœuvres en combinaison spatiale poussant d'énormes sections de la plate-forme du bout des doigts ou du pied ?
— Oui...
— Dans les conditions de travail réelles, contrairement à ce film bidon destiné au recrutement, un ouvrier poussera toujours trop fort, et, toute action engendrant une réaction, le pauvre diable ira valser dans les ténèbres de l'espace.
— Oui.
— Eh bien, Barchenka n'arrête pas le travail pour les secourir. Non, quiconque est assez stupide pour en arriver là doit attendre la fin de la période de travail avant que ses camarades ne soient autorisés à aller le récupérer. Enfin, si un appareil est disponible, et si on sait où est le corps.
Atterrée par l'horreur que ces paroles évoquaient, Rhyssa le fixa.
— Ces faits sont connus du public ?
Il eut un regard cynique.
— Pourquoi pensez-vous que les manœuvres ne reviennent jamais sur terre en permission ? Ce n'est pas tant parce qu'ils sont trop peu payés pour s'offrir le voyage, ni parce qu'il n'y a pas de place sur les navettes pour de simples manœuvres, ni parce qu'ils n'ont vraisemblablement pas de famille à visiter. C'est qu'on ne leur permet simplement pas de revenir pour dire à quiconque ce qui se passe. Et ils sont isolés des autres, de sorte que même les plus observateurs parmi les travailleurs d'élite sont tenus dans l'ignorance. Il a fallu JG, Samjan et de longues analyses de programmes pour extraire les faits réels des fictions disponibles pour la publicité.
— Mais tous les films de recrutement montrent des harnais de sécurité et...
Rhyssa était partagée entre la satisfaction de découvrir que Barchenka avait recours à des tactiques discutables, et l'horreur suscitée par l'énormité du crime.
— Ce sont des images promotionnelles, ma chère directrice. En théorie, c'est formidable. En pratique, Barchenka a supprimé les harnais de sécurité — ils n'arrêtent pas de s'emmêler dans l'équipement, ils ralentissent ses chères cadences. De sorte que les harnais de sécurité sont un mythe de l'espace.
« Et Barchenka est tellement économe ! poursuivit- il, s'asseyant sur le bord du bureau. Par exemple, nous avons découvert par l'analyse des dossiers qu'un manœuvre en combinaison a dans ses bouteilles uniquement de quoi respirer pendant son temps de travail, plus une ou deux respirations. Oh, il y a des tas de règles de sécurité concernant les ingénieurs, les surveillants et les techniciens qualifiés — mais pas pour les manœuvres. Elle se moque de ce qu'ils deviennent. Ils sont facilement remplaçables.
Rhyssa fut indignée.
— Vous venez de confirmer ce que mon instinct me disait sur cette femme. Au diable la loi. Je ne demanderai pas à mes kinétiques de prendre de tels risques.
Dave émit un grognement.
— Ils sont beaucoup trop précieux pour qu'on risque leur vie. Et cela ferait beaucoup trop de bruit si un Doué à la dérive n'était pas récupéré immédiatement. Surmenés, oui. Samjan a confirmé la supposition que les journées de huit heures sont une autre fiction de la plate-forme.
« En plus des économies de bouts de chandelle, j'ai découvert plusieurs autres petites anomalies ; les combinaisons des manœuvres ont des unités-com de portée limitée. On ne peut pas les entendre appeler au secours ! Cela pourrait déranger le travail de leurs camarades.
Rhyssa le regarda, atterrée.
— Et il y a aussi une forte incidence d'agoraphobie et de neurasthénie de l'espace parmi les manœuvres. Mais les manœuvres malades ne sont jamais ramenés sur la Terre. Ils disparaissent, un point c'est tout ! Mort accidentelle ! Jamais de morts par suicide ! Rien que des morts accidentelles. Après tout, poursuivit-il, imitant l'accent russe de Barchenka, tout le monde sait comme il est dangereux d'ignorer les règlements et procédures de sécurité. De plus, ils semblent avoir mis au point un joli petit système qui cause des morts inattendues au cours des exercices de sécurité qu'ils effectuent si ostensiblement sur Padrugoi de temps à autre.
Dave fit une nouvelle pause.
— Après consultation des dossiers médicaux, il devient évident que les victimes de ces « accidents » sont toujours ou les blessés ou les neurasthéniques.
— Oh, mon Dieu, Dave !
Rhyssa se leva d'un bond et se mit à arpenter nerveusement son bureau.
— Pourquoi aucun de nos précogs n'a-t-il perçu cela?
— D'après ce que vous m'avez dit des capacités de vos précogs, ils ne sont sensibles qu'aux grands nombres, Rhyssa. Il n'y a jamais eu suffisamment de...
— Le nombre n'est pas une excuse !
Rhyssa fut surprise de sa véhémence, qui faisait écho au désespoir de Dave. Elle se demanda si, lui aussi, avait l'esprit plein de formes sans visages, tournant et tourbillonnant dans l'espace, dérivant de plus en plus loin du réseau de lumières qui était leur oasis d'air et de chaleur dans les ténèbres de l'espace, et un violent frisson l'agita.
Une main tiède se posa sur son épaule.
— Du calme ! Les forces des Doués ne sont déjà que trop dispersées. Vous n'êtes pas Dieu, ou des dieux, pour rendre compte de la chute du moindre moineau.
Elle battit des paupières et le regarda. Il avait l'esprit aussi fermé que jamais, mais il y avait une sympathie et une compréhension indéniables dans ses yeux bleus et chaleureux. Elle ne lui dirait pas qu'en général les Doués fuyaient les contacts physiques — curieusement elle avait découvert que son contact lui plaisait.
— Toutefois, armés de ces informations, vous pouvez coincer Barchenka comme au coin d'un bois, dit-il d'un ton taquin. Si vous voyez ce que je veux dire. A moins que vous autres Doués soyez trop purs et idéalistes pour vous abaisser à un bon vieux chantage.
— Pas quand la sécurité et la vie de mes Doués sont en jeu, déclara fermement Rhyssa. Sans parler de ces pauvres diables à qui on ne donne pas la moitié d'une chance de survie. J'exigerai journées réduites et protection des logements, et j'y ajouterai le port du harnais de sécurité pour tout le monde et le déploiement des vedettes de secours. A moins que ces vedettes ne soient, elles aussi, limitées en courant et en air pour faire des économies ?
Il croisa les bras et lui sourit.
— De toute façon, vos Doués ne seraient pas en danger, sauf à m'être trompé sur leurs capacités. Impossible que Barchenka les traite comme les pauvres manœuvres. Et à moins que votre réaction soit unique parmi les vôtres, je ne vois pas vos Doués supporter ses petites astuces une fois qu'ils sauront ce qu'il faut surveiller. Certains de vos kinétiques sont également télépathes, non?
— Beaucoup le sont, dit Rhyssa avec un gloussement sardonique. Fait que nous avons négligé de mentionner à Barchenka, dont la compréhension des Doués est lamentablement limitée.
Dave eut un bref éclat de rire.
— Pas toute la vérité, pas même la moitié de la vérité, hein? Bravo, Rhyssa.
Il la prit plaisamment par le menton.
— La distance constitue-t-elle un problème? Ou le vide spatial ?
Rhyssa secoua la tête, et il reprit :
— Eh bien, vous devriez être populaire parmi les manœuvres, parce que vous pouvez être leur assurance-vie, dit-il, brandissant l'index à son adresse. Un Doué pourrait très bien récupérer un manœuvre à la dérive, non ? Sans demander la permission pendant ses heures de travail ou attendre une vedette ?
Il lui fit un grand sourire.
— Ça serait très bien dans tous les domaines. Et sacrément bon pour les relations publiques. Impossible de trouver une meilleure pub. Parce que ça prouvera que les Doués se portent au secours du manœuvre ordinaire, alors que Barchenka ne l'a pas fait.
Rhyssa se détourna soudain, pour cacher son visage à Dave. Sascha ? appela-t-elle. Je viens de trouver le travail idéal pour Madlyn ! Je t'en parlerai plus tard !
Je lis dans ton esprit maléfique, et elle n'est même pas sur la liste pour la plate-forme, dit Sascha.
Elle y est, à partir de maintenant, répliqua Rhyssa. Combien de fois n'as-tu pas dit qu'on pouvait entendre Madlyn jusque sur la plate-forme spatiale? Eh bien, nous allons mettre ta théorie à l'épreuve !
Elle composa son visage avant de se retourner vers Dave qui la regardait, intrigué.
— A qui parliez-vous tout de suite ? Et n'essayez pas de ruser avec moi ! Je commence à m'habituer à vos façons, mon petit ! dit-il avec une curieuse émotion, et l'éclat de ses yeux bleus s'intensifia.
Rhyssa sourit, partagée entre l'embarras que lui causait son attention et la jubilation que son idée lui procurait.
— Nous avons une télépathe douée d'une voix mentale extraordinairement forte. Nous allons l'envoyer là-haut dans un poste administratif. Avec un radar, elle pourra localiser et rassurer tous les dérivants, et prévenir le kinétique le plus proche de leur porter secours.
— Vous n'imaginez pas à quel point cela va améliorer le moral sur la plateforme, dit Dave, avec un sourire si contagieux que Rhyssa ne put s'empêcher de lui sourire en retour. Non seulement Barchenka n'a pas conscience d'être elle-même son pire ennemi, mais son ignorance des Doués en général l'empêchera de réaliser qu'elle vient d'engager un bataillon d'agents secrets.
— C'est ça le plus beau ! dit Rhyssa, dont le sourire s'élargit encore. Et Duoml? Ou le Prince Phanibal?
Dave Lehardt réfléchit rapidement.
— Le Prince Phanibal pourrait s'en apercevoir, mais il ne va pas aussi souvent sur la plate-forme ces derniers temps — à cause d'une crise quelconque en Malaisie qui occupe le plus clair de son temps. De plus, il me fait l'impression d'être juste assez frivole pour lui cacher une information aussi cruciale pour le simple plaisir de la voir fulminer. Maintenant, quelle est cette clause d'urgence que Lance Baden veut voir ajouter aux contrats ?
— En cas de catastrophe, nous devons pouvoir ramener nos Doués. Vous vous rappelez les inondations en Inde lors de la dernière mousson, et le violent tremblement de terre en Azerbaïdjan ? Nous en avions été avertis dix jours à l'avance, et nous avions donc pu prendre des mesures pour réduire les effets de ces catastrophes. L'envoi de cent quarante-quatre kinétiques sur la plateforme a pratiquement anéanti nos brigades d'urgence. Nous voulons une clause de vingt-quatre heures pour ramener sur Terre à temps le personnel clé.
— Ils ne peuvent pas se téléporter ?
Rhyssa éclata de rire.
— Non, et c'est dommage. Nos Dons sont définis et limités, et très loin de la fiction de ces transmissions instantanées. Cela demande plus d'énergie que le cerveau humain ne peut en produire.
— Je pensais que le Code d'Ethique sur la bio-ingéniérie légitime permettait...
— Pas un mot de plus, dit-elle, l'interrompant de la main. Relisez votre Code : les malformations congénitales, oui — les manipulations, non. Et je doute qu'un ingénieur génétique se risque à singer le Créateur en bricolant un cerveau — même un cerveau de singe.
— Si vous arriviez à en trouver un. Mais ne croyez-vous pas vraisemblable que quelqu'un ait fait de ces expériences illicites, le monde étant ce qu'il est de nos jours ?
— Quel cynisme, Dave !
— Parfois, le simple fait de dire « non » équivaut à un défi, répondit-il en haussant les épaules. Je n'exclurais pas la possibilité.
— En attendant, dit Rhyssa, remettant fermement la discussion sur les rails, j'aimerais bien voir le rapport complet de ce que JG et Samj an ont découvert sur les problèmes du personnel de la plateforme.
David sourit en sortant trois disquettes de sa poche poitrine.
— Je pensais bien que ça vous intéresserait. Et vous serez en position de force pour négocier la protection, les horaires réduits...
— Les harnais de sécurité et les vedettes de sauvetage, termina Rhyssa en prenant les disquettes, mais laissant ses doigts s'attarder sur la main de Dave un soupçon plus longtemps que ne le justifiait cet échange.
— Je vous remercie, Dave.
Diable, qu'est-ce qui lui prenait en présence de Dave Lehardt? Elle se sentait aussi évaporée que... que Madlyn pouvait l'être en présence de Sascha.
Quand Per Duoml, le Prince Phanibal et deux autres fonctionnaires de moindre rang, dont l'un chargé du logement du personnel, arrivèrent pour régler les détails mineurs, Dave Lehardt leur fit un nouvel exposé qui modifia le cours des négociations. Rhyssa, Max Perigeaux, Gordie Havers et Lance Baden trouvèrent la réunion éminemment satisfaisante.
Leur montrant les véritables statistiques d'accidents — qui firent pâlir Duoml et le prince — Dave Lehardt parla en parfaite connaissance de cause de certains problèmes « mineurs » dont les Doués voulaient bien se charger, tels que la récupération des dérivants et le contact télépathique avec « ceux utilisant des unités-com à courte portée », plus le monitorage des systèmes ; de plus, ils inclueraient parmi les Doués deux télépathes aux vastes capacités de diagnostic. Dave souligna que les économies réalisées sur le carburant des navettes et les heures-hommes pendant les sauvetages compenserait largement le surcoût imposé par les protections requises pour les logements des Doués.
Pas de problème non plus pour la clause d'urgence. Lance Baden annonça qu'il servirait de liaison avec les ingénieurs, et tout fut dit.
Et qui parlait de lâche capitulation? commenta Lance.
Rhyssa était si lasse de tous ces stress accumulés qu'elle n'éprouva aucune jubilation à avoir contraint l'équipe de Padrugoi à lui accorder toutes les concessions demandées. Elle ne désirait rien tant qu'un petit dîner solitaire et un peu de silence mental. Per Duoml avait une barrière mentale naturelle, mais pas les autres représentants du projet, et quand leur euphorie initiale à avoir forcé les Doués à travailler sur la plate-forme tomba devant les faits, les chiffres et les compromis, leurs réactions émotionnelles de colère, d'horreur et d'embarras avaient été impossible à défléchir.
Sascha : J'ai chassé tout le monde du rez-de-chaussée. Relaxe !
Rhyssa : Tu es un amour !
Sascha : Ça me fait une belle jambe !
Mais elle savait qu'il plaisantait.
Rhyssa entra dans la maison Henner, appréciant le profond silence des élégants salons. Très peu de choses avaient changé depuis l'époque de George Henner, le premier bienfaiteur des parapsychiques : tout avait été amoureusement conservé à sa mémoire. Les offices souterrains, les annexes et la tour étaient modernes, et équipés de la technologie de pointe, mais les grands salons de réception demeuraient les témoins d'une époque plus facile. La cuisine, où les aménagements modernes étaient cachés dans les buffets anciens, donnait une impression de confort — vaste, avec une cheminée archaïque mais fonctionnelle, une immense table et des fauteuils confortables. La salle à manger ouvrait sur les jardins derrière la maison, pleins de verdure et de fleurs.
Quelque kinétique prévenant avait activé le feu sous la bouilloire. Elle se fit du thé, trouva un sandwich dans le réfrigérateur, et, se débarrassant de ses chaussures, se pelotonna dans un grand fauteuil à oreillettes.
La contemplation du jardin et des fleurs oscillant doucement sous la brise avait quelque chose d'étrangement revigorant. Elle se laissa aller à rêvasser, savourant le silence, malgré un vague pressentiment de malheur.
— Je ne suis pas une précog, se dit-elle, buvant lentement son thé. Ce que je ressens n'est que la réaction aux activités frénétiques de ces derniers jours. Un peu de déprime bien naturelle.
Puis elle sentit le contact, de nouveau coloré de désir et d'une tristesse qui lui brisa le cœur, rendant son propre malaise insignifiant par comparaison.
Elle n'osa pas retourner le contact, de peur d'effrayer le garçon. Car c'était un garçon, et désespéré. Son malaise transitoire avait-il provoqué une réaction de sa part en pleine journée? Ou était-ce son besoin de consolation? Qu'est-ce qui pouvait désoler à ce point un être si jeune ? Il lui était possible de supporter des souffrances lointaines — des tragédies survenant au loin à des personnes qu'elle n'avait jamais vues — mais sentir la souffrance palpitante d'une autre personne était une expérience éprouvante.
Délicatement, elle palpa l'esprit du garçon, espérant obtenir quelque indice sur l'endroit où il se trouvait. Il redoutait quelque chose, et sa nostalgie des arbres, des pelouses, des fleurs et d'un endroit qui ne fût pas l'hôpital, avait provoqué ce vague contact. Et son esprit à elle, moins contrôlé à cause de sa grande lassitude, avait attiré le sien. Il redoutait quoi? Elle émit la question.
Le corset de fer !
Rhyssa ne s'attendait pas à une réponse. Elle essaya de maintenir son contact le plus léger possible, bien qu'en cet instant elle le sentît curieusement proche.
Ce n'est pas fait pour t'aider? demanda-t-elle avec prudence.
Ça ne m'aide pas. Ça fait mal. C'est artificiel. C'est horrible. C'est une cage. Le lit, c'est déjà assez pénible. Je ne veux pas. Je ne veux pas !
Une lamentation jaillie d'un esprit désolé et souffrant l'atteignit — puis s'interrompit brusquement.
— Nous avons eu une autre saute de courant cet après-midi — généralement, elles ont lieu la nuit, dit l'électricien, montrant le graphique à l'ingénieur-conseil finalement convoqué par l'administration de l'hôpital.
L'ingénieur étudia le pic, déviation forte et soudaine de la courbe durant soixante-douze secondes. Il demanda à voir les graphiques des autres anomalies, et on les lui présenta.
— Il ne devrait y avoir aucune perte de courant dans les circuits à trois heures quarante-trois, trois heures zéro trois, trois heures cinquante-deux ou trois heures et quart. Vous avez vérifié tous les appareils?
— J'ai posé des compteurs à plusieurs étages. En en installant un à l'Orthopédie Pédiatrique, en Salle 12, j'ai eu un bip. Alors j'ai tout démonté dans le service, et je n'ai rien trouvé. C'est fou. Et vous savez dans quel état se met Amin quand il y a des coupures ou des anomalies alors que tous les appareils d'assistance sont branchés. Mais rien nul part, c'est bizarre.
— Bon, projetez-moi tous les schémas des appareils de la Salle 12, et je verrai ce que je peux faire.
L'ingénieur poussa un profond soupir — encore une journée pénible en perspective.
Une légère agitation parmi les lits de la salle circulaire alerta Peter Reidinger, et, d'un battement de paupière, il écarta l'écran qui lui bloquait la vue. Une très vieille dame se tenait sur le seuil, entourée de mille prévenances par Miz Allen qui, ayant pris son air « vous feriez-bien-d'être-sages », parcourait le service du regard pour voir si tout était bien à sa place.
Instantanément, l'attention de Peter se riva sur la dame. Elle n'était pas comme les autres. Et cela devint encore plus évident quand Miz Allen commença à la présenter aux autres enfants. Cecily alla même jusqu'à sourire et à lui répondre. Cecily était un cas de spina bifida, dont la malformation « aurait » dû être corrigée dans l'utérus, mais ne l'avait pas été. L'ostéomyélite l'avait fait amputer d'une jambe, et elle se remettait très lentement de cette opération. Elle s'ouvrait rarement à d'autres personnes — et surtout pas à des étrangers — de sorte que sa réaction à la vieille dame était un petit miracle. Le temps qu'elle arrive à son lit, Peter Reidinger suait d'anticipation.
— Et voilà Peter Reidinger, Mrs. Horvath.
A la façon dont Miz Allen haussa son sourcil droit, Peter comprit qu'il valait mieux bien se tenir.
Mrs. Horvath se contenta de lui sourire, les yeux pétillants, et ces yeux n'étaient ni vieux, ni durs, ni chassieux. Il se demanda pourquoi elle se laissait avoir l'air si vieux.
J'ai promis à mon mari de vieillir de bonne grâce, fut la réponse stupéfiante. Pour ne pas trop surprendre les gens quand je n'agis pas conformément à mon âge.
Peter la regarda, ébahi. Elle n'avait pas bougé les lèvres — et pourtant il avait clairement entendu sa voix dans sa tête.
— Peter... l'encouragea Miz Allen.
— Content d'vous connaître ! parvint-il à bredouiller.
Miz Allen émit un toussotement mécontent.
— Merci, Mrs. Allen, je vais bavarder un moment avec Peter, dit Dorotea Horvath, approchant une chaise du lit et congédiant Miz Allen d'une manière qui stupéfia l'adolescent.
Miz Allen ne croit pas vraiment à la télépathie et aux Dons. Et voilà un certain temps que nous n'avons pas fait la tournée des services pédiatriques. C'est pourquoi tu nous as échappé.
— Echappé?
De nouveau, Dorotea sourit, d'un sourire magique car il semblait envelopper Peter de chaleur et d'amour. Sa gorge nouée, par l'apitoiement et le ressentiment à l'idée d'une nouvelle séance de corset, se dégagea.
— Enfin, jusqu'à ce que tu commences à visiter Rhyssa.
— Rhyssa?
Il sentit un nouveau contact dans sa tête.
Je suis Rhyssa. Je t'ai envoyé Dorotea parce que avec moi, tu te sauves. Dorotea dit que tu ne peux pas lui échapper maintenant, Peter Reidinger. Je t'en prie, viens habiter chez nous où je sais que tu as envie d'être.
— Alors, maintenant que tu as reçu une invitation officielle, accepteras-tu? demanda Dorotea, avec un sourire amusé devant sa stupéfaction.
— Mais je ne peux pas. Je suis infirme. Je ne peux aller nulle part.
Bla-bla-bla! le taquina Dorotea, toujours souriante. Un garçon qui peut sortir de son corps pour aller se promener dans Jerhattan à trois heures du matin n'est pas un infirme !
— Mais je ne peux pas me servir du corset de fer !
Peter fut horrifié de s'entendre bredouiller et de sentir des larmes inonder ses joues. Voilà des mois qu'il n'avait pas pleuré.
Pleurer constitue un soulagement naturel des pressions émotionnelles, dit Dorotea, lui tamponnant maternellement le visage. Et ce refoulement viril a aussi bloqué ton Don. Je crois aussi que ce corset a provoqué chez toi des inhibitions. Nous allons arranger ça. J'en suis absolument certaine.
Et soudain, Peter ne douta plus.
— D'abord, bien sûr, il faudra obtenir la permission de tes parents, dit Dorotea, toujours pratique. Sais-tu s'ils consentiront ?
— S'ils consentiront ?
Peter faillit hurler. Malgré les énormes dédommagements que la ville était obligée de payer, car Peter avait été blessé sur une propriété municipale, Peter savait que les factures de l'hôpital imposaient de gros sacrifices pécuniaires à ses parents. Sa mère venait le voir régulièrement, mais les visites de son père se faisaient de plus en plus rares et courtes. Sa mère avait toujours une explication plausible à l'absence de Papa, mais Peter n'était pas dupe.
Soudain, les yeux de Dorotea se dilatèrent, agréablement surpris.
— Je crois que tu n'aurais pas besoin de beaucoup d'entraînement, après tout, dit-elle, pointant le doigt sur lui.
— Quoi?
A cet instant, Peter réalisa qu'il flottait au-dessus de son lit — et que l'alarme fixée dessous venait de retentir.
Rhyssa ! Le hurlement mental de Dorotea fut une diversion bienvenue pour Rhyssa.
La directrice du Centre n'avait pas pu établir elle-même ce premier contact pour plusieurs raisons, dont la principale était la priorité donnée à Padrugoi. L'autre était que Dorotea restait la Douée la plus précise du monde pour repérer de nouveaux Doués, avec un contact mental dissipant habilement toutes les peurs et méfiances.
Rhyssa, Peter Reidinger déborde de Don. Je n'imagine pas comment notre Doué en résidence ne l'a pas localisé depuis longtemps, malgré les efforts de Peter pour refouler bravement ses sentiments naturels. En milieu hospitalier, il s'est vu forcé d'exclure toutes les émissions extérieures sous peine de sombrer dans la douleur générale. Mais ce n'est pas le genre habituel de kinétique ou télépathe. En fait, je n'ai jamais contacté personne comme lui. Une chose est sûre : il n'a pas plus besoin d'un corset de fer que tu n'as besoin d'un vidéophone.
Peux-tu faire hâter sa sortie de l'hôpital? demanda Rhyssa.
Selon ma grande technique de grand-mère! Je ne prévois pas de problèmes avec les parents — ils ont un mal fou à assumer les frais médicaux. J'ai cru comprendre que le père répugne à venir voir son fils « infirme ». Leur point de vue devrait changer quand Peter gagnera sa vie.
Il est très handicapé ?
Dorotea émit mentalement un grognement dédaigneux. Avec un peu d'aide de ses amis, il ne sera plus handicapé dès qu'il aura passé les grilles du Centre! Ouah! Un électricien furibond et un ingénieur ébahi foncent sur moi au pas de charge et... mon Dieu !
Dorotea rompit le contact, laissant Rhyssa stupéfaite — en général, Dorotea n'avait aucun problème pour mener de front deux conversations, une orale et une mentale. Rhyssa attendit qu'elle reprenne la communication et explique son brusque silence. Au bout de trois minutes, n'entendant rien venir, Rhyssa se remit à regret à son travail.
Inquiète au sujet de Dorotea et du garçon, il lui fut difficile de se concentrer sur la nouvelle répartition des kinétiques, mais la question devait être réglée dès que possible. Le Centre n'en garderait que dix pour faire le travail de trente, plus cinq apprentis qu'on pourrait charger des tâches les plus simples. Les clients des navettes aériennes, privées ou publiques, devraient donc attendre plus longtemps leurs bagages ; toutes les entreprises de construction perdraient des kinétiques, à part sur un ou deux chantiers presque terminés où la télékinèse était le seul moyen sans danger d'installer de lourds équipements aux étages supérieurs.
Elle et Miklos Horvath, le petit-fils de Dorotea, du Centre de la Côte Ouest, devraient organiser des équipes de « recherche et secours », réunissant un télépathe et un kinétique travaillant en tandem et à longue distance. Mais c'était une technique épuisante, qu'il faudrait réserver aux situations d'urgence.
Dave Lehardt avait présenté une nouvelle suggestion, qui n'était peut-être pas de nature à améliorer les rapports avec Barchenka, mais qui permettrait aux kinétiques de tirer le maximum de leur journée de quatre heures.
— J'ai regardé certaines études de mouvements, lui avait-il dit, et des vidéos prises pendant une vraie journée de travail. Samjan m'a dit qu'il passait une bonne partie de sa journée sur Padrugoi à ne rien faire — à attendre qu'on sorte les matériaux des hangars ou des caisses, ou que les ingénieurs réparent de petites pannes. Alors, j'ai mis Samjan et Bela Rondomanski, conceptrice du Space Lab, en équipe avec Lance Baden, qui est ingénieur diplômé. Bela a dit que beaucoup de délais dans la construction du Space Lab venaient de la désorganisation chronique des approvisionnements. Lance dit que les problèmes n'avaient pas été complètement résolus lors de ses deux tournées sur Padrugoi, mais l'une des grandes forces de Barchenka c'est son don de l'organisation. Il suffit de la perfectionner un peu, et, pendant sa journée de quatre heures, un kinétique pourra préparer et aligner tous les matériaux nécessaires à la construction d'un rayon, de sorte que les manœuvres n'auront plus qu'à les pousser doucement pour qu'ils se mettent en place.
« Naturellement, cela nécessitera la réorganisation des magasins et du matériel déjà sur Padrugoi, et peut- être la modification des cargaisons, aiguillonnant les fournisseurs retardataires, mais le temps passé à faire ça diminuera de beaucoup les heures de travail là-haut.
— Duoml est retourné sur Padrugoi, dit Rhyssa.
— Nous allons de nouveau lui emprunter le Hangar Q pour une nouvelle petite démonstration. Je vais mettre tous les détails au point. Dites-moi, vous êtes en beauté aujourd'hui. Nouvelle coiffure ? Elle met votre mèche blanche en valeur.
Sur son écran, elle vit le fameux sourire de Dave, si propre à inspirer la confiance.
Eh oui, mèche blanche, pensa-t-elle, l'aplatissant de la main. Enfin, il avait quand même remarqué. En soupirant, elle retourna à ses analyses, réalisant tout à coup que Dorotea n'avait plus redonné signe de vie.
Puis, aussi brusquement que le contact s'était rompu avec Dorotea, il se rétablit.
Je t'avais dit que je te recontacterais dès que possible. Il est trop tôt pour savoir exactement ce qu'il fait mais il semble se brancher sur des sources de courant électrique. Il a provoqué tant d'anomalies dans les circuits de l'hôpital qu'il a fait tourner en bourrique l'électricien et un ingénieur-conseil très cher. Cela explique aussi pourquoi il supportait si mal son corset de fer : les impulsions électriques transmises directement dans ses synapses court-urcuitaient ses capacités inhérentes, de sorte que le pauvre garçon était en surcharge. Sue Romero est dans tous ses états à l'idée de tout ce qu'elle a infligé à Peter, et lui aussi, parce qu'il n'avait aucun moyen d'expliquer pourquoi le corset de fer avait sur lui un effet si catastrophique... et l'infirmière en chef, Miz Allen, très service-service, n'a fait que compliquer le problème. Ah, sa famille est ravie, surtout de savoir qu'il ne sera plus un « handicapé » — mais j'ai lu dans leurs têtes « infirme, inutile, ruineux ». Ce sera le contrat standard jusqu'à ses dix-huit ans et la fin de son apprentissage. Voilà un kinétique sur lequel Barchenka ne mettra pas ses gants spatiaux !
Tu peux le ramener au Centre ?
On est en route ! répliqua triomphalement Dorotea. Fais préparer chez moi la chambre de Roddy. Elle transmit à Rhyssa l'image mentale d'une chambre aux murs couverts de posters de la Force Spatiale, avec maquettes de navettes, hotols de transports publics, avions furtifs, labo spatiaux et aéronefs pendus au plafond, plus une couchette surélevée avec bureau dessous. Rien ne pourrait être plus différent de l'environnement antiseptique où il vit depuis des mois.
Après ces préambules, la rencontre entre Rhyssa Owen et Peter Reidinger ne fut pas une déception. Dorotea l'avait prévenue que la mère et la sœur de Peter l'accompagnaient dans l'héli-amb, excitées mais légèrement appréhensives à l'idée de sa nouvelle situation.
Ilsa Reidinger était une femme agréable, terriblement inquiète pour son Peter, mais extrêmement fière de son fils. Elle se morfondait dans un travail sans intérêt qui lui permettait de joindre les deux bouts. Sa sœur Katya, seize ans, était, selon Dorotea, « arriviste », essayant déjà d'imaginer comment elle pourrait profiter de la bonne fortune de Peter, et contrariée que Peter soit Doué et pas elle. Dorotea disait que Katya en voulait à Peter, parce que, à cause des frais d'hospitalisation, elle n'avait pas eu tout ce qu'elle était en droit d'attendre, en sa qualité d'aînée. Réaction parfaitement compréhensible, dit Dorotea à Rhyssa tandis qu'elles manœuvraient habilement le lit roulant de Peter pour entrer dans la maison de Dorotea puis dans la chambre de Roddy.
Les deux télépathes sentirent que Peter retrouvait le moral en voyant les meubles et la décoration, si différents de l'hôpital.
— Mais comment pourrez-vous faire tout ce qu'il faut pour le soigner tout le temps? s'enquit Ilsa Reidinger, surprise.
— Oh, Peter aura seulement besoin d'un peu d'aide au début, Mme Reidinger, dit Dorotea. Son « allons-y » mental fut le signal qu'attendait Rick Hobson pour « soulever » Peter jusqu'à sa couchette surélevée.
— Maintenant, sortons toutes pour le laisser reprendre ses idées. Et, ajouta Dorotea, poussant doucement tout le monde devant elle, l'héli-amb attend pour vous ramener chez vous toutes les deux. Voilà le numéro du vidéophone. Comme vous l'avez vu, Peter a un appareil dans sa chambre. Appelez-le quand vous voudrez. Et contrairement à ce qui se passait à l'hôpital, ici, vous pourrez voir toutes les bêtises qu'il fait. D'accord ?
L'autorité de Dorotea rendait tout refus impossible, et bientôt, l'héli-amb s'éloignait du Centre.
Rick, branche-moi une ligne du générateur du jardin jusqu'à la chambre de Peter, demanda Dorotea.
Pour quoi faire ? demanda Rhyssa.
— Je te l'ai déjà dit, répondit Dorotea, continuant tout haut maintenant qu'elles étaient seules. Il semble se brancher sur les circuits électriques et en tirer le courant dont il a besoin. Une sorte de gestalt, en somme. Quand il sera reposé, je veux le tester avec nos ingénieurs Doués. Mais pour le moment, ses contacts seront réduits à toi et moi, Rhyssa. Il a tant souffert.
Les yeux de Dorotea s'emplirent de larmes, et Rhyssa prit la vieille dame dans ses bras, la comblant d'affection, d'amour et d'admiration.
— Désolée, ma chérie, dit Dorotea s'écartant en reniflant un peu. Tu as tant de choses à faire, ce n'est pas le moment de me transformer en fontaine, mais...
Elle déversa dans l'esprit de Rhyssa un mélange de souffrance/accablement/angoisse/remords, l'auto-accusation et la terreur destructrice qu'avait endurés Peter.
Rhyssa fit asseoir Dorotea sur le canapé et prit place près d'elle, bouleversée par cette révélation malgré sa grande expérience des bizarres états mentaux des Doués émergents.
— Je crois qu'un bon thé nous ferait du bien, dit Dorotea.
Rhyssa sourit de ce côté pratique.
Peter ? Une tasse de thé ? Citron, lait, sucre ?
Oui, s'il te plaît, répondit Peter, à la surprise de Rhyssa.
Tu vois ? Il avait seulement besoin d'un peu d'aide pour projeter ses pensées au lieu de les refouler, dit Dorotea avec un sourire exagérément suffisant.
Elles dégustaient leur thé quand Rick Hobson fit irruption, ceint d'une lourde ceinture d'électricien et enguirlandé de câbles.
— Je ne sais pas quelle prise ou réceptacle il te faut, Dorotea, dit-il, la saluant d'un clin d'œil et hochant la tête à l'adresse de Rhyssa, puis faisant bonjour de la main à Peter qui observait la scène de sa couchette.
— Eh bien, Peter, qu'est-ce qu'il te faut? demanda Dorotea. Il avait pris l'habitude de se brancher sur l'appareillage électrique de son lit, dit-elle à Rick.
Les deux femmes perçurent l'hésitation et l'inquiétude de Peter.
— Oh, ce sera facile de voir les détails plus tard, dit Rick d'un ton léger, ayant saisi le regard avertisseur de Rhyssa. De toute façon, le générateur est dans l'abri de jardin. Quand tu en auras besoin, il est là.
Les saluant joyeusement de la main, il sortit.
— C'est un peu beaucoup pour le premier jour, n'est-ce pas, Peter? dit doucement Rhyssa.
— Je ne sais pas ce que j'ai fait pour vous faire croire que je vaux quelque chose, dit Peter, d'une voix blanche comme son visage.
— Dorotea pense que tu te servais du courant électrique à ta disposition pour ces visites matinales que tu me faisais, lui dit Rhyssa, avec un sourire malicieux pour le rassurer. Je suis honorée que tu aies choisi une liaison avec mon esprit pour t'amener où tu voulais être.
— C'est vrai ?
Peter détourna la tête de la paille avec laquelle il buvait son thé pour regarder Rhyssa.
— Il n'y a pas beaucoup d'hommes qui envahissent ma chambre à coucher, je t'assure.
Dorotea la soutenait subtilement, renforçant pour Peter l'impression que projetait Rhyssa, à savoir que son intrusion avait été astucieuse et originale. Les deux femmes émirent des pensées subliminales pour relever l'opinion qu'il avait de lui-même, et contrer ce manque d'amour-propre qui pour l'instant inhibait tout progrès.
— Je n'avais pas l'intention de faire intrusion.
— Tu comprendras bientôt qu'entre télépathes frapper à la porte à minuit n'est pas considéré comme une intrusion.
— Mais toutes ces lumières...
Rhyssa lui laissa percevoir la contrariété qu'elle avait ressentie de cette surveillance possessive.
— Mais tu ne m'as pas entendu les engueuler comme il faut pour t'avoir fait peur.
— Oh, ce que Rhyssa était en colère ! ajouta Dorotea.
— Tu faisais ce que beaucoup ont essayé en échouant misérablement, poursuivit Rhyssa.
— C'est vrai ?
— C'est ce que nous appelons une expérience-hors-du-corps, reprit Rhyssa. Très peu de gens parviennent à ce degré de contrôle mental.
— Non ? dit Peter, les yeux dilatés de stupéfaction. Mais ce n'est pas difficile.
Dorotea et Rhyssa échangèrent un regard amusé.
— Rien n'est difficile quand on sait comment s'y prendre, Peter, dit Rhyssa. Et apparemment, tu es passé maître en cet art. Dorotea et moi, nous espérons bien que tu nous apprendras comment faire. Je n'ai pas beaucoup de capacité kinétique...
Sascha : Et n'es-tu pas bien contente de ça en ce moment? Il lui transmit l'image d'une Rhyssa en combinaison spatiale tournoyant sur Padrugoi, pourchassée par Barchenka brandissant un fouet.
Rhyssa : Arrête, Sauvage! La situation est assez délicate sans que tu viennes me brouiller l'esprit! Oh, mon Dieu !
Et soudain, Rhyssa commença à évaluer le potentiel du garçon. Que Peter Reidinger ait accès à des sources de courant suffisamment puissantes, et son Don kinétique allait confondre les théoriciens les plus optimistes. Son Don était aussi éloigné de la torsion des cuillères que la précognition moderne l'était des devins antiques lisant l'avenir dans les entrailles des bœufs !
Sascha, Dorotea, Sirikit, Rick et Madlyn réagirent instantanément. Réduis le volume, Rhyssa. Par pitié!
Dorotea : Eh bien, vous comprenez maintenant. Alors, laissez-nous seules avec ce garçon. Nous ne pouvons pas nous permettre de l'abîmer.
Rhyssa prit une profonde inspiration, espérant que la révélation soudaine, qu'elle n'avait pas pu dissimuler aux autres puissants télépathes du Centre, n'avait pas été perçue par le Don encore émergent de Peter Reidinger. En tout cas, il n'eut aucune réaction.
Dorotea : Je l'ai bloqué, Rhyssa. Ressaisis-toi.
— Aussi, Peter, parvint à reprendre Rhyssa, si j'arrivais à comprendre ce que tu fais avec les générateurs, ce serait un tour de magie très précieux.
Dorotea : Je n'aurais pas pu l'exprimer plus délicatement moi-même.
Rhyssa : Merci.
— Je ne sais pas comment je fais, dit tristement Peter.
— C'est le genre de chose qu'on ne pense pas à faire, Peter, on le fait, c'est tout — parce qu'on le désire, parce qu'on en a besoin. Et nous t'aiderons, Dorotea et moi.
Rhyssa lui sourit.
— La communication est le domaine où excelle la télépathie. La parole parlée n'est pas toujours aussi claire qu'elle devrait l'être : les mots peuvent être mal employés, avec des sens imprécis. On donne un certain sens à un mot, quelqu'un d'autre lui donne un sens différent et se méprend sur ce qu'on vient de dire. Parler directement d'esprit à esprit évite beaucoup de ces confusions. Mais j'espère que je ne t'ai pas un peu plus brouillé les idées ?
Soudain, Peter se mit à sourire.
— C'est comme quand je n'arrivais pas à expliquer à Miz Romero pourquoi je détestais le corset de fer.
— Très bon exemple, Peter. Tu n'avais pas les mots qu'il fallait pour exprimer le concept de ce genre d'interférence.
— Mais comment je vais bouger sans corset ?
— Par le seul pouvoir de ton esprit, ce qui est exactement ce que tu faisais quand tu sortais de ton corps. Sauf qu'on t'enseignera à emmener ton corps avec toi ! Et à te débrouiller tout seul dans la vie quotidienne. Tu ne dépendras plus des infirmières ni des soignantes ni de personne. En un sens, c'est ce que Sue essayait de te faire faire — faire que ton esprit oblige ton corps à se rappeler ce qu'il pouvait faire autrefois. Sauf que tu es allé un pas plus loin. Mais vous ne saviez ni l'un ni l'autre que tu avais des capacités kinétiques, alors, bien sûr, tu ne pouvais pas faire ce qu'elle te demandait. Tu étais déjà loin devant elle.
Il était toujours sceptique.
— Je suis un kinétique ?
— Tu sais ce que ça veut dire ?
— Bien sûr. Mais je ne savais pas que je l'étais. Rhyssa se leva.
— Eh bien, tu l'es. Alors réfléchis-y. Dorotea alla lui prendre sa tasse.
— Repose-toi maintenant, mon chéri. Puis je te ferai visiter la maison, pour que tu saches où prendre les choses quand tu en auras besoin.