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— Aucune impression de menace ou de danger, dit Rhyssa Owen à Sascha Roznine qui la foudroyait du regard.

Pour le remettre dans une humeur plus réfléchie et productive, elle lui toucha le bras, renforçant ses paroles d’un message mental : Tu vois ? Curiosité. C’était un accrochage, pas une menace.

Sascha s’apaisa, mais continua à fixer l’enregistrement du sommeil matinal de Rhyssa, où le trait noir de la plume montrait qu’elle s’était réveillée d’une période de sommeil REM à cause d’une intrusion mentale.

En sa qualité de Directrice du Centre de Parapsychologie de la Côte Est de l’Amérique du Nord, Rhyssa vivait sur ce qui était autrefois le Domaine Henner, réserve d’arbres, pelouses et fleurs dominant l’Hudson sur les Palissades. Ce vestige archaïque des banlieues résidentielles du vingtième siècle interrompait la monotonie des structures Linéaires qui abritaient les millions vivant et travaillant dans le complexe surpeuplé de Jerhattan. La maison où vivait Rhyssa ne se distinguait en rien des autres maisons à deux étages dispersées parmi les jardins et les arbres. Comme pour toutes les habitations destinées aux Doués, elle était protégée et abritée des visites inopinées. En fait, même les habitants des Linéaires bordant les grands côtés des vastes terres du Domaine ignoraient son existence, tant les écrans étaient ingénieux. Personne n’aurait dû pouvoir faire intrusion chez Rhyssa, et encore moins dans son sommeil.

— Bizarre, ce réveil total. Tu as besoin d’autant de repos que possible.

Sascha projeta une vision : il était au lit, pelotonné contre Rhyssa, le duvet double bordé autour de leurs corps emboîtés.

Oui, oui, répliqua Rhyssa. Elle répliqua par la vision d’un pied poussant fermement Sascha hors du lit. Mais même si tu avais été physiquement là, tu n’aurais rien pu faire, Sascha-l’Ours. Tout était dans mon esprit, dans mes rêves. Et c’est ton duvet, pas le mien. Moi, je n’ai jamais d’écossais.

Rhyssa lui sourit, battant des paupières pour se moquer de sa projection. Il haussa les sourcils, l’air résigné. Ils aimaient ce jeu. Ils y jouaient depuis des années.

Tu es bien difficile ! Mais n’esquive pas le problème, dit Sascha. J’aimerais bien savoir qui a pu venir frapper à la porte de ton esprit. Et pourquoi.

— Moi aussi !

Rhyssa croisa les bras etrregarda par la fenêtre les nuages sombres et la pluie diluvienne qui voilaient le panorama magnifique de Jerhattan. C’est ce qui m’intrigue.

Ne sonde pas au hasard, Streaky. Envoyer ton esprit à sa recherche te prendrait trop de force. Tu auras besoin de toute ton énergie pour t'occuper des Zélotes.

Il projeta la vision de trois personnes aux membres si emmêlés qu’ils ressemblaient à une idole orientale, chaque visage caricatural exprimant à la fois l’intransigeance et le scepticisme.

Oh, ne fais pas ça ! Elle rit en lui retournant l’image des trois mêmes personnes, aux membres démêlés, un plumeau époussetant tuniques et pantalons tandis que les emblèmes de leur rang se redressaient.

Je ne peux pas penser à ça quand j’aurai à m’occuper sérieusement de leurs requêtes pressantes de Doués que je n’ai pas. Ils sont déjà assez ridicules comme ça.

— Bon, c’est tout ce qu’ils méritent. Dois-je demander à Sirikit de revoir les enregistrements passés pour déterminer quand le phénomène a commencé ? Quelle impudence ! grogna mentalement Sascha, contrarié.

— C’est une idée.

Elle eut un sourire de regret en tirant des vêtements du placard et d’un tiroir. Elle continua à parler en s’habillant dans la salle de bains. 

— J’ai seulement pensé à vérifier mon enregistrement ce matin. J ’ai vraiment besoin de sommeil.

— Sans doute quelque Doué émergent encore ignorant du protocole. Je regrette qu’ils se sentent toujours obligés d’utiliser à l’excès leurs pouvoirs mentaux nouveaux pour eux.

— Celui-ci est diablement puissant !

Malicieusement, Rhyssa projeta l’image d’une Madlyn Luvaro enfant, bouche largement ouverte, et des personnes l’entourant, se bouchant les oreilles pour se protéger de ses émissions mentales.

Sascha fit la grimace. Madlyn Luvaro émettait un hurlement mental qu’on entendait jusqu’à la station spatiale et aux docks périphériques. Cela avait fait partie des attributions de Sascha, qui était directeur de la Formation et du Développement, d’enseigner à Madlyn à canaliser et modérer sa voix mentale. Madlyn l’adorait passionnément et était d’une possessivité embarrassante à son égard, adulation qu’il trouvait de plus en plus difficile à ignorer — c’était la raison pour laquelle il cultivait assidûment la fiction que lui et Rhyssa étaient sur le point de conclure une union totale. Généreuse, Rhyssa ne démentait pas la rumeur.

— Je vais dire à Sirikit de faire une vérification générale de tous les émergents potentiels, dit-il, puis il envoya la requête à Sirikit dans la Salle de Contrôle, lui demandant aussi de vérifier les encéphalogrammes de Rhyssa pris au cours des mois précédents.

Sortant de la salle de bains douchée et habillée, Rhyssa fit signe à Sascha de la suivre dans son bureau. Elle bâilla en s’asseyant, attirant kinétiquernent plusieurs dossiers, les étalant devant elle, les toumant jusqu’à ce que le code du dos apparaisse. Elle choisit celui qu’elle cherchait et empila soigneusement les autres devant elle, code à l’extérieur, tandis que le dossier choisi s’insérait tout seul dans la fente du lecteur. En même temps, le filet de lecture se souleva de son crochet et vint se poser doucement sur sa tête. D’un doigt, elle colla l’écouteur gauche contre sa tempe en un ajustement final.

— Ce n’est pas là que nous le trouverons, dit-elle, aussi étonnée que Sascha de lui avoir donné un genre. Eh bien, j’en sais un peu plus que je ne croyais à partir de ce contact fugitif. 

— Un amoureux secret ?

— C’est possible, murmura Rhyssa, projetant l’image d’un sourire malicieux et d’un air crâne sur une ombre amorphe.

Elle parlait d’un ton léger, mais Sascha sentit qu’elle était elle-même surprise de ce début d’identification.

— Je vais continuer sur cette lancée, dit Sascha en sortant.

Par la cage antigrav, il descendit de la tour jusqu’au vaste complexe en sous-sol où le Centre effectuait le plus gros de ses recherches et de ses formations, revoyant mentalement Rhyssa Owen à son bureau, le casque-lecteur couvrant ses boucles noires et la mèche blanche qu’elle avait depuis son adolescence, et qui s’élargissait d’année en année; vers quarante ans, toute sa chevelure serait d’un beau blanc argenté.

Rhyssa aurait toujours un visage jeune, comme son père et son illustre grand-père, Daffyd op Owen, avant elle : juvénile, vivant, avec des yeux bleu sombre brillant et étincelant d’intelligence, d’humour et d’une énergie inépuisable. Rhyssa était presque aussi grande que les mâles de sa famille, et un poil trop mince : elle avait adopté un style élégant, quoique parfois bizarre, qui mettait en valeur sa svelte silhouette, généralement de longs vêtements amples et flous qui la mettaient à part dans une société ayant réduit l’apparat au strict minimum.

Elle n’était pas jolie au sens propre du terme — ses traits, quoique délicats, étaient trop irréguliers, avec l’oeil droit relevé en biais vers la tempe, ce qui lui donnait un air gamin, mais ne trompait pas ceux qui la connaissaient. Son nez avait une petite bosse qui lui faisait un profil hautain, et, surmontant une mâchoire forte et bien dessinée, sa bouche était un peu trop généreuse. Mais on oubliait bien vite ces petites imperfections. Elle avait hérité à plein de la personnalité charismatique et des puissants dons psioniques de ses parents — et de son grand-père qui avait bataillé toute sa vie pour assurer aux Doués leur situation actuelle dans la société économico-politique.

Sascha Roznine, lui-même Doué de troisième génération, et trois mois plus jeune que Rhyssa, préférait son rôle de formateur et recruteur en chef du Centre. Pas pour lui, les petites astuces directoriales que Rhyssa maniait admirablement, car il avait lutté toute sa vie pour contrôler un tempérament donquichottesque. Les séances nerveusement épuisantes avec les fonctionnaires de Jerhattan et tous les détails mesquins qu’elle devait régler l’auraient mis en rage au bout de cinq minutes. En revanche, Sascha faisait preuve d’une patience inépuisable envers les Doués émergents, corrigeant, encourageant, cajolant, dissipant doucement leurs doutes et renforçant leur confiance en eux.

Rhyssa avait un jour remarqué qu’à leur façon, les Doués émergents étaient aussi haîssables que les fonctionnaires, et Sascha avait répliqué qu’au moins les Doués tiraient la leçon de leurs erreurs.

Il y avait tant de variétés et de degrés de Dons ! Parmi les précogs, certains prévoyaient les événements affectant de grands nombres de personnes; d’autres dont la prescience se limitait aux gens qu’i1s connaissaient ou dont ils devaient assurer la sécurité; d’autres encore dont la précognition avait des affinités pour le feu, l’eau, les mâles, les femelles ou les enfants — les spécialités étaient aussi nombreuses que les degrés de perception.

La télépathie était le Don le plus commun, mais certains pouvaient uniquement recevoir, et d’autres uniquement émettre. Les télempathes ressentaient les émotions du milieu et y réagissaient. Un télempathe entraîné pouvait soit atténuer les émotions négatives d'une foule, soit renforcer les émotions positives, évitant ainsi qu'un paisible rassemblement ne se transforme en émeute.

Les trouveurs étaient les Doués capables de localiser personnes ou choses égarées ou perdues, simplement à l'aide d'un fac-similé de l'objet, ou, dans le cas d'un individu ou d'un animal, grâce à un vêtement ou autre objet personnel.

Les télékinétiques pouvaient travailler sur les objets les plus lourds et volumineux, ou sur les plus infimes particules invisibles à l'œil nu et même au microscope, quoiqu'on n'eût connu qu'une seule manipulatrice génétique, Ruth Horvath. Les télékinétiques étaient inappréciables en de si nombreux domaines qu'on les encourageait à avoir autant d'enfants que possible.

Les Doués les plus rares étaient les télépathes purs et doubles — comme Rhyssa, qui pouvait émettre et recevoir n'importe où dans le monde, pourvu qu'elle eût rencontré la personne qu'elle souhaitait contacter. Elle pouvait pénétrer tout esprit non protégé par la mince calotte métallique que portaient les nerveux, ou par la barrière mentale naturelle avec laquelle naissaient la plupart des gens normaux.

Sascha, lui-même puissant télépathe double, n'avait pas la portée phénoménale de Rhyssa, mais il ne lui avait jamais envié cette capacité. Une fois sa puissance évaluée par son grand-père, Rhyssa avait été destinée à la direction d'un Centre avec toutes les responsabilités que cela supposait — responsabilités dont Sascha n'aurait jamais voulu se charger. C'est de bon cœur qu'il lui laissait cet honneur.

Il entendit Madlyn Luvaro avant d'atterrir au sous- sol sur le coussin de l'antigrav. Elle s'efforçait d'assourdir ses émissions, mais sans beaucoup de succès : on aurait dit qu'elle faisait les claquettes sur une peau de tambour.

Tant que tu n'auras pas appris à assourdir tes émissions, ça ne marchera pas, Madlyn. Mauvais contrôle des flux! Une énergie positive basse, voilà ce qu'il te faut pour être « silencieuse », dit-il.

Zut, je croyais que c'était ce que je faisais !

La réponse mentale fut contrite et découragée.

Sascha sortit de l'antigrav et la trouva, adossée au mur.

Je t'ai entendu venir, dit-elle à voix haute.

Sascha : Progrès géant !

Madlyn était une émettrice puissante, mais, généralement, elle n' « entendait » que les gens très proches d'elle.

Il tira amicalement une mèche de son épaisse crinière noire, et elle lui emboîta le pas, ses grands yeux expressifs pleins de tristesse. C'était une jeune fille de dix-huit ans, aux formes et à la nature voluptueuses. Elle et son Don étaient arrivés à maturité à l'âge de quatorze ans, et depuis lors, Sascha s'efforçait de lui enseigner la discipline nécessaire à tout Doué et qu'elle devrait acquérir avant qu'on puisse utiliser son pénétrant hurlement mental.

Sirikit examine déjà les EEG de Rhyssa.

Sascha n'avait pas essayé de dissimuler sa préoccupation immédiate. Avec autant de télépathes au courant de l'alerte, il était impossible d'étouffer l'enquête.

Quelqu'un a fait intrusion dans l'esprit de Rhyssa ?

Madlyn projeta une image : elle étranglait un grand intrus amorphe, le froissait en une petite boule qu'elle jetait dans les toilettes avant de tirer la chasse d'eau.

Sascha émit un grognement. Madlyn était très capable d'attaquer quiconque aurait menacé Rhyssa. Qui au Centre n'en aurait pas fait autant ?

Ils trouvèrent Sirikit en train de scruter les EEG de Rhyssa datant du mois précédent. Plusieurs étaient arrêtés à l'embardée du stylet indiquant une intrusion mentale. La Bulle, initialement développée pour moni- torer les bizarres éclairs lumineux dont souffraient les astronautes, était particulièrement sensible aux ondes delta, dont on avait découvert qu'elles étaient le siège des perceptions paranormales ou extra-sensorielles. Un Doué, entraîné à reconnaître les légères altérations mentales annonciatrices d'activité paranormale coiffait un casque-lecteur dès qu'elles survenaient. Bien des Doués, surtout les précogs et les clairvoyants, les portaient jour et nuit. C'étaient de très légers filets métalliques, de la couleur des cheveux du sujet. Le filet transmettait ses données aux mémoires principales du Centre, de sorte que les Incidents d'activité paranormale pouvaient être officiellement enregistrés, étudiés et consultés. C'était la preuve positive pour les sceptiques de l'existence des perceptions extra-sensorielles.

— Regarde les EEG de Rhyssa, Sascha. Les Incidents se multiplient, ça ne fait pas de doute, dit Sirikit comme Sascha s'approchait de la rangée de tambours horizontaux utilisés pour ces comparaisons. Le premier, il y a trois semaines, le deuxième, quatre jours plus tard, puis trois jours après, et cette semaine, un par nuit.

Sascha : Ce sont des heures bizarres pour un voyeur !

Sirikit : Avec les trois quarts de la population au lit et endormie.

Madlyn : Un insomniaque ?

Sascha sourit, car non seulement son ton mental était correctement assourdi, mais elle n'avait rien perdu de l'échange.

Sascha : Généralement, il faut réveiller de force les adolescents. Rhyssa pense que c'est un Doué émergent.

Madlyn : Tu n'arrêtes pas de me répéter que les Doués émergents n'ont pas de règles.

— Nous avons des statistiques sur les insomniaques ? demanda Sirikit.

— Je vais programmer ça, dit Madlyn, rejetant ses cheveux en arrière et s'asseyant devant un moniteur branché sur toutes les banques de données mondiales grâce aux concessions spéciales accordées aux Centres.

Elle avait les autorisations nécessaires pour un usage normal, mais il fallait des mots de passe spéciaux pour les fichiers sensibles. Madlyn était peut-être très aguichante sexuellement, mais son esprit, ouvert en permanence à l'inspection, était transparent et innocent comme celui d'un enfant.

— Ça ne sera pas productif. Tout le monde peut avoir des périodes d'insomnie. L'angoisse en est la cause principale. Et il y a des groupes, les vieux en particulier, qui se satisfont de quatre heures de sommeil !

Elle projeta l'image mentale d'une horrible grimace surimposée à un dormeur agité dans un lit défait.

— Moi, je ne peux pas fonctionner à moins de huit heures !

Sirikit s'écarta un peu des tambours, tous arrêtés à l'embardée révélatrice d'intrusion.

Sirikit : Entre trois heures et demie et quatre heures du matin. Trop tôt pour la plupart des trois-huit, même les camionneurs et les pilotes.

Sascha se pencha par-dessus son épaule, étudiant les graphiques comme pour forcer le mystère.

Sascha : Truque son casque.

Madlyn le regarda, bouche bée. Sirikit battit des paupières, soupira, puis, se levant, se dirigea vers le clavier central pour entrer le programme nécessaire.

— Quelque plaisantin matinal doit forcément survoler le Centre. Pose une alarme dans son casque, et nous pourrons prendre ce loustic sur le fait ! dit Sascha d'un ton vindicatif.

Madlyn lui lança un regard préoccupé. Elle sentait l'onde puissante d'énergie négative qu'il émettait.