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De l’allée, Tirla jeta un rapide coup d’œil dans la Grande Galerie du Linéaire Résidentiel G, puis se retira instantanément, plaquant son petit corps de douze ans contre le plaspierre du mur. Les agents de la Santé Publique grouillaient partout, opérant la rafle de la foule matinale : travailleurs rassemblés devant le panneau des offres d’emploi, en l’espoir de trouver un jour de travail, mères d’enfants handicapés amenant leurs rejetons aux centres de Rééducation, et enfants légaux en route pour le gymnase du Linéaire.

Prudemment, elle regarda encore une fois, pour voir ce que les ASP disposaient sur leurs tables : fioles et grandes bouteilles d’air comprimé pour les injections. Elle se retira, en ayant assez vu pour reconnaître une nouvelle campagne de vaccination collective. Bizarre : elle n’avait pas entendu parler d’une nouvelle peste bactérienne. Pour être juste, les ASP étaient plus rapides que la rumeur dans la prévention des désastres.

Rapidement, Tirla repassa mentalement sa liste actuelle de mères d’enfants illégaux à prévenir : primo, parce qu’elles la paieraient pour les avoir averties de cacher les gosses; et secundo, parce que celles qui en avaient les moyens la paieraient pour voler le vaccin, quel qu’il fût, qu’on administrait. Elle compta sur ses doigts : Elpidia, certainement ; Pilau, la vieille poivrote; Bilala et Zaveta, Arisan et Cyoto — et elle ferait bien de demander à Mama Bobchik s’il y avait des nouveau-nés, car ils auraient besoin du Cinq-Vaccins. Il lui en faudrait aussi un pour elle, et elle pourrait peut-être en faucher toute une boîte, selon le conditionnement. Tout dépendait. Mirda Kahn — oui, il fallait prévenir cette vieille peau juste après avoir averti Mama.

Il faudrait qu’elle se change et revête la tenue réglementaire propre distribuée toutes les semaines par l’administration — elle s’était lavée, mais sa tenue avait déjà cinq jours et en paraissait huit. Les ASP avaient l’oeil pour ce genre de détails. Mama Bobchik lui donnait souvent des vêtements propres, surtout si elle la faisait passer la première pour les nouvelles. La journée s’annonçait bonne, pensa Tirla, revigorée, redescendant l’allée en direction de l’escalier de secours central qu’elle descendrait pour aller voir Mama Bobchik.

Tirla avait passé le plus clair de ses douze ans d’existence totalement illégale à chiper et chaparder dans la communauté multi-ethnique des Linéaires de trente étages. Elle ne pouvait pas se permettre d’ignorer une seule ficelle, comme la rafle totalement inattendue des ASP d’aujourd’hui, pour échapper aux contrôles draconiens, obstacles astucieux et petits pièges ingénieusement tendus par le Conseil d’Administration du Complexe de Jerhattan et de la Direction de la Police pour identifier et contrôler chaque membre de la population mouvante.

Officiellement, il n’y avait jamais eu trace de la naissance de Tirla. Elle était pourtant le cinquième enfant de Dikka — seul le premier, son frère Kail, était légal. Le gouvernement imposait à une femme la ligature des trompes quand elle donnait le jour à un deuxième enfant. En conséquence, Firza, Lenny, Ahmed et Tirla étaient nés dans le squat de Dikka avec l’aide de Mama Bobchik, qui avait eu un enfant illégal tous les ans jusqu’à tarissement total de sa matrice. Kail avait été officiel jusqu’au jour où Dikka l’avait vendu, à l’âge de dix ans. Firza avait utilisé le bracelet d’identité de Kail pendant deux ans jusqu’à ce qu’elle disparaisse à son tour, contre espèces sonnantes et trébuchantes. L’année suivante, Dikka, Lenny et Ahmed étaient morts, d’une de ces pestes bactériennes qui décimaient périodiquement les Linéaires. Dans la hâte et la confusion de l’enlèvement des cadavres, la mort de Dikka n’avait pas été officiellement enregistrée. Tirla s’était donc retrouvée avec deux bracelets d’identité — bel héritage. Autosuffisante et pleine de ressources, elle était parvenue à conserver le squat, et à toucher deux rations de survie, jusqu’au jour où l’on avait annulé le bracelet d’identité de Dikka parce qu’elle ne s’était pas présentée à un examen médical de routine.

Dotée de la sagacité engendrée par son milieu, Tirla n’avait pas été prise au dépourvu. Elle connaissait par coeur le Code du Locataire, avec tous ses articles et tous ses paragraphes, de sorte que calculer la date d’éviction du squat ne lui avait pas posé de problème. Deux jours avant la date fatale, elle avait déménagé ses maigres biens — un petit radiateur électrique, le meilleur des sacs de couchage, la radio, et les bijoux de pacotille que les amants de Dikka lui donnaient de temps en temps — dans un nouveau logis situé cinq niveaux au-dessous de la Grande Galerie, dans les locaux de maintenance du Linéaire G, juste à côté de la grille électrifiée qui protégeait la machinerie des indésirables. Seule une personne aussi frêle et menue que Tirla pouvait atteindre le niveau où des conduits massifs formaient une large plateforme avant de se couder à la verticale contre le mur, pour rejoindre le plafond. Elle avait branché son radiateur et sa radio dans les câbles courant au-dessus de sa tête, certaine que personne ne remarquerait sa minuscule consommation d’électricité, et elle s’était installée. Le tri-d du squat lui manquait, avec ses programmes d’informations de la nuit. Les grands tri-d de la Grande Galerie cessaient leurs émissions au couvre-feu de minuit. Tirla, avec son esprit intelligent, astucieux et bien organisé, était assoiffée de connaissances (Elle se servait même du bracelet de Karl pour se brancher sur les programmes scolaires). L’un des amants de Dikka avait dit un jour qu’il faut connaître les règles pour pouvoir les tourner. Elle ne l’avait jamais oublié.

Pendant deux ans encore, le bracelet de Kail avait fourni sa petite soeur en rations de survie, uniforme hebdomadaire et autres douceurs, jusqu’au jour où « Kail » ne se présenta pas au Centre d’Evaluation dans les trois semaines suivant son seizième anniversaire. L’annulation du bracelet d’identité ne causa pas de problèmes à Tirla, car elle était entre-temps devenue très utile et presque indispensable à la plupart des habitants du Linéaire et des chefs de gangs des complexes industriels voisins. Sa capacité à traduire n’importe laquelle des quelque quatre-vingt-dix langues et dialectes utilisés dans les Linéaires économisait à ses clients des heures de traductions dans les centres translangues officiels, et, mieux encore, leur évitait les malentendus. Elle savait quand il convenait de se montrer arrangeante ou intransigeante. Elle savait exactement quelles politesses étaient dues aux uns ou aux autres et elle n’y manquait jamais. Tous ceux qui la connaissaient savaient qu’elle était illégale. Mais parce qu’elle était si utile aux résidents du Linéaire G, comme aujourd’hui avec son alerte aux ASP, et parce que officiellement elle n’existait pas, il n’y avait, aucun profit — pour le moment — à dénoncer son existence illicite.

Les différentes commissions dont elle s’acquittait — et sur lesquelles elle gardait scrupuleusement le silence — lui rapportaient des crédits « flottants ». Ces « flotteurs » étaient des sortes de traites — payables au porteur, monnaie introuvable qui changeait fréquemment de mains. Le Trésor Public et toutes les maisons de négoce et de banque fermaient sagement les yeux sur la circulation de petites quantités de flotteurs, de même qu’ils fermaient les yeux sur les petits commerçants illégaux dans la mesure où ils ne causaient pas de désordres et où leurs marchandises étaient inoffensives. Tirla, et bien d’autres comme elle, dépendaient des flotteurs pour subvenir à leur existence illégale dans les Linéaires.

Le Linéaire G dressait ses trente niveaux massifs au-dessus des blocs commerciaux F et H, trapus et sans grâce, où travaillaient les résidents des Linéaires E, G et I. Une fois, lors d’un Jour de Fête, à l’époque où Tirla avait encore le bracelet d’identité de son frère, elle était allée avec Mama Bobchik à la Grande Promenade des Palissades, où des milliers et des milliers de personnes étaient venues pour profiter de ce beau jour de printemps, pour admirer les grands cônes, ruches et plates-formes des complexes de luxe de l’Ile de Manhattan, et pour s’extasier devant les monorails, grands et petits, qui filaient sur les voies festonnant les gratte-ciel comme des guirlandes colorées. C’était la première fois que Tirla avait vu des bateaux flottant sur l’eau et des grands aircars de loisir. Les distributeurs avaient même dispensé un repas de fête, incomparablement supérieur aux rations de survie. Buril, le fils de Mama, avait un passe-partout dont il s’était servi sur les distribs, de sorte qu’ils avaient pu se gaver avant que les alarmes de disfonction ne retentissent. Super journée pour Tirla. Elle n’avait jamais imaginé que le monde était si grand.

Ce jour-là, Buril lui avait tout expliqué sur la plateforme spatiale en cours de construction, et pour laquelle on avait besoin de tant de travailleurs. Quand elle serait terminée, avait-il dit, tous les gens de Manhattan qui avaient assez de crédits et qui étaient « comme il faut », pourraient partir dans l’espace et trouver d’autres mondes à coloniser. Alors tous ces merveilleux immeubles seraient vides, et tous les gens entassés dans les Linéaires pourraient avoir un bel et grand appartement, avec une chambre pour chaque membre de la famille, et plus de ASP qui stérilisaient hommes et femmes, honte insupportable pour tout homme viril.

Ce matin-là, Tirla, ayant gratté à la porte de Mama Bobchik pour l’avertir de la présence des ASP dans le Linéaire, entendit la vieille femme souffler et haleter en s’efforçant de descendre de son châlit.

— Kto stuchitsya ? Perestan’te udaryal’sya. Okh, kak bolit golova !

Tirla eut un grand sourire. Ainsi, Mama avait la gueule de bois, causée par la vodka distillée à partir des pommes de terre que Tirla avait chipées pour elle. Dans cet état, il serait facile de lui soutirer un crédit.

— C’est Tirla. Les ASP sont déjà dans la Grande Galerie.

— Boje moi ! Eto tak ? Comme si j’avais pas assez souffert dans ma vie !

Mais elle entrouvrit la porte, suffisamment pour que Tirla puisse se glisser à l’intérieur.

— Qu’est-ce que t’as dit ? Encore les ASP ? Déjà ? Pourquoi ?

— On dirait une autre vaccination. Ils attrapent tout le monde, les valides, les étudiants, les estropiés et leurs mères.

— Ah, il faut se grouiller. Elpidia, Zaveta...

Mama se mit à énumérer les noms de ses accouchées habituelles.

Tirla la tira par le bras.

— Bon, qu’est-ce que tu veux encore ?

— Je peux rien faire sans un uniforme propre, dit Tirla, parvenant à prendre l’air pitoyable tout en parlant avec autorité.

Buril avait bricolé le distributeur d’uniformes du squat de sa mère de sorte qu’on pouvait lui faire dégorger plus qu’il n’aurait dû. Ses dons de bricolage avaient été très précieux jusqu’au jour où Yassim — Tirla fit le signe protecteur à la seule pensée de cet homme — l’avait acheté à Mama pour une somme astronomique. Le talent inusité de Buril pour « arranger » les machines officielles le rendait très précieux — il n’avait donc pas eu le même sort que les achats habituels de Yassim, et Mama avait touché assez de flotteurs pour vivre confortablement jusqu’à la fin des ses jours.

Mama cligna ses yeux rouges et larmoyants et considéra la minuscule fillette.

— Da, c’est vrai !

Elle tapota la tête de Tirla avant de s’approcher de la fente distributrice où elle fit quelque chose que son épaisse silhouette dissimula à la vue de Tirla. Quand elle se retourna, elle avait un paquet dans la main.

— Je me suis lavée ce matin, dit Tirla, développant immédiatement le paquet et se débarrassant de son uniforme sale.

Elle dut rouler les manches et les pantalons du nouveau costume, mais quand elle colla ces revers en les pressant de la main, cela donna à son uniforme un effet blousant du plus bel effet. Elle ceignit la jolie ceinture tressée héritée de sa mère, coinçant dans le dos le tissu excédentaire.

— Maintenant, je vais prévenir Mirda Kahn, finir ce niveau, puis le niveau du dessus et du dessous. Je crois que je n’aurai pas le temps de faire plus. Qu’est-ce que je vais faire pour le bracelet d’identité ? Ils vont me boucler si mon poignet est nu.

Ce que Tirla désirait le plus au monde, c’était un bracelet d’identité authentique et valide qui lui donnerait droit à un squat, à l’utilisation d’un tri-d, à trois repas quotidiens et à un uniforme hebdomadaire. Un bracelet qui serait à elle et n’aurait jamais été à personne d’autre ! Qui lui permettrait de participer à tous les programmes scolaires dont si peu d’enfants de sa connaissance semblaient se soucier.

Penchant la tête, elle considéra Mama Bobchik, qui savait pertinemment qu’un bracelet d’identité était indispensable quand les ASP grouillaient dans le Linéaire, mais qui fit semblant de réfléchir, donnant à Tirla quelques instants d’angoisse.

— Eto tak ! Pour les ASP, on va en sacrifier un.

Dans un grand frou-frou de jupons, car Mama ne voulait pas porter la salopette une pièce sans jupe pour cacher décemment ses membres, elle tourna le dos à Tirla, une fois de plus. Tirla avait beau prêter l’oreille chaque fois, elle n’arrivait pas à déterminer où Mama cachait les précieux faux bracelets, également oeuvres de Buril. Ils ne pouvaient servir qu’un seul jour — parce que, si le ruban était accepté par les lecteurs portables des ASP qui n’avaient pas de dossiers sur les vaccinations, la supercherie serait découverte plus tard, quand on vérifierait les vaccinations du jour. Mama se retourna vers elle, balançant un précieux bracelet par le ruban.

— Tu partages le butin de l’avertissement avec moi. Comme d’habitude.

Tirla hocha solennellement la tête, les yeux fixés sur le bracelet oscillant.

— Et si tu arrives à voler des vaccins, je te donnerai trente pour cent de ce qu’ils rapporteront, ajouta Mama. 

Tirla émit un grognement incrédule.

— Soixante. Je pourrais me faire prendre à voler.

— Disons, quarante. Personne ne t’a jamais prise. Après tout, je te donne le bracelet gratis, et j’aurai la dépense du pistolet injecteur.

— Quarante-cinq !

Les deux marchandeuses se lorgnèrent, puis le large visage de Mama se fendit d’un grand sourire devant l’air inflexible de Tirla. Elle cracha dans sa paume et ensevelit la menotte de Tirla dans sa grosse pogne pour sceller le marché.

— T’es pas bête. Mais maintenant, grouille-toi.

 

La petite sortait déjà par la porte entrebâillée, descendant le couloir pour répandre l’avertissement.

Malgré sa vitesse, Tirla eut à peine le temps de finir sa tournée avant que les ASP ne pénètrent dans les niveaux, vérifiant les bracelets d’identité de chacun des occupants des squats, les rassemblant dehors et les alignant pour leur hypospray. Elle apprit bientôt que le danger ne venait pas d’une peste bactérienne, mais d’une affection intestinale virulente qui avait commencé dans le Linéaire B avec des résultats dévastateurs. Tous les Linéaires étaient vaccinés dans l’espoir d’arrêter la propagation de la maladie. Les haut-parleurs publics ne cessaient d’émettre, donnant une courte explication dans toutes les langues pratiquées au Linéaire G; Tirla fit elle-même quelques rapides traductions à la demande de mères inquiètes.

— C’est seulement une intoxication alimentaire, rassurait-elle les sceptiques. Ils ont isolé les responsables, qui ont eu une grosse amende et ont perdu leur licence.

— Euh ! fit Mirda Khan, ses yeux noirs brillant de scepticisme. Perdue juste le temps d’amasser assez de crédits pour la retrouver. Et le vaccin, il va nous protéger jusqu’à quand ?

— Oh, celui-là sera bon pour un an !

— Un an ? Ils font des progrès.

Avançant pas à pas dans la longue queue, Tirla et Mama Bobchik arrivèrent finalement devant l’ASP, passèrent le poignet devant le lecteur, et reçurent leur injection. Immédiatement, Mama feignit de s’évanouir et, titubant, bouscula la table. Pendant que l’ASP s’occupait d’elle, Tirla balaya un plateau entier d’ampoules de vaccin dans le cabas que Mirda Khan avait ouvert en s’approchant, elle aussi pour aider Mama.

— Okh, kak bolit golova ! murmura Mama, portant à son front sa main boudinée.

La souffrance qu’exprimait sa voix n’était pas totalement feinte, étant donné la migraine provoquée par sa gueule de bois.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda l’ASP, partagée entre l’inquiétude et la contrariété.

— Qu’elle a mal à la tête, répondit Tirla.

— Ca ne vient pas du vaccin, répondit cyniquement l’ASP. Avancez !  

Pleines de sollicitude, Mirda Khan et Tirla soutinrent Mama Bobchik qui enfila lentement le couloir le plus proche. Dès qu’elle fut hors de vue, elle s’empara du sac de Mirda Khan et regarda à l’intérieur.

— Tout un plateau ? Miraculeux, Tirla, absolument miraculeux. Il y en a plus qu’assez. Les ASP ont déjà vérifié nos trois niveaux. Il n’y aura pas de danger.

Au cours de ses déplacements, Tirla essaya son bracelet d’identité sur tous les distributeurs publics qu’elle rencontra, quel que fût le produit distribué. Elle fourra ses larcins dans le blousant de son uniforme, dans ses manches et ses jambes de pantalon. Elle avait de plus en plus de mal à se déplacer rapidement, mais elle s’arrangea. Le soir, elle avait assez de flotteurs et de provisions pour vivre confortablement pendant un mois. En faisant un peu attention, il s’écoulerait peut-être même six semaines avant qu’elle soit obligée de se remettre au travail.