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Malgré le travail, ces trois semaines en Floride avaient presque été des vacances pour Rhyssa, John Greene et Peter. Le lancement de treize des dix-huit navettes-cargos avait pris à Peter deux ou trois heures par jour tout au plus.
Quand Johnny Greene s'était mis à expliquer le mécanisme du décollage, des trajectoires, de la mise en orbite et autres questions se rapportant au travail, lui et Rhyssa s'étaient aperçus que l'éducation de Peter comportait des lacunes béantes. Aucun professeur n'avait surveillé ses études pendant ses mois d'hôpital. On engagea donc immédiatement un répétiteur télem- pathique.
Alan Eton découvrit rapidement que Peter manifestait le même mépris que tous les garçons pour la grammaire, l'orthographe et la syntaxe, quoique son vocabulaire, dans les matières techniques, fût au-dessus de son âge. En mathématiques, il avait le niveau de première année d'université, et sa compréhension de certains domaines de la physique était curieusement avancée. S'étant donné le colonel pour modèle, Peter ne demandait qu'à accroître ses connaissance en ces sciences. Exploitant l'admiration de l'adolescent, John Greene lui suggéra de profiter de l'occasion pour améliorer ses connaissances en anglais et en informatique. Et, tout en comprenant les grands principes de la chimie et de la biologie — surtout ceux se rapportant à son accident — il n'avait, naturellement, jamais fait une expérience en laboratoire. On lui établit donc un programme, avec heures d'études régulières, supervisées par Alan Eton, et faisant une large place aux recherches personnelles tout en comblant ses lacunes les plus criantes. Pas question pour Peter d'obtenir un diplôme universitaire, licence ou maîtrise : sa carrière était déjà bien amorcée, mais s'il voulait pleinement exploiter son potentiel, il devait impérativement avoir une connaissance globale de nombreuses disciplines. De temps en temps, se débattant avec ses problèmes, Peter se demandait comment Tirla réussissait et quel genre d'éducation lui donnait Sascha.
La physiothérapie lui était toujours indispensable, et, sans le carcan du corset, Peter n'avait aucune difficulté à exercer ses membres, ce qu'il faisait religieusement, espérant toujours acquérir des muscles.
— On a vu des cas, avait dit le physiothérapeute à Rhyssa et Johnny, où des tissus nerveux très endommagés ont été restimulés par l'exercice. C'est ce qu'on peut espérer de mieux pour Peter. Qu'il retrouve une sensibilité et des mouvements normaux.
— Quelles sont les probabilités? demanda Rhyssa.
Le physiothérapeute avait haussé les épaules, l'air impuissant.
— Qui sait ? En tout cas, ça ne lui fait pas de mal de s'exercer kinétiquement. Cela améliore le tonus musculaire et la fluidité des mouvements. Franchement, je n'aurais jamais deviné qu'il marchait kinétiquement la première fois qu'il est venu au gym.
La natation était le sport préféré de Peter. L'eau soutenait son corps, et, avec un effort minimal, il pouvait donner l'illusion de nager. Il faisait même d'incroyables plongeons, avec figures aériennes avant des entrées dans l'eau impeccables. Il n'y avait pas eu assez de soleil durant ces trois semaines pour des bains de soleil, mais grâce aux installations annexes, il avait pris une belle couleur. Et Rhyssa aussi.
— Tu avais besoin de te reposer, lui dit Johnny, comme ils se prélassaient sur des transats, surveillant
Peter qui faisait joyeusement le dauphin dans la piscine.
— C'est vrai, tu sais, dit-elle en soupirant. Ces derniers mois ont été très durs.
Nouveau soupir.
— Mais c'est la rançon à payer pour être directrice du Centre — et je ne donnerais pas ma place pour un empire, malgré les inconvénients.
— Tu n'as pas envie de te marier et d'avoir des enfants? demanda Johnny avec le plus grand naturel.
— Johnny Greene, qu'est-ce que tu as derrière la tête?
Elle haussa un sourcil, l'avertissant que s'il n'était pas franc avec elle, elle pouvait sans doute tirer directement l'information de son cerveau.
Johnny eut un sourire canaille.
— Rien — sauf que Dave Lehardt vient d'arriver.
Son sourire s'élargit à sa réaction.
— Tiens ! Tu n'es donc pas complètement indifférente à son charme, à ce que je vois !
Rhyssa parvint à rire avec désinvolture, sans pouvoir dissimuler sa rougeur soudaine.
— Comment le sais-tu ? Si je ne l'entends pas, tu ne l'entends pas non plus.
— Je l'ai vu descendre de voiture. Il vient par ici. Il avait une petite lueur dans l'œil qu'elle trouva insupportable.
— Nous sommes bons amis, c'est tout, dit-elle.
Mais elle entendit Johnny s'esclaffer mentalement quand Dave Lehardt entra à la piscine. Johnny gloussa aussi en voyant le regard de Dave s'attarder un instant de plus sur elle avant de saluer les autres.
— Hé ! Equipe-Squelette ! cria-t-il à Peter, un bras passé autour d'un montant du garde-corps du bassin. Tu veux un coup de main pour sortir ?
— Il vaudrait mieux, Pete, dit Rhyssa. Tu as les lèvres violettes et la peau toute ridée. Salut, Dave.
Johnny, sur étroite bande émettrice : Vous feriez un beau couple, tu sais. Sa beauté et ton intelligence !
Rhyssa lui projeta une image dans laquelle elle chassait Johnny avec un énorme bout de bois gravé des mots : « Instrument contondant. »
Johnny : C'est aussi l'avis de Dorotea.
Rhyssa : Ne vous mêlez donc pas de mes affaires.
Johnny : C'est ce que fera Dave, car il ne peut pas t'entendre. Et c'est son seul défaut. Il te désire, tu sais.
— Lancement vraiment impressionnant aujourd'hui, Pete, continua Dave, tirant l'adolescent hors de la piscine d'une main, et le couvrant prestement d'une serviette de l'autre.
— Il progresse chaque fois, dit Johnny, accrochant un transat de son pied artificiel et l'approchant des leurs.
Rhyssa : Attention, Johnny Greene, j'ai mon propre protecteur, dit-elle, se rappelant avec amusement le traitement expéditif que Peter avait infligé au détestable Prince Phanibal. Et je lui dirai de te jeter dans la piscine si tu n'es pas sage.
Il lui projeta l'image de son visage, les yeux dilatés d'innocence chagrine. Moi ? Sortir du rang — surtout si tu menaces de court-circuiter mes membres cybernétiques dans une misérable piscine ? Tu sais comment agit l'eau salée sur mes pièces rapportées ?
Il lui diffusa l'image d'un violent frisson qui faisait voler en pièces sa jambe et son bras artificiels.
— Effectivement, les trois derniers lancements ont pratiquement utilisé la même quantité de courant, dit Rhyssa au nouvel arrivant.
Dave Lehardt plia son grand corps pour s'asseoir sur un transat, et sourit à Rhyssa. Etait-ce son imagination, ou ses yeux se faisaient-ils plus chaleureux quand ils la regardaient ? Au diable son absence de Don ! Au diable ses barrières naturelles si impénétrables! Elle n'avait aucun repère — à part ses yeux bleus dans lesquels elle aurait voulu se perdre. Pas étonnant que les non-Doués aient toujours tant de problèmes amoureux. Et pourtant...
— La NASA est ravie de l'efficacité de son nouveau système de guidage, disait Dave, l'air satisfait, ils sont très contents de le laisser dans la catégorie « recherches en cours ». Ils ont reçu des tas de questions de Padrugoi, demandant des détails sur ce système de guidage top secret pour l'adjoindre éventuellement à leurs systèmes.
— Et ? s'enquit Johnny, se tournant sur le ventre, le corps détendu dans la chaleur, étrécissant les yeux.
— Le Général Halloway toussote et bredouille, expliquant qu'il s'agit d'un prototype, nécessitant des essais prolongés, un système dont la fiabilité est loin d'être prouvée...
— Ma fiabilité est prouvée, protesta Peter flottant vers eux, les pieds invisibles sous sa serviette, ce qui donnait une apparence un peu surnaturelle à sa manœuvre.
Il claquait des dents.
— Tiens, mets-toi là, dit Rhyssa, lui faisant place sur le lit de repos.
Elle serait tombée si Dave ne l'avait pas retenue de la main et du genou. Elle se sentit toute chaude aux endroits où il l'avait touchée, d'une chaleur qui n'avait rien à voir avec celle du lit de repos. Puis elle installa Peter à côté d'elle, lui arrangeant les membres.
— Tu en es à quinze minutes d'exposition, non ?
— Dis donc, reprit Dave, soutenant toujours le corps de Rhyssa, je ne vais plus pouvoir t'appeler « Equipe-Squelette ». Tu t'es bien étoffé.
— C'est le bon soleil de Floride, dit Peter, lui souriant.
Il avait enfin surmonté la jalousie qu'il éprouvait pour Dave : difficile de jalouser quelqu'un qu'il aimait tant, qui inventait toujours de nouvelles surprises et l'emmenait dans les meilleurs restaurants. Johnny disait souvent à Rhyssa — quand Dave n'était pas là — que cet homme devait avoir un Don, même s'il n'était pas mesurable. Puis il parlait de choses telles que les percées traumatiques et les réticences psychologiques, et Rhyssa répondait que c'était parfois agréable de connaître quelqu'un qui vous surprenait toujours.
— Si par hasard tu vois ce beau soleil, préviens-moi, hein ? remarqua Dave, faisant allusion au fait qu'il avait plu presque sans arrêt depuis trois semaines. Quand allez-vous nous trouver un Doué-Contrôleur du Temps ?
— Ecoutez, nous venons juste de trouver un petit miracle, dit Rhyssa. Donnez-nous au moins trois jours !
— Dieu ne s'est reposé qu'un seul jour, dit Dave d'une voix de basse, prenant l'air pieux.
— Trois semaines, trois mois, trois ans ou trois décennies, répliqua Johnny d'une voix sépulcrale. Je n'arrive même pas à comprendre ce que fait notre Peter, et pourtant je me décarcasse depuis trois semaines.
— Pete, commença Dave, comment vois-tu ce que tu fais? Autant s'adresser à l'intéressé, ajouta-t-il en aparté à l'intention de Rhyssa.
Peter éclata de rire et fit semblant de réfléchir, fronçant les sourcils et se frictionnant le menton comme Johnny faisait parfois.
— Je pense que c'est ce que je veux faire — lancer la navette, par exemple — et j'établis le contact avec les générateurs, je les accélère et alors je n'ai plus qu'à... plus qu'à la lâcher, termina-t-il en haussant les épaules.
— Comme s'il s'agissait d'un lance-pierre ? demanda Dave.
— Oui, un peu comme ça.
— Tu n'as pas l'air sûr.
— Je ne suis pas sûr. Il y a quelque chose à faire, et je le fais.
Rhyssa, sentant la détresse de Peter à son incapacité d'expliquer ses opérations, posa une main avertisseuse sur le genou de Dave.
Immédiatement, Dave là recouvrit de la sienne, maintenant son bras dans une position légèrement incommode. Par-dessus le corps allongé de Peter, Johnny lui décocha un grand sourire.
— Il y a bien des opérations qu'on accomplit machinalement, reprit vivement Rhyssa. Comme respirer. On n'a pas conscience d'inspirer de l'air, puis de l'expulser des poumons — c'est purement involontaire. Où quand on prend un verre. On ne lève pas consciemment la main pour la tendre à une certaine distance, on ne dit pas à ses doigts de se refermer sur le verre ni à son bras de soulever ce léger poids. Cette tâche est accomplie sans effort conscient. Peter réalise ses exploits de façon si instinctive qu'il ne peut pas — pour le moment — en analyser les étapes successives. Quand Lance Baden sera libéré de sa captivité sur la station, je crois que nous ferons des progrès dans la compréhension de ce que notre Equipe-Squelette fait aussi facilement qu'elle respire.
— Pas tout à fait aussi facilement, dit Peter.
— Ne va pas vexer Equipe-Squelette, dit Johnny, feignant l'indignation. Elle pourrait se mettre en grève !
— Pas avec le contrat qu'il a, dit Rhyssa avec conviction.
— Tu sais, Peter, commença Johnny d'un ton pensif, tu as dit tout à l'heure : « Il y a quelque chose à faire, et je le fais. » Tu ne t'arrêtes pas pour réfléchir? Tu le fais, c'est tout ?
— Comme vous-même, si je peux me permettre de vous le rappeler, avez posé une navette sérieusement avariée à la fin de votre vingt et unième mission, intervint Dave. Les spécialistes n'ont toujours pas compris comment vous avez fait.
Johnny Greene eut un grand sourire.
— Moi non plus. Excuse-moi, Pete.
— Tu t'es servi de la kinèse ? demanda Peter.
— Rien d'autre ne m'aurait permis d'atterrir avec une aile endommagée et la queue arrachée. Techniquement, j'ai eu ce qu'on appelle une explosion traumatique de Don provoquée par un désir intense de survivre.
— Qu'est-ce qui a provoqué la collision? demanda Peter.
Il avait toujours eu envie de poser la question, mais il n'avait jamais trouvé le bon moment, et il n'était pas sûr que le colonel ait envie de se rappeler comment il avait perdu un bras et une jambe.
— Un imbécile de zozo mal entraîné qui faisait des acrobaties sur notre ligne de vol, dit Johnny, lâchant une bordée de jurons inventifs aux niveaux audible et télépathique. Heureusement qu'il n'a pas survécu pour répondre de ses folies, à moi ou aux forces de l'ordre.
— Oh!
Ce fut tout ce que Peter trouva à répondre devant l'amertume inusitée de John.
— Vous allez quand même profiter de la piscine, Dave? demanda Rhyssa, pour changer de conversation, et dans l'espoir de récupérer sa main avant d'avoir le bras engourdi.
— De toute façon, vous devrez me supporter quelques jours, répliqua Dave. Sans l'assistance de l'Equipe-Squelette, l'aéroport est au point mort.
Il se leva, et sifflotant d'un ton cavalier, louvoya entre les flaques en direction du vestiaire.
Johnny poussa un soupir et se remit sur le dos, mains croisées sous la tête. Le peau artificielle gainant ses prothèses faisait assez vrai, se dit Rhyssa, sauf qu'elle ne bronzait pas au soleil. Peter, en revanche, bien qu'encore un peu maigrichon, était d'un beau brun doré qui le faisait ressembler à n'importe quel enfant de son âge. Et il commençait à s'endormir, bien plus fatigué qu'il ne voulait l'admettre par les activités du matin. Lui souriant tendrement, Rhyssa quitta le lit de repos et s'assit dans le transat que Dave venait de quitter. Elle consulta le compte-minutes : Peter avait encore droit à dix minutes de bronzage. Elle se détendit.
— Nom de Dieu !
Le juron soudain de Dave la fit sursauter, et, impuissante, elle le vit glisser sur une flaque, puis son grand corps piqua vers le coin de la piscine où il se serait sérieusement blessé. Les lumières du lit de repos s'éteignirent, et, l'instant suivant, il vint se poser doucement au bord du bassin, indemne, sans une égratignure, mais violemment secoué.
— Bon sang...
— Mon Dieu ! s'exclama Johnny Greene. C'est toi qui as fait ça, Pete ?
Seul un léger ronflement lui répondit.
— Mon Dieu ! C'est moi ! C'est moi ! C'est moi ! dit- il en crescendo, regardant Rhyssa, stupéfaite et ravie.
Rhyssa secoua la tête, souriant tellement à cette percée inattendue qu'elle eut l'impression que son visage allait se fendre en deux.
— Mais ça te ressemblait bien, Johnny, l'indispensable, l'assura-t-elle.
Le même soir, à l'instant où Dave Lehardt entra dans la cuisine où Rhyssa desservait après leur repas de fête, elle sut que « le moment » était venu. Pendant les quelques mois de leur étroite collaboration, elle avait appris à déchiffrer les signes subtils de son langage corporel, et ses propres réactions à sa présence. Elle sentit son cœur s'accélérer, et essaya de ne pas entrechoquer ses assiettes et de ne rien casser. Le pire, c'est qu'elle n'arrivait pas à extraire le moindre indice du cerveau de cet homme. C'est peut-être pourquoi Dave lui paraissait beaucoup plus romanesque que tous ses soupirants Doués.
Il vint droit sur elle, de sorte qu'elle dut tourner la tête pour le voir.
— Le plus dur avec vous autres, Doués, dit-il, c'est de vous trouver où personne ne peut écouter, commença-t-il, le regard intense.
Il lui prit la saucière qu'il remit dans l'évier, puis posa ses mains sur ses bras et la tourna vers lui, doucement mais fermement.
— Pete et Johnny sont tellement absorbés par la dissection de ma chute et de mon sauvetage qu'ils ne doivent pas s'intéresser à nous.
D'une petite pression de ses mains, il l'attira à lui.
Johnny : Surtout, ne va pas faire la timide !
Rhyssa : Sors de ma tête, Johnny Greene !
Peter : Ah, juste quand ça devient intéressant. Comment veux-tu que j'apprenne comment on fait ?
Rhyssa : Taisez-vous ! Tous les deux ! Si je perçois ne serait-ce qu'un soupçon de pensée...
Johnny : Je crois qu'elle parle sérieusement.
Peter : Moi, j'en suis sûr !
Un silence assourdissant s'abattit sur l'esprit de Rhyssa.
— Ils n'écoutent pas, l'assura-t-elle.
— On m'a dit et prévenu, en face ou à mots couverts, que je n'avais pas le droit de demander à une femme de votre Don d'épouser un homme totalement dépourvu de l'étoffe des Doués.
Rhyssa eut une bouffée de colère. Elle se demanda qui avait inhibé cet homme merveilleux et si tendre — surtout considérant tout ce qu'il avait fait pour aider les Doués. Puis elle souhaita ardemment qu'il continue à prononcer ces paroles si follement romanesques, et elle pencha la tête d'un air encourageant. Elle frissonnait d'anticipation.
— Mais je crois qu'une telle décision n'appartient qu'à vous et à moi, poursuivit-il. Je suis tellement ensorcelé que je n'ai plus ma tête en votre présence, et je n'arrive pas à penser à autre chose quand nous sommes séparés. Rhyssa Owen, accepteriez-vous seulement de réfléchir à un mariage avec moi ?
— Pourquoi as-tu mis une éternité à me poser la question? répliqua-t-elle, passant ses bras autour de son cou en souriant.
Avec une allégresse qui semblait émaner de tous ses pores, il l'étreignit étroitement et l'embrassa avec une expertise des plus satisfaisantes, exactement comme s'il avait lu dans sa tête.