9
Quelques minutes après l'Evénement, une Salle d'Incident était en place sur la grande esplanade précédant la salle où s'était tenue l'Assemblée. Des Doués contrôleurs de foule et des spécialistes de la police avaient rapidement dissipé l'atmosphère électrisée qui aurait facilement pu dégénérer en émeute. Une poignée d'assistants avaient échappé au coup de filet des policiers, mais l'identité de tous les autres était systématiquement vérifiée.
Point focal de l'Incident, une vingtaine de femmes appartenant à différentes ethnies avaient été immédiatement enfermées à part dans une salle de répétition et, en dépit de leurs bruyantes lamentations et protestations d'innocence, étaient adroitement interrogées par une équipe spéciale de Doués.
Entre-temps, Boris et Sascha étaient arrivés en hélicoptère. Dans la Salle d'Incident, Auer et Bertha Zoccola, les deux précogs originels, étudiaient déjà les cassettes enregistrées par les yeux électroniques installés dans le plafond du hall par deux industrieux électriciens arrivés avec l'équipe de machinistes de l'Interprète Religieux. Boris et Sascha prirent leurs postes d'observation. Les cloisons mobiles étaient couvertes d'analyseurs branchés sur l'ordinateur central de la police. Devant chacun, un Doué-Contrôleur de Foule faisait son rapport, tandis que les policiers lisaient avidement les casiers judiciaires, crachés sans interruption par les imprimantes à mesure qu'étaient décodés les bracelets d'identité, mais la vedette de l'Incident leur avait échappé. Une fois de plus, le Révérend Vénérable Ponsit Prosit avait filé à temps.
— C'est pour ça que ma précog était centrée sur les femmes, disait Bertha, évitant soigneusement de regarder Auer qui, morose à son habitude, se tripotait la lèvre inférieure sans faire attention à elle en faisant repasser la bande. Et la sienne était centrée sur Filou. Quand est-ce que vous allez l'arrêter, ce mec? Il me dégoûte — c'est une larve, une sangsue qui se repaît des émotions des autres — vous savez que j'ai raison ! Une vraie sangsue qui s'engraisse chaque fois qu'elle a une foule à sucer ! Et plus la foule est grande, plus c'est planant pour lui ! s'écria-t-elle, faisant de grands moulinets avec ses bras.
— Comme je te l'ai déjà expliqué, Bertha, il fait notre jeu sans le vouloir, dit Boris d'un ton patient. Il les émeut, c'est vrai. Il peut éprouver du plaisir à sentir qu'il tient la foule dans le creux de sa main, mais son numéro dissipe beaucoup de frustrations rentrées, en une catharsis que ne produit pas la vision passive de la tri-d. De temps en temps, il frôle l'insulte dogmatique, mais la plupart du temps il est inoffensif et parle pour ne rien dire.
— Pour ne rien dire, c'est bien vrai ! grommela Bertha, indignée.
Boris poursuivit :
— Pour ce soir, il était sponsorisé par un Groupe de Concept Mystique quelconque des Antilles, qui est officiellement déclaré et légal. Nous n'avions aucune raison de leur, ou lui, refuser l'autorisation d'assemblée religieuse.
— Assemblée religieuse ! s'écria Bertha avec indignation. Ce n'est pas de la religion. Et en principe, les assemblées religieuses doivent élever le cœur et l'esprit, non provoquer des émeutes. C'est un fauteur de troubles, une sangsue, un cracheur de blasphèmes. Il est dangereux.
Elle agita violemment l'index sous le nez de Boris.
— Il y a des lois contre l'incitation à l'émeute, et il en a provoqué une ce soir.
— Malheureusement, Bertha, ta précog l'absout de toute préméditation, dit Boris, émettant des ondes apaisantes car elle élevait la voix à chacune de ses paroles et elle ne s'était jamais distinguée par son tact.
— Qui lui a donné des rubans-marqueurs, Commissaire? demanda-t-elle. Vous n'allez pas me dire qu'il s'en est servi sans intentions criminelles ?
Boris perdit patience et lança un appel pressant à Sascha qui était dehors avec les télempathes, les aidant à contrôler la foule.
— Sur ce point, nous avons un mandat d'arrestation contre lui.
— Filou, c'est moi qui l'ai vu, Bertha Zoccola, dit Auer, foudroyant la petite femme. Laisse tomber.
Sascha arriva et la neutralisa rapidement en agissant sur ses centres de la parole le temps de l'accompagner jusqu'à un poste de debriefing de l'autre côté de la pièce.
— Encore un dingue qui fabrique ces rubans pour Filou? demanda Auer à Boris à mi-voix.
— C'est possible, Auer, répondit Boris, soucieux. Des marginaux fanatiques comme Ponsit Prosit ne peuvent s'en procurer que de cette façon.
La substance marqueuse, récente invention de la police, était un composé chimique à séchage rapide permettant un pistage à moyenne distance. Sa formule et sa fabrication, tenus top secrets, étaient d'une complexité qui la rendait difficilement reproductible.
— Il y a une grosse tête qui se balade quelque part dans la nature. Le labo dit que la substance est très proche de notre formule. Plus toxique, ce qui est mauvais, mais moins durable, ce qui est heureux. Tu as un bon feeling pour les matières techniques, Auer. Garde l'esprit ouvert là-dessus, tu veux? Et préviens-nous au moindre frémissement. Il faut mettre la main sur ce zozo dès que possible. Je veux bien que des Doués émergent des gênes des Linéaires, mais quels qu'ils soient, il faut qu'ils soient enregistrés chez nous.
— Je n'imagine pas Filou ayant les crédits nécessaires pour engager une tête de ce genre. Ah, et je vois que Yassim s'est trouvé un nouveau voleur ? dit Auer, montrant cyniquement la vidéo qui repassait.
Boris le regarda avec approbation.
— C'est toi qui as pris cette vue de Yassim ?
Auer secoua la tête mais montra la bande qui passait et repassait sur l'écran.
— Je me tiens à jour de tous vos clients. Tous les voleurs, cogneurs et assassins connus pour leurs liens avec Yassim étaient là ce soir. Il devait être là aussi. Vous en avez arrêté beaucoup ?
— Pas mal, mais aucun d'importance particulière. Tu connais ces nouveaux yeux électroniques indestructibles que nous avons installés dans les portes, dit Boris, faisant la grimace. Ça peut venir des gens de Yassim, ou peut-être du nouveau Doué qui a fourni à Filou les rubans-marqueurs, mais ils étaient tous détraqués. Très astucieusement, avec un bout de fil métallique, une épingle à cheveux ou même un morceau de papier d'aluminium — rien d'irréparable, mais suffisant pour que les entrées ne soient pas toutes comptées. Nous vérifions l'identité de tous ceux qui n'ont pas eu le temps de partir après l'Incident, mais nous ne savons pas exactement combien sont venus assister à la sauterie.
Auer hocha la tête, compatissant, à sa façon morose, à la frustration du Commissaire.
— Je garde tout ça en tête. Je m'en charge.
Boris tourna son attention vers le chef de l'équipe interrogeant le groupe déclencheur de l'émeute.
Alors, Norma, quoi de neuf?
Rien du tout. Elles continuent à bouillir intérieurement. Nous recevons colère, frustration, envie, une cer taine inquiétude et angoisse, surtout maternelles, provoquées par la détention, mais, dans l'ensemble, rien que les émotions dominantes. Elles sont furieuses d'avoir été « eues ». Et pas par ce bon vieux Ponsit Prosit Filou. L'embêtant, c'est qu'aucune ne parle beaucoup de Basic. On pourrait nous envoyer un linguiste ? Quelqu'un qui connaît les langues levantines, pakistanaises et asiatiques ? Ranjit, peut-être ?
Je l'envoie tout de suite. Autre chose ?
Oui. Neuf d'entre elles sont à couteaux tirés. Il a déjà fallu les séparer deux fois pour les empêcher de s'arracher les yeux ou les cheveux. Quelque chose qui a à voir avec être élu et qu'il ne fallait pas intervenir. Je n'y comprends rien.
— Etre élu? dit Boris, oralement et mentalement.
Commissaire ?
Merci, Sergent, vous venez juste de me donner une idée.
Boris se tourna vers l'écran où recommençait à passer l'Incident. Il l'enroula rapidement, puis réduisit la vitesse, les yeux fixés sur le moniteur.
Tu as quelque chose? dit Sascha juste derrière lui.
Si ma théorie est correcte, ce Filou marquait des gens pour quelqu'un — Yassim, sans doute, puisque ses hommes étaient là en force — et je veux savoir quel était le dénominateur commun de son choix. La plupart étaient des hommes, sauf notre groupe déclencheur, composé de femmes... Ah, nous y voilà!
Regardant le film au ralenti, les deux frères virent le ruban marqueur tomber au milieu du groupe de femmes.
Mais il n'a pas atterri sur une femme ! Ou alors, c'était une naine, dit Sascha, montrant les menottes s'élevant au milieu des femmes. Boris agrandit l'image en affinant la définition. Un enfant?
Il n'y a pas d'enfant dans le groupe que nous détenons. Vingt femmes. Et je compte le même nombre de têtes sur l'image.
Sascha : Est-ce que l'une d'elles tire ?
Oui, et ça résiste. Norma dit que les femmes sont querelleuses.
En surimpression mentale, Boris répéta les paroles exactes de Norma.
Sascha : Et elles ont l'impression d'être dupées. Regarde ! un couteau coupe le ruban. Et aussitôt, l'enfer se déchaîne !
— Bon, qui étaient les contrôleurs de foule les plus proches? demanda Boris.
Immédiatement convoquées, Cass Cutler et Suzanne Nbembi arrivèrent, toujours déguisées, bien que Cass eût essuyé son maquillage vulgaire et ôté ses bijoux de pacotille. Boris leur fit repasser la scène fatidique.
— Cass, Suzanne, vous avez fait du bon travail d'apaisement aujourd'hui.
— On l'a échappée belle, Commissaire, dit Cass, levant les yeux au ciel. Ça aurait pu dégénérer sans la précog.
— Est-ce que l'une de vous a vu un enfant dans notre groupe de femmes?
— Non, répondit vivement Cass.
Puis elle fronça les sourcils.
— Enfin, je ne crois pas qu'elle était avec nos femmes. La première fois que nous l'avons remarquée, elle essayait d'échapper à Bulbar.
— Nous serions intervenues — il ne faut jamais laisser une fillette tomber aux mains de cette canaille — mais elle s'est libérée toute seule. Elle avait l'air de savoir s'y prendre, ajouta Suz.
— Elle s'est abritée derrière nous un instant en allant vers la porte. C'est à cet instant que l'Incident s'est produit. C'est curieux quand même...
Cass ne termina pas, fronçant les sourcils.
— J'ai senti quelque chose, Commissaire, quand je l'ai touchée. Une barrière mentale solide comme un mur, et rien que ça, c'est bizarre pour une gosse d'un Linéaire. Elle a peut-être même un Don latent.
— Nous n'avons toujours pas découvert la raison de l'émeute. Pourrait-elle en être en partie responsable si c'est une Douée latente ? dit rêveusement Boris, tapotant le moniteur.
Cass haussa les épaules, comme pour dire « je ne sais pas », mais elle et Suz regardèrent une fois de plus la scène avec beaucoup d'attention. Boris accéléra la bande, l'arrêtant au moment où les mains surgissaient, paraissant plus dansantes que paniquées vues ainsi au ralenti. Puis la séquence continua par les mains qui empoignaient le ruban, l'éclair du couteau, et la mêlée des femmes.
— Est-ce qu'on peut voir les environs de la scène juste avant le déclenchement de la bagarre? demanda Cass.
Boris essaya toutes les combinaisons, mais l'œil électronique du plafond avait été braqué sur le site prévu de l'Incident, et, malgré la parfaite définition, l'angle de prise de vue était tel que ce que voulait voir Cass n'apparaissait pas.
— Ranjit Roussef, à vos ordres, Commissaire, dit le jeune officier de police, s'arrêtant à distance respectueuse de leur groupe penché sur l'écran.
— Alors, qu'a donné la fouille des quartiers d'habitation, Lieutenant? demanda Boris d'un ton officiel.
— Commissaire, le nombre des enfants illégaux de moins de dix ans s'élève à huit cent trois, dont cinq nouveau-nés. En fait, tous les enfants appréhendés ont moins de dix ans.
Le Commissaire n'était pas vraiment surpris, mais le total dépassait considérablement les estimations. Il s'appuya au bord du bureau, croisa les bras et se frictionna pensivement le menton.
Huit cents ? répéta-t-il.
Trois, ajouta Sascha, d'un ton mental tout aussi lugubre.
Boris : Et tous destinés à être sacrifiés pour faire place à d'autres enfants vendables et mal nourris. Mais comment arrêter ce trafic alors que les gens obéissent à des impératifs ethniques archaïques ?
— Vous en avez trouvé pourvus de bracelets d'identité légaux ? demanda Boris tout haut.
— Sur les enfants de neuf ans, oui, Commissaire, mais aucun ne correspond aux empreintes génétiques enregistrées pour le numéro. Il y a aussi beaucoup moins d'adolescents et préadolescents que n'en prévoient les statistiques pour une population de Linéaire.
— Comme d'habitude. Combien d'enfants illégaux de moins de dix ans avez-vous trouvés chez les femmes de notre groupe ?
— Trente-deux, dont certains trop jeunes pour s'enfuir. Les plus âgés avaient été prévenus — ils le sont toujours — mais toutes les issues sont fermées. Aucun enfant sans bracelet ne quittera ce Linéaire, dit Ranjit, même par les vide-ordures.
— Ah oui, les vide-ordures, dit Boris, qui ajouta avec un soupir résigné : Ni, je suppose, les voies souterraines ? Parfait.
Il pianota sur son clavier, et l'écran afficha une maquette en trois dimensions du Linéaire G, tournant lentement pour bien montrer tous les aspects de l'immense construction.
— Norma Banfield a besoin de vos talents linguistiques, Lieutenant. Elle est dans la salle de répétition à gauche de la scène. Elle est avec un groupe d'ethniques sachant peu de Basic, réparties en deux camps prêts à s'arracher les cheveux.
— S'arracher les cheveux ? répéta Cass en se redressant, un souvenir fugitif faisant surface.
— Vous avez retrouvé quelque chose, Cass? demanda Boris.
— Je vais y travailler.
Elle se détendit dans son siège autant que l'activité ambiante le permettait. Suz se mit à lui masser les muscles du cou pour stimuler sa mémoire.
— Je vais faire ce que je pourrai pour aider le Lieutenant Banfield.
Ranjit salua et sortit.
Cass se leva.
— Je vais vérifier quelque chose dans le hall, à moins qu'un imbécile ait déjà envoyé les femmes de ménage.
— Allez-y, dit Boris avec un grand geste, puis il se retourna vers la maquette, essayant d'imaginer où des fuyards pouvaient se cacher dans cet immense dédale de corridors, placards et conduits.
Sascha, mets tes équipes sur le sondage des conduits. Les gosses paniqués arrivent à s'introduire dans les endroits les plus inattendus. Pas un seul illégal ne doit tomber dans les filets répugnants de Yassim.
C'est fait, dit Sascha dont les yeux blanchirent un instant pendant qu'il donnait ses ordres.
— Ça y est, j'ai trouvé, s'écria Cass, revenant son trophée à la main. Bonté divine, un bout de cuir chevelu !
Boris prit délicatement la mèche, aux cheveux emmêlés jusqu'à la racine. Loufan! Trouvez tout ce que vous pourrez sur le ou la propriétaire de ces cheveux!
Le technicien s'approcha aussitôt du Commissaire, reçut la mèche d'un air impassible et retourna dans sa cellule.
Commissaire, dit Ranjit. Après une pause de politesse, pour s'assurer qu'il ne l'interrompait pas, il poursuivit : Elles cachent quelque chose.
Norma : Quelqu'un. Je suis d'accord. Quelqu'un d'important pour elles.
Ranjit : Je crois que c'est la raison de leur dispute, Commissaire.
Norma : Je le crois aussi. Je peux essayer d'en savoir plus, Commissaire?
Boris : Par tous les moyens légaux, Lieutenant.
Boris sourit à part lui, connaissant les scrupules et le sens de l'honneur de Ranjit, puis il sentit le contact mental signifiant que Sascha avait entendu cette conversation.
Travailler avec des non-Doués exigeait des efforts héroïques, se dit Boris. Mais d'autre part, souhaitait-il vraiment que tout le monde eût des capacités paranormales ? Ou au moins quelque petite sensibilité paranormale, pour lui faciliter la vie ? Mais cela suscitait l'envie — envie à l'égard de quelqu'un de plus Doué que soi, ce qui ne faisait qu'accroître les dissensions et les préjugés. Non, il valait mieux demeurer une petite minorité, dévouée — et disciplinée — pour accomplir les fonctions dont les sourds mentaux étaient incapables. Et que tous les Dons spéciaux et inusités soient enregistrés!
Commissaire? Loufan fit une pause. J'ai séparé la mèche de la peau, car elle interférait avec l'analyse et ne servait à rien. Le sujet est une femelle préadolescente eurasienne. Bon génotype sain, bons facteurs d'immunité. Bonne santé. Et même, étonnamment bonne.
Le technicien semblait surpris. Les rations de survie du Linéaire G étaient suffisantes, bien sûr, mais si l'enfant était une illégale, comme Boris le soupçonnait, comment avait-elle fait pour rester si saine et vigoureuse ? Et aucune trace de déclaration de naissance.
Boris : Vous vous attendiez vraiment à en trouver?
Loufan : Oui, Commissaire.
Au tour de Boris de s'étonner.
Loufan : Nous aurions pu avoir affaire à une fugueuse ou à une enfant enlevée.
Boris : C'est vrai. Entrez les données, Loufan, et donnez les cheveux à Bertha. Demandez-lui — dans votre style ineffablement poétique — si cet artefact éveille quelque chose dans son esprit.
Quelques instants plus tard, Bertha entra en coup de vent pour le voir.
— Oh, la pauvre petite ! Le cuir chevelu carrément arraché de la tête ! Commissaire, qui a fait ça?
— Bulbar, peut-être. Vous sentez quelque chose?
Bertha pressa la mèche contre son opulente poitrine, ferma les yeux et se concentra.
— Absolument rien, mais maintenant, j'ai tout en tête.
Soudain, elle eut une grimace de dégoût et lui rendit la mèche.
— Reprenez-la !
Sascha intercepta la poignée de cheveux.
— Noirs, bonne longueur, murmura-t-il. Certaines de ces femmes ne coupent jamais leurs cheveux. Sains et brillants, plus propres qu'on ne s'y attendrait. Ce ne devrait pas être trop difficile de retrouver une adolescente avec un trou dans la chevelure.
— J'aimerais que tu les donnes à Carmen, lui dit Boris. Ranjit pense que pas mal d'enfants illégaux ont échappé à la fouille d'aujourd'hui. En fait-elle partie ? Elle pourrait nous conduire aux autres.
Carmen Stein posa les cheveux sur ses genoux, les démêlant délicatement de ses ongles qu'elle avait très longs. Elle les palpa et les tripota quelques minutes, cherchant, à travers eux, à localiser leur propriétaire. Carmen avait toujours l'air placide et imperturbable quand elle faisait appel à son Don de trouveuse. Mieux que personne, Sascha savait quelle intense activité son cerveau générait en ces moments. Elle était l'une des meilleures trouveuses qu'il eût jamais connues, et, parce que l'exercice de son Don était intense et épuisant, il la protégeait de son mieux et limitait ses missions.
— Quand s'est passé l'incident ? demanda-t-elle sans quitter la mèche des yeux.
— Il y a environ soixante-deux minutes.
— Ah, elle se cache. Cela explique qu'il fait noir. Je ne peux pas voir où elle est. Il n'y a pas de lumière. C'est un espace restreint.
— Une conduite ?
— C'est possible, dit Carmen, d'un ton dubitatif. Je crois qu'elle dort.
— Quel sang-froid !
— Non. Elle est fatiguée, dit Carmen, lui rendant les cheveux.
— Non, pour l'instant, garde-les, Carmen. Nous aurons besoin de savoir si elle se déplace.
Calmement, Carmen se pencha, prit un clip dans un bocal émaillé, et fixa la mèche dans ses propres cheveux, à droite.
Sascha relaya les paroles de Carmen à Boris.
Une conduite, hein ? C'est qu'elles sont rares dans les Linéaires, dit le Commissaire, d'un ton mental ironique. Nous débusquons les gosses de tous les endroits imaginables. J'ai horreur de ça, Sascha, vraiment horreur. Sascha émit vivement des pensées apaisantes pour calmer l'esprit agité de son frère, mais Boris poursuivit : Le miracle de la vie devrait être une grâce, non une malédiction. Comment les gens peuvent-ils être irresponsables au point de produire d'innombrables enfants indésirés, et les sacrifier ?
Même les gosses illégaux ont des droits, répondit doucement Sascha, reprenant les paroles mêmes de son frère. Il faut que même les plus petits d'entre eux aient au moins ça.
Les illégaux vont sur la station spatiale, dit Boris, très abattu.
Ils n'y vont pas comme manœuvres. Ils sont formés à faire des choses plus constructives que leurs parents n'ont jamais fait. Laisse tomber, frangin.
Bon, maintenant, je vais voir si ma présence peut faire peur à ces femelles batailleuses et leur tirer quelque chose.
Personne n'est plus qualifié. Au fait, quand tu auras une minute, écoute les dernières nouvelles. Alors tu sauras pourquoi nous t'avons un peu forcé la main avec un G et H.
Je vous congratule pour le triomphe que je sens dans ton esprit, mais il faudra que j'attende une rediffusion, dit Boris, entrant dans la salle de répétition, se disant que le temps était une denrée bien rare.
Il franchit le seuil, prenant son air le plus officiel et impressionnant. Grand, bel homme, sa force évidente même dans son volumineux uniforme d'action, il réduisit facilement au silence les femmes effrayées à sa vue, silence qui ne dura pas, quoique la reprise des chamailleries se fît à voix bien plus étouffées.
Je viens d'obtenir quelque chose, Commissaire, dit Ranjit. Un éclair mental de la quatrième à droite, la jeune grassouillette avec le signe de caste. « Tout est de la faute de Tirla. » Tirla est un nom féminin, je crois.
— Traduisez mes paroles, Lieutenant, dit Boris d'un ton hautain, marchant impérieusement devant le groupe. Je suis le Chef de la Police Boris Roznine. Où est la fillette qui était avec vous ce soir ?
Boris n'eut aucun mal à recevoir les réactions de ressentiment, envie, colère, consternation et peur pendant que Ranjit traduisait sa phrase en toutes les langues. Les femmes avaient eu le temps de réaliser qu'elles allaient avoir de sérieux ertnuis avec les autorités. Plusieurs s'inquiétaient pour leurs enfants, laissés trop longtemps seuls dans leurs squats. D'autres se contentaient de s'apitoyer sur elles-mêmes. Il saisit quelques variations sur la phrase que venait de lui communiquer Ranjit, mais sans qu'aucune mentionnât un nom. « Tout est de sa faute », se contentant d'un ressentiment impersonnel.
— Je vous rassure tout de suite : on s'occupe de vos enfants jusqu'à ce que vous soyez toutes rentrées chez vous, dit-il, souriant avec bonté.
A mesure qu'elles comprenaient les conséquences de ces paroles, elles se mirent à gémir, se frapper la poitrine, s'arracher les cheveux et reprirent leurs récriminations. Boris percevait les émotions, fureur, regrets, résignation, et, dans un cas, soulagement, mais il ne comprenait aucune des langues dans lesquelles s'exprimaient leurs réactions.
Cette Bilala dit que tout est de sa faute, parce qu'elle a résisté au choix du Lama, dit Ranjit, essayant d'empêcher la virago rondouillette au signe de caste de se ruer sur une femme plus âgée, hautaine et au nez en bec d'aigle debout de l'autre côté de la pièce. Elle dit que c'est bien fait pour Mirda Kahn. Mirda Kahn réplique que — ah, de nouveau ce nom — Tirla n'aurait pas pu traduire pour elles si elle avait été sur la scène. Qu'elle en avait déjà fait assez peu pour mériter un bakchich, un pourboire.
Lieutenant, demandez-leur laquelle est la mère de Tirla, dit Boris.
La question fit taire toutes les femmes et étouffa brièvement leur agitation mentale. Puis elles reprirent leurs lamentations. Leur réponse fut rapide. Aucune n'était la mère de Tirla, et, sans exception, exactement comme Boris l'espérait, chacune vit mentalement la fillette en question.
Je l'ai vue, dirent en chœur Ranjit et Norma.
Moi aussi.
Indiquant du geste que les femmes pouvaient être arrêtées ou relâchées selon le cas, le Chef de la Police retourna en toute hâte à la Salle d'Incident.
Loufan l'attendait devant des blocs-notes, stylo en main. Pour ce genre de transfert, Boris saisit la maigre épaule du technicien et se concentra sur l'image de l'enfant Tirla. Loufan dessina rapidement, saisissant en quelques traits le visage intense et paniqué — tel que les femmes l'avaient vu pour la dernière fois — les yeux immenses, largement espacés et légèrement en biais, surmontant des pommettes saillantes, encadrées de cheveux noirs, abondants et ondés, le nez droit et fin, la mâchoire volontaire, la curieuse fossette au menton. C'était un visage charmant. Tirla ne semblait pas avoir plus de huit ou neuf ans : mais une bribe de pensée égarée — provenant de la grosse vieille — donnait à penser qu'elle était plus âgée. Les souvenirs de la femme remontaient assez loin.
— C'est elle? demanda Loufan, projetant le croquis sur l'écran.
Le Chef de la Police se donna le temps de comparer l'image de l'écran à celle qu'il avait vue dans l'esprit des vingt femmes.
— Oui, c'est ça. Faites des reproductions et distribuez-les à tous les officiers et Doués. Nous devrions pouvoir retrouver cette petite. Cass a peut-être raison quand elle parle de Don latent. Et si Filou était après elle, elle a peut-être plus d'importance que nous le croyons. J'ai aussi besoin d'une raison acceptable expliquant pourquoi un Evénement Religieux a failli dégénérer en émeute en règle, et elle constitue peut-être la réponse, conclut-il. Sascha, quelqu'un peut-il faire de la traduction instantanée ?
Sascha réfléchit. Ce qu'elle a prouvé, c'est plus qu'une simple facilité pour les langues — sans doute un véritable Don. Quiconque peut traduire dix langues différentes comme elle semble le faire nous serait bien précieux, à toi et à moi. Il sourit à son frère. D'abord, il faut la trouver. Après, nous aurons tout le temps d'évaluer ses possibilités.
Tirla !
Tirla fut réveillée en sursaut de son sommeil épuisé, par quelqu'un qui appelait doucement son nom d'un ton caressant. Elle ne bougea pas, n'ouvrit même pas les yeux.
Astucieuse petite poupée, hein ? Appelle-la encore.
Ça ne marchera pas, Boris. Elle est sur ses gardes, maintenant.
Ce devait forcément être un rêve. Elle rêvait souvent qu'elle entendait sa mère appeler son nom. Il fallait que ce soit un rêve, parce que personne ne pouvait savoir où elle était, malgré la police qui explorait les conduites principales et envoyait des drones dans les plus petites. En rentrant chez elle après le meeting catastrophique, elle avait échappé à tous les poursuivants. Elle avait vu tous les enfants illégaux qu'on faisait sortir de leurs trous.
Son intuition ne l'avait pas trompée sur l'Assemblée. C'était un prétexte pour fouiller les squats, mettre la main sur les enfants illégaux et vérifier les identités. Personne, absolument personne, n'avait jamais su où elle squattait. Elle ne se le disait même pas en pensée à elle-même. Et personne n'avait aucune chance de la découvrir, même au cours d'une fouille intensive.
Quelque peu rassurée, Tirla se renfonça dans la tiédeur de son sac de couchage. Elle entendit s'ouvrir les portes de la section interdite. Cette fouille était étrangement poussée. Elle n'avait jamais pu pénétrer dans la salle des machines, et pourtant, on venait l'inspecter.
Même les hommes de Yassim ne pouvaient pas la trouver, et pourtant ils connaissaient toutes les ficelles jamais imaginées par les habitants des Linéaires. Elle avait eu de la chance d'échapper à Bulbar. Il était mauvais, dangereux. Sa tête puisait encore à l'endroit où ses cheveux avaient été arrachés. Elle tamponna l'endroit avec un peu de désinfectant. Bulbar pouvait l'avoir contaminée par ses microbes, le vieux crasseux.
Le problème de Yassim demeurait. Elle n'avait pas blanchi ses crédits. Comment aurait-elle pu le faire alors que lui et tous les marchands avaient eu de la veine d'échapper à la rafle ? Mais il n'acceptait aucune excuse. Quelle déveine que le ruban du Lama soit tombé sur elle ! Laquelle des femmes voulait-il attraper? Et pourquoi? Pour Tirla, ça n'avait pas de sens. Aucune n'était jeune ou jolie ou même Marie-Couche-Toi-Là — pas avec leurs maris !
Le bruit de la fouille diminuait, et, prudemment, Tirla tendit la main vers la cruche d'eau et les provisions qu'elle avait toujours en prévision de telles urgences. Mâcher la viande séchée faisait un bruit terrible dans sa tête. Elle avait entendu parler des appareils ultra-sensibles qui pouvaient détecter une respiration dans un rayon de cinq klicks, mais les générateurs et les climatiseurs faisaient assez de bruits divers pour masquer sa mastication, et elle avait terriblement faim. Finalement, ayant assouvi sa faim et sa soif, Tirla se renfonça au plus profond de son sac de couchage et se rendormit.
— Repose-toi, Carmen, dit Sascha à la trouveuse. Elle ne s'aventurera pas dehors avant la nuit. Et encore.
Carmen se frictionna délicatement les tempes et soupira.
— Tu as raison. Je vais me reposer. Elle n'est pas banale, hein, Sascha ?
— C'est ce que nous pensons, même si nous ne savons pas exactement pourquoi.
Carmen le regarda, légèrement étonnée.
— C'est un esprit d'une clarté charmante. Comme une cloche — quand elle dort. Mais réveillée, elle est prudente et méfiante, cette petite. Je n'arrive même pas à vous indiquer où elle est.
— Elle sortira en son temps.
Carmen eut un regard sous-entendant que, pour une fois, Sascha Roznine pourrait bien se tromper. Il lui fit un clin d'œil en souriant, puis la laissa.
— Franchement, Sascha, nous avons épluché tout ce que nous avons sur les gens que Filou a marqués pour Yassim, dit Boris, jetant une liasse de papiers sur son bureau, et nous n'arrivons pas à trouver un dénominateur commun. Pour la plupart, ce sont des hommes valides, travaillant assez pour éviter la conscription sur Padrugoi ; ils n'ont que de petits délits sur leurs casiers ; aucun joueur ou escroc.
Sascha eut un sourire entendu et sentit son frère essayer d'entrer dans son esprit, mais il maintint fermement ses barrières mentales en place. Il pouvait faire ça à Boris, alors que Boris ne pouvait pas l'empêcher de le sonder.
— Les trente dernières heures ont été dures, alors, je vais te le dire. Ils étaient tous pères.
— Quoi ? dit Boris, le visage cramoisi.
— Filou s'était procuré les infos ordinaires sur les résidents du Linéaire. Tellement simple que nous n'y avons pas pensé. Bertha est sensible aux femmes et aux enfants, Auer aux aspects plus sombres de la vie.
Boris se frictionna la tête.
— Parfois, c'est la chose simple qui nous échappe. Ainsi, Filou marquait des pères ayant sans doute des enfants mâles, et la fille était en prime?
— Je suppose, mais nous sommes toujours dans le schwarz à son sujet dit Sascha, qui, conscient de la question suivante, ajouta : Carmen l'a contactée, mais la petite est prudente et n'a pas bougé depuis qu'elle a disparu.
— Effrayée?
— Assez curieusement, non. A mon avis, ce n'est pas la première fois qu'elle doit se faire oublier. Elle est pré-ado et illégale.
— Cela doit aiguiser les sens.
— Qu'as-tu appris sur l'opération de Yassim?
— Nous pensons qu'il s'est procuré dix-neuf enfants, peut-être plus, grimaça Boris. Nous avons rassemblés huit cent trois enfants illégaux dans le Linéaire G. Si ce que croit Harv est possible — à savoir que chacune des mères a eu un enfant par an — il doit nous en manquer une quarantaine. Sur ces quarante, nous en avons retrouvé dix-huit dans un entrepôt du sous-sol, mais ils ont bloqué l'entrée. Nous travaillons à les libérer. Ils seront quand même mieux dans les foyers, dit Boris, branlant du chef.
— Et dans l'espace ? demanda Sascha, ironique.
— Même dans l'espace, ils auront plus de chance que coincés à vie dans un Linéaire.
— Mais ils ne pourront pas se reproduire.
Sascha n'avait jamais approuvé là loi requérant la stérilisation des enfants illégaux.
Boris leva la main avec résignation.
— Je ne fais pas les lois, Sascha, je ne fais que les appliquer.
Puis il se pencha et appela un nouveau programme sur le grand écran.
— Bon, maintenant, il nous faut trouver Yassim dans son terrier et sauver dix-neuf gosses ou plus de ses griffes.
— Elle a bougé, Sascha, dit Carmen, mi-triomphante, mi-angoissée.
Sascha consulta sa montre.
— A cette heure ?
— Le Linéaire sera très animé avec tous les gens sortant du travail.
— Reste aussi près d'elle que possible.
— C'est très difficile, Sascha. On dirait presque qu'elle ne voit pas les choses qu'elle regarde. Je n'arrive pas à voir la scène, sauf qu'il y a beaucoup de gens autour d'elle. Attends ! Elle s'est arrêtée ! Non, ça ne vaut rien. Tout ce que je reçois, c'est des tas d'uniformes standard. Elle est toujours au milieu d'une foule.
— Je suis en contact avec nos équipes travaillant aux niveaux principaux du G. Donne-nous une direction, Carmen. N'importe laquelle ! Alerte à notre proie ! ajouta-t-il en un appel mental à Cass et Suz.
Tirla fut soulagée de rencontrer Mirda Kahn la première. Mirda était toute pleine de l'affaire, ses yeux noirs flamboyant d'indignation et d'une certaine satisfaction malicieuse de n'avoir rien souffert des ASP — depuis longtemps ses entrailles ne portaient plus de fruit. Mais elle eut la décence de plaindre les pertes de ses amies — perte de leurs enfants actuels et de l'espoir d'en avoir d'autres.
— Elles verront comme la vie est dure pour celles d'entre nous qui n'ont pas d'enfants à vendre.
— C'est pour ça que Yassim était là ? Pour acheter des enfants ?
— Sinon, pour quoi d'autre ? dit Mirda, haussant les épaules de façon éloquente. Les choses spirituelles, ça ne l'intéresse pas.
— Et il en a eu beaucoup ?
Tirla était atterrée. Pourtant, si une bonne prise mettait Yassim de très bonne humeur, il lui serait plus facile de négocier avec lui au sujet des crédits qu'elle n'avait pas blanchis.
— Non, ils les ont retrouvés presque tous. Yassim ne peut pas en avoir beaucoup, mais ceux qui lui restent, il les a eus pour rien ! dit Mirda, indignée. On n'a rien payé à leurs pères et leurs mères affligés. Ils se sont précipités dans les bras de Yassim pour échapper à la police. Ils y ont couru ! Et aucun crédit n'a été échangé, personne n'a fait une bonne affaire. Oh, il n'osera plus jamais remettre les pieds au G.
Soudain, Mirda resserra une poigne de fer sur l'épaule de Tirla.
— Qu'est-ce qu'il disait, le Lama-chaman? Tu ne nous l'as pas dit. Aïe-aïe-aïe, et pour comble de malheur, tu n'as même pas eu la bonne grâce d'accepter le ruban qui te choisissait. Tu as gagné la haine éternelle de Pilau et Bilala pour n'avoir pas accepté son choix.
Tirla se dégagea.
— Son choix? Je ne suis rien — pourquoi me choisirait-il? Je crois qu'il a manqué son but. Dis à Bilala que c'est elle qu'il visait, et qu'il a raté sa cible. Mais, pour ce qu'il disait, vous n'avez rien raté. Le Lama-chaman ne faisait que débiter des syllabes sans queue ni tête. Pas un seul vrai mot en aucune langue. Même dans sa tête il n'utilisait pas des vrais mots. Il n'avait pas d'intention. C'est un Filou, pas un chaman. C'était un coup monté par les ASP pour faire une rafle au Linéaire G.
— Tu crois? dit Mirda, stupéfaite. Non, ce n'est pas possible. Pas avec les marchands et toutes leurs marchandises, dont certaines n'étaient pas bonnes à montrer aux policiers. Et sûrement pas avec Yassim et tous ses voleurs, cogneurs et assassins. Eux, ils auraient su. Peut-être que le ruban était destiné à Bilala, comme tu dis. Elle trouvait qu'elle le méritait, elle aussi, parce qu'elle a été vertueuse. Une femme qui a donné un enfant tous les ans à son mari ! Aïe-aïe-aïe, et maintenant, ils lui ont enlevé ça à elle, et sa fierté à son mari. Il le lui reprochera jusqu'à la fin de ses jours.
Mirda commença à se battre la poitrine, et Tirla en profita pour s'éclipser.
Ainsi, Yassim avait des enfants du G et il ne les avait pas payés. Et elle, elle avait les crédits qu'elle n'avait pas pu blanchir pour lui, et qu'elle ferait bien de lui rendre. S'il avait assez d'enfants, avec un peu de chance, il ne la prendrait pas.
Bilala avait tort de la haïr. Tirla regrettait de ne pas avoir demandé à Mirda si d'autres de ses clientes lui en voulaient. Il était essentiel pour Tirla de rester en bons termes avec tout le monde au Linéaire G. Elle était illégale. Bilala et Pilau pouvaient être assez vindicatives pour la dénoncer et la livrer, et se venger ainsi de la perte de leurs propres enfants. A moins que...
A moins que Tirla ne puisse obtenir un certain prix des enfants qui s'étaient jetés dans les griffes de Yassim. Elle savait où il gardait ce genre de marchandise. Tout dépendait des enfants qu'il avait pris.
Elle se glissa dans une ruelle, où, regardant autour d'elle pour être sûre de n'être pas observée, elle arracha la grille d'une conduite. Elle résista et vit que les vis avaient été remplacées. Elle tâta derrière la grille, pour s'assurer qu'il n'y avait pas de branchements ni d'oeil électronique, mais c'était une conduite de faible diamètre, où seul un enfant jeune et mince pouvait se glisser, et qu'il n'avait pas été pourvue d'appareils de détection. Elle sortit la vibro-lame reçue en paiement d'un service depuis longtemps oublié, et décapita les deux vis. Puis elle s'engagea dans le sombre conduit.
Carmen était exaspérée. Juste quand je l'avais bien située — ou que je le pensais — elle est repartie dans le noir. Non, attends, Sascha, il y a de la lumière autour d'elle, maintenant. Elle est dans une sorte d'étroit tunnel.
Sascha : Elle utilise ces maudits conduits comme le métro. A ce rythme, j'aurai une maquette du G sur mon écran jusqu'à la fin de mes jours.
Carmen : Pense comme tu connaîtras bien les entrailles d'un Linéaire d'ici-là.
Sascha : Merci bien. Garde l'œil sur notre taupe.
Carmen : Une minute, Sascha. Je crois qu'elle est en train de sortir du G.
Sascha, stupéfait : Comment?
Carmen : Elle est dans un souterrain. Il y a des lumières rouges. Les tunnels des trains de marchandises sont les seuls éclairés en rouge, non ?
Sascha : Oh, mon Dieu, dans quelle direction est-elle partie ?
Sascha, ici Cass. Mirda Kahn vient juste de parler à notre proie. Khan jure ses grands dieux que la petite lui a échappé. Je croirai ça quand les cochons voleront.
Sascha : De quoi parlaient-elles ?
De l'Assemblée. De Filou. De Yassim. Khan panique et ce qu'elle dit n'a plus de sens. Elle a peur — je détecte soudain une grosse dose de remords, d'anxiété, surtout de peur. Beaucoup pour elle-même, et un peu pour Tirla.
Sascha : Boris ! Notre proie est sans doute en train de s'aventurer dans l'un des territoires industriels de Yassim. Alerte tes équipes de surveillance.
Au Centre, dans son bureau de la Tour, Sascha Roznine fit connaissance avec un genre de frustration peu connu des Doués. Les criminaux endurcis étaient plus faciles à appréhender qu'une gamine pré-adolescente qui paraissait à peine plus de la moitié de son âge. Et que diable allait-elle faire sur le territoire de Yassim ? Elle aurait mieux fait de retourner dans sa très secrète cachette. Des souvenirs de cadavres d'enfants mutilés et disséqués vinrent le tourmenter.