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Barchenka, Duoml, et Son Altesse Manager Prince Phanibal Shimaz arrivèrent à l'heure pour leur entrevue avec la Directrice du Centre de Parapsychologie Rhyssa Owen, à la Tour de l'Administrateur Général de Jerhattan, structure massive érigée au milieu de Central Park, et dernier vestige du Manhattan des xixe et xxe siècles. La Tour, qui dépassait les plus hauts gratte-ciel commerciaux, était couronnée d'une multitude d'antennes paraboliques, lui donnant à distance l'apparence d'un grotesque bouquet de marguerites toutes raides plantées dans une immense brique de verre. Sur la couronne d'atterrissage, les aircars de toutes les tailles dépassaient comme une couronne de feuilles anguleuses et multicolores.Ludmilla Barchenka, Chef de Travaux de la Station Spatiale, entra la première, sa démarche bizarrement élastique indiquant qu'elle portait des bottes antigrav. Ses rares retours à la gravité terrestre lui étaient pénibles — et encore plus pour ceux qui devaient l'affronter. Son apparence n'arrangeait en rien sa personnalité abrasive : elle était large et trapue sans être corpulente, avec un visage plat et large et des traits indifférents. Ses yeux bleu pâle et ses cheveux courts ajoutaient encore à la dureté de l'ensemble — donnant l'impression d'une ténacité froide, inflexible. Pour couronner le tout, Ludmilla portait invariablement sur la tête une mince calote métallique protectrice qui constituait presque une insulte à Rhyssa, en sa qualité de directrice du Centre. Rhyssa ne savait pas exactement si Ludmilla utilisait cette protection par simple souci de sécurité, ou par méfiance pathologique envers les Doués dont elle désirait désespérément les services tout en déplorant leurs capacités. Sascha était convaincu que Barchenka avait un Don quelconque, et qu'elle niait cette possibilité en refusant de se laisser sonder.

Malgré son manque total de grâces mondaines, l'attachement total de l'Ingénieur Souverain à sa mission ne pouvait être mis en défaut. La Station Padrugoi serait terminée, sans frais de dépassement, à la fin de l'année en cours.

Avec les voyages interstellaires maintenant possibles et des planètes habitables localisées dans deux systèmes proches, des pressions incroyables s'exerçaient pour la mise en œuvre du programme de colonisation. Mais il fallait d'abord terminer la Station Padrugoi, premier tremplin vers les étoiles. Dans le monde entier, ce projet jouissait de la priorité absolue et du soutien enthousiaste de toutes les factions politiques et économiques.

Si l'on considérait que la construction de la première station-pilote avait eu cinq ans de retard sur les plans et dépassé son budget de plusieurs milliards, les accomplissements de Barchenka à ce jour étaient considérables. Mais Rhyssa savait la vérité, à savoir que l'Ingénieur Souverain commençait à prendre du retard, malgré tous ses efforts. Le bruit courait qu'elle ne dormait pas plus de quatre heures par nuit et qu'elle abattait quotidiennement Une prodigieuse quantité de tâches — mais qu'elle attendait la même abnégation de toute personne travaillant sur le projet. Malheureusement, elle ne possédait pas le charisme ni les qualités d'entraîneur d'hommes pour inspirer loyalisme envers elle-même ou envers le projet. Initialement, beaucoup de Doués s'étaient portés volontaires pour l'aider, mais, les uns après les autres, ils avaient refusé le renouvellement de leur contrat. Les avantages nombreux et alléchants qu'on leur avait offerts pour qu'ils reviennent travailler à la Station de Padrugoi ne les avaient pas tentés.

Per Duoml, Chef du Personnel, entrant derrière Ludmilla, avançait avec la lourdeur d'un homme habitué à une gravité plus faible, mais sans assistance antigrav. Finnois, aussi capable et attaché à sa mission que Barchenka, il était un peu plus facile dans la négociation. Lui aussi portait souvent une calotte métallique, mais les Doués l'avaient apprécié dans le travail : il était juste, compétent, et avait réussi à en persuader quelques-uns de revenir pour des missions spéciales de courte durée. Pourtant la plupart avaient quand même refusé de renouveler leur contrat, et ils ne pouvaient pas être mobilisés. Et bien que Rhyssa eût docilement interrogé les directeurs de tous les Centres du monde, elle n'avait personne à proposer à Duoml.

Chef de Projet, le Prince Phanibal Shimaz s'élança derrière Per Duoml, et sa présence ne parut ni essentielle ni souhaitable à Rhyssa. Particulièrement arrogant et insensible à l'aversion constante, et récemment ouverte, qu'elle manifestait pour sa compagnie, il profitait de tous les prétextes pour lui faire sa cour. Rhyssa se demandait souvent pourquoi il prenait la peine de se construire des barrières mentales impénétrables alors que son visage révélait au grand jour ce que la plupart des hommes auraient eu la courtoisie de cacher. Le prince était un génie informatique — certains disaient qu'il pensait déjà en binaire dans son berceau et qu'il s'était fait les dents sur des puces électroniques. A peine sorti de l'adolescence, il avait trouvé ce qu'il appelait une « application immunisée contre la bêtise » aux jonctions Josephson pour réguler en toute sécurité l'immense flot d'aircars et de drones entrant et sortant des dépôts Linéraires majeurs et survolant les régions très peuplées. Actuellement, il consacrait ses efforts à la création d'un système similaire pour le trafic spatial.

Rhyssa composa son visage et son esprit, et adressa hypocritement un sourire chaleureux aux trois personnages qui s'asseyaient.

— Je n'ai pas le personnel requis, commença Lud- milla sans préambule, de sa voix grave et gutturale qui avait perdu presque toute trace de son accent natal.

Ses yeux bleus se fixèrent sur Rhyssa, accusateurs.

— Comme je vous l'ai souvent répété, Ingénieur Chef, je ne peux pas ordonner aux Doués d'aller dans l'espace, et je ne le ferais pas si je le pouvais.

Ludmilla abattait son poing sur la table, avec une grimace révélant que, dans sa frustration, elle avait oublié les différences gravitationnelles. Elle releva sa main meurtrie en un geste qui aurait été flamboyant sur la Station spatiale, mais qui fut beaucoup moins gracieux sur la Terre.

— Vous devez insister...

— Je peux insister, mais ils peuvent résister, répondit Rhyssa d'une voix égale.

— Comment puis-je respecter les délais sans le personnel nécessaire pour exécuter les tâches? Jour après jour, nous prenons des minutes et des minutes de retard, pour des travaux que vos travailleurs récalcitrants pourraient exécuter en quelques secondes. Je ne veux pas prendre du retard. Nous respecterons les délais. Nous devons avoir les travailleurs appropriés. Vous m'avez dit que vous les aviez, et j'en ai ici la preuve.

Triomphalement, Ludmilla sortit une disquette de sa tunique et la brandit devant Rhyssa.

— Dans cette réponse, je vous disais que je contacterais tous les Centres en leur communiquant vos besoins spécifiques. Mais je ne vous ai jamais promis de remplir toutes les vacances de postes.

Barchenka étrécit ses yeux pâles et la fixa d'un air venimeux.

— Vous recrutez constamment. Il est de notoriété publique que vous trouvez de nouveaux Doués...

— Il ne s'ensuit pas, intervint doucement Rhyssa, que ceux que nous recrutons sont les kinétiques que vous réclamez en priorité. Et d'ailleurs, je n'enverrais jamais des Doués non entraînés affronter les dangers de l'espace.

— Pourquoi pas ?

Ludmilla écarta ces scrupules d'un geste large, qu'elle termina en remettant la disquette dans sa tunique.

— Nous les formerons sur le tas — à être utile, prudents, experts. Ils adoreront l'espace. Ils gagneront beaucoup de crédits et deviendront riches.

— Les Doués n'accumulent pas les richesses, Ingénieur Chef, déclara Per Duoml de sa voix monocorde et presque blanche, ses yeux patients ne quittant pas le visage de Rhyssa.

— Sottises ! Tout le monde accumule des richesses !

Ludmilla méprisait l'altruisme plus que la moyenne.

— Au début, beaucoup de Doués travaillaient pour nous.

— Nous désirons participer à la réalisation de ce projet mondial, dit Rhyssa. Mais vous n'avez pas voulu accepter leurs revendications lors du renouvellement de leurs contrats.

— C'étaient des clauses stupides, inacceptables pour nous. Des journées de six heures alors que nous travaillons nuit et jour sur la plate-forme. Protection spéciale contre le bruit. Il n'y a pas de bruit dans l'espace.

Elle regarda Rhyssa avec mépris et colère.

— Pas de bruits audibles pour vous, Madame l'Ingénieur, mais extrêmement pénibles pour les Doués.

— Bah ! Les Doués !

Une fois de plus, Barchenka écarta sommairement cette considération du geste.

— Ils sont trop choyés, gâtés, pourris, voilà tout !

— Non, Madame Barchenka, ni gâtés ni pourris, mais choyés, oui, lança Rhyssa. Les Doués sont des spécialistes de haut niveau et ont besoin de quelques concessions mineures pour pouvoir donner leur maximum dans l'environnement hostile de l'espace.

Barchenka continua comme si elle n'avait pas entendu :

— Il est incroyable qu'une si petite minorité exerce tant d'influence sur la vie économique de notre monde. A l'aéroport, à l'astroport, dans l'industrie où je commande mes matériaux, je vois les Doués mêmes dont j'ai besoin pour terminer le projet le plus important du monde, qui jouit de l'approbation universelle, et grâce auquel l'humanité pourra aller au-delà des limites du système solaire et explorer jusqu'aux étoiles. Pourtant, vous et les autres directeurs de Centres vous ne me permettez pas d'engager les spécialistes dont j'ai besoin.

— Ce n'est pas la permission des directeurs de Centres qui est requise, mais le consentement des intéressés, lui rappela Rhyssa. Les directeurs de Centres négocient les contrats avec les clauses de sauvegarde nécessaires.

— Je peux acheter les contrats, dit Barchenka, d'un ton de défi menaçant.

— De tels contrats ne peuvent pas être achetés, Ingénieur Barchenka, et si vous acceptiez les clauses demandées, vous auriez peut-être plus de succès pour attirer les Doués ! répliqua Rhyssa avec sévérité, commençant à perdre patience devant tant d'obstination et d'intransigeance.

Elle pouvait ignorer l'expression chagrine de Per Duoml, détourner les yeux du visage du Prince Phani- bal, avec ses yeux concupiscents, ses lèvres humides et ses narines que sa respiration haletante dilataient ; mais avoir leurs trois regards furibonds fixés sur elle mettaient ses nerfs à rude épreuve. Elle conserva son sourire, augmentant le flot de son système limbique.

— Vous pouvez insister, répéta Ludmilla. Tous les contrats stipulent que cette clause peut être annulée dans les situations d'urgence.

Rhyssa réprima une bouffée de colère à l'idée que Barchenka avait eu accès à un contrat de parapsychi- que, et dut se rappeler que tout le monde les connaissait.

— Mes collègues directeurs ne considèrent pas que vous êtes en situation d'urgence, Ingénieur Barchenka.

Pour la première fois, Barchenka perdit son sang- froid.

— J'ai dit qu'il s'agissait d'une urgence ! J'ai dit que je devais avoir un personnel plus nombreux pour terminer ce projet mondial prioritaire.

— Vous avez un accès illimité à tous les travailleurs mobilisables.

— Bah ! Tous des incapables — des râleurs stériles, inéduqués et inéducables. J'aurai les kinétiques dont j'ai besoin. Je vous le jure, Directeur !

Sur quoi, elle pivota et, dangereusement déséquilibrée, tituba vers la porte, suivie du Prince Phanibal.

Per Duoml fit un pas en avant et s'inclina légèrement.

— Même une demi-douzaine de kinétiques constitueraient une sérieuse amélioration.

— Comme je vous l'ai souvent expliqué, Per Duoml, assurez aux Doués des logements protégés et des journées de six heures et ils se montreront raisonnables. S'il y a assez de crédits dans votre budget pour financer vos nombreux aller-retour en vue de recruter des Doués, vous devriez certainement pouvoir trouver les fonds nécessaires à la satisfaction de leurs besoins fondamentaux sur Padrugoi !

— L'ingénieur Barchenka doit respecter son budget. On ne peut apporter aucune modification aux logements du personnel.

— Alors l'Ingénieur Barchenka doit en supporter les conséquences.

Rhyssa souhaitait ardemment que Per Duoml abaisse suffisamment ses barrières mentales pour qu'elle puisse directement communiquer à son esprit les informations qu'à l'évidence ses paroles n'arrivaient pas à lui transmettre.

— Vous demandez aux kinétiques de déplacer des objets massifs pour l'assemblage de Padrugoi. Vous leur demandez aussi d'assembler des puces d'une délicatesse extrême dans le vide de l'espace. L'énergie kinétique requise pour ces deux tâches est la même, et elle est épuisante. Ils ont besoin de silence pour reconstituer leurs forces — ils sont sensibles aux vibrations métalliques de Padrugoi même, à l'inhumanité de l'entassement, au manque d'intimité, et aux rations excessivement mauvaises, et insuffisantes pour recharger leurs corps et leurs esprits.

Per Duoml hocha la tête, impassible, puis haussa les épaules, répugnant à faire un commentaire avant de se retourner pour partir.

Son départ laissa Rhyssa mal à l'aise, avec un pressentiment de malheur. Elle adressa mentalemen une question à Sirikit, de service dans la salle de contrôle du Centre.

Tu viens de recevoir des precogs ?

Sirikit : Non, aucune. Tu en attendais une ?

Rhyssa projeta l'image du visage rébarbatif de Barchenka.

Peut-être !