CHAPITRE XIII

Ils cheminent vers les créatures lumineuses, sans appréhension. Ils savent que les Gnarks ne peuvent pas donner la mort d’eux-mêmes, qu’ils ne possèdent aucune arme offensive. Contrairement aux Terriens !

— Dans tout ça, dit Joë dans son transcepteur, l’accident du stratojet, en Pennsylvanie, n’était qu’un hasard. L’engin a traversé le faisceau en provenance de l’océan des Tempêtes. Il s’est trouvé disloqué. Mais ce n’était pas ce que recherchait le Koro-Yori.

— Je vois, grommelle Han. Des petits anges, vos Gnarks. On dirait que vous les soutenez.

— Non. Je vous fais seulement remarquer qu’ils n’ont pas débarqué dans notre système solaire dans un but de conquête.

— Marrant, Maubry. Et vous regrettez notre mission, je parie.

— C’est eux ou nous. Le choix est vite fait. Alors les regrets, je les laisse à la porte.

Cent, cinquante, quarante mètres. Les habitants de Koyor, engoncés dans leurs enveloppes artificielles, s’aperçoivent soudain de la présence des hommes. Cela crée un certain émoi dans leur groupe.

Ils s’agitent, s’agglutinent, forment une muraille vivante. Leur nombre, leur association, font leur force.

— Allez-y, intime Han. Mettez en route votre machin.

Joë pousse un bouton dissimulé sous son scaphandre. Un minuscule magnétophone se déclenche. Sur la bande, quelque chose de gravé avec minutie, et qui a demandé des heures d’effort à un groupe de spécialistes.

Des sons inaudibles pour une oreille humaine sortent par l’antenne du transcepteur, antenne où n’entre aucune particule ferreuse. Ils s’irradient, s’amplifient, dans un rayon très limité à cause de l’absence d’atmosphère.

Des ultra-sons. Mais ils signifient quelque chose. Les techniciens américains ont travaillé sans relâche pour que le matériel soit prêt dans un minimum de temps. La bande magnétique a été mise au point minutieusement, patiemment. Lettre après lettre. Aussi le message n’excède pas une certaine longueur. Il est court, très court, laconique.

Le magnéto le rabâche sans cesse. Il est formé de lettres. M.E.L.T.O.K. Mais dans une gamme inhabituelle, la seule audible pour les Gnarks.

M.E.L.T.O.K. Mel-Tok. Le nom répété inlassablement déclenchera-t-il une réaction de la part des créatures de Koyor ? Han et Maubry le pensent sérieusement. Ils ont demandé aux spécialistes de mettre au point cette méthode uniquement dans ce but. Car il faut, il faut absolument que les deux hommes soient reçus par le nouveau chef du zoya 28.

M.E.L.T.O.K. Six lettres. Six lettres transposées dans la gamme ultra-sonique ! Il contient tout l’espoir de la Terre.

Les Gnarks s’écartent. Alors les deux hommes admirent l’astronef-satellite, ou annexe. Par rapport au gigantesque vaisseau-mère, il est sûrement minuscule.

En forme de disque. Il reflète une lumière verdâtre qui masque ses contours exacts, ses détails. Il ressemble à une grosse lueur allongée, aplatie. N’empêche. Sa taille doit peut-être dépasser celle des plus grosses fusées terrestres.

Le message continue, interminable, obsédant. Si les Gnarks ne l’ont pas compris, alors ils ne le comprendront jamais. C’est une sorte d’interprétation de la pensée des deux hommes.

M.E.L.T.O.K.

Ils forment une double haie, presque respectueuse. Une haie de lumière. Parce que leurs bioenveloppes scintillent dans la nuit, phosphorescentes. Au bout de cette rangée d’honneur, un sas. Celui de l’astronef annexe, béant, ouvert.

— Ils pigent ! souffle Han avec émotion. Du moins je le crois.

Les Gnarks laissent les deux hommes s’avancer vers le sas. Ils ne bronchent pas. Aussi, avant de s’engouffrer dans l’astronef discoïde, Joë stoppe le magnéto. Le message ultra-sonique s’arrête.

— Ça colle ! dit-il à l’adresse de Joan et de Merket, qu’il sait à proximité. Désormais, ça m’étonnerait que vous puissiez recevoir de nos nouvelles.

— Grouillons-nous ! intime la voix bourrue de Han. Ils pourraient s’impatienter.

Il parle naturellement des Gnarks. Le premier, il franchit le sas. Il se sent soulevé, hissé. Drôle d’impression. Il pénètre dans un couloir mais il est rapidement déçu. Les parois réfléchissent la même lueur bleutée que Maubry a découverte à bord du vaisseau mère. L’absence de point de repère désoriente.

Joë a connu cette sensation désagréable d’évoluer au milieu d’un décor surnaturel. Il rassure son compagnon :

— C’est comme ça, dans le vaisseau principal. On ne sait jamais où commencent et où finissent les choses. Par habitude, on s’y fait.

Ils se retournent. Un mur lumineux les sépare de l’extérieur et les Gnarks ont disparu. Ils ont quand même la conviction qu’ils ont déjà quitté la Terre, qu’ils volent vers l’extrême limite de l’atmosphère.

Le reporter tente d’entrer en contact avec Joan et Merket. En vain. Ça prouve qu’ils se trouvent déjà très loin de leurs compagnons.

Ils ressentent seulement une impression de légèreté. Au terme d’un voyage extrêmement court, ils aperçoivent de nouveau les Gnarks. Ils les suivent, traversent des couloirs. Ils ne savent plus s’ils sont à bord de l’astronef-annexe, ou bien dans le vaisseau mère. Le plus petit véhicule a dû s’encastrer dans le premier, dans un alvéole conçu à cet usage.

Soudain, Maubry cherche la main de son compagnon. Il la trouve, la serre. Sa voix halète :

— Je reconnais l’endroit, commandant.

Il désigne un cocon translucide et plusieurs appareils. Il explique :

— Le traducteur-robot.

Han se retourne, constate :

— Nous sommes de nouveau seuls. Il faut que vous me conduisiez dans le cône d’éjection.

— Bon, bon, acquiesce Joë.

Ils circulent librement dans le vaisseau. Maubry s’oriente par habitude. Deux fois à droite, une fois à gauche. En passant, il fait admirer au commandant la salle de fabrication des enveloppes biométalliques. Han n’en revient pas.

— Quelle activité ! constate-t-il.

Joë désigne la grosse tubulure qui descend de la voûte noyée de lumière :

— Par-là, arrivent les vibrations, les atomes de fer dévibrés…

Il coupe court aux explications :

— Ne perdons pas une seconde.

Ils s’enfoncent dans les entrailles du monstrueux vaisseau. Han, affolé par les dimensions du véhicule spatial, par sa conception, sa structure, prend conscience de toute l’aide que lui apporte Maubry. Sans lui, il ne serait jamais arrivé jusque-là. Ou il se serait perdu dans ce labyrinthe de couloirs, tous semblables.

Le reporter constitue donc la pierre maîtresse de tout l’édifice conçu par Han. Joë sait qu’il joue le rôle principal de l’histoire.

Ils croisent plusieurs Gnarks. Han est étonné que les créatures de Koyor ne fassent pas attention à eux. Le mari de Joan lui explique que ces êtres possèdent des sentiments bien différents de ceux des Terriens en ce qui concerne l’intérêt porté à quelqu’un, ou à quelque chose. Ils ne sont ni passionnés, ni méfiants.

Les deux hommes arrivent au cône d’éjection. Quelques déchets et trois ou quatre enveloppes biométalliques s’y entassent déjà. Mais leur volume n’est pas suffisant pour commander automatiquement l’ouverture du sas.

— Vous ayez le temps, commandant, remarque Joë. Et ici, ne craignez pas les vibrations.

— O.K. Je me mets au boulot. Ça sera du reste vite fait. Rejoignez-moi le plus tôt possible… Heu… Dans une heure, si vous voulez.

Le reporter acquiesce. Sous son scaphandre, il regarde sa montre. Une heure. C’est long, ou court. Ça dépend des circonstances. En tout cas, il faut absolument distraire Mel-Tok pendant que Han opère son travail.

Un travail passablement compliqué. Mais le commandant en connaît un rayon là-dessus. C’est même un spécialiste. D’ailleurs, certaines opérations ont été déjà effectuées avant le départ des États-Unis, pour gagner un maximum de temps. La seconde phase ne peut se réaliser que sur place.

Tout en revenant vers la salle du traducteur-robot, Joë évoque le commandant. Il l’imagine, déballant un à un ses petits paquets, en extrayant les précieux objets qu’il avait amenés, soigneusement protégés des vibrations. Il s’agissait maintenant de réunir tout ça, d’opérer un montage.

Le cocon translucide s’ouvre et Maubry y pénètre sans appréhension. Dès que le couvercle se referme, il ôte son casque, respire un air convenant à ses poumons. Tout cela constitue pour lui une sorte de routine.

La voix monocorde du Traducteur tombe d’une tubulure :

— Mel-Tok vous parle. Vous avez donc réussi à traduire les lettres de mon nom en langage ultra-sonique. C’est une performance qui honore vos savants.

Joë récite la leçon qu’il a apprise :

— Je ne savais pas comment reprendre contact avec vous, ment-il. Il semble difficile de se faire comprendre des Gnarks. J’ai attiré leur attention en diffusant ce message.

— Nos compagnons ont parfaitement interprété le sens de ce signal laconique. Ils vous ont ramené ici, à bord du vaisseau mère dont vous vous étiez échappé.

Maubry pense que le moment des difficultés arrive. Il grimace mais il ne perd pas confiance. Il table sur l’apathie de ses adversaires, sur leur désintéressement à certaines choses.

— Vous n’avez rien tenté pour m’en empêcher.

— Je sais. Quand nous nous sommes aperçus de votre disparition, il était déjà trop tard. Mais cela ne change pas grand-chose à notre programme. De toute manière, votre présence sur la Terre ne saurait nous gêner. Toutefois, pourquoi désirez-vous renouer le contact avec moi ?

— Parce que je suis porteur d’un message de ma planète, un grave message. Tous les États l’ont signé et jugent la situation inquiétante. Ils vous supplient de renoncer à votre projet.

Joë sait qu’il parle en l’air, qu’il ne fléchira pas la décision de Mel-Tok, insensible à toutes les prières. Mais il s’agissait surtout d’amener Han à bord du vaisseau mère. Le reste n’était qu’un prétexte.

— L’astronef-satellite qui vous a conduit, explique le Gnark, a déjà regagné le point où notre faisceau frappe votre planète. Il a repris le relais des vibrations. Mais pourquoi voudriez-vous que je renonce à mon projet, au projet du zoya 28 ? Pour épargner vos semblables ? Ça ne signifie rien pour moi. Je ne ressens dans mon organisme aucune impulsion qui commanderait l’arrêt de notre plan. Au contraire, j’ai le sentiment d’accomplir quelque chose de noble, de grand, pour le Zor-Ko.

La discussion tourne rapidement à la stérilité. Joë n’est pas déçu. Il se heurte à un mur d’incompréhension. Mais il fait traîner le dialogue au maximum. Il n’obtient pas satisfaction et il n’en veut pas aux Gnarks. La discordance des sentiments qui animent les deux races explique l’impasse.

Maubry regarde sa montre. Il parle depuis un quart d’heure, gagne encore cinq minutes. Il sent qu’il lasse son interlocuteur. À la fin, le traducteur-robot annonce :

— Entretien terminé.

Joë remet son casque, quitte le cocon translucide, espérant bien qu’il n’y reviendra jamais. Jamais plus. Puis il erre comme une âme en peine dans l’immense vaisseau. Les minutes paraissent des siècles.

Enfin, il rejoint Han. Son cœur bat précipitamment. L’angoisse noue un peu sa gorge :

— Alors, commandant ?

— C’est presque fini, Maubry. Ce serait maintenant dommage si nous échouions à la dernière minute.

Sous leurs scaphandres, les deux hommes transpirent abondamment. Ils jouent les ultimes moments de leur plan. Ils ne jurent de rien et songent qu’ils ne sont pas à l’abri de l’imprévisible, du grain de poussière qui perturbe l’engrenage.

Enfin, Han annonce qu’il a terminé. Il désigne la petite boîte sur le sol. La petite boîte étrange qu’il a patiemment remontée, pièce par pièce. Il en a connecté les différentes parties et sur un compteur portatif, il vérifie si tout fonctionne. Il donne alors le feu vert.

Les deux Terriens se glissent chacun dans une enveloppe usée. Ils attendent, anxieux, le moment d’être rejetés dans l’espace.

***

Arof contemple Maubry avec une sorte d’admiration :

— Vous représenterez toujours un héros pour moi.

Modeste, Joë hoche la tête. Le compliment lui va droit au cœur :

— Un héros… N’exagérons rien. D’ailleurs, nous ne savons encore pas avec exactitude si nous avons réussi, Han et moi.

— Vous vous êtes échappés par deux fois du vaisseau-mère des Gnarks. C’est déjà une performance pas à la portée du premier venu.

L’astronef soviétique patrouille dans l’espace. Trois autres fusées, une russe et deux américaines, participent aussi aux recherches dans cette vaste zone où selon les prévisions, orbiterait le vaisseau de Mel-Tok.

Arof a tenu à emmener Maubry. Il lui a expressément demandé, et Joë n’a pas pu se soustraire à cette invitation. D’ailleurs, certains liens d’amitié unissent déjà les deux hommes. Toute sa vie, le reporter gardera une reconnaissance envers le commandant soviétique. En définitive, c’est grâce à ce dernier si Maubry est vivant, s’il a été recueilli dans l’espace. Par voie de conséquence, c’est aussi grâce à lui si les autorités américaines ont pu apprendre des informations sur les Gnarks.

Un soupçon traverse l’esprit du Russe :

— Il paraît improbable que vous ayez échoué. Du Hoggar, on nous signale que les vibrations ont brusquement cessé au moment où Han appuyait sur son contacteur. Des tests, effectués dans la zone soumise au faisceau, ont prouvé que tout danger était écarté. La conclusion me paraît optimiste, non ?

Joë ne semble pourtant pas convaincu. Il connaît toutes ces nouvelles apparemment rassurantes. Mais il se méfie des Gnarks comme de la peste.

— Cette interruption ne pourrait être qu’une coïncidence.

Motchev se profile sur un écran. Sa voix trahit une émotion spontanée :

— Le radar Deux localise quelque chose.

Arof et Maubry se précipitent, cœur battant, dans la salle de détection. Motchev désigne l’écran :

— Qu’est-ce que vous en pensez, commandant ?

Celui-ci étudie les impulsions et les échos enregistrés par l’appareil. Il explique pour Joë :

— Il s’agit de plusieurs grosses masses.

— Métalliques ?

— Non. Mais vous croyez que le vaisseau des Gnarks était en acier ?

— Rien ne le prouvait.

La fusée russe se rapproche de ces astéroïdes. Sur les panoramiques, les images grossissent, se précisent. Oui, on dirait bien les morceaux d’un ensemble fragmenté, disloqué. Une substance un peu noirâtre, vitrifiée…

Arof lance quelques hommes en scaphandres pour étudier de plus près les objets. En même temps, il alerte les autres vaisseaux en patrouille. À bord de l’un des deux astronefs américains, Han attend aussi avec impatience les résultats de sa mission.

Sur les écrans, Joë suit anxieusement les évolutions des soviétiques dans l’espace. Ils sont parvenus auprès des masses, effectuent des prélèvements, testent à l’aide d’appareils. Leurs voix franchissent la courte distance qui les sépare de leurs compagnons :

— Cela ressemble bien à des débris d’astronef, à des fragments énormes, soumis à une température effroyablement élevée. Ils paraissent aussi avoir été broyés, disloqués par un cataclysme, arrachés par lambeaux. L’engin, si c’était lui, a dû littéralement éclater.

Bientôt, trois autres fusées rejoignent celle d’Arof. Han, en scaphandre, se rend compte sur place des dégâts causés par sa petite boîte abandonnée dans le cône d’éjection de l’immense nef.

— Maubry ! Maubry ! hurle soudain Han. Ça a marché ! Mais vous savez, le vaisseau de Mel-Tok avait la vie dure car il a résisté à la désintégration totale. Ça prouve qu’il fallait y mettre tout le paquet.

Joë se remémore l’instant où le commandant avait appuyé sur le bouton de télécommande. Tous deux se trouvaient alors dans l’espace, enfermés dans leur cocon métallique. Ils ignoraient la distance qu’ils avaient parcourue depuis leur éjection. Mais Han avait gardé une certaine marge de sécurité.

En tout cas, il n’y avait sûrement pas eu d’explosion. Han et Maubry n’avaient ressenti aucun effet. D’ailleurs, la petite boîte que l’expert du Pentagone avait si minutieusement reconstituée n’était pas une bombe atomique.

Les gouvernements américain et russe s’étaient partagés l’honneur de recueillir les deux audacieux expulsés du vaisseau des Gnarks. Le sauvetage s’était déroulé dans d’excellentes conditions, puis les recherches avaient commencé immédiatement. Motchev avait décelé le premier les débris de la gigantesque nef spatiale.

Arof tapote l’épaule de Joë :

— Alors, mon cher, vous voilà convaincu ?

Le reporter approuve d’un signe de tête.

Son manque d’enthousiasme étonne le commandant soviétique :

— Eh ! bien, réjouissez-vous. Grâce à vous, la Terre échappe à la catastrophe. Les plus grands honneurs vous attendent.

Un point préoccupe encore le mari de Joan :

— Vous oubliez l’astronef-satellite, probablement toujours dans le Hoggar. Tant qu’il existera un seul Gnark vivant sur notre planète, nous ne pouvons pas nous considérer comme sauvés.

Vrai. Tellement vrai qu’Arof secoue affirmativement la tête. Il mettait un peu trop la charrue avant les bœufs et il s’en rend compte. Il faut l’arrivée de Han pour détendre l’atmosphère.

Un Han hilare, passablement excité, jovial, qui serre chaleureusement la main de l’équipage soviétique :

— Ma bombe anti-M. a eu raison du vaisseau des Gnarks. Le zoya 28 a dû passer un drôle de quart d’heure au moment où j’appuyais sur le contacteur. Mon signal télécommandé a libéré des protons et des neutrons d’anti-matière. Chaque particule, chaque molécule, a été frappée par une particule opposante, et ainsi de suite. L’astronef s’est désagrégé… Et savez-vous qu’au même instant, il se passait un autre phénomène au Hoggar ?

Joë hausse les épaules et ne manifeste aucun intérêt :

— Les vibrations ont cessé.

— Oui. Mais ça, je m’en serais douté. Par contre, je n’aurais jamais cru que l’astronef-satellite se saborderait en même temps que le vaisseau-mère se disloquait.

Maubry sursaute :

— Hein ? Vous êtes sûr, commandant ?

— J’en ai reçu confirmation il y a une demi-heure. Un hélico de l’armée algérienne, patrouillant au-dessus de la zone où les vibrations avaient cessé, a découvert les débris d’un astronef… Ah ! Vous ne le saviez pas ?

— Non, dit Arof. Ce que vous annoncez est très important.

— Capital, insiste Joë, soudain détendu. L’auto-destruction de l’astronef-annexe a sûrement été déclenchée du vaisseau-mère, au moment où celui-ci subissait les premiers assauts de la bombe anti-M. Tout comme la mort du Koro-Yori avait déclenché automatiquement le décollage de l’immense nef, pour son retour vers Koyor. Les divers éléments qui constituent le zoya 28 sont indissociables. L’un entraîne des répercussions sur l’autre…

Han se tourne vers Arof :

— Dites-donc. Vous n’auriez pas un peu de vodka pour célébrer cette victoire ?

Les Russes se regardent, sourient. Motchev cherche des verres et une bouteille. Dans l’espace, les hommes prouvent qu’ils sont tous frères, qu’une amitié existe, sincère et désintéressée.

***

Des millions et des millions de téléspectateurs, assis devant leurs postes, attendent impatiemment le début de l’émission programmée sur toutes les chaînes. Quelque chose donc d’une ampleur considérable.

À l’heure précise, Joë Maubry apparaît sur les écrans de tous les récepteurs fixes ou portatifs. On peut dire sans exagération qu’il se taille une grosse part de succès.

L’image en couleurs et en relief le montre, montant à bord d’un hélicoptère. Puis la caméra de Merket aborde un gros plan :

— Ici Joë Maubry qui vous parle du Sahara, du Hoggar exactement, par une température de soixante-dix degrés. Nous survolons actuellement une zone d’une dizaine de kilomètres de diamètre. C’est là, sur ce plateau désertique, lunaire, abruti de soleil et de chaleur, que le sort de notre planète s’est joué.

Les téléspectateurs ressentent un petit frisson. Certains éprouvent une angoisse dans la gorge. D’autres restent impassibles. Mais tous, sans exception, ignorent le véritable danger auquel ils ont échappé. Ils ne réalisent pas la portée du drame et s’enlisent dans la douce quiétude du moment.

La caméra de Merket fixe des images saisissantes de ce plateau du Hoggar, tourmenté. Puis au téléobjectif, des objets surgissent, épars sur le sol, miettes informes, noires, calcinées.

— Voilà les débris d’un astronef qui vient de la lointaine planète Koyor. J’ai eu la chance de contempler cet engin alors qu’il représentait encore un ensemble cohésif. Il était plus grand que la plus grande de nos fusées. Imaginez donc quelque chose d’encore plus grand, dix ou vingt fois plus grand, de trois ou quatre cents mètres de diamètre. Vous aurez une idée approximative des dimensions du vaisseau-mère des Gnarks. Car l’astronef qui s’est autodétruit dans ce coin du Sahara n’était qu’un engin-relais, comme une barque de sauvetage à bord d’un gigantesque paquebot…

De nouveau, gros plan sur Maubry, micro en main :

— Maintenant, chers amis, le décor étant planté, je vais vous raconter mon aventure…

À des milliers de kilomètres, par-delà l’Atlantique, à Washington, dans un studio des locaux de la télévision, trois spectateurs goûtent particulièrement ce reportage en différé.

Ils sont détendus. Joan Wayle n’apprécie pourtant guère les péroraisons de son mari :

— Demain, le Star publie mon article. Du gratiné.

— Du réchauffé, oui ! grogne Joë. Demain, les gens auront encore mon reportage dans les oreilles. Tu n’espères quand même pas que ton bout de papier aura plus de succès que…

Merket pose ses deux mains sur les épaules de ses camarades et leur adresse un regard lourd de reproches :

— Unis dans les situations tragiques, mais déjà adversaires quand les conditions s’améliorent ! vitupère-t-il. Est-ce que par votre faute vous allez gâcher ma soirée ?

— Non, non, mon vieux, assieds-toi, assure Joë. C’est Joan qui a commencé. Elle devrait comprendre que nous sommes claqués. Nous rentrons à peine du Hoggar.

Muselée, Joan s’enferme dans un mutisme rageur. Bien sûr, elle aime Joë et elle lui pardonne certains excès. Mais il tire un peu trop à lui la couverture. C’est ça qui lui déplaît. Heureusement demain, dans le Star-Tribune, les honneurs seront pour elle. Chacun son tour.

Elle se lève, marche vers la fenêtre, écarte légèrement le rideau. Son regard plonge dans la nuit de novembre. La brume s’étend lentement sur la ville comme un voile et là-haut, tout là-haut, elle cherche vainement une étoile dans la Voie Lactée. Le ciel boude lui aussi.

Joan soupire. Elle songe au zoya 28 qui ne reverra jamais le Zor-Ko. Après tout, elle commet peut-être une injustice envers Joë. Les honneurs, il y a droit, sans hésitation. Alors, pourquoi ne patienterait-elle pas jusqu’à demain matin ?

Elle regagne sa place, embrasse son mari au passage :

— Mon chou, mon petit chou… Je n’ai pas encore trouvé un moment pour te féliciter.

Sur Washington assommée par les néons, la brume s’épaissit de plus en plus dans la nuit glaciale.

FIN