CHAPITRE III

— Ah ! Joë… Tu m’as donné une de ces frousses ! soupire le caméraman.

— Mon pauvre vieux, glousse Maubry. Je ne te croyais pas aussi sensible. Excuse-moi. Vois-tu, ce n’était rien, qu’un simple évanouissement.

Merket arrête de tapoter les joues de son camarade. Mais celui-ci était bien resté cinq minutes dans les pommes. Assis sur le carrelage du magasin, il reprend ses esprits. Il traîne encore une certaine lourdeur dans sa tête, dans ses membres.

Le technicien use sa boîte d’allumettes :

— Dommage que nous n’ayons pas l’électricité.

— Éteins ça. À quoi bon ? Veux-tu seulement m’aider à me relever ?

Il se remet debout, titube, retrouve son équilibre. Il se passe la main sur le crâne, respire un bon coup. Ses malaises se dissipent. Il sort dans la rue déserte, noire. La brume voile les étoiles. En vain cherche-t-il l’une des créatures lumineuses.

— Elle m’a échappé, grogne-t-il, mécontent.

— Tu as tenté de la capturer ?

— Évidemment. Pourquoi crois-tu que je sois rentré dans la boutique ? Je me suis approché d’elle. Elle ne dégageait aucune chaleur, malgré sa luminosité. J’étais… à moins d’un mètre. Déjà, je tendais les bras pour la saisir.

— Tu avais ce courage ? s’effraie Merket. Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? J’aurais peut-être pu t’aider.

— C’était une expérience. Je ne voulais rien brusquer. Un choc, et le machin se dédoublerait. Aussi j’agissais avec précaution.

Ils marchent dans la rue. Leurs pas résonnent lugubrement.

— Alors ? interroge le technicien T.V., passionné. Tu es tombé dans les pommes ?

— Pas immédiatement. J’ai d’abord reniflé une drôle d’odeur, comme tout à l’heure, tu sais, au moment où la chose assaillait notre abri. Ça puait l’ammoniaque. Ça piquait fortement les narines et mes yeux pleuraient. Un gaz à base d’azote et d’hydrogène… Au bout d’une minute, je me suis senti étourdi. Ma tête s’alourdissait. J’éprouvais de la difficulté à respirer. Je haletais. Finalement, mes jambes se sont dérobées sous moi. J’ai glissé. Je me souviens que j’ai appelé, faiblement. Puis un voile noir s’est abattu devant mes yeux.

— Ouais ! souffle Merket. Un début d’asphyxie dans toute sa beauté. Si tu étais resté quelques minutes de plus à respirer ce gaz, ou ce mélange gazeux, ton compte était réglé. Tu as eu de la chance. J’ai vu ressortir la bestiole lumineuse et je me suis alors précipité. Tu sais, j’ai eu peur.

Ils empruntent une autre artère, sans doute la plus importante de la ville. Ils ont l’impression qu’ils sont seuls, immensément seuls. Or, la sensation est puissamment désagréable. Brisken-la-morte offre un sale visage pétri d’anxiété.

Les deux reporters remarquent encore quelques-unes de ces lueurs mystérieuses, dans une rue transversale. Ils courent. Mais les flammes bleuâtres s’évaporent avant leur arrivée.

— Saletés ! éructe Joë, haletant. Elles sont insaisissables. Pourtant, si nous avions pu en capturer une, nous détiendrions peut-être l’explication scientifique du phénomène qui s’est abattu brutalement sur Brisken. En tout cas, nous posséderions au moins une preuve de notre bonne foi.

Ils sont persuadés que les flics ne croiront pas à leur histoire. Ils savent très bien que personne ne les prendra au sérieux. Aussi ils ne se pressent pas de regagner la périphérie.

Maubry réfléchit profondément. Il a frôlé l’une de ces choses. Il peut donc en parler savamment :

— Je me demande si ce machin lumineux dégageait vraiment cette odeur caractéristique, ou bien si…

Il s’arrête, hésitant. L’hypothèse l’effraie un peu car elle paraît énorme, en contradiction avec certaines données scientifiques. Dans l’état actuel de la technique, elle s’avère impossible. Dans le domaine de l’utopie, on peut évidemment tout imaginer.

— Si…, insiste Merket. Achève.

— … S’il ne s’agit pas plus simplement d’une atmosphère gazeuse, d’un composé qui enveloppe la chose et lui permet de respirer.

— Trois considérations découlent de ta suggestion, remarque le caméraman. D’abord, il faut donc admettre que ces machins lumineux sont des créatures. Et là, nous reposons le problème. Êtres organisés ou manifestations bioélectriques ?

Un silence. Joë hoche la tête, scrute la nuit ; constate :

— Ces trucs fuient à notre approche.

— Bon, bon, opine Merket. Nous nous mettrons d’accord un jour ou l’autre… Secundo : cela signifierait aussi que ces créatures respireraient une autre atmosphère que la nôtre, donc qu’elles proviendraient d’une autre planète. Enfin, tertio : elles circuleraient sur la Terre dans des endroits précis, adaptés, préalablement débarrassés de toute substance ferreuse. Techniquement, elles nous dépassent.

— Possible, admet Maubry.

— Certain. L’air qui les enveloppe est sans doute le même que celui qu’elles respirent habituellement, et pourtant, il n’est pas enfermé dans un scaphandre, ou quelque chose d’étanche, puisque tu en as inhalé. Comment, de ce fait, ne se mélange-t-il pas à notre atmosphère, vu son infime quantité ?

— Tu l’as dit. Techniquement, ces êtres sont supérieurs. Reste à savoir ce qu’ils veulent, ce qu’ils cherchent.

— Ça ! grimace le caméraman. Il faudra le leur demander !

Ils sont maintenant à peu près sûrs que les créatures lumineuses ont quitté la ville. Le poids de deux nuits consécutives sans sommeil se fait sentir. Leurs yeux s’alourdissent. Une sourde fatigue mine leurs organismes. Ils dorment presque debout.

Comme ils sentent que leurs forces déclinent, ils ne s’obstinent pas. Ils décident de regagner la périphérie de Brisken. Cinq kilomètres à pied les attendent et la distance les effraie un peu.

Ils sortent de la cité silencieuse, obscure. Ils respirent mieux, apparemment. L’air est plus frais, plus vivifiant. Ils marchent mais ils avancent avec peine. Le dernier kilomètre leur paraît un vrai calvaire. Lorsqu’ils arrivent à la limite de la zone interdite, ils sont vidés de toute leur énergie.

Ils s’affalent sur la route. Ils appellent. Ils détectent le ronronnement incessant des hélicos qui patrouillent. Personne ne les entend. Puis, comme le jour se lève, des policiers les aperçoivent enfin, inanimés.

***

Ils se réveillent à l’hôpital de Pittsburgh. Des flics les entourent. Un docteur en blouse blanche les rassure :

— Ça va mieux. Vous avez dormi vingt-quatre heures sans interruption.

— Hein ? bredouille Joë.

Il veut se dresser. L’effort l’épuise et il retombe mollement sur son lit. Le toubib lui tapote les mains.

— Ne vous énervez pas. Nous vous avons recueillis avec une tension extrêmement basse, à la limite de la résistance humaine. D’autre part, une analyse sanguine a prouvé que vous souffrez d’une profonde anémie due à une absence de fer et de sels minéraux. Nous vous soumettons à un traitement approprié et nous pensons très sérieusement que dans deux ou trois jours, vous pourrez sortir d’ici.

Merket, dans un lit voisin, émerge de sa léthargie :

— Qu’est-ce qui nous est arrivé ?

— Vous avez passé toute une nuit à Brisken ? demande le médecin.

— Oui, oui, répond Joë. Mais ce n’est pas ça…

— Détrompez-vous. Nous sommes même persuadés que votre anémie provient de votre séjour prolongé dans la ville interdite. Tous les policiers chargés de l’évacuation des habitants, et qui sont demeurés ainsi plusieurs heures exposés au phénomène, présentent des symptômes d’hypotension et de fatigue, moins accentués que les vôtres. Vous nous apportez la preuve qu’une exposition excessive dans la zone contaminée détermine certains troubles graves. Si vous étiez restés encore une journée, qui sait si nous aurions pu vous sortir de là ?

Un sergent de police s’approche, salue, main à sa casquette. Deux autres flics montent la garde devant la porte.

— Toubib… Je peux leur poser quelques questions ?

— Oui, mais modérément. Ne les fatiguez pas. Vous m’appellerez si vous avez besoin de moi.

Le docteur va sortir lorsqu’il se ravise :

— Ah ! J’oubliais. Une dame a téléphoné de Paris pour demander de vos nouvelles, monsieur Maubry. Nous avions averti votre patron, M. Robeson.

— Ma femme ? s’exclame Joë.

— Oui, c’est ça. Je l’ai rassurée. Elle arrivera ce soir ici.

Le médecin tourne à peine le dos que le sergent attaque avec mauvaise humeur. Il a attendu plusieurs heures que les reporters reprennent connaissance. Cela l’a foutu en rogne.

— À nous deux… Qu’est-ce que vous fichiez dans Brisken ? Vous saviez que la ville était interdite.

— Nous faisions notre boulot. Chacun se débrouille, riposte Joë.

— Malins ! Vous avez récolté une bonne anémie. Vous auriez même pu vous retrouver à la morgue.

— Les risques du métier, mon vieux, ricane Merket… On lui dit, Joë ?

— Oui, oui. Il ne nous croira pas, mais ça n’a pas d’importance.

Maubry raconte sa petite histoire et Merket donne aussi certains détails. Quand ils parlent des créatures lumineuses, le flic sourcille. Il ne bronche d’abord pas, les laisse parler jusqu’au bout.

— Bon. Vous avez fini ?

— Ça n’a pas l’air de vous intéresser.

— Je n’aime pas qu’on se foute de ma gueule.

— J’en étais sûr ! proteste Maubry. Ils nous prendront tous pour des cinglés.

— Ah ! Si j’avais eu ma caméra ! gémit le technicien. Je vous aurais prouvé par A plus B que nous n’avons pas rêvé.

Le sergent se gratte le menton. Il hoche la tête :

— Vous êtes fatigués, les gars, rudement fatigués. Vous avez même reçu un coup sur la cafetière.

— Alors, ce qui s’est passé à Brisken, c’est du bidon, hein ?

— Non, non, je ne dis pas ça. C’est même extraordinaire. Mais vos machins lumineux qui se dédoublent quand on les frappe, c’est encore autre chose. Vous auriez l’air d’insinuer que nous sommes envahis par des créatures extraterrestres.

Le flic s’approche du vidéo, compose un numéro. Dans les chambres de l’hôpital, l’air embaume la chlorophylle.

Le policier parle avec le central. Il sourit longuement à l’opératrice casquée puis sur l’écran s’encadre un visage beaucoup plus sévère. Un type en civil.

— Oui, chef, comme je vous le dis. Si la presse diffuse la nouvelle, ça fera une belle panique. À mon avis, les deux reporters sont un peu dérangés. N’empêche, mieux vaudrait tarir la source… Oui, je reste sur place avec mes hommes et je vous attends.

Il raccroche, se tourne vers les journalistes :

— Je suis navré. J’ai reçu l’ordre de ne faire entrer personne ici.

— Ma femme doit arriver ce soir, objecte Maubry.

— Peut-être obtiendrez-vous une dérogation spéciale, à condition que vous ne lui parliez pas de ce que vous avez vu.

Il salue, sort, imité par ses deux hommes. Mais ceux-ci restent en faction dans le couloir. Deux types solides, incorruptibles.

Quand une infirmière vient faire une piqûre aux reporters, Joë demande :

— Ils sont toujours là ?

— Qui ? Vos gardes du corps ? Oh ! Oui. Et croyez-moi, ils ne laisseraient pas entrer une mouche sans leur permission.

— Navrant ! soupire Maubry. Nous sommes placés en quarantaine, comme si nous avions une maladie contagieuse.

L’infirmière sursaute :

— Voyons, votre état s’améliore lentement.

— Je ne parle pas de notre santé. Mais de ce que nous savons. C’est bien plus grave. Nous en avons tellement conscience que nous approuvons presque les décisions impératives de la police. Nous ne voudrions pas que, par notre faute, la panique éclate sur le globe.

La fille en blanc jette un drôle de regard sur ses malades. Elle se garde bien de les questionner. Elle n’est naturellement pas au courant. Elle sent pourtant confusément que ces deux hommes détiennent un terrible secret.

***

Dans la soirée, Joë et Merket reçoivent plusieurs visites. D’abord celle de Robeson, venu s’informer sur l’état de santé de ses reporters. Le gros homme pique sa petite crise car les policiers refusent l’accès de la chambre. Il faut toute la diplomatie du sergent Horp pour aplanir les difficultés. Horp reçoit de Maubry la promesse que celui-ci ne dira absolument rien à son patron.

C’est ce qui se passe. Robeson ressort comme il est entré. Bougon, sans la moindre information. Joë lui a fait remarquer qu’ils avaient perdu tout leur matériel dans l’histoire, cela pour des prunes.

James Bitt, lui, le correspondant local de Pennsylvanie, trouve Horp intraitable. Il s’en retourne sans avoir vu ses collègues mais le sergent, compatissant, lui a refilé des nouvelles fraîches sur l’état physique des deux envoyés spéciaux.

Le chef du district fédéral de la police interroge aussi Maubry et Merket. Mais il n’en apprend pas davantage que Horp. Même. Les deux témoins tiquent un peu et sont beaucoup moins disposés à parler, ne serait-ce que par rancune contre les soins vigilants dont ils sont l’objet et dont ils se passeraient. Naturellement, il ne s’agit pas des soins médicaux mais de la vigilance exercée autour d’eux par les policiers.

Vingt-huit septembre, sept heures du matin. Le jour entre par la vaste baie et découvre un ciel maussade. Un brouillard humide traîne sur Pittsburgh.

Joan est arrivée vers six heures, avec du retard sur l’horaire à cause des survols interdits au-dessus de la Pennsylvanie. Un stratojet l’a ramenée très vite d’Europe, jusqu’à Washington. Là, elle a emprunté les lignes intérieures d’avions supersoniques. Dès sa descente à l’aérodrome de Pittsburgh, elle s’est rendue directement à l’hôpital.

— J’ai cru qu’ils ne me laisseraient pas entrer, gémit-elle dans les bras de son mari. Ils ne me croyaient pas. J’ai dû montrer mes papiers.

Horp assiste à l’entrevue, debout devant la porte. Il grimace :

— Excusez-nous, madame Maubry. J’ai reçu des ordres très stricts.

— Et vous restez là, comme témoin, soupire Joë. Vous manquez de confiance. Pourtant, je vous ai donné ma parole, sergent.

Confus, celui-ci grommelle quelques paroles inintelligibles. Puis, convaincu qu’il est de trop, il ajoute :

— Bon, bon, je sors dans le couloir. Mais j’ai installé des magnétos. J’éplucherai votre conversation.

Il rejoint ses deux hommes, claque la porte. Joan fronce ses sourcils :

— Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Pourquoi es-tu surveillé ?

— Bah ! Je connais certaines choses et les flics ne voudraient pas que j’aie la langue trop longue. Aussi ne me questionne pas, chérie. Tu sauras tout un jour ou l’autre.

— À propos du phénomène de Brisken ? Robeson a été très chic. Il m’a avertie que tu étais hospitalisé à Pittsburgh, avec Merket. Quand j’ai appris la nouvelle, par l’intermédiaire de l’agence du Star-Tribune, à Paris, j’ai été toute bouleversée.

Elle embrasse Joë sur la bouche et le cameraman s’esclaffe :

— Ne vous gênez pas pour moi !

— Tu n’es pas marié, tu ne sais pas ce que c’est l’angoisse d’une épouse, rigole Maubry.

Il devient sérieux ; prend sa femme par les épaules : il l’admire. Toujours aussi belle avec ses yeux verts, son corps élancé, ses lèvres charnues.

— Pour moi, tu as plaqué ton reportage en Europe.

— Oh ! Un truc sans importance sur la pollution atmosphérique dans les grandes capitales. Ça peut attendre. Mais toi…

Elle lui lance des œillades affectueuses, ajoute :

— D’ailleurs Scriber, mon rédacteur en chef, m’a ordonné un retour immédiat aux États-Unis. Il me lance sur l’affaire de Brisken. Je croyais que tu me donnerais quelques tuyaux.

Il hoche la tête :

— Pas à la journaliste du Star-Tribune.

— Bien sûr, bien sûr. Tu crèves de jalousie sur le plan professionnel. Car, pour le Star, je m’appelle toujours Joan Wayle, et non pas Mme Maubry.

Horp rentre en coup de vent. Son visage rayonne et il a perdu son air renfrogné. Ce changement d’attitude est si caractéristique que Merket en siffle de stupéfaction :

— Oh ! Oh ! Sergent… La relève est arrivée et vous pouvez aller dormir. Tout à l’heure, vos yeux battus trahissaient une intense fatigue.

Le flic galonné ne relève pas l’ironie. Une certaine excitation l’anime et il claironne :

— Bonne nouvelle, les gars. Je l’apprends à l’instant. Les hélicos survolent de nouveau Brisken. Certes, la réinstallation des habitants n’est pas encore prévue, mais ça ne saurait tarder si la situation actuelle se maintient.

Dans ses draps blancs, Joë sourit :

— À la bonne heure ! J’aime mieux ça. Le phénomène lâche prise. Il aura quand même duré quarante-huit heures, et même davantage.

— Les observateurs pensent qu’il a régressé bien avant cette nuit. Une voiture-test a été envoyée dans la ville. Elle n’a subi aucun dommage. Puis un hélico s’est hasardé à son tour…

Maubry fait claquer ses doigts :

— Et…, et nos machins ? Vous savez, ceux dont je vous ai parlés et qui motivent précisément votre présence attentive à nos côtés.

Horp se gratte le crâne. Il observe Joan et paraît ennuyé. Enfin, il répond, équivoque :

— Oui, oui, je comprends. Non, les gars qui ont patrouillé cette nuit dans Brisken n’en ont pas signalés. Je pense que vous êtes les seuls à avoir vu ça. C’est pourquoi nous doutons un peu de vos paroles. Normal, non ? Si nous devions croire tout ce que racontent les témoins !

Dans la journée, la nouvelle se confirme. Le phénomène a totalement relâché son emprise sur Brisken. Les experts étudient actuellement certains points de la zone contaminée. Il ressort très vite que toute trace de fer, et même d’autres métaux, a disparu de la ville et de ses environs. Le fléau couvrait une surface d’un diamètre d’une vingtaine de kilomètres. Il englobait donc les mines.

Joan, partie aux renseignements, revient en hâte au cours de l’après-midi. L’excitation avive son visage :

— D’accord, on circule sans inconvénient dans la zone, d’ailleurs toujours interdite à la presse. J’ai aperçu des hélicos de la police au-dessus de la ville…

— Ah ! Tu reviens de là-bas ? remarque Joë.

— Évidemment. J’ai mon papier à envoyer à Scriber. Je ne suis pas, comme toi, hospitalisé aux frais de la Princesse, dorloté.

— Ça va, ça va… Tu n’as pas subi la nuit que nous avons passée avec Merket. Notre matériel s’est fondu dans nos mains.

— Pauvres vieux, je vous plains ! grimace Joan avec ironie. Mais je vous en apporte une bien bonne. Il ne subsiste plus un gramme de fer dans les mines de Brisken !

Joan jouit de son effet de surprise. Merket sursaute :

— Plus un gramme ! Comment les experts l’expliquent-ils ?

— Ils se perdent en conjectures et refusent toujours toute interview. Ils n’auraient rien à dire et passeraient pour des cloches. En s’abstenant, ils trouvent ainsi l’échappatoire idéale.

— Ouais ! grogne Maubry, front plissé. Moi, ça ne m’étonne pas.

— Quoi ? Que les experts nagent complètement ?

— Non, que les mines ne contiennent plus un gramme d’hémalite.

Joan Wayle se fige. La tranquille réaction de son mari lui cause un malaise :

— Quelle assurance, Joë ! Tu es plus fort que les spécialistes. Pourtant, crois-moi, ils sont nombreux et se donnent beaucoup de mal. Explique-toi, tu veux bien.

— Facile, acquiesce-t-il en souriant, monopolisant l’intérêt. Dès le début du phénomène, nous avons su que tout ce qui était en fer prenait un sacré coup. Les bagnoles, les lampadaires, le matériel, bref, tous les objets usuels. De là à imaginer que les mines ne seraient pas épargnées, il n’y avait qu’un pas, vite franchi. Le fer attire le mystérieux fléau. Le fer sous toutes ses formes, à l’état brut, dans sa crudité minérale, ou associé à d’autres métaux.

— Enfin, s’insurge Joan, pourquoi et comment ? En Europe, on suit avec passion les éventuels développements de cette affaire. Une certaine crainte taraude l’opinion.

Maubry lève les bras au ciel :

— Ah ! Pourquoi et comment ? Tu en demandes trop. Supposons, mais supposons seulement, que des créatures extra-terrestres aient décidé une incursion sur notre planète. Qu’elles ne peuvent vivre que dans des zones bien déterminées, par exemple des régions très riches en minerai de fer…

Il s’arrête soudain. Une sorte de catapulte ouvre bruyamment la porte. C’est Horp.

Il halète. Ses yeux lui sortent de la tête et sa casquette, posée de travers, lui compose une attitude grotesque. Tous ses pores exsudent une goutte de sueur. Il a dû courir.

Très animé, il hoquette, livide :

— On m’apprend à l’instant une nouvelle pas rassurante du tout. Magnitogorsk, dans l’Oural, subit actuellement le même phénomène que Brisken…

Maubry se dresse sur son séant. Il s’extirpe du lit, fait quelques pas malhabiles vers Horp :

— Qu’est-ce que vous racontez ?

Il empoigne le flic par le col de son blouson, le secoue. L’effort qu’il s’impose lui amène une sudation abondante. Ses traits se crispent :

— Vous entendez, sergent ? Vous allez nous laisser partir immédiatement. Là-bas, à Magnitogorsk, les créatures qui ressemblent à des flammes de bougies géantes exercent peut-être leurs ravages… Vous savez ce qui caractérise cette ville de l’Oural ?

— Non, avoue Horp, traits creusés.

— C’est l’un des principaux gisements de fer de l’U.R.S.S. !