CHAPITRE PREMIER

Ils ne se doutent de rien, tous. Dans la nuit diaphane, enlisés sur leurs sièges moelleux, ils dorment béatement en attendant le moment précis où le stratojet se posera à New York.

Tous. C’est-à-dire, grosso modo, une centaine de passagers et six membres d’équipage. Donc une petite colonie qui, actuellement, vole dans les airs à quatre-vingts kilomètres d’altitude, défiant le froid et la pesanteur.

Los Angeles-New York, d’un trait, sans escale, en un peu moins d’une heure. Ils dorment parce que l’hôtesse a répandu dans les cabines un léger anesthésique inoffensif, fleurant même bon la lavande importée du sud de la France.

Ils sont inconscients. Il vaut mieux ainsi. Paraît que sous l’effet d’un soporifique, l’homme résiste davantage aux voyages à très haute altitude. Pour des non chevronnés, cela supprime l’anxiété, source de troubles divers.

Dans son centre de commandes parfaitement étanche, l’équipage échappe à l’odeur pernicieuse de lavande. Pour lui, un trajet de routine, monotone. Il ne se doute pas, non plus, que le drame le guette un peu plus loin, comme une araignée guette sa proie sur sa toile.

Qui aurait soupçonné, en fait ? Personne. Même pas les techniciens de la météo ou des services de sécurité. Le phénomène se produit brusquement.

Le stratojet aborde la Pennsylvanie. Au-dessous de lui, Pittsburgh. Autant dire que le voyage se termine. Or, cette fin de parcours ne va pas se passer comme les autres fois. Déjà, elle dégénère.

Les premières vibrations ébranlent la coque d’acier du vaisseau. Les montres à triple cadran{i} marquent exactement une heure sept minutes. La nuit étend ses griffes sur tous les États-Unis. Dans cette purée noire juste mordue par la lune, l’ambiance tourne rapidement au pessimisme.

Au début, ça ressemble au pincement de quelques énormes violons. Puis ceux-ci deviennent de plus en plus nombreux. Des centaines, des milliers. Des sons discordants, affreux. Des miaulements de cordes maltraitées par des artistes minables. Des sons tantôt graves, tantôt aigus, démesurément amplifiés.

Personne n’a jamais entendu ce bruit. Il sort de partout. Des cloisons, des cales, des compartiments-moteurs. Il meurtrit les tympans, assourdit, burine les cerveaux, vrille les oreilles. Il donne un mal de tête épouvantable.

Les hôtesses accourent, affolées : leurs beaux visages se plissent d’inquiétude :

— On réveille les passagers ?

— Non, pas encore, hurle le chef de bord. Ça va peut-être passer.

Il gueule plus fort que le bruit. Il s’égosille. Les veines de son cou enflent, battent sous la pression sanguine soudain augmentée. Il se maîtrise, cherche son sang-froid, retrouve un soupçon d’équilibre. C’est un gars au système nerveux en parfait état, d’une solidité extrême. N’empêche. Il n’explique pas l’origine du phénomène.

Il triture des boutons sur des claviers, interroge des appareils de contrôle. Il sursaute. Sa figure pâlit, trahit sa gravité. Son regard brille intensément. Sa voix se casse.

— La…, la pressurisation ne s’opère plus normalement, annonce-t-il sombrement. Grouillez-vous. Rassemblez les passagers dans les bulles de secours.

Vrai. Ils respirent déjà avec une certaine difficulté. Les hôtesses comprennent l’urgence de la situation. Elles ne demandent aucune explication que d’ailleurs personne ne pourrait fournir. Elles aèrent copieusement les cabines, chassent le soporifique parfumé.

Elles crient dans les haut-parleurs :

— Ne vous affolez pas. Levez-vous. Gagnez les issues de secours.

Les vibrations atteignent leur maximum d’intensité. Elles deviennent intolérables à l’oreille. Les gens appliquent la paume de leurs mains sur leurs tympans. Ils espèrent un soulagement. En fait, ils puent encore la lavande des Alpes et ils ne savent pas très bien où ils nagent. Sûrement en pleine effervescence. Ils piétinent, se bousculent, troupeau un peu indiscipliné qu’essayent de canaliser les hôtesses surmenées.

Des lampes rouges clignotent de partout. C’est l’indice d’un danger. Les passagers le savent car avant le départ, ils ont été instruits et n’ignorent rien des consignes. Ils s’agglutinent dans les spatiojets de secours, sortes de cocons translucides qui s’éjectent automatiquement du vaisseau-mère.

Celui-ci se trémousse drôlement au son des vibrations métalliques. Comme s’il se disloquait. Des lézardes fissurent déjà la coque, à certains endroits. L’équipage, au courant, n’ébruite pas la nouvelle : il comprend qu’ils n’arriveront pas entiers à New York et en désespoir de cause, ils ont lancé un S.O.S.

Mais ils sont livrés à eux-mêmes, sans aide possible extérieure. D’ailleurs, les communications radiophoniques sont interrompues. Le cargo se tord, gémit, craque de toutes parts comme si un carcan gigantesque le broyait.

Une à une, les bulles s’éjectent de leurs alvéoles. Il en sort une dizaine du ventre de l’énorme engin en perdition, comme des œufs. À leur tour, elles sont assaillies par les vibrations extra-atmosphériques. Leur fragilité les désigne comme des proies faciles.

Elles se disloquent en même temps que le stratojet. Leurs morceaux s’éparpillent dans l’espace. La Terre les attire et la chute vertigineuse commence.

***

Joë Maubry se réveille en sursaut. Il se dresse sur son séant, l’œil vague, les cheveux hirsutes. Il regarde à côté de lui. Personne. C’est vrai. Joan est en reportage en Europe.

Il soupire, remet de l’ordre dans ses idées. Un moment, il a cru qu’il s’agissait de la sonnerie de la porte d’entrée. En fait, c’est le vidéo. La lampe rouge clignote au-dessus de l’écran.

Il branche le contact, oriente l’appareil de façon à se placer dans le champ de vision, étouffe un bâillement sonore. Il parie que c’est Joan qui l’appelle de Paris.

Il se trompe. Son correspondant possède un tout autre visage, moins délicieux, plus sévère. Un front rembruni. Pas un sourire, mais une interminable grimace. Ça change avec la beauté pure de Joan !

— Oh ! Patron…, s’exclame Joë Maubry, reconnaissant Manuel Robeson, chef de service des informations générales.

— Il faut donc une explosion atomique pour vous tirer du lit ! Regardez, je suis déjà levé, moi.

Le gros homme désigne la robe de chambre qu’il porte sur le dos. Il cligne de l’œil, méfiant :

— Votre femme ?

— En Europe.

— Bien, bien, marmonne Robeson, satisfait. Au moins, elle ne vous concurrencera pas. Merket est déjà parti pour vous prendre avec son matériel.

— Un reportage, en pleine nuit ? Vous savez l’heure qu’il est ?

— Deux heures trente du matin. Nous avons même une demi-heure de retard et ce retard, rattrapez-le. Certains de vos collègues se montrent plus rapides que vous.

— Sans doute parce qu’ils débutent, objecte Joë.

— Eh ! bien, faites comme si vous débutiez et ne vous fiez pas à vos dix ans de carrière. Je peux toujours casser votre contrat.

Maubry sourit doucement. Pauvre Robeson ! Il manque d’imagination dans son vocabulaire et rabâche toujours les mêmes choses désagréables. Mais le mari de Joan ne se démonte pas pour si peu. Il ne s’affole pas.

— Un moment, patron. Je crois que Merket se pose sur le toit. J’entends le ronron de son hélico parce que je dors toujours la fenêtre ouverte.

Ses doigts claquent :

— Allez-y, donnez vos instructions. Vous en brûlez d’envie.

— Filez à Pittsburgh, en Pennsylvanie. Le stratojet de nuit qui relie le Pacifique à l’Atlantique s’est désintégré en vol.

— Vous vous foutez de ma gueule ? grogne Joë. Vous me réveillez pour m’annoncer ça ? Un truc qui, dans votre bulletin d’informations, sera narré avec quelques photos… De quoi aurai-je l’air au milieu de mes confrères débutants ?

— Il ne s’agit pas d’un truc pour débutants, Maubry. Cent morts. Ça vous laisse toujours froid ?

— Hein ? Cent morts ? C’est impossible. Les nefs de secours, alors ? Elles sont pour les chiens ? C’est ça la sécurité dans les stratojets ? La Compagnie va perdre tous ses clients avec cette histoire là.

Robeson abat son argument massue qui, il l’espère, stimulera son reporter :

— Les bulles de secours, aussi, se sont désintégrées. Le drame, c’est ça justement.

Joë transpire à grosses gouttes. Il essuie son front, avale sa salive. L’affaire prend de nouvelles proportions et nécessite certains éclaircissements.

— Elles s’étaient déjà éjectées ?

— Oui, oui, bien sûr. Notre correspondant de Pennsylvanie m’a appelé aussitôt. On n’avait jamais vu ça. Pas un survivant. De ce fait, l’enquête s’avère difficile. Des débris de l’engin sont retombés et les experts les examinent. Utilisez votre coupe-file pour pénétrer dans la zone, bouclée par la police.

Maubry hoche la tête, coupe la communication. Le vidéo s’éteint. Puis le reporter va ouvrir à Merket, un technicien déjà chevronné. Les deux hommes se serrent la main.

— Dans deux heures, nous serons là-bas, suppute Merket.

Joë passe en vitesse dans sa salle de bains. En deux minutes, une crème dépilatoire ôte la barbe de son visage. Une douche le ravigote et lui enlève les ultimes brumes du sommeil. Tout en se faisant sécher devant une bouche d’air chaud, il demande :

— Tu es au courant ?

— Oui, le patron m’a tout raconté. Bizarre, hein ?

— Un accident peu banal. Il faudra intéresser les téléspectateurs avec ça. À notre époque, dans le monde, les faits divers se raréfient…

Le mari de Joan s’habille :

— Jamais, depuis la mise en service des stratojets, un accident pareil n’est survenu. Même les bulles de secours ! Tu te rends compte. Et toutes, sans exception.

Les deux hommes grimpent sur la terrasse de l’immeuble par l’ascenseur anti-gravitationnel. Ils sont aspirés vers le sommet. Sur la dalle, la grosse silhouette de l’hélico, aux cocardes de la T.V., se détache dans l’obscurité. Des projecteurs balaient les terrasses et leurs faisceaux rotatifs zèbrent la nuit d’éclairs fulgurants.

— Tu as tout le matériel ?

— Oui, oui, opine Merket, s’installant aux commandes. Tu ne laisses pas un mot pour Joan ?

— Je rappellerai de Pittsburgh. En route, vieux. Robeson doit déjà calculer les minutes de retard.

Sauterelle métallique, l’engin pique vers le nord-ouest. Il traverse des contrées encore endormies. Le calendrier électronique du bord marque une date qui va compter dans les annales de la planète entière : vingt-cinq septembre.

L’automne dore déjà la parure de certaines forêts. Le roux dispute ses zones de mutation au vert impérissable. C’est un combat de couleurs que le soleil va bientôt découvrir, fouiller. Alors, les frondaisons s’iriseront de lumière.

À l’aube, les reporters arrivent au-dessus de la Pennsylvanie. Ils contactent le correspondant local, sur place depuis plusieurs heures. Les patrouilles de police en hélijets contrôlent leurs cartes de presse. Les flics affichent des drôles de gueules.

— Vous savez, dit l’un d’eux, vous venez de Washington pour des clous. Vous ne verrez pas grand-chose.

L’hélico de la T.V. s’abaisse lentement vers la Terre. Quand il se pose, dans un décor plutôt montagneux, un homme ouvre le cockpit. James Bitt, le correspondant local.

***

Jeune, dynamique, il tend la main à ses deux collègues. Il porte un transcepteur-radio sur le dos, tenu par des sangles. La courte antenne étoilée dépasse de ses épaules, oscille avec facilité.

— Venez, invite-t-il. Mais je vous avertis, vous ne filmerez rien de sensationnel.

Ces propos corroborent ceux des policiers. Merket déballe son matériel et grimace. Il a peur d’avoir été dérangé en pleine nuit pour rien, lui qui d’habitude apprécie tant le sommeil.

Il arme sa caméra portative munie de micro-piles. Un instrument léger, maniable, sans câbles embarrassants. Ce ne sera pas du direct mais du différé. Pour le direct, il faut un autre genre de matériel, plus important, adapté.

— Au boulot, soupire-t-il.

James Bitt entraîne ses deux confrères à quelques centaines de mètres. Un cercle de personnes hache les faisceaux des projecteurs braqués. Des experts, des officiels. Et aussi des journalistes reconnaissables à leurs magnétos à qui ils confient des commentaires. Naturellement, ce joli monde a été soigneusement filtré par la police.

Les masses sombres des hélijets se découpent dans la nuit. Trois, quatre, six, douze véhicules. Peut-être davantage. Dans cette région désertique, hors de toute voie de communication, l’hélico s’avère le plus pratique.

— Pardon…, pardon…, s’excuse Bitt, jouant des coudes, fendant tous ces gens agglutinés. T.V. officielle.

Il brandit son coupe-file. Des types s’écartent avec un certain respect et dans son sillage, Merket et Joë se glissent habilement.

Ils parviennent ainsi au premier rang. Au milieu du cercle, les projecteurs éclairent un étrange objet. Un bout de ferraille tordue, informe, déchiquetée, comme une carrosserie d’automobile réduite en bouillie après un accident. Très vite, Maubry devine :

— Un morceau du stratojet, hein ?

— Oui, opine Bitt. L’un des plus gros morceaux. Les autres se sont désintégrés en traversant l’atmosphère. Le vaisseau volait à quatre-vingt-mille mètres. Une trajectoire de feu a balayé le ciel, comme une météorite. C’est pour ça que des témoins ont facilement localisé le point de chute. Une précision toutefois. Juste avant l’accident, la tour de contrôle de Pittsburgh a capté un S.O.S. en provenance du stratojet. Tout vibrait intensément à bord et le commandant avait décidé l’évacuation du vaisseau. Les débris ont dû se répandre dans un rayon de plus de cent kilomètres. La nuit ne facilitait évidemment pas les recherches. En tout cas, il n’y a aucun survivant.

Merket filme l’épave sans conviction. Il ne se met rien d’autre sous la dent. Rien. Ou plutôt si. Des têtes d’officiels, graves, renfermées, perplexes. À vrai dire, personne n’y comprend pas grand-chose.

Les enquêteurs examinent le morceau de métal tombé du ciel, même profondément enfoncé dans le sol à l’issue d’une chute folle. Le stratojet n’était pas en orbite. Il n’était pas conçu pour ça. Sinon, ses débris flotteraient encore dans l’espace.

L’épave attire les journalistes comme un aimant. Naturellement, les types de la presse sont déçus. Ils s’attendaient à quelque chose de plus spectaculaire. En tout cas, les experts restent muets. Pour deux raisons. D’abord, ils ne savent rien. Ensuite, ils gardent leur avis pour eux. Ils ne se hasardent pas à la légère et refusent catégoriquement toutes les interviews.

Même Maubry se heurte à un refus obstiné de la part des enquêteurs. L’un de ceux-ci annonce seulement :

— Nous ferons une communication en temps utile.

Un hélico-grue survole les restes du stratojet. Ses puissantes mâchoires saisissent l’informe bout de métal surchauffé, l’arrachent du sol, l’emportent vers Pittsburgh où sont prévus des examens de laboratoire.

Les projecteurs s’éteignent. D’ailleurs, l’aube rôde sur les montagnes désertes. Une brume d’automne stagne, noie les reliefs du terrain. Les hommes, aux traits tirés par une nuit sans sommeil, accusent une certaine fatigue.

Le jour pointe sans hâte. Il semble que tout soit terminé, que tout ce monde doit rentrer chez lui. Quand la nouvelle secoue brusquement les échines courbées, éclate comme un coup de tonnerre.

Un hélijet d’une patrouille de police se pose près des officiels. Les flics sautent sur le sol, les jambes coupées. Ils tremblent. Leurs gueules pâles prouvent que quelque chose ne tourne pas rond.

— Nous venons de Brisken, explique un sergent, œil hagard. Là-bas, tout est sens dessus dessous. Regardez notre hélico.

Il désigne l’appareil. Plutôt moche. On jurerait qu’il a heurté un obstacle. Des parties métalliques, disjointes, brinquebalent dans un bruit de ferraille. Enfin, la turbine s’arrête en gémissant et le sergent soupire, essuyant son front mouillé de sueur :

— On s’en est tiré de justesse.

Les journalistes assaillent le pauvre homme. La meute avide se déchaîne. Les micros se tendent, les caméras ronronnent. Le flic devient le type le plus photographié des États-Unis. Il se passerait de cette publicité.

— À Brisken, la ville-champignon ? demande un reporter.

— Oui, à proximité des nouvelles mines de fer. Vingt mille habitants. Heureusement, pas de gratte-ciel. Là-bas, c’est le grand chambardement. Toutes les toitures métalliques s’effondrent comme des châteaux de cartes. Pour la plupart, il s’agit de hangars, d’entrepôts. Vu l’heure matinale, il n’y a pas tellement de victimes. Les maisons particulières à charpente en bois résistent. Question ferraille, ça se gâte. Les bagnoles se ratatinent comme si soudain un poids formidable les écrasait.

— Une surpression atmosphérique ? lance quelqu’un.

— Je sais pas, dit le sergent, reprenant haleine. Les gens grouillent dans les rues mais ils ne paraissent pas en mauvais état. Notre hélico a soudain été pris dans un champ vibratoire. J’ai donné l’ordre de nous éloigner en vitesse. À quatre kilomètres de Brisken, les vibrations ont cessé.

— Qu’est-ce que vous fichiez au-dessus des mines de fer ? grommelle un expert.

— Nous patrouillions, à la recherche d’autres débris éventuels du stratojet. Il paraîtrait qu’à Brisken, le phénomène a débuté vers une heure du matin.

Aussitôt, un autre policier effectue un rapprochement intéressant :

— Une heure ! À peu près le moment où l’équipage du stratojet lançait son S.O.S. à la tour de Pittsburgh.

Les journalistes piquent un cent mètres jusqu’à leurs hélicos. Ils décollent en vitesse, mettent le cap sur Brisken, à cinquante kilomètres de là. Une grosse huile de la police s’adresse à ses hommes :

— Bouclez Brisken et isolez la ville. Que personne ne la survole. Empêchez surtout ces idiots de reporters de commettre des bêtises. Ils sont inconscients, ou quoi ?

Les hélicoptères de la police, plus rapides, foncent vers la ville pour mettre en place un important dispositif de sécurité. Des appels sont lancés aux brigades des environs. Des renforts arriveront. S’il le faut, même, on mobilisera l’armée fédérale.

Dans cette ambiance survoltée, Merket et Maubry ne se pressent pas. Ils réfléchissent. Certes, ils ont grande envie de voir Brisken aux quatre cents coups, mais ils ne tiennent pas à se casser la gueule. Or, rien de plus fragile qu’un hélico.

Le caméraman range son bazar. Il hoche la tête :

— La patrouille exagérait un peu, tu ne crois pas ? Elle manque de sommeil. La fatigue aidant…

Il s’esclaffe :

— Des bagnoles qui se ratatinent ! Tu imagines ça ?

Joë grimpe dans le véhicule à pales. Pour lui, c’est simple. Il se passe un phénomène au-dessus de la Pennsylvanie. Quelque chose de très sérieux, à l’origine indéfinissable. Certes, les nerfs sont surexcités et excusent certains écarts de langage. Mais un flic ne raconterait pas des histoires uniquement pour intéresser des reporters.

L’hélicoptère décolle. Il ne reste qu’un petit groupe de policiers occupés à ratisser le terrain avec l’arrivée du jour. À quatre pattes, ils cherchent des indices sur le sol.

La brume traîne. Le soleil levant forme un disque brouillé qui diffuse une lumière appauvrie. Tout est blafard, les visages comme le décor. Dans l’air flotte un relent d’inquiétude.

Aux commandes, Merket approche de Brisken, ville toute neuve poussée au sein des collines. Des milliers d’ouvriers travaillent aux mines. C’est un chantier, une ruche en ébullition.

Un hélico de la police fonce sur eux, leur barre le passage :

— Stop ! hurle un flic dans un haut-parleur. Zone interdite, même pour la T.V. officielle.

Il a reconnu les cocardes de la télévision nationale et ajoute :

— À votre place, j’irais à pied. Comme ça, vous ne risquez rien. Mais surtout, n’empruntez pas une automobile. D’ailleurs, vous seriez bien en peine d’en trouver une qui roule, dans un rayon de vingt kilomètres.

Enfin, le soleil perce la brume, timidement. Au loin, la ville, aplatie sous un plafond de nuages bas. Des rues rectilignes.

Merket se pose. Les flics sont prêts à tirer s’il n’obtempère pas, ou s’il ne fait pas demi-tour. Alors il partage la poire en deux, comme ses collègues. Il prend sa caméra en bandoulière, tend le magnéto et le micro à Joë.

— Cinq kilomètres… Ça t’effraie ?

— Bah ! dit Maubry en se rappelant d’autres reportages dans des circonstances bien plus difficiles. Allons-y.

Au pas cadencé, ils marchent vers Brisken. À mesure qu’ils avancent, ils s’aperçoivent que la patrouille de police, porteuse de la nouvelle, n’a rien exagéré. Ils approchent d’une ville en ruines, tout au moins profondément affectée par un cataclysme.

Des toitures effondrées. Des automobiles écrasées dont les carcasses gisent au bord des rues. Les lampadaires écartelés sur le sol. Dans le ciel, pas un hélico. Rien. Le désert. Les consignes de sécurité sont appliquées à la lettre. Des blessés sont évacués sur des brancards portés à mains d’hommes vers la périphérie de la ville. Et, en fond sonore, un étrange concert de violons autour des zones à forte concentration métallique.

— Tu entends ? grogne Merket.

— Oui. Ce bruit-là, ça ressemble à de grands coups assenés sur des morceaux de ferraille. Mais d’où provient ce champ vibratoire localisé ?

— Heureusement, soupire le caméraman, il est localisé. Tu te rends compte si la zone perturbée s’étendait sur tout un État !

C’est alors qu’il constate une chose effrayante. Il tapote sa caméra. Ses yeux s’agrandissent de terreur :

— Joë…, hoquète-t-il. On devient dingues. Mon matériel est foutu. Regarde.

Il désigne l’appareil de prises de vue, disloqué, comme écrasé, pendant au bout des sangles intactes. Même tragique constatation pour le magnéto. Autre détail qu’ils remarquent. Leurs montres. Elles tombent en pièces détachées de leurs poignets. Alors ils se demandent s’ils ne vont pas tout bêtement casser leur pipe dans l’histoire et s’il ne vaudrait pas mieux qu’ils rebroussent chemin avant qu’il ne soit trop tard.

Pourtant, des sursauts de curiosité les poussent toujours en avant. Sans matériel, ils ne peuvent même plus exercer leur profession. Ils pénètrent ainsi dans la ville morte.