CHAPITRE X

La sortie dessine son rond de lumière, à deux pas. Mais elle semble encore inaccessible. Une lumière dorée, fascinante. Celle du jour, du soleil. Cinq, six mètres au plus, et ils seront à l’air libre, au fond de la crevasse. Ils espèrent que le puits d’anti-gravitation fonctionnera pour eux, comme il a marché quand ils sont entrés.

Leurs cœurs battent. Leurs tempes aussi. Ils halètent. La liberté est là, à deux doigts, et cette perspective creuse des sillons d’anxiété sur leurs visages tendus, crispés. Deux pas. C’est près et c’est trop loin.

Brusquement, ils s’arrêtent, heurtent quelque chose de dur, d’invisible, comme un mur de verre. Ils se raidissent. Leurs mains gantées palpent un grand panneau de matière transparente. L’obstacle. L’obstacle de la dernière seconde.

Leurs illusions s’envolent. Seule Joan ne manifeste pas une désespérante déception :

— Je le prévoyais. C’était apparemment trop facile. Si les Gnarks avaient voulu nous relâcher, ils nous auraient informés de leurs intentions.

Accablé, Merket tambourine désespérément contre la cloison invisible :

— Cette saloperie ne s’ouvrira pas !

Joë renonce. Un moment, il a cru en la victoire. Mais il reconnaissait lui-même que le Koro-Yori ne pouvait pas les libérer. Les risques étaient trop grands pour les Gnarks. Les reporters avaient déjà mûri leur plan. Ils regagneraient le lunajet, puis leur abri. Ils alerteraient Jess. Dès lors, de gros moyens seraient mis en action.

L’espoir d’une évasion tombe à zéro. Pourtant, ils avaient l’impression de jouir d’une certaine liberté dans la base souterraine. Une liberté illusoire. Ils n’étaient pas enfermés. Ils rôdaient où ils voulaient. Cependant, l’accès de certaines salles leur était interdit.

Rageur, Maubry contemple le rond de lumière. Le supplice de Tantale. Il vocifère :

— Nous sommes cloués ici jusqu’à ce que les Gnarks aient la bonne idée de décamper. Autant dire jusqu’à la fin de nos jours.

Merket cesse de cogner du poing contre l’obstacle. Il suggère :

— Nos transcepteurs. Essayons toujours.

Joë acquiesce sans enthousiasme. Il sait que leurs radios individuelles possèdent une portée très limitée et ne couvrent guère que l’océan des Tempêtes. Il essaie quand même :

— Allô ! la base U.S. ? Allô ! Jess ?

Pas de réponse. Il s’énerve. La sueur ruisselle sur son visage :

— Allô !… allô !…

Il abandonne après une série d’appels.

— Foutu, le truc… Ça marcherait si le hasard plaçait un lunajet dans notre champ d’écoute. Le hasard, je n’y crois guère. Et encore ! Les Gnarks sont assez malins pour que nos ondes ne franchissent pas la croûte lunaire.

Ils reviennent dans la chambre de fabrication des enveloppes biométalliques. À un rythme régulier, les cocons sortent des moules et sont stockés dans une autre partie de la base.

— Si je pouvais…, si je pouvais…, gronde Joë.

— Si tu pouvais quoi ? demande Merket.

— Foutre tous ces machins en l’air ! Mais avec nos mains, avec nos mains seules, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

Ils observent les machines qui fonctionnent automatiquement. De la belle mécanique, ils le reconnaissent. Un niveau technique infiniment supérieur à celui des meilleurs spécialistes terrestres. Une civilisation parvenue à un stade très avancé. Et surtout un genre de reproduction que personne n’imaginait.

Un nouvel espoir effleure Joan :

— Jess nous appelle régulièrement de la base U.S. Or, notre silence l’inquiétera. Il fera un saut jusque dans l’océan des Tempêtes. Quand il repérera notre lunajet abandonné, il comprendra que…

— Il ne comprendra rien du tout ! coupe Joë. Pour une raison bien simple. Il ne sera pas fichu de dénicher la base des Gnarks.

— Tu le prends pour un incapable, remarque Merket. Jess connaît son métier. D’autre part, je suis sûr qu’il se fait des cheveux pour nous. Il approfondira les choses. Deux hommes et une femme ne disparaissent pas mystérieusement sur la Lune sans qu’une enquête soit ouverte.

— Jess n’arrive pas à la cheville des Gnarks, même avec la meilleure volonté du monde. Pourquoi diable comptez-vous sur lui ? Croyez-vous que le Koro-Yori le laissera entrer dans son antre ? Qu’est-ce que vous vous figurez ? Le zoya 28, c’est quelque chose de fermé, d’hermétique.

— Nous sommes bien entrés, nous ! lance Joan.

Maubry a réponse à tout. Il le prouve :

— Les Gnarks savaient que nous étions les seuls à les avoir observés sur la Terre.

— Tu oublies Baxer, rectifie le cameraman.

— D’accord, il y avait Baxer. C’est quand même curieux, non ? Les métallophages nous surprennent sur la Lune, à proximité de leur base. À leur place, comment réagirions-nous ? Moi, je commencerais par supprimer les témoins gênants, par les empêcher d’ébruiter la nouvelle. Ce que les Gnarks ont fait. Comme ils ne savent pas donner la mort, ils nous séquestrent et assurent leur sécurité. Si Jess se rappliquait, ils prendraient sûrement des mesures appropriées.

Il ajoute, évoquant son dialogue avec le Koro-Yori, par l’intermédiaire du traducteur-robot :

— Et puis… Ceux du zoya 28 avaient décidé de converser avec des Terriens. Nous, ou des autres, ça n’avait pas d’importance. Ils ont construit tout exprès un appareil spécial. Ça prouve qu’ils préméditaient leur coup, non ?

Par les corridors inondés de lumière, ils parviennent jusqu’à la salle où vit le Koro-Yori, nourri, alimenté, protégé. En vain Joë essaie-t-il de manœuvrer le sas. Un système secret obture la porte étanche.

L’œil de Maubry brille soudain avec éclat, comme un brasier. Pour ceux qui le connaissent, ce symptôme trahit une volonté de fer, un projet dans sa phase préliminaire. L’idée qu’il mûrit prend des proportions énormes. Il ne peut pas la garder pour lui. Pour lui seul. Trop expansif, il livre le fond de sa pensée. Sa voix vibre :

— Si le Koro-Yori mourait, la production d’œufs serait stoppée. Le zoya 28 s’éteindrait lentement, car il ne pourrait plus se reproduire. Un Gnark vit une dizaine d’années. C’est peu, mais c’est encore beaucoup. Or, dans dix ans, le dernier Gnark aurait disparu de la Lune.

L’audacieux projet épouvante Joan et Merket.

— De toute façon, Joë, remarque le caméraman, dans dix ans, il n’existera plus un atome de fer sur la Terre. Les métallophages seront partis depuis longtemps.

— Je n’en suis pas sûr, dit sombrement Maubry. Le zoya 28 restera implanté sur la Lune aussi longtemps qu’il existera un atome de fer dans le système solaire. Or, Mars, Vénus, les planètes géantes, possèdent aussi des gisements, inexploités, peut-être pas d’une richesse analogue à ceux de la Terre, mais suffisants pour prolonger le séjour des Gnarks.

— Tu es fou, Joë, fou ! clame Joan Wayle. Chasse donc cette idée de ton esprit. Tu n’imagines même pas les difficultés. T’attaquer au Koro-Yori… C’est…, c’est la place forte du zoya. Comment espères-tu parvenir à tes fins, à tromper la vigilance des gardiens ?

Elle désigne plusieurs métallophages qui rôdent autour du sas. Ils se désintéressent des Terriens, mais ils sont prêts à accourir au moindre appel de Koro-Yori.

Le téléreporter hoche la tête :

— J’avais pensé qu’en privant la larve d’air respirable, elle crèverait. Puis j’ai réfléchi. Ça ne donnerait pas grand-chose. Je suppose que cette éventualité est prévue et qu’il existe un moyen de secours. Il se mettrait en marche automatiquement et pallierait la défaillance du système d’aération. Je ne dois absolument pas courir à un échec, car, alertés, les Gnarks ne me laisseraient pas une seconde chance.

— Tu vois bien, soupire Merket. Tu t’illusionnes.

Joë ne démord pas :

— J’ai une autre idée.

Il sort un couteau de dessous son scaphandre. Un couteau à lame pliante. Une forte lame, même. Il explique :

— J’avais emporté ça, à tout hasard. Je n’aurais jamais cru que ça pourrait me servir. Pourtant…

Il s’interrompt. Le lourd regard de sa femme et du caméraman pèse sur lui. Il grimace :

— Alors, vous voyez une autre solution ? Nous n’allons tout de même pas rester là les bras croisés ? Vous oubliez trop vite, enlisés dans votre douce insouciance, que les gisements de fer de notre planète s’épuisent, que toute notre structure économique, industrielle, devra être modifiée profondément si la situation actuelle persiste.

Joan hausse les épaules. Elle n’est pas partisane de la violence :

— Tu crois que le fait de tuer le Koro-Yori modifiera les plans des Gnarks ? Le Zor-Ko enverra tout simplement un autre Koro-Yori.

— Ce n’est pas aussi simple, remarque Joë. Le zoya 28, comme tous les autres zoyas, ne peut pas communiquer avec sa planète d’origine, Koyor, à cause de son éloignement. Je vous ai expliqué ça, il me semble. Comment le Zor-Ko serait-il averti ?

L’argument, valable, ne rebute pas la journaliste du Star-Tribune. Elle veut surtout empêcher son impulsif de mari de commettre une folie, aux conséquences incertaines, imprévisibles.

— Tu ignores la réaction des métallophages. Et puis comment feras-tu pour pénétrer dans le local qui abrite la larve ? Tu le sais bien, l’accès en est interdit, de même que celui de la salle où les œufs sont incorporés à leur enveloppe biométallique.

— Je me débrouillerai. Je possède mon intelligence d’homme, tu comprends.

Joan n’insiste pas. Ni Merket. Ils laissent Joë seul et retournent vers la salle où les Gnarks ont construit la cabine de traduction qui permet le dialogue avec le Koro-Yori. Les métallophages ont apporté des vivres pour les Terriens. Des rations alimentaires et de l’eau. Sans doute ont-ils effectué une razzia dans l’abri gonflable et prennent-ils conscience du sort de leurs prisonniers.

Le caméraman mordille une plaquette vitaminée sous une grosse cloche où circule un air terrestre. Là, il peut quitter son scaphandre et quand Joan le rejoint, il lui explique :

— C’est pas de la délicatesse, ça ? Nos geôliers se montrent aux petits soins pour nous. Joë est têtu. Il boude. Supprimer le Koro-Yori nous entraînerait dans une sale histoire. Vous ne croyez pas ?

— Si, si, opine la jeune femme, pensive. Je connais Joë. Trop bien. Il ne sera en paix avec sa conscience que lorsqu’il aura mis son projet à exécution. Il s’imagine que la mort de la larve résoudra le problème. Il se trompe.

— Il faut le raisonner, dit Merket, inquiet. Sans ça, je ne donne pas cher de notre peau. Le Koro-Yori, ce n’est pas un simple Gnark. Il supporte toute la responsabilité du zoya, tout son avenir. S’il disparaissait…

— Eh ! bien ? insiste Joan. Achevez votre pensée, Merket. Vous savez, au point où nous en sommes, les grands mots ne m’effraient plus.

— J’ai peur, bien peur, que s’il arrivait un malheur au Koro-Yori, les Gnarks ne nous le pardonneraient pas. Heureusement. Joë ne triomphera pas de la vigilance électronique qui entoure la larve.

Le caméraman se trompe. Il se trompe lourdement. S’il pouvait voir Maubry en ce moment, il ne serait pas rassuré du tout.

Joë est aux aguets près du sas. Il a mûri son plan. Depuis plusieurs heures déjà, il a constaté certaines habitudes, certaines routines. Il sait, par exemple, qu’à périodes régulières, un métallophage pénètre dans le local étanche pour quelques instants. Il ignore évidemment pourquoi, mais quelle importance !

Il se prépare pour ce moment précis. Il ne disposera que de quelques secondes. Le temps que le sas s’ouvre.

Voilà le Gnark. C’est l’heure. Le reporter se crispe. Il se sent dans un état nerveux extrême. Il réussit ou il échoue. Il joue son va-tout. Il serre le couteau dans sa main droite. Il lui suffira d’une seconde pour l’ouvrir.

La créature stationne devant le sas. Elle aperçoit bien le Terrien, mais elle reste indifférente. Elle est à cent lieues de penser à ce que projette l’homme. D’autres Gnarks circulent dans les environs. Ils veillent.

La porte étanche s’ouvre. Le métallophage entre. Alors Joë bondit comme un fauve avant que les autres gardiens aient pu se dresser devant lui. Le sas se referme déjà automatiquement.

Mais Maubry se trouve dans le local, le couteau assuré dans sa main. Il crispe ses doigts sur le manche dur. Son cerveau travaille à plein rendement. Il imagine déjà les autres Gnarks, derrière la porte, prêts à intervenir.

Il voit l’énorme larve, et elle seule, vautrée dans son alvéole. Il domine son dégoût et s’élance. Il bouscule le métallophage qui est entré devant lui.

Il fonce sur le Koro-Yori, la lame levée. Il frappe hargneusement, plusieurs fois. Malgré son scaphandre, il se sent humecté de bave, de cette bave verdâtre produite par la larve.

Le couteau fouille une chair molle, crée des plaies béantes par où s’échappe une substance blanchâtre. Joë s’acharne comme un forcené. Il trempe avec délice ses deux mains dans l’abdomen béant de l’immonde pondeuse. Ivre, il vide sa rancune.

Il sait qu’il a gagné. La sueur coule de son front. À bout de souffle, il s’arrête, contemple le Koro-Yori qui se tord comme un ver, son ventre crevé à de multiples endroits.

Il se retourne. Dix Gnarks se dressent devant lui, muraille étrange. Il ignore ce qui va se passer.

Soudain, un formidable grondement naît des entrailles du satellite. Il s’amplifie. Le sol oscille, tremble. C’est inexplicable. Sur la Lune, les tremblements de terre n’existent pas.

Alors ? Joë pense à une chose terrible. La mort du Koro-Yori n’entraînerait-elle pas l’auto-destruction de la base, puisque de toute façon, le zoya ne peut plus survivre maintenant ?

Il évoque Joan. Elle périra avec lui et un affreux remords l’assaille. Il condamne irrémédiablement sa femme, Merket, par sa faute. Évidemment, comment aurait-il pu prévoir cette dramatique conséquence ?

Il s’attend à tout moment à ce que le local se lézarde, s’effondre, se disloque. Il attend deux minutes, trois minutes. Devant lui, les Gnarks ne bougent pas, peut-être aussi surpris par la catastrophe.

Les parois tiennent le coup. Pourtant, le grondement persiste, comme un long roulement profond, souterrain. Maubry est loin, très loin de la vérité.

***

— Hé ! Roxy ! crie Jess dans son transcepteur.

Le pilote du lunajet accourt. Les autres sont restés dans l’engin et ils regardent derrière les hublots.

— Quoi donc, sergent ?

Celui-ci se retourne. Il aperçoit son compagnon qui l’a rejoint à l’intérieur de l’abri gonflable :

— Vous ne remarquez rien ?

L’œil inquisiteur de Roxy se promène tranquillement sur les divers objets. Il hoche la tête :

— Heu !…

— Vraiment ? Alors vous êtes un mauvais policier. Vous ne voyez pas qu’il ne subsiste plus une seule ration alimentaire, ni un seul sac de plaquettes d’eau solidifiée ?

Cette eau. Cette eau précieuse que l’on se procure difficilement sur la Lune et qui vient de la Terre, traitée chimiquement. Elle se présente sous une forme solide, qui fond dans la bouche. Mais il ne s’agit pas d’un bout de glace. Ce procédé spécial permet d’emporter du liquide dans sa poche aussi facilement qu’un paquet de bonbons !

— Bizarre, marmonne le sergent, à la recherche d’autres indices. Ils sont partis avec tous leurs vivres. Auraient-ils l’intention de ne plus revenir à leur abri ?

— Ne vous cassez donc pas la tête pour eux, remarque le pilote sans émotion. Après tout, nous les avions prévenus. Ils connaissaient les dangers d’une telle entreprise et ils ont accepté ces risques. Votre responsabilité n’entre pas en jeu.

— Ne soyez pas méchant pour eux, Roxy, plaide Jess. Vous les détestez parce que vous trouvez leur mission idiote, inutile. Ce sont des reporters. Il faut bien qu’ils mettent quelque chose dans leurs canards, ou dans leurs émissions. Je les comprends. Sur la Terre, ils ne trouvent plus guère de sensations fortes. Ils recherchent l’aventure sur la Lune.

— Si on les y obligeait vraiment, ils ne voudraient pas. C’est toujours la même chanson.

— Eh ! Oui… L’homme n’éprouve du plaisir que lorsqu’il fait ce qui lui plaît, quand il le veut. Les méthodes modernes ne le changeront pas. Quant à ne pas me casser la tête pour Maubry et ses compagnons, vous oubliez que je suis responsable de leur sécurité. Si. Justement, je m’inquiète sérieusement.

Il ressort de l’abri, retourne vers le gros lunajet posé sur ses amortisseurs comme un énorme crabe. Il grimpe à bord, attend le pilote, et obture le sas. Il ne quitte pas sa combinaison spatiale bien qu’un air respirable circule dans la cabine.

Roxy s’installe aux commandes. Les autres membres de l’équipage sont à leur poste. L’engin décolle à la verticale, survole l’abri gonflable.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Nous les cherchons, parbleu ! Quelle question ! Vous ne voudriez pas retourner à la base sans savoir pourquoi depuis plus de vingt-quatre heures ils ne répondent pas à mes appels.

Un mécano grimace :

— Qu’avaient-ils besoin de jouer aux malins ? Imaginaient-ils donc la Lune comme l’Antarctique ?

— Suffit, les gars ! gronde Jess. Je comprends votre mauvaise humeur mais je ne tolère pas que vous preniez à la légère la disparition de trois reporters ; fussent-ils des originaux !

— Bon, bon, maugrée le pilote. Mais ils récoltent ce qu’ils ont semé.

Très rapidement, l’équipage localise le lunajet utilisé par Maubry et ses compagnons, à une centaine de kilomètres de l’abri. Roxy et Jess cherchent en vain des traces autour de l’engin sphérique.

Ils sondent les environs du regard. Personne. Perplexe, le sergent essaie de s’expliquer la disparition des reporters. Mais il ne trouve rien de plausible.

— Ils ont abandonné leur véhicule pour se lancer à pied dans l’océan des Tempêtes. Vous ne m’ôterez pas de l’idée, Roxy, qu’ils sont venus sur la Lune avec un plan bien arrêté. Leur histoire de filmer une opération « survie » n’était qu’un prétexte.

— Vous croyez ?

— Je le pense de plus en plus. Quelque chose me trotte par la tête. Rappelez-vous les dernières nouvelles en provenance de la Terre, concernant le phénomène qui frappe les gisements de fer. Le nom de Joë Maubry a soudain pris beaucoup d’importance ces derniers temps. Il a été le seul, paraît-il, à filmer des Extra-Terrestres.

— C’est son boulot, grommelle le pilote. Il faut qu’il présente du sensationnel à ses téléspectateurs. De là à supposer qu’il s’agit d’un montage cinématographique…

— Oh ! Roxy, vous détestez Maubry. Vous accumulez des propos très aigres contre lui. Comme s’il vous avait fait quelque chose !

— Non, je ne le déteste pas. Mais je n’aime pas les types qui, pour une simple histoire de publicité, lancent des canulars.

— Vous ne croyez pas aux Extra-Terrestres ?

— Non. Et vous, sergent ?

— Moi, si. Ça vous étonne. Je suis réaliste et Maubry a déjà prouvé à maintes reprises qu’il était un des meilleurs reporters du monde. Vous oubliez trop vite ses antécédents.

Jess manipule son transcepteur individuel. Il le règle sur une certaine longueur d’ondes :

— Allô, Maubry ? Si vous m’entendez, répondez. Ici Bill Jess. Je suis actuellement à côté de votre lunajet…

Deux fois. Trois fois. Il réitère ses appels avec de moins en moins de conviction :

— Allô… allô…

Il se lasse. Ses bras retombent mollement le long de son corps et le découragement l’accable. L’inquiétude burine son visage.

— Ils se trouvent dans le rayonnement de nos transcepteurs, car à pied, ils n’ont pu aller bien loin. S’ils ne répondent pas, c’est qu’ils ne le peuvent pas… Alors, Roxy, toujours aussi incisif à l’égard des trois disparus ?

Le pilote prend conscience de la gravité de la situation :

— Excusez-moi, sergent. Je croyais qu’ils s’en sortiraient, que s’ils s’isolaient, c’était surtout pour jouer aux malins.

Ils regagnent le lunajet. Ils ne leur restent qu’une ressource. C’est de patrouiller dans les parages jusqu’à ce qu’ils aperçoivent trois petites taches noires sur le sol. Car ils ne s’illusionnent plus. Les reporters connaissent les pires difficultés et il est peut-être déjà trop tard. L’atmosphère lunaire ne pardonne pas.

L’engin prend de la hauteur, se déplace légèrement vers l’ouest. Le premier, Roxy s’exclame :

— Regardez donc ! On dirait…

— Abaissez – vous ! Abaissez – vous ! intime Jess, haletant.

Le lunajet frôle le sol de la lune. Il survole un terrain tourmenté, une large zone de trois ou quatre cents mètres de diamètre. Un cratère. Un cratère immense.

Les policiers contemplent ce spectacle à travers les hublots. Les biotests notent une radioactivité supérieure à la normale.

— Cette large excavation n’existait pas dans les derniers relevés topographiques, remarque Roxy, vérifiant la carte.

Jess est fasciné :

— On dirait qu’une gigantesque machine a fouillé le sol. Ou bien qu’un éboulement souterrain s’est produit. J’ai peur que Maubry et ses compagnons ne soient enterrés là-dessous. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?

Comme Joë, Bill Jess est à cent lieues de la vérité. Il a aussi des excuses. Comment pourrait-il un instant imaginer la chose ?