CHAPITRE XI

Dans la gamme ultra-sonique, ces sons inaudibles pour une oreille humaine, Mel-Tok exprime ses sentiments. Il le fait avec une sorte de philosophie et jamais, pas un instant, il ne montre sa déception. Pourtant, les derniers événements modifient puissamment les destinées du zoya 28.

— Tu vois, Lar-Bor, l’inéluctable arrive un jour ou l’autre. Heureusement, le Zor-Ko avait tout prévu. Au moment même de la mort du Koro-Yori, lardé de coups de couteau par le Terrien, notre vaisseau-mère s’arrachait de la Lune. Les techniciens qui ont construit notre nef avaient donc tout envisagé. Le voudrais-je, le voudrions-nous, que nous ne pourrions pas faire machine arrière. Notre destination reste maintenant Koyor.

Un soupçon traverse l’esprit de Lar-Bor, un jeune Gnark :

— Ramènerez-vous tout le zoya 28 sur Koyor ?

— Hélas ! non. Moi-même je ne parviendrai pas sur notre planète. Parce que je suis vieux, très vieux, l’un des plus anciens du zoya. J’étais déjà né quand j’ai quitté Koyor. J’étais exalté en songeant que nous allions coloniser une partie de l’espace. J’ignorais alors que le destin nous conduirait dans le système S.L.206. Peu importait. L’essentiel était de partir, selon la volonté du Zor-Ko.

Lar-Bor était né pendant le voyage, même pendant la dernière partie de la randonnée stellaire. Il n’avait pas encore changé d’enveloppe. Aussi il s’enthousiasmait facilement.

— Tu as vu le Zor-Ko, Mel-Tok ? Comment est-il ? Quel être est-ce ?

Le vieux Gnark déçoit son jeune compagnon :

— Personne n’a jamais vu le Zor-Ko, hormis l’équipe spéciale qui s’occupe de lui. Personne ne le verra jamais. En tout cas, c’est une créature extraordinaire, notre ancêtre à tous. Sans lui, les Koro-Yoris n’existeraient pas, les zoyas non plus.

Les deux métallophages assistent à la délicate opération de l’introduction d’un œuf dans une enveloppe biométallique. Des machines suppléent les spécialistes en biologie. L’œuf est déposé par une sonde dans la cavité centrale. Puis certaines de ses parties sont greffées sur l’enveloppe, sur des circuits nourriciers. Enfin, l’incision pratiquée dans la coque qui protégera le Gnark pendant toute son existence, est refermée.

Au bout de quelques semaines, l’œuf sera entièrement développé. Alors le Gnark adulte pourra commencer son activité. Il s’intégrera au zoya. En attendant, il reste sous contrôle médical dans la couveuse où règnent des conditions idéales de croissance.

— Tu es jeune, Lar-Bor, très jeune. Tu rentreras sur Koyor. Mais d’autres mourront en route, touchés par l’usure du temps. Quand le vaisseau mère atteindra notre planète, le zoya 28 aura perdu plus des trois quarts de ses effectifs.

Cette perspective affole le jeune Gnark :

— C’est terrible. Tu crois que le Zor-Ko nous fournira un autre Koro-Yori ?

— C’est possible, admet Mel-Tok. Le plus vieux d’entre vous prendra alors la direction du nouveau zoya et vous repartirez dans l’espace.

— Je pensais que c’était le Koro-Yori qui dirigeait le zoya.

— C’est lui. Lui seul. Mais il ne quitte jamais sa salle de ponte. Alors, il désigne son représentant auprès de la communauté. C’est généralement le plus vieux d’entre nous. Ce qui signifie qu’il change souvent. Très souvent. Presque chaque Gnark passe à ce poste, à tour de rôle. Le hasard veut qu’aujourd’hui j’occupe cette fonction.

L’activité ne cesse pas dans le local de la couveuse. D’autres enveloppes biométalliques arrivent de la salle de stockage et d’autres œufs sont introduits dans la coque protectrice. Mais ce sont les derniers œufs pondus par le Koro-Yori. Bientôt, très bientôt, il ne subsistera que des enveloppes non habitées, attendant un nouveau locataire. Leur parfaite conservation permet au moins un stockage en vue d’un nouveau cycle du zoya 28. Cycle prévu dès le retour sur Koyor.

— Qu’est-ce que tu penses des Terriens ? demande subitement Lar-Bor.

— Je les comprends. Je m’explique leur attitude. Pour eux, le fer constitue la matière vitale de leur industrie. En les dépossédant de leur minerai, nous bouleversons un peu leurs coutumes. Notre vaisseau ne peut pas être décelé par leurs appareils d’écoute. Le Koro-Yori a voulu dialoguer avec ces humanoïdes uniquement pour tester leurs réactions. Le résultat, tu le connais. Ces créatures bipèdes sont animées de violence, de rancune, de haine.

— Où se trouve le vaisseau-mère ?

— Il orbite entre la Terre et la Lune et attend le retour de l’astronef-satellite. Mais avant, avant ce retour définitif et notre départ vers Koyor, il me reste une mission à accomplir.

Mel-Tok cache un secret. Lar-Bor essaie vainement de le lui arracher. Le vieux Gnark se rétracte :

— C’est une mission que m’a confiée le Koro-Yori avant sa mort, à un moment où, encore, il n’entrevoyait pas sa fin prématurée. N’insiste pas, Lar-Bor.

Celui-ci retourne à ses occupations, se noie au milieu d’autres Gnarks, tous analogues. Mel-Tok demande alors à ce qu’on amène le Terrien, auteur de la mort du Koro-Yori, dans le cocon du Traducteur-robot.

Depuis son prodigieux exploit, Joë était étroitement surveillé. Sur le moment, face au cadavre de la larve, il avait cru que les Gnarks se jetteraient sur lui, qu’il n’avait plus que quelques secondes à vivre.

Il se trompait. Les métallophages étaient incapables de donner la mort. Ils raisonnaient aussi selon des conceptions bien différentes. L’agonie du Koro-Yori, par exemple, ne semblait pas les troubler. Il est vrai qu’il était impossible de lire des sentiments chez ces créatures qui ne vivaient pas dans leurs propres enveloppes !

Maubry a eu chaud. Très chaud. Un moment. Il s’est cru perdu lorsque les gardiens l’ont encadré. Ils se sont contentés de l’acculer contre la paroi. Puis ils l’ont obligé à quitter le local de ponte, à rejoindre Joan et Merket.

Maintenant, enfermé dans le cocon du Traducteur, il se demande ce que les Gnarks vont faire de lui et de ses compagnons.

La voix monocorde du Robot vrille dans ses oreilles :

— Mel-Tok vous parle. Mel-Tok, le plus vieux des Gnarks.

— Je sais, confesse le reporter. J’ai gaffé. J’ai tué votre seul Reproducteur. Mais j’ai fait ça pour sauver ma planète. Vous devriez le comprendre.

— Je le comprends. Je ne ressens envers vous aucune haine. Seulement le Koro-Yori m’a chargé d’une mission, bien avant sa mort, au moment où il m’assumait la charge de le représenter parmi le zoya 28. Il ne savait pas évidemment qu’il mourrait prématurément. Il avait encore devant lui des siècles d’existence. Mais il prévoyait tout. Il avait abordé l’éventualité de sa fin accidentelle. Il l’avouait. Les hommes l’effrayaient un peu. Il était persuadé que la créature qui le tuerait serait animée de mauvaises intentions et refléterait le caractère de ses congénères.

Joë pâlit mais il ne voit pas où le vieux Gnark veut en venir. Ce qui l’inquiète énormément. Il sent confusément qu’un grave événement se prépare et les paroles du Traducteur revêtent une énorme importance :

— Le zoya 28 avait abordé votre système solaire dans un but bien défini. Ce but, il ne peut plus le réaliser et la situation l’oblige à un retour prématuré sur Koyor. Mais la prévoyance du Koro-Yori portera ses fruits. Le zoya rentrera sur son monde d’origine avec, dans les flancs du vaisseau mère, un chargement maximum de fer chimiquement traité, qu’il destinera au Zor-Ko.

Maubry se raidit :

— Compris. Vous resterez sur la Lune aussi longtemps que nos gisements d’hématite ne seront pas épuisés.

— Non, rectifie Mel-Tok. Les circonstances ne nous permettent pas de nous attarder davantage. Notre temps presse désormais. Notre voyage de retour durera des années. Nous atteindrons tout de même Koyor avant que le dernier Gnark du zoya ne meure. Aussi le Koro-Yori avait envisagé une autre solution. Nous avons étudié soigneusement votre planète. Nous savons qu’elle se compose, en son centre, d’un énorme noyau à l’état solide, d’origine ferreuse. Primitivement, nous ne comptions pas y toucher, nous réservant ce stock pour un cas extrême.

Joë devient blême. Il n’a guère étudié la physique mais il se doute bien que si les Gnarks s’attaquaient au centre du globe, cette agression n’irait pas sans mal.

— Tous les champs électromagnétiques qui entourent la planète seraient perturbés, évoque-t-il sombrement. Notre monde court vers la catastrophe.

— Exact ! opine Mel-Tok. Nous avons calculé que votre globe romprait son orbite habituelle, échapperait à l’attraction du soleil, et deviendrait un astre vagabond.

— Voyons, voyons…, halète le reporter, mouillé de sueur. Ce n’est pas sérieux.

— Si. Nous rentrons sur Koyor, mais cela nous oblige à un impératif. Il nous faut ramener le maximum de fer traité. Vous le savez. Notre monde s’appauvrit en minerai. La survie du Zor-Ko exige des zoyas une participation active. Or, je vous l’ai expliqué. Notre temps est compté. Nous allons accélérer le processus d’extraction. Nos faisceaux plongeront profondément dans votre sol, jusqu’au centre, jusqu’au noyau central, où existe une gigantesque réserve. Sans la mort du Koro-Yori, sans doute n’en serions-nous jamais arrivés à cette extrémité. Nous en sommes désolés pour vous, pour vos semblables.

Maintenant, la panique envahit Maubry. Il ne doute pas une seule seconde des possibilités des Gnarks. Il sait qu’ils sont capables de toutes les prouesses scientifiques. Et il sait malheureusement aussi qu’ils ne savent pas mentir.

— Ce…, ce grondement, tout à l’heure. Ce grondement qui a secoué la base et qui a cessé depuis. En expliquez-vous l’origine ?

— Notre vaisseau-mère a quitté le sous-sol de la Lune où il s’était enlisé volontairement pour échapper à toute détection visuelle. Il orbite à mi-chemin entre votre satellite et votre planète.

La nouvelle assomme Joë. S’il avait eu une chaise à sa disposition, il se serait assis volontiers. Les jambes flageolantes, il encaisse deux chocs de taille. Trop pour un seul individu. Aussi quand il ressort de la cage de traduction, il ressemble plus à une épave qu’à l’homme volontaire, hargneux, qu’il était il y a encore dix minutes.

Joan et Merket se précipitent vers lui.

— Tu en fais une gueule ! constate le cameraman.

D’une voix morne, Joë met ses compagnons au courant. Il n’y va pas par quatre chemins.

— Hein ? hurle Merket. Le noyau central ?

— Oui, oui, vieux. Et une planète dont le pôle magnétique est perturbé, tu prévois les conséquences.

— Dramatique ! gémit Joan. Nous serons soumis à des conditions climatiques affreuses, inhumaines.

— Si notre pauvre boule n’explose pas ! soupire Merket, ce sera déjà joli. De toute manière, l’humanité paraît fichue. Et ça, par ta faute, Joë, par ta faute !

Joan se jette dans les bras de son mari. Elle lui a déjà pardonné :

— Ne l’accablez pas, Merket, supplie-t-elle. Ne voyez-vous pas qu’il est bouleversé de remords ?

Maubry se cabre soudain. Il s’arrache à l’étreinte de sa femme. Son regard étincelle. Il prouve une nouvelle fois qu’il possède en l’avenir une confiance inébranlable. Ce brusque changement d’attitude étonne le cameraman :

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon pauvre vieux ?

— J’ai une idée. Il faut qu’elle réussisse. Vous ne pouvez pas savoir combien ce problème me tourmente depuis quelques instants. Je suis aux abois. Je dois m’en sortir. En sortir seul.

— On peut t’aider, avance Merket.

Alors le téléreporter explique son plan. Le technicien et Joan Wayle l’écoutent longuement, sans l’interrompre. Ils hochent silencieusement la tête, ne paraissent pas tellement convaincus. C’est risqué, terriblement risqué. Mais au fond, le risque n’en vaut-il pas la chandelle ?

Le sort, le sort de la Terre, n’appartient désormais qu’à un seul homme, ou plutôt à deux hommes et à une femme. Pour eux, c’est une dramatique responsabilité.

***

— Comment vais-je entrer là-dedans ? s’inquiète Merket.

Il accuse une drôle de figure, plutôt longue comme un jour sans pain. En d’autres circonstances, moins tragiques, ses compagnons auraient sûrement pouffé de rire.

Mais Maubry et Joan Wayle sont sérieux. Très sérieux. Même sombres. Leurs visages lugubres reflètent la situation grave dans laquelle ils se débattent.

— Attends, dit Joë. Je vais t’aider. Mais il faut absolument que tu fasses un effort.

Il plonge la lame de son couteau dans l’une des vacuoles, la plus importante, de l’enveloppe biométallique. Il entaille, larde la carapace, ramollie par des mois d’utilisation, usée jusqu’à l’extrême limite. La limite de la sécurité.

Il élargit l’alvéole, distend les fibres flasques. Incroyablement amincie, la coque a perdu de sa dureté, de sa rigidité, de sa solidité aussi. Elle est devenue élastique, comme du caoutchouc synthétique. Au fil des mois, le Gnark qui l’habitait a sucé toute la substance métallique, ne conservant que la structure purement biologique. Il s’en est nourri, alimenté.

Maintenant, c’est un déchet. Un déchet inutilisable, qu’il faut rejeter.

La fente s’agrandit sous la poussée de Joë. Elle paraît suffisante pour donner passage à un homme, à condition qu’il se livre à une certaine acrobatie.

Merket se plie en deux, exécute quelques mouvements d’assouplissement. Il introduit d’abord sa jambe gauche, puis la droite. Il s’arc-boute, se retourne comme une crêpe. Alors il commence une série de reptations, en arrière. Son ventre, sa poitrine, disparaissent dans la vacuole considérablement élargie. Ses épaules dépassent encore. Sous son scaphandre spatial, il fait grise mine. Son regard distille une certaine inquiétude.

— Eh ! bien, soupire-t-il, espérons que ça marchera.

— Ne t’affole pas, dit Maubry, rassurant. Ces enveloppes désaffectées sont rejetées dans l’espace, périodiquement. J’ai assisté à cette opération. J’ignore quand elle se reproduira, mais ça doit dépendre de la quantité à expulser. En tout cas, comme c’est automatique, les Gnarks ne nous importuneront pas.

Le caméraman agite une dernière fois la main :

— Au revoir. J’ai quand même un peu d’appréhension.

Il disparaît complètement, englouti par la vacuole qui se referme sur lui grâce à son élasticité. Joan se tourne vers son mari :

— Quelle drôle d’idée tu as ! constate-t-elle.

— C’est pas épatant ? Il fallait absolument trouver le moyen de sortir du vaisseau. J’avoue que cette issue n’est guère convenable mais elle est au moins discrète.

La jeune femme embrasse Joë. Ses traits se décontractent :

— Il n’y a que toi pour imaginer pareille solution.

— Tu en voyais une autre ? Déjà bien joli qu’il existe celle-là.

Il pousse Joan vers une autre enveloppe désaffectée :

— À toi. Entre là-dedans.

Ils n’ont eu aucun mal à parvenir jusque dans ce local qui n’est en sorte qu’un lieu de passage des déchets résultant de la prodigieuse activité des Gnarks. Les vieilles enveloppes biométalliques s’accumulent ici jusqu’à ce que leur volume commande automatiquement l’ouverture d’un sas d’éjection.

Les métallophages laissent toujours une certaine liberté aux reporters, qui ont la facilité d’accéder aux diverses parties du gigantesque vaisseau. Un vaisseau de plusieurs centaines de mètres de diamètre. Une vraie cité.

Les Gnarks savent bien que les Terriens ne peuvent pas quitter l’astronef. Les précautions sont prises. Du moins ils le supposent. Ils ne connaissent pas toutes les ressources d’un cerveau humain. C’est heureux. Sinon Joë n’aurait pas pu mettre son plan à exécution.

Une idée originale, qui lui est venue subitement en se remémorant la scène observée dans le cône d’éjection. Un moment, il avait pensé à se laisser éjecter comme ça, dans leur scaphandre. Puis il avait réfléchi. Une fois dans l’espace, les Gnarks pouvaient les repérer sur leurs écrans de contrôle, et les récupérer. Un échec équivaudrait fatalement à un renoncement définitif. Il ne bernerait pas deux fois Mel-Tok et son zoya. Il lui fallait donc réussir à la première tentative.

Joan se glisse dans l’enveloppe. Elle se recroqueville. Avant de disparaître complètement, elle étreint son mari comme si elle le voyait pour la dernière fois. Une terrible émotion noue sa gorge. Des larmes bordent ses cils. Sous leurs scaphandres, ils ne peuvent même pas s’embrasser.

— Joë… Je…, je…

— Aie confiance, mon chou. Bientôt, nous serons libres. Libres, tu comprends ?

— Oui, oui, je sais tout le mal que tu te donnes. Est-ce utile ? Sommes-nous de taille à lutter contre les Gnarks ?

— Nous reparlerons de ça, veux-tu ?

Il vérifie que Joan se trouve bien en place dans son étroit logement. Puis il tapote l’enveloppe où Merket patiente :

— Ça va mieux ?

— Ça va, ça va, maugrée le caméraman. Je pense que lorsqu’on sortira de notre cocon, nous aurons les membres en compote. Ça ressemble à ces vieilles capsules Gemini utilisées par les hommes au moment des premiers vols dans l’espace.

Joë sourit. Le moral s’améliore chez son compagnon. Il s’en félicite. Ils s’apprêtent tous les trois à soutenir une dure partie, une épreuve particulièrement difficile qui ébranlera sérieusement leur résistance physique et psychique. Ils le savent mais ils acceptent les risques. Ils l’ont décidé à l’unanimité. Il ne s’agit pas de sauver leurs propres existences, mais l’humanité entière. Des milliards d’individus, menacés par un cataclysme.

Ils ignorent s’ils réussiront. Le fait d’échapper aux Gnarks ne résoudra pas le problème. Mais au moins les Terriens seront avertis de l’effroyable danger qui les guette à brève échéance.

Maubry choisit son enveloppe. Il a le choix. Dans le cône d’éjection sont accumulées une dizaine de coques usagées. Avec une certaine difficulté, il s’introduit dans une vacuole qu’il a préalablement élargie. L’orifice se referme comme une paupière et l’obscurité environne totalement le reporter.

Il se tient recroquevillé dans la cavité qui abritait un Gnark, il n’y a pas si longtemps. Les genoux repliés sous le menton, il épouse la forme de la sphère où flotte encore une odeur d’ammoniac.

Il ne peut pas esquisser le moindre mouvement. L’exiguïté de sa prison le condamne à l’immobilité absolue. Il s’est pourvu, ainsi que Joan et Merket, d’une certaine quantité de vivres, rations et plaquettes d’eau solidifiée. De quoi subsister quelques jours, cinq ou six au maximum. Sept en économisant ses réserves.

En attendant le moment de son éjection dans l’espace, il songe à tout ce qui peut lui arriver, à leur arriver à tous les trois. Il leur faudra de la chance, beaucoup de chance. Ils orbiteront dans le vide, probablement à des milliers de kilomètres de la Terre, en état d’apesanteur, dans des conditions effroyables. Si dans une semaine ils ne sont pas récupérés, ils périront d’une mort affreuse, lentement, satellites humains perdus aux frontières de leur atmosphère.

Trois corps dans l’espace… Qu’est-ce que ça représente ? Rien. Trois grains de poussière dans l’immensité spatiale. Même pas une tache sur les écrans-radar.

***

Ça y est. Ils ont été éjectés. Tous les trois. L’opération s’est déroulée sans casse. Les reporters ont éprouvé une violente poussée qui les a cloués dans leurs cocons.

Maintenant, ils flottent au milieu des autres enveloppes éparpillées dans le vide. Ils nagent, évoluent dans l’anonymat d’une carapace qui ne leur appartient pas. Qui soupçonnerait que dans trois de ces cocons, des créatures humaines se recroquevillent ?

Ils ne voient rien. Joë a bien tenté d’écarter les fibres de la vacuole au moment de son éjection. Par curiosité. Il aurait aimé, quelques secondes seulement, apercevoir l’immense vaisseau des Gnarks. Rien qu’une fois, histoire d’admirer ses structures extérieures.

Il doit être impressionnant cet astronef géant. Une masse formidable grosse comme un building de deux cents étages. Un monstre dans sa catégorie. À côté, les fusées terrestres ressemblent à des pucerons.

Il n’a pas pu. Quand il a réussi à écarter l’enveloppe élastique, l’astronef avait déjà disparu, noyé dans l’éblouissante lumière, l’aveuglante clarté du soleil. Dommage.

Le silence. Le silence de l’espace, impressionnant, comparable à nul autre. Il imprègne la totalité de l’organisme, devient vite pénible, insupportable. Et puis cette légèreté du corps, cette impression de flottement…

Joë désire ardemment rompre ce calme qui le bride, lui serre la gorge, l’oppresse. Il manipule son transcepteur :

— Joan ?

— Oui, oui, je suis là, répond la voix de la jeune femme.

Maubry soupire, soulagé. La première phase s’est déroulée sans incident. Mais la plus grosse partie, les plus grosses difficultés, se jouent maintenant. À pile ou face. Il n’existe pas de solution intermédiaire. Ou ils sont recueillis, ou ils orbitent indéfiniment autour de la Terre. Et alors, un jour, une patrouille retrouvera leurs corps glacés.

Merket lance une boutade :

— Hé ! J’ai des fourmis dans les jambes. Ne pourrait-on pas sortir de notre cocon ?

Joë rit :

— Non, mon vieux, non. Je ne te le conseille pas. L’éjection nous a imprimé une certaine poussée et nous dérivons à une vitesse considérable. Nous avons tout intérêt à rester dans nos enveloppes.

— Ça va durer longtemps ?

— Le temps qu’il faudra. Essayons d’appeler la Terre.

— Avec nos transcepteurs à la gomme ? s’étrangle le caméraman.

— Essayons toujours. Qu’est-ce qu’on risque ? Le hasard fait parfois bien les choses.

— Eh ! bien, le hasard, grommelle Merket, serait chouette s’il amenait une fusée dans nos parages. Tu ne crois pas ? Mais il existe une chance sur cent. Ou sur mille.

À mesure que les heures, et même que les jours, passent, les trois naufragés perdent de plus en plus confiance. Un sombre désespoir les envahit. Chrysalides enfermées dans leurs cocons, ils s’ankylosent lentement…