CHAPITRE XII

Assis devant plusieurs écrans disposés en ligne, l’homme fronce le sourcil. Il essaie vainement de comprendre puis devant la rudesse du problème, il appelle dans un interphone :

— Commandant ! Anomalie au radar quatre.

— Eh ! bien ?

— J’aimerais savoir votre avis. Pour ma part, je donne ma langue au chat.

— Bon, j’arrive.

Deux minutes, pas plus. Arof passe de sa cabine à la salle des radars. C’est un officier de haute taille, à l’œil clair, né dans les plaines de l’Ukraine. Depuis des années il bourlingue dans l’espace.

— Alors, Motchev, des soucis ?

— Regardez, commandant.

Il désigne la rangée d’écrans. Arof les étudie les uns après les autres et il fronce à son tour les sourcils :

— Vous avez raison. Anomalie. Vous pensiez à des météorites, hein ?

— Oui. Ce groupuscule m’en avait tout l’air, apparemment. Mais leur vitesse est trop faible. Beaucoup trop faible. À peine celle d’un satellite en orbite. À cette allure-là, elles ne tomberont pas dans l’atmosphère.

L’officier soviétique hoche la tête :

— Éliminons cette hypothèse. Que reste-t-il ?

— La possibilité d’un débris de satellite artificiel, ou d’un étage de fusée porteuse. Mais ça doit dater d’un bout de temps, d’avant l’époque des fusées à propulsion atomique.

Arof se montre catégorique :

— Non. Nous avons été chargés de relever tous les objets circulant en vol orbital. Nous en avons dressé une liste complète. Nous savons qu’il s’agit d’anciens satellites, ou de véhicules porteurs, lancés au moment de la conquête de l’espace. Nous connaissons également l’emplacement exact des stations-relais de T.V. et de météo, mis en orbite dans le cadre de conventions internationales.

Il consulte une liste et ajoute :

— Je ne note rien de particulier sur cette orbite-là.

— Est-ce que les radars seraient détraqués, commandant ?

— À combien, vos machins ?

— Heu !… Cinq, six mille kilomètres.

— Bon. Je mets le cap sur ce groupe d’objets. L’analyse n’a rien donné ?

— Peu d’informations, apprend Motchev. Il s’agirait d’objets métalliques. C’est pourquoi je pensais à des météorites.

Arof retourne à sa cabine, alerte les autres membres d’équipage. La fusée de la police spatiale russe rompt sa rotation, éjecte une énergie atomique considérable, et se catapulte vers l’endroit suspect relevé par le radariste.

En quelques minutes, les six mille kilomètres sont parcourus. Le commandant rejoint de nouveau Motchev et interroge les panoramiques. Cette fois, les objets apparaissent nettement sur les écrans. Ils flottent dans le vide.

Les Soviétiques en comptent exactement neuf, groupés, tous semblables.

— Grossissez-moi ça, demande Arof.

Motchev s’exécute. Des lentilles s’intercalent devant les images. Celles-ci quadruplent de volume, mais perdent un peu en netteté. Malgré tout, les Russes se font une opinion.

— Qu’est-ce que ces machins foutent sur une orbite aussi lointaine ?

— Bizarre, commandant. Vous avez remarqué ? On dirait des œufs, de gros œufs, grisâtres.

Un écran s’allume dans le circuit intérieur. Un autre membre d’équipage apparaît, casqué :

— Je capte des appels-radio en provenance de ce groupe d’O.V.N.I.{iii}. Je n’y comprends rien mais dans ce charabia, je reconnais la langue américaine.

Arof, excité, devinant qu’il se passe quelque chose de louche, d’anormal, quitte de nouveau la salle des radars, gagne la station de télécommunications. Des voix nasillent en effet dans des haut-parleurs.

Il saisit fébrilement un micro :

— Ici commandant Arof, de la police spatiale soviétique, dit-il en américain.

— Enfin ! soupire une voix. Nous pensions que personne ne nous recueillerait. Voilà quatre jours que nous dérivons dans l’espace, à l’intérieur d’inconfortables cocons.

— Qui êtes-vous ?

— Joë Maubry, le téléreporter.

Arof sursaute. Il connaît Maubry de réputation. Il n’oublie pas que c’est lui qui, le premier au monde, avait annoncé que la Terre était victime d’une agression extra-planétaire.

— Bon, bon. On va vous tirer de là.

Plan de secours déclenché, les opérations commencent. L’équipage est rodé pour ce genre d’exercice. Un petit « taxi » de l’espace propulsé par un moteur-fusée, quitte l’astronef. Un homme en scaphandre le pilote.

Un long filin de plastique traîne derrière le véhicule-tracteur. Là-bas, à quelques centaines de mètres, Joë, Merket et Joan se sont expulsés de leurs enveloppes. Ils flottent, engourdis. Quand le filin passe à leur proximité, ils tendent leurs mains gantées, s’agrippent, font signe que tout va bien.

Le tracteur spatial hâle le chapelet humain en direction de la grosse fusée soviétique. Le sauvetage s’achève sans incident. Immédiatement, les trois naufragés sont réconfortés. Ils boivent avec plaisir une boisson chaude. Mais ils sont terriblement courbaturés. Ils ont beaucoup de mal à retrouver l’usage de leurs jambes, surtout. Quand ils ont pris pied sur l’astronef, ils se sont affalés par terre, incapables de se tenir debout. Maintenant, ça va déjà un peux mieux.

— Équipage russe ou américain, je m’en balance, expose Maubry. Tous les Humains sont concernés par ce que j’ai à vous apprendre. Les Humains de toutes races. Nous avons intérêt à nous serrer les coudes. Nous avons perdu quatre jours, quatre longs jours dans l’espace. Encore heureux que vous nous ayez trouvés.

— Le camarade Motchev a cru tout d’abord qu’il s’agissait d’un groupe de météorites, explique Arof.

Il parle l’américain. Couramment. C’est indispensable, obligatoire, pour être commandant d’astronef. De même que les commandants de fusées américaines parlent le russe. Une obligation réciproque, une convention établie entre les Deux Grands de l’ère spatiale qui ont mis leurs ressources en commun pour qu’un homme arrive sur la Lune. La base soviétique, sur le satellite, se trouve également dans la mer de la Tranquillité. L’époque de l’association a succédé à la rivalité idiote des premières années de l’astronautique. Parce que les Gouvernements ont compris qu’un Russe, ou qu’un Américain, était avant tout un homme. Et que, dans le domaine de l’espace, c’était la conquête, la victoire de l’homme que l’on recherchait.

Brièvement, Maubry raconte ses aventures à bord du super-vaisseau des Gnarks. Les Soviétiques tiquent un peu mais Arof ne reste pas longtemps sceptique :

— Je vous crois, Maubry. Je vous crois d’autant plus que vous nous apportez une preuve indéniable de l’activité des Gnarks. Mes hommes ont ramené à bord l’une de ces enveloppes biométalliques que les créatures extraterrestres utilisent. Jamais nous n’avions vu un objet pareil. Il ne sort pas d’un atelier terrestre, c’est incontestable.

L’argument achève de convaincre l’équipage russe. Mais Joë insiste sur l’urgence de la situation :

— Je disais : quatre jours perdus. Les Gnarks doivent puiser notre fer à pleins faisceaux. Ce qui est plus grave, le fer de notre noyau central.

Arof souligne l’intérêt d’une nouvelle que la radio lui a communiquée il y a vingt-quatre heures :

— Moscou m’a appris qu’un champ vibratoire particulièrement intense avait été décelé au Sahara, dans la province du Hoggar, à des lieues et des lieues de toute civilisation. Les spécialistes ne s’expliquent pas le choix de cette région, car le sol ne contient aucun minerai de fer.

— Le choix ? gronde Joë. Les Gnarks ont choisi sans doute le lieu le mieux adapté, le plus désertique par pure convention. Cela surtout pour que leur astronef-satellite passe le plus longtemps possible inaperçu. La proximité de l’équateur entre aussi peut-être en considération… Quoi qu’il en soit, soyez certains qu’à l’heure actuelle, leurs faisceaux électroniques plongent dans les entrailles de notre globe, jusqu’à son centre, dévibrent les atomes de fer, les relaient ensuite jusqu’au vaisseau mère où ils sont reconvertis.

Le commandant laisse tomber ses bras le long du corps en signe de découragement :

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Il faudrait détruire l’astronef-satellite qui relaie les vibrations. Le contact serait ainsi rompu avec le vaisseau mère.

Merket grimace :

— C’est bien joli ton programme. Mais comment localiser le véhicule des Gnarks, resté jusque-là indétectable ?

— Visuellement, mon vieux. Visuellement. C’est notre seule chance. Rappelle-toi, à Ungava. Il survolait la ville. Et puis plus tard, il a récupéré le Gnark que nous avions capturé.

Joë se tourne vers Arof :

— Ramenez-nous aux États-Unis, commandant. Mais un conseil. N’ébruitez pas la nouvelle. Il convient que les populations ignorent le danger qui les menace. D’autre part, un trop grand déploiement de forces ne servirait qu’à attirer l’attention des Gnarks, et serait inutile. La discrétion s’impose. Beaucoup de discrétion. Je sais que le Gouvernement soviétique mettrait aussitôt son armée à la disposition des États-Unis. Mais à quoi bon ? Le Sahara ne doit pas devenir un champ de bataille.

Le Russe tend spontanément la main aux Américains. Son clair regard distille une sincère amitié. Les temps sont révolus où les deux blocs se regardaient comme chien et chat.

— Je vous souhaite de réussir. Pour le monde entier. Et croyez-moi, si vous avez besoin de nous, n’hésitez pas.

La fusée soviétique change d’orbite et pénètre dans les premières couches de l’atmosphère terrestre. Le calendrier du bord marque le 8 novembre. Une date encore extrêmement importante, capitale. Pas pour le grand public, mais pour un groupe de personnes acharnées à sauver l’Humanité.

Sans l’intervention de la patrouille russe, que seraient devenus Joë et ses compagnons dans l’espace ? Les reporters doivent une fière chandelle au commandant Arof. Même si c’est le fait du hasard, ils ne sont pas prêts de l’oublier.

***

Robeson écume littéralement. Il s’adresse à sa secrétaire d’un ton rude, courroucé, abat son poing sur la table :

— Foutez-moi le camp et laissez-moi seul avec Maubry ! Je vais lui passer un drôle de savon à celui-là.

Maud quitte le bureau sur la pointe des pieds, épaules courbées. Elle croise Joë dans le couloir et secoue sa main droite :

— Qu’est-ce qu’il va vous casser, le patron !

Le mari de Joan ne s’émeut pas. Il hausse les épaules, pénètre sans complexe dans l’antre directorial. Avant même que Robeson n’ouvre la bouche, il clame :

— Ne gueulez pas, patron. C’est inutile. Vous avez failli perdre deux de vos meilleurs reporters. C’est un miracle que nous soyons encore en vie, Merket et moi. Donnez-nous d’autre matériel et nous repartons.

Le gros homme s’étrangle. Sa figure devient violette :

— Assez, Maubry ! Je n’aime pas votre ton autoritaire. Qu’est-ce que vous avez foutu depuis votre départ sur la Lune ?

— Rien. Deux fois rien. Jess, l’officier de sécurité, vous expliquera. Vous lui direz aussi que nous sommes bien rentrés…

— Oui, oui. À bord d’une fusée russe. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Joë s’impatiente :

— Grouillez-vous, patron. Je suis pressé. Si vous ne me donnez pas immédiatement deux billets pour Alger, je trouverai un autre mécène. D’autres chaînes de T.V. m’ont sollicité.

Il ment. Mais il sait qu’il torture Robeson et il se délecte inhumainement de l’incertitude dans laquelle il plonge son directeur.

— Quoi, vous feriez ça, après dix ans de fidélité ?

Maubry arrête son petit jeu. Il craint que l’autre ne pique une crise cardiaque, ou une congestion cérébrale consécutive à un coup de tension. Il trouverait la responsabilité trop lourde.

— Pas dans l’immédiat. Ça dépend évidemment de vous… Alors, ces deux places pour Alger ?

Rageur, Manuel Robeson décroche le vidéo. Il entre en contact avec sa secrétaire, dans le bureau voisin. Le visage de Maud s’encadre sur l’écran :

— Monsieur ?

— Maubry et Merket désirent chacun un billet pour Alger. Oui, urgent. Ne les décevez pas et faites vite ! Ici, ce sont eux qui commandent. Pas moi.

Il relève le contacteur, toujours aussi hargneux. Il fulmine. Ses doigts tambourinent sur la table :

— Vous avez gagné, Maubry. Mais vous ne m’aurez pas au chantage. Un jour ou l’autre, je mijoterai un rapport sur vous, pour le directeur général…

Joë se déride, sourit :

— Bon. Je passe chez Maud et je prends mes billets. Je suis désolé de ne rien pouvoir vous dire davantage. Pourtant la langue me démange. Un jour, au lieu de faire votre rapport au directeur général, vous me remercierez… À bientôt, patron.

Il sort en claquant la porte. Robeson se dresse, hésite quelques secondes à rejoindre Joë dans le bureau de Maud. Puis il hoche la tête, se rassied. Il se détend, allume un cigare, tire une ou deux bouffées.

— Ce Maubry, quel tempérament ! songe-t-il. Mais un vrai, un vrai reporter. Il ira loin, très loin dans la notoriété.

***

Alger. Un chaud soleil en ce mois de novembre abrutit encore la ville. L’avion militaire spécial U.S. s’est posé sur l’aérodrome. Trois, quatre personnes en descendent.

Maubry, Merket, avec tout leur matériel. Une caméra et un magnéto tout neufs, aux frais de la T.V. nationale. Puis Joan Wayle, inévitablement, parce que Joë n’a pas voulu venir sans sa femme au Sahara. C’est peut-être le dernier reportage qu’ils effectuent ensemble. Ils ignorent si leur plan réussira. Aussi, si un cataclysme survenait, ils préfèrent se trouver côte à côte, dans une sorte d’intimité, le grand désert respectant leur isolement.

Un quatrième personnage les accompagne. En uniforme, les épaulettes barrées de quatre galons. Un commandant. Le commandant Han, expert militaire au Pentagone. Un type d’une quarantaine d’années, au visage ouvert, au cheveu raréfié. Il en connaît un bout sur toutes les techniques de la guerre. Il sait que sa mission est lourde de conséquences. S’il échoue, la Terre sombrera dans la catastrophe. Il le sait, depuis le long entretien qu’il a eu avec Maubry. Il le sait et il fera le maximum pour réussir.

Il a besoin de Maubry. De Maubry surtout. Aussi il l’a emmené dans son avion spécial. Mais Joë a exigé que Merket et Joan soient du nombre. Une condition humaine vite acceptée par Han. Du coup, le téléreporter a renvoyé ses deux billets de stratojet à Robeson, en le remerciant. Son patron n’aura rien à débourser. C’est l’armée qui paie. Et il doit sûrement se frotter les mains de satisfaction en jetant au panier cette facture de frais.

L’hélicoptère lourd attend sur le terrain. Il vient d’un porte-avions atomique ancré dans le port. C’est convenu avec les autorités algériennes qui ont accordé toutes facilités à Han.

Les pales tournent, la turbine rugit. L’engin décolle, met le cap vers le sud, vers le Sahara. Plus il s’éloigne de la côte, plus le soleil cuit à travers le cockpit. La vue du sable, en traînées immenses, brûle les yeux, nécessite l’apport de lunettes noires.

L’hélico bondit par-dessus Ouargla, survole le Grand Erg oriental et parvient enfin au-dessus des montagnes arides, sèches, du Hoggar. Un décor lunaire, de fin du monde, dominé par le pic Tahat. Trois mille mètres. Puis Idélès. Idélès la blanche, à la limite des sables, avec ses gourbis et ses vieilles maisons à terrasses. Ses ruelles surchauffées. Ses quelques touffes de palmiers mettant une note verte dans la blancheur pure de la cité des Touaregs, peuple écarté de l’époque moderne, anachronique, riche en traditions.

Han consulte la carte :

— La zone bombardée se situe au sud de Tamanrasset, presque à la frontière du Niger, dans une région de hauts-plateaux.

— Depuis combien de jours les Gnarks dévibrent-ils le fer du noyau central ? demande Joë.

— Quarante-huit heures, bon poids. Nous ignorons exactement quand le phénomène a commencé, justement à cause de la très faible densité de population.

— Hum ! tousse Merket. Mel-Tok a bien choisi son endroit. Quarante-huit heures… Ça doit déjà faire du vilain. Ils mettent sûrement le paquet.

— Oui, confirme Han. Ils ont réduit la superficie de leur zone et ont accru l’intensité des vibrations. Les mesures relevées notent un accroissement de plus de cinquante pour cent par rapport aux autres zones précédemment touchées.

La région dangereuse, soumise au bombardement, est soigneusement hachurée sur la carte. Le pilote la contourne avec précaution, puis il se pose à proximité d’un camp de toile installé par l’armée algérienne. L’arrivée de l’hélico est attendue.

Han, surtout, débarque son matériel avec circonspection. Il amène des objets fragiles, qu’il rassemble, et dont il ne laisse à aucun autre le soin de manipuler. C’est fragile et dangereux dans des mains inexpérimentées.

Ils attendent la nuit au camp, achèvent leurs derniers préparatifs. L’expert du Pentagone loge son matériel dans différents sacs de plastique parfaitement étanches. De son côté, Joë prépare un autre attirail.

Merket, armé de sa caméra, se promène sous la tente :

— Hé ! Je peux ?

— Oui, oui, dit Maubry. Filme, mon vieux. Mais à une condition. Tu attendras notre retour pour envoyer la bande à Robeson.

Il ajoute, en soupirant :

— Enfin, si nous revenons !

Joan se crispe. Elle passe de sales minutes. Elle ignore totalement si elle reverra vivant son mari. Vivant ou pas du tout. Ça implique que les Gnarks restituent son corps. Ce qui n’est pas sûr.

Elle se tord les mains. Oh ! Les mauvais moments qu’elle traverse ! Elle est en transes, aux cent coups. Elle donnerait cher pour vieillir de vingt-quatre heures.

Joë s’aperçoit de son trouble intérieur, qu’elle ne sait pas, qu’elle ne peut pas dissimuler. Il s’approche d’elle, l’embrasse. Il est extraordinairement calme, détendu.

— Allons, mon chou, ne te casse pas la tête. De toute façon, si nous ratons la sauce, c’est le chambardement à brève échéance. Ça ne doit pas être tellement beau.

Elle tremble. Au-dehors, la nuit tombe. L’atmosphère fraîchit singulièrement. Han ne sourcille pas. Il se prépare avec assurance, décontracté à l’extrême. C’est l’exemple du type aux nerfs d’acier.

Il a achevé ses petits paquets. Merket filme encore quelques scènes qui, plus tard, seront sans doute historiques.

Le commandant regarde l’heure à sa montre à triple cadran :

— On y va ?

Maubry acquiesce sans un mot. Un peu tendu, soudain, le reporter. Le moment crucial approche. Il revêt son scaphandre, aide Joan à endosser le sien.

— Je t’en prie, mon chou, prévient-il, pas de drame, hein ? Surtout devant Han. C’est un militaire. Tu comprends, il n’aime pas les attendrissements.

Oui, Joan comprend. Elle se raidit. Elle devra cacher son chagrin, son anxiété, son désespoir. Joë… C’est…, c’est un peu un morceau d’elle, une partie de son organisme. Et puis elle l’aime. Alors promis. Elle ne hurlera pas son amour. Elle se maîtrisera. Les larmes, c’est Merket qui les observera, qui essaiera aussi de les tarir.

— Prêts ? s’impatiente le commandant.

Il a rangé ses petits paquets sous son scaphandre. Son œil vif sonde ses compagnons, un peu transis sous leurs combinaisons.

Ils se décident. L’hélico les emmène jusqu’à la limite de la zone dangereuse. Comme à Ungava. Mais là-bas, c’était Oker qui pilotait et la situation ne présentait ni la même gravité, ni la même ampleur. Ici, dans le Hoggar, c’est l’opération de la dernière chance.

Ils avancent maintenant tous les quatre sur le plateau aux cailloux refroidis. La journée, c’est un four. Soixante-dix ou quatre-vingts au soleil.

Ils sondent la nuit glaciale. Et quand ils découvrent ce qu’ils cherchaient, ils s’arrêtent, s’aplatissent derrière une éminence du terrain où apparaissent les stries géologiques avec une netteté extraordinaire.

Dans le ciel, les étoiles brillent, dégagent une froideur lumineuse qui glace le paysage. Là-bas, à trois ou quatre cents mètres…

— Ce sont eux, souffle Joë, haletant. Je savais que nous les trouverions. Parce qu’ils sont toujours au rendez-vous avec les vibrations.

Eux. Les Gnarks. Ils entourent l’astronef-satellite, disque pâle posé sur le sol. Han les contemple pour la première fois et il tressaille instinctivement :

— Ainsi, cet astronef…

— Il sert de relais, explique Maubry. Les vibrations sont réexpédiées vers le vaisseau-mère. Commandant, vous croyez que…

— … Que nous réussirons ? devine Han. Allons, mon vieux, ce n’est pas le moment d’y penser.

Joë étreint sa femme, la gorge serrée. Il sent Joan à bout de résistance nerveuse. Il sait qu’elle tiendra jusqu’au bout. Mais elle s’effondrera après son départ.

Joan est à deux doigts de retenir son mari, de le supplier de rester. Elle résiste à cette tentation. Han la regarde. Elle ne flanche pas, se mord les lèvres. Elle s’arrache la première à l’étreinte de Joë.

La nuit masque son trouble. Des larmes mouillent déjà ses cils. Avec Merket, elle observe les deux hommes qui, d’un pas tranquille, marchent vers les Gnarks. Quel courage ils ont ! Quelle volonté et quel espoir aussi !

Merket sait que Joan craquera. Il guette ce moment redoutable où il lui faudra trouver des mots de réconfort, d’apaisement. Il soupire. Il s’étonne. La jeune fille tient le coup. Dix minutes, un quart d’heure. Surmontera-t-elle son moment d’intense émotion ?

Elle tremble pour la vie de Joë. Là-bas, les deux hommes atteignent leur but. Les Gnarks les ont aperçus. Ils les entourent, muraille lumineuse, grouillante. Joan sait maintenant qu’elle ne flanchera plus. Elle a triomphé sur elle-même et savoure sa victoire.