CHAPITRE VIII

— Rien de tel qu’une femme pour préparer du café, hein, Joë ? constate Merket, vautré sur sa couchette.

Joë hoche la tête. Il n’en démord pas depuis l’arrivée de Joan à qui il fait une drôle de tête. Il possède sa petite fierté. En tout-cas, il était sûr de tenir l’exclusivité de son reportage au moment où il mettait le pied sur la Lune. Maintenant, il ne se montre plus aussi affirmatif.

— Que tu es laid, mon chou, quand tu fronces le sourcil ! Ça te vieillit de dix ans, plaisante Joan Wayle.

Elle tend une tasse à son mari :

— Bois. Et faisons la paix. Merket, lui, ne prend pas la chose au tragique.

Maubry se sent abandonné par son camarade. Sa résistance s’effrite, fond comme de la neige au soleil. Comme chaque fois, il pardonnera à Joan, il cédera. Parce qu’il ne peut pas faire autrement s’il veut mener une existence normale.

Il prend la tasse, hume l’arôme du café. Il se détend légèrement :

— Bon, bon. J’aimerais quand même savoir comment tu as su que nous étions sur la Lune.

— Tu connais beaucoup de bons journalistes qui, en cherchant bien, ne découvriraient pas la trace de deux confrères ? J’ai fait mon enquête, tout simplement, aidée par Scriber, mon rédacteur en chef. Conclusion : me voilà !

Elle rit :

— Alors, on ne se tire plus dans les pattes, hein ? Nous avons commencé ensemble cette enquête sur les créatures lumineuses. Nous l’achèverons ensemble. Ou pas du tout. Je suppose que vous n’êtes pas venus sur le satellite uniquement pour admirer la Terre. Je connais Robeson. Quand il offre deux voyages à ce prix-là, c’est sérieux. Je me trompe ?

— Non, dit enfin Joë. L’opération « survie », c’est une couverture, tu comprends.

Il glisse vers les confidences, tout doucement, parce qu’au fond, il adore Joan et qu’il ferait n’importe quoi pour elle :

— Un certain Edward Curds, physicien de son métier, nous a ouvert les yeux. Ses travaux sur les vibrations venues de l’espace ont confirmé que le faisceau laser provenait d’un seul et même point, où qu’il frappe. Que ce soit à Brisken, dans l’Oural, en Lorraine ou au Labrador. Il a mesuré, calculé l’inclinaison, l’incidence, l’orientation de ce faisceau. Et il a découvert qu’il était émis depuis la Lune, exactement depuis l’océan des Tempêtes.

Cette précision laisse Joan Wayle rêveuse. Dès lors, elle s’explique pas mal de choses. Mais elle ne paraît pas tout à fait convaincue. Joë lui ouvre les ultimes barrières. Il lui explique qu’ils ont détecté le fameux pôle émetteur, que leur lunajet a été pris dans le champ vibratoire.

Merket confirme :

— Même que si nous n’avions pas pu rebrousser chemin en vitesse, nous serions cloués là-bas, à cent kilomètres de notre camp.

— Vous prenez des risques, de gros risques, s’inquiète la journaliste du Star-Tribune.

— Tu n’en prends pas, toi, en venant ici ? riposte Joë.

Le caméraman s’interpose :

— Vous n’allez pas recommencer, non ? proteste-t-il. Moi, j’en ai marre de travailler dans des conditions pareilles. Engueulez-vous une bonne fois pour toutes. Mais ne remettez pas ça périodiquement. Sinon je demande à Jess qu’il vienne me chercher et vous vous débrouillerez seuls.

Maubry soupire. Il sait que son copain bluffe, qu’il ne les abandonnera pas. N’empêche. Merket agite une menace singulière.

— Pas de blague, vieux. Nous avons besoin de nous serrer les coudes car nous sommes à la veille d’une Première. Oui, je dis bien : une Première. Nous allons pénétrer au cœur du problème.

Le technicien dessine une figure illusoire avec ses mains :

— Un cœur même gros comme ça…

L’atmosphère se dégèle. Ils achèvent leur café puis attendent la nuit. Elle arrive et avec elle, la chute vertigineuse de la température. L’abri reste heureusement douillet.

Ils s’équipent, revêtent leurs scaphandres isothermiques. Ils en ont besoin. Non seulement à l’extérieur mais dans le cockpit du lunajet. Quand ils quittent leur campement, ils éprouvent une certaine inquiétude. Ils ne savent pas s’ils reviendront, s’ils pourront même alerter Bill Jess. L’Inconnu s’offre à eux et avec lui, le mystère, l’aventure. Le danger aussi. L’effroyable danger qui menace tout homme sur la Lune : celui de mourir asphyxié, gelé.

À bord du lunajet, ils filent vers la zone que Maubry a hachurée sur la carte. Ils approchent. Ils n’attendent pas que les vibrations assaillent leur engin pour se poser.

Ils avancent maintenant à pied, les nerfs tendus comme des cordes d’arc. Ils font des bonds de plusieurs mètres, sans effort. Ils sautent une faille, un obstacle, et souvent, ils soulèvent cette fine poussière qui recouvre le sol.

Ils n’emportent aucun matériel. Ils ont pourtant la conviction que sous leurs scaphandres, ils ne craignent rien. Pour preuve, ils constatent que leurs transcepteurs-radio fonctionnent, même dans la zone soumise aux vibrations. Cela signifie qu’une isolation parfaite peut faire écran au faisceau.

Ils notent ce détail avec encouragement. Ils arrivent au pied d’une barrière rocheuse. Ils l’escaladent. Sur cet observatoire, ils dominent une vaste plaine entrecoupée de failles profondes. Dans le ciel brille l’énorme boule de la Terre. Cela jette une clarté diffuse, laiteuse.

— D’autres que Curds ont peut-être découvert que le faisceau provenait de la Lune, remarque Joan.

— Possible, dit Maubry. Seulement Curds est le seul à l’avoir déclaré publiquement… Enfin presque, puisqu’il espérait bien que son reportage passerait à la T.V. Les gouvernements intéressés ont sûrement désigné des commissions d’enquête.

— Depuis votre départ de la Terre, il y a déjà plus de quinze jours, l’agression contre les gisements de fer a frappé un cinquième pays, également gros producteur. La Chine. Exactement la Mandchourie, apprend la journaliste du Star-Tribune.

La nouvelle ne surprend pas Joë. Elle ne fait que confirmer ses craintes. Lentement, très lentement, à un rythme régulier, les créatures extra-terrestres arrachent le fer à la planète. Or, si l’on songe que le centre du globe est constitué d’un gigantesque noyau ferreux, on est en droit de s’inquiéter…

Soudain, quelque chose captive les reporters. Ils se figent. L’insolite spectacle les paralyse. La peur aussi taraude leurs esprits. Ils ont beau avoir déjà vu les créatures lumineuses, chaque fois, ils sont saisis d’une sorte de vertige.

— Là ! bégaie Merket, main tendue.

— Ne bougez pas, recommande Joë.

Conseil superflu. Ils s’aplatissent derrière les rochers. Ils sont sûrs que les Gnarks ne les ont pas remarqués, qu’ils ne possèdent pas un sixième sens. Encore heureux.

Les masses elliptiques émergent du sol, d’une crevasse située juste en bordure de la barrière rocheuse. Les reporters se trouvent donc incidemment aux premières loges. Ils n’en espéraient pas tant.

Scène étrange, suffocante. Quatre, cinq corps flottent dans l’air. La faille les vomit, les dépose doucement sur le sol. Puis les masses, groupées, s’éloignent vers un autre précipice. La nuit les absorbe.

Baxer a expliqué dans un rapport que ces créatures se composent d’une enveloppe extrêmement résistante, de nature biologique inconnue. Au centre, une cavité qui fabrique en permanence un gaz à base d’hydrogène, d’azote et d’un autre élément mystérieux. Grâce à des conduits, à tout un réseau capillaire, ce mélange gazeux irrigue et sature cette sorte de cocon. Il s’échappe même à l’extérieur par des orifices.

— Non, Joë, non…, supplie Joan, retenant son mari par le bras. N’y va pas !

Le téléreporter se dégage d’un geste brusque :

— Nous n’avons pas le choix. Robeson ne m’a pas offert un voyage sur la Lune pour des prunes comme tu le remarquais si justement tout à l’heure.

— Avertissons Jess. Ne pensez-vous pas, Merket, que ce serait une sage solution ?

Le caméraman montre sa perplexité. Il hoche la tête, hésite :

— Heu…, ma foi…

— Laissons Jess tranquille, refuse Joë. Il se ramènerait ici avec un tas de types. L’exclusivité de notre enquête serait foutue.

Merket et Joan ne peuvent pas infléchir la décision de Maubry. Celui-ci se glisse déjà vers la crevasse, au bas de la barrière. Il saute de rocher en rocher, parvient le premier au bord de la faille.

Une crevasse comme les autres, longue, étroite, cicatrice au ras du sol. Il en existe des tas comme ça dans l’océan des Tempêtes et celle-ci n’attire pas spécialement l’attention. Seulement, cinq masses lumineuses, de ces masses identiques à celles aperçues à Brisken et à Ungava, sont sorties de cette fente. Ça ouvre des perspectives. Peut-être fausses. Mais des perspectives tout de même.

Joë sent sa femme et le cameraman derrière lui. Il sent leur souffle court. Il devine leur cœur battant, leur folle angoisse. Mais ils sont là, présents, courageux. Comme à Ungava. Pour lui, c’est un puissant réconfort.

Il s’allonge sur le sol, plonge son regard dans la faille. Il n’aperçoit qu’un trou noir, béant, insondable. Une lampe lui serait précieuse, utile, mais les vibrations se chargeraient de la réduire en poussière.

— Que vas-tu faire ? demande Joan.

Il ne répond pas. Il saisit un caillou, le lance dans le vide. Il tend l’oreille et constate deux choses importantes. Le caillou ne tombe pas immédiatement. Il flotte entre les parois vertigineuses comme si une force le soutenait. Puis il descend lentement, très lentement, sa chute freinée. Aucun choc ne signale la fin de sa course.

— Un puits anti-gravitationnel, ou quelque chose d’analogue, existe dans cette faille, explique Joë.

— Ou un cylindre d’ondes porteuses, suggère Merket.

— C’est encore possible, admet Maubry. Vous avez remarqué. Les cinq créatures sont sorties d’ici comme si elles étaient soutenues par un champ de force.

Il réalise une seconde expérience pour plus de sûreté. Il jette une deuxième pierre, plus grosse que la première. Au moins d’une dizaine de kilos. Le gros caillou ne tombe pas plus vite que le précédent. Le vide l’absorbe avec douceur.

Épouvantée, Joan devine les intentions de son mari :

— Tu ne vas pas te lancer là-dedans ?

— Si. Qu’est-ce que je risque ? Pas plus que les cailloux.

— Réfléchis. Tu pèses soixante-dix kilos.

— J’en pèserais cent, ou trois cents, que ça n’aurait pas plus d’importance. Un système combat les effets de la pesanteur, comme dans nos ascenseurs les plus modernes.

— En admettant que tu arrives en bas, tu ignores ce qui t’attend.

— Justement, je le saurai, plaisante-t-il.

Joan le retient encore :

— Tu n’iras pas seul. Je t’accompagnerai.

— Et moi alors ? grogne Merket.

— Toi…, décide Maubry. Tu nous attendras ici. Par radio, nous te tiendrons au courant. Au besoin, tu préviendras Jess.

— Il faudrait donc que je vous abandonne et que je regagne le camp.

— Évidemment. Mais si nous descendions tous les trois, qui se chargerait d’alerter la base U.S. ? Or, je ne veux pas laisser Joan seule et c’est déjà bien joli si je l’emmène. Elle n’aurait jamais dû venir sur la Lune.

Angoissé, Merket voit son camarade qui se jette résolument dans le vide. Contrairement à ses craintes, Joë ne disparaît pas. Il reste un moment suspendu au-dessus de l’abîme, bras et jambes écartées, en état d’apesanteur. Il crie :

— Viens, Joan ! Viens ! ça ne risque absolument rien.

À son tour, la jeune femme pique une tête dans le trou noir. Les deux reporters s’engloutissent lentement sous les yeux du cameraman horrifié. Une scène extraordinaire, à enregistrer sur une pellicule.

Merket se penche. Le vide l’attire. Il ne voit plus rien et un doute affreux s’insinue en lui. Si la pesanteur se rétablissait d’un seul coup, brusquement, par la volonté des créatures extraterrestres ?

Joë et sa femme seraient précipités à toute vitesse dans l’abîme. Ils tomberaient, entraînés par leur propre poids. Et ils se fracasseraient le crâne, des mètres et des mètres plus bas.

C’est à ça que songe le caméraman. À ça et au danger que guette ses compagnons, même s’ils atteignent sains et saufs le fond du gouffre.

***

La dernière journée d’octobre restera à jamais gravée dans la mémoire de Joan et de Maubry. Dans celle de Merket aussi. Tous, ils vont vivre une aventure inimaginable, à laquelle ils étaient certes loin de s’attendre. Ils imaginaient pas mal de choses, car leurs esprits travaillaient dur. Mais pas ça. Pas ça du tout.

Les deux reporters entraînés dans l’abîme ne songent même pas que le champ de force qui freine leur chute pourrait s’interrompre brusquement. D’autres préoccupations les accaparent. Ils se demandent si, enfin, ils vont se trouver nez à nez avec les créatures lumineuses, s’ils perceront le mystère d’une présence étrangère sur la Lune.

Ils touchent le fond de la crevasse. Ils sentent sous leurs pieds un sol dur, rocailleux. Ils lèvent la tête. Ils aperçoivent faiblement une lueur, une sorte de fente, à douze ou quinze cents mètres. Le bord extérieur de la faille. Là-haut, Merket doit être aux cent coups, le regard plongé dans l’abîme.

Joë rassure son camarade :

— O.K., vieux. Tout va bien. Ne te fais pas de bile.

La voix du caméraman est imprégnée d’inquiétude :

— Si les cinq créatures qui sont sorties de là reviennent ? Qu’est-ce que je fais ?

— Rien. Camoufle-toi et laisse-les redescendre. D’ailleurs, pourrais-tu autre chose ?

— Évidemment, Joë, évidemment…

Maubry lève encore la tête vers la partie supérieure de la crevasse. La nuit laiteuse forme une tache plus claire, une tache minuscule, rétrécie. C’est impressionnant, ce trou noir.

Ils tâtonnent, palpent. Leurs mains gantées courent sur des aspérités rugueuses. Ils avancent de quelques mètres. Deux ou trois, pas plus. Puis ils distinguent la clarté.

C’est autre chose que la lueur de la nuit. Plus artificiel. Un éclat légèrement bleuâtre, fascinant. Au fond de la faille, invisible de l’extérieur.

Ils se tiennent les mains, comme des gosses. Leurs tempes battent. Poitrines haletantes, gorges un peu serrées, ils s’engagent dans le souterrain qui s’enfonce à l’horizontale, comme une galerie de mine. Ils sont brusquement environnés par la lumière bleutée.

Ils se tiennent juste debout dans la galerie aux parois luminescentes. Ils ne savent pas s’il s’agit d’un souterrain existant naturellement, et éclairé, ou bien tout simplement d’un long cylindre préfabriqué, amené ici par éléments. La luminosité noie tout, estompe les détails.

Joë n’ose pas contacter Merket, en surface. Il n’ose pas parce que son attention est sans cesse aux aguets. De plus, il craint que sa voix ne s’amplifie, captée par d’invisibles conduits.

Ils marchent, les pieds baignés de lumière. Mais une lumière qui ne fatigue pas les yeux, qui ne nécessite pas l’apport d’un écran polarisateur.

Ils se tiennent toujours la main. Ils avancent de front et leurs pas ne produisent aucun bruit. La perspective de se trouver sous la croûte lunaire ne les effraierait pas, mais ils savent parfaitement qu’ils progressent dans quelque chose d’artificiel. Ils suivent une clarté immuable, plus que des parois invisibles. Ils se dirigent selon la lumière. Ils sont guidés et peut-être même psycho-guidés. Pourquoi pas ?

En tout cas, ils ont l’impression d’agir selon leur propre initiative. Ils pensent que s’ils le voulaient, ils feraient demi-tour, que rien ne les empêcherait. Or, ils sont trop captivés pour que cette envie les effleure. Ils veulent savoir et cette soif de vérité les pousse un peu plus loin. Toujours plus loin, dans les entrailles du satellite. L’absence totale de repère ne leur permet pas de se faire une idée. Ils ignorent s’ils montent, s’ils descendent. Le temps même s’abolit.

Ils ont l’impression soudain que le cylindre s’élargit. Ils débouchent alors dans une salle immense. La même lumière bleutée borne l’horizon, masque les véritables dimensions du local.

Mais ils voient. Ils voient des choses étranges, extraordinaires, fascinantes. Ils admirent, ils observent, ils cherchent dans leur pauvre cerveau d’humain à quoi peut correspondre l’activité qui se manifeste devant leurs yeux.

De la voûte supérieure noyée par la clarté partout présente, descend une grosse tubulure transparente. Cette tubulure traverse trois sphères avant d’atteindre la partie inférieure de la salle. Trois sphères baignées de lumière verte, mauve, rouge.

À l’issue de ce triple passage dans les boules lumineuses, le cylindre se dédouble en quatre canalisations qui aboutissent chacune à une sorte de « moule » également translucide, en forme de cocon.

Ces moules, dressés sur des socles, sont caractéristiques. Ils ressemblent à des flammes de bougie. Environ, soixante-quinze centimètres de hauteur. Très effilés à leurs extrémités, renflés au centre.

Il se passe quelque chose d’insolite à l’intérieur de ces cocons géants. Simultanément, dans les quatre alvéoles. Car ils ne sont pas vides. Une créature s’y tient logée et le cocon la sculpte très étroitement.

La main de Joë tressaille longuement dans celle de Joan Wayle. Sa voix trahit un trouble certain :

— Les êtres lumineux, Joan… Ils nous ont vus, dit-il dans un souffle.

— Non, je ne crois pas. Ils semblent immobiles, figés. Que font-ils dans ces cocons ?

— Je ne sais pas. Attends. Il se passe encore quelque chose.

Fascinés, ils regardent. Des bras mécaniques, articulés, ouvrent les quatre cocons, en extirpent les créatures, les déposent à quelques centimètres du sol, ouvrent leurs mâchoires.

Les Gnarks ne tombent pas. Ils flottent. Un faisceau d’ondes porteuses les saisit alors et les quatre corps sont emportés vers un autre souterrain. Ils disparaissent dans la lumière bleue.

La scène exige des nerfs solides. Ceux de Joan craquent. Un tremblement général l’agite et Joë le remarque.

— Du cran, chérie !

Elle se raidit, se mord les lèvres jusqu’au sang :

— Fuyons, Joë, fuyons ! gémit-elle.

Il la retient solidement par le bras. Il comprend qu’elle flanche. Mais ils touchent au but. Ils frôlent la vérité. Peuvent-ils tout rater, en une seconde, sur un coup de tête invraisemblable ?

— Maîtrise-toi. Il le faut. Je t’aiderai. Mais tu vois bien qu’au fond nous ne risquons pas grand-chose.

Il parle trop vite. Il ne s’en rend pas compte. Il parle comme si les obstacles n’existaient pas, comme si tout était d’une facilité déconcertante. Il se trompe. Et il ne tarde pas à s’en convaincre.

Il sent, il devine une présence derrière lui. Une intuition, il se retourne, d’un bloc. Alors il hurle :

— Joan !

Elle pivote aussi sur ses talons. Un mur de lumière se dresse devant eux. Ils reculent, épouvantés, vers le centre de l’étrange local. Six, sept peut-être douze Gnarks barrent la seule issue de secours.

Ils grouillent, ils vivent. Leurs corps sans appendice externe oscillent, se tordent lentement, se contorsionnent. Ils avancent vers les Terriens, muraille infranchissable.

Alors, Maubry prend son élan. Il fonce. Sa tête heurte les créatures. Il cogne contre quelque chose de dur. Les Gnarks ne reculent pas. Joë recommence. Deux fois, trois fois. Il s’épuise rapidement. Le souffle lui manque. Il comprend qu’il ne pourra pas vaincre l’obstacle.

Il serre Joan dans ses bras, par protection. Il recule encore et depuis son entrée ici, le silence l’accompagne. Un silence abominable qui use les nerfs. Joë voudrait du bruit soudain. Beaucoup de bruit.

Il crie. Il crie à tue-tête. N’importe quoi. Les créatures ne s’écartent pas. Il aurait dû amener une torche. Trop tard maintenant. Il s’agit avant tout de prévenir Merket.

Il halète :

— Merket… File au camp, dare-dare. Alerte Jess. Dis-lui qu’il vienne, avec du monde. Des flics armés. Oui, armés. Ici, pas de vibrations. Tu m’entends ?

La voix faible du cameraman lui arrive, affolée :

— Oui, oui, Joë. Compte sur moi. Je reviens le plus tôt possible.

Maubry soupire, rassuré :

— Courage, Joan. Jess va nous aider.

Soudain, il bascule, essaie de se retenir. Il ne le peut pas. Il se sent entraîné par une force irrésistible. Il devine qu’un champ d’ondes le happe, l’attire. Il disparaît avec Joan dans la même galerie que dix minutes plus tôt, les créatures sorties des moules ont empruntée.

***

Là-haut, là-haut, au bord de la faille, Merket entend l’appel de Maubry. Puis soudain, plus rien. Rien que le silence écrasant. Le silence qui affole et alourdit l’atmosphère.

— Joë ! Joë ! Réponds !

En vain. Nulle voix venue des entrailles de la Lune. Nul écho de vie. L’incertitude. L’attente fiévreuse, insupportable. Les secondes qui n’en finissent pas et paraissent des siècles.

Le caméraman, couché à plat ventre au bord de l’abîme, se relève, sueur aux tempes. Ce qu’il redoutait, ce qu’implicitement, Maubry redoutait aussi, se produit. Le drame. Le drame brutal.

D’un bond, le technicien franchit la crevasse. Il se retrouve de l’autre côté. Devant lui s’étend une bande de terrain plat.

— Mais quelle idée a eu Joë de s’embarquer dans cette galère ? Tout ça pour l’exclusivité d’un reportage qu’il ne pourra peut-être jamais faire parvenir à Robeson, grommelle-t-il.

Un espoir subsiste. Jess. Bill Jess. Il faut le prévenir à toute vitesse. Chaque minute compte. C’est une course contre le chrono.

Des lueurs dans la nuit. Quatre, cinq lueurs. Elles approchent en sautillant, barrent la route à Merket, forment un demi-cercle menaçant devant lui. Il les reconnaît, frémit. Il se sent perdu.

Il recule, traqué. Il recule, l’œil fixé sur les créatures lumineuses, cherchant à deviner leurs intentions. Un pas, deux pas, dix pas en arrière. Peut-être qu’en fonçant sur la gauche, il les évitera de justesse, il passera. À moins qu’il ne saute par-dessus les cinq corps lumineux. La pesanteur sur la Lune lui permet cet exploit.

Il se décide, prend son élan. Il recule encore d’un mètre. Alors il perd l’équilibre, réalise trop tard qu’il s’est rapproché trop près de la crevasse.

Sous lui, le sol cède. Il s’enfonce dans l’abîme avec la légèreté d’une plume. Malgré cette sensation voluptueuse, il comprend que la situation est perdue. Par sa faute.