CHAPITRE V
Un tremblement agite Joan. Elle s’arrête, haletante. Ses yeux trahissent son angoisse. Toute une foule de symptômes prouve que la peur ronge son organisme. Pourtant, le courage ne lui manque pas. Elle a démontré en d’autres occasions{ii} qu’elle était l’égale d’un homme. Seulement en face de manifestations surnaturelles, elle se trouve désarmée.
Elle saisit le bras de son mari, l’agrippe fortement comme pour y chercher un appui. Sa voix se casse :
— Excuse-moi, Joë. Quand tu m’as raconté ton histoire de feux follets, je ne t’ai pas tellement pris au sérieux au début.
— Moi aussi, moi aussi, j’étais sceptique, remarque à son tour Baxer.
Maubry ne jouit pas de son triomphe.
— Il faut les avoir vus une fois. Dès lors, nous ne pouvons plus les oublier. Ils hantent notre sommeil, notre esprit.
— C’est quand même bizarre, murmure le biologiste.
— Quoi donc ? fait Merket. La présence de ces créatures ?
— Oui, d’abord. Mais je pensais à autre chose. Comment expliquer que personne d’autre ne les aperçoive ? Jusqu’à preuve du contraire tu étais le seul, Joë, avec ton caméraman, à les avoir observées.
Ils avancent vers les quartiers-Est. À chaque coin de rue, ils stoppent, plongent un œil anxieux à droite et à gauche, cherchent la mystérieuse lumière bleuâtre. Leurs cœurs battent follement dans leurs poitrines.
— L’explication paraît simple, chuchote Maubry. Les créatures ne se manifestent apparemment qu’aux endroits touchés par les vibrations, par ce prodigieux faisceau absorbant qui tombe de l’espace et troue notre atmosphère : Il ne s’agit sûrement pas d’un hasard. Or, ces lieux sont désertés par les hommes. Les êtres le savent et c’est pour cela qu’ils envahissent seulement les villes abandonnées.
— Pourquoi rôdent-ils dans les rues ?
La question soulevée par Joan ne trouve évidemment aucune réponse. C’est tout le problème psychique d’une race inconnue qu’il faut résoudre. Les meilleurs spécialistes n’y sont pas parvenus.
— Là ! Là ! halète soudain Baxer.
Il montre une large avenue étouffée par la nuit, bordée de maisons basses. Quelque chose bouge, se tortille, à une distance inappréciable. Trente mètres ? Cinquante mètres ?
Deux, quatre, sept de ces immondes choses sautillent, glissent. Oui, elles ressemblent bien à des feux follets, à d’énormes flammes de bougie, sans support matériel. Elles n’ont pas l’air d’avoir détecté la présence des hommes et elles se dirigent vers le carrefour.
Maubry et ses compagnons refluent en hâte dans la rue adjacente. Ils sont chaussés de brodequins souples, en caoutchouc, et ils marchent sans bruit. Très rapidement, ils tirent leur matériel de leurs sacs.
Leurs gestes nerveux manquent de précision. Ils ne vont pas aussi vite qu’ils le voudraient. Tous quatre revêtent des combinaisons de plastique isolantes, fournies par Baxer, et dont le mécanisme de ventilation ne contient aucune partie métallique.
Joë lance une dernière recommandation, superflue :
— C’est convenu. Nous nous précipitons sur une seule créature. Nous ignorons les autres.
Il ajoute :
— Et faites gaffe. Pas de gestes brusques. Vous savez que ces bestioles se dédoublent au moindre choc.
Ils attendent, comme une araignée au milieu de sa toile. Baxer a préparé une sorte de filet, aux mailles serrées, et muni d’une cordelière. Ils sont obligés d’avoir recours à des moyens archaïques et s’ils réussissent, ils auront accompli une sorte d’exploit sportif.
— Les voilà ! souffle Joan Wayle, qui fait le guet.
Les sept apparitions lumineuses surgissent au carrefour. Elles virevoltent, hésitent. Sûr, elles sentent un danger. Aussitôt, elles s’éparpillent et elles vont s’échapper lorsque Joë et Merket s’élancent.
Ils possèdent un fameux courage. Même sous leurs combinaisons transparentes, qui leur assurent peut-être une protection illusoire, ils ne brillent pas tellement. La peur au ventre, les dents soudées, ils se jettent à corps perdu dans une mêlée épouvantable.
Ils ont choisi leur victime, la plus proche. À six mètres. Ils foncent et quand ils arrivent à proximité de la chose, ils tendent leurs mains. Ils saisissent la créature à bras le corps et ils ont l’impression de toucher de la matière glacée.
Joë le savait déjà. Malgré leur luminosité, ces étranges choses ne dégagent aucune chaleur. Elles possèdent un cortex dur, mais flexible. Les mains ne s’enfoncent pas dans une masse charnue. C’est même d’une extrême dureté, comme de la roche ou du métal.
Protégés par leurs vêtements isolants, gantés, les deux reporters évitent l’asphyxie. Ils surmontent ce puissant dégagement de gaz irrespirable qui enveloppe chaque créature lumineuse. Sans ces précautions, depuis longtemps ils seraient à terre, inanimés.
L’impression qu’ils sont en train de gagner la partie s’impose à leur esprit. Cette idée les galvanise. Ils tiennent bon, malgré leur répugnance. Car la chose se débat. Elle se débat vigoureusement, cherche à s’échapper en imprimant de violentes secousses. Comme elle possède sûrement une musculature inférieure à celle de ses assaillants, elle demeure impuissante.
Du reste, cette gymnastique la fatigue très vite. Elle s’essouffle. Son organisme mollit. Ses spasmes deviennent de moins en moins efficaces.
— Jack ! Jack ! hurle Maubry. Le filet !
Jusque-là, Baxer et Joan sont restés les témoins impassibles de cette scène prodigieuse. Leur plan ne consistait pas à entrer dans la mêlée, mais à parachever l’œuvre de leurs camarades, d’ailleurs nettement plus robustes qu’eux.
— Tenez bon ! dit le biologiste.
Il enveloppe la chose avec le filet. Joan lui donne un coup de main et l’extraordinaire chasse se termine. La prise ne bouge plus. Immobilisée, elle semble accepter son sort. Les mailles l’enserrent.
Baxer tire comme un sourd sur la cordelière.
— Pas si fort, Jack, conseille Maubry. Ce machin-là est peut-être fragile.
— Tu crois ?
— En tout cas, il s’est fatigué rapidement. J’aurais cru qu’il nous aurait donné plus de mal. Hein, Merket ?
— Oui, oui, opine le cameraman. C’est quand même une drôle de capture. Je me demande à quoi ça ressemble. Si ça possède un cerveau, alors ses méninges doivent activement travailler. Ce tas de viande peut avoir peur, comme il peut manifester une plate indifférence.
— Nous le tenons, soupire Joan Wayle. J’espère, Baxer, que vous aurez l’occasion d’exercer vos talents. Ce n’est pas tous les jours que vous examinerez un échantillon de la sorte ! Bien de vos confrères vous envieraient.
Merket sonde du regard les rues voisines :
— Les autres trucs ont disparu au moment de l’attaque. Un instant, j’ai pensé qu’ils pourraient venir en aide à leur congénère. Non, ils ont pris la fuite.
Joan assemble minutieusement les diverses parties d’un genre de chariot. Tous ces éléments sont en plastique et s’adaptent les uns dans les autres. Quatre roues supportent un plateau bas, solide.
Les reporters hissent leur prise sur le véhicule. Au travers du filet, la créature apparaît beaucoup moins lumineuse. Sa couleur bleuâtre vire au mauve. En tout cas, elle n’émet aucun son.
L’étrange cortège s’achemine ainsi vers la périphérie de la ville. Merket et Joë tirent le chariot, sans effort. Leur fardeau ne pèse guère, vingt ou trente kilos au maximum. De chaque côté, Baxer et la jeune femme tiennent solidement les extrémités de la cordelière.
— Pourvu que Oker soit au rendez-vous ! remarque Maubry. Il faut que nous soyons sortis de la ville avant le jour.
— Bah ! Près du cercle polaire, les nuits sont beaucoup plus longues, estime Baxer, même en octobre.
— D’accord. Mais Oker peut être embêté par les patrouilles de police. On ne se hasarde pas aisément sur les limites de la zone interdite.
Merket met une note d’optimisme dans la conversation. Chacun croit naïvement que les difficultés sont terminées, que maintenant, ils peuvent respirer un bon coup, librement.
— Vous nous imaginez un peu entrant au camp provisoire, dans cet équipage ? Nous ferions sensation.
— Logiquement, soupire Joan, nous devrions…
— Je sais, coupe Joë. Tu m’as déjà dit qu’à ton avis, nous aurions dû agir avec le concours de l’armée ou de la police. Si nous t’écoutions, il faudrait ramener notre prise aux pieds de ces messieurs. Et mon ami Baxer, qu’est-ce que tu en fais ? Quand il aura examiné la chose, il publiera un communiqué officiel. Membre de l’Institut, on l’écoutera très sérieusement. De notre côté, nous lancerons une bombe à la face du monde. La T.V. américaine sera la première à montrer à son public un échantillon extrêmement rarissime. Objectivement, Jack, tu peux déjà te faire une opinion ?
Le biologiste hoche la tête :
— Très vaguement. Je n’ai que palpé la chose. L’absence d’éclairage ne facilite pas mon examen. Je crois, mais je crois seulement, qu’il ne s’agit pas d’une créature de chair. Enfin, pas d’une chair telle que nous la concevons.
— Je pensais que la cellule vivante était universelle, qu’elle possédait les mêmes structures biologiques, le même métabolisme. Un protoplasme, un noyau, des chromosomes. Disposés différemment, d’accord, mais immuablement constitués de protéines et d’acides aminés.
— Non, non. Je parle d’une autre substance, quelque chose d’autre que de la protéine et qu’un acide aminé. Je m’avance beaucoup à la lumière de mon examen partiel, incomplet. Seul, le microscope pourra analyser d’une façon précise.
Ils cheminent toujours vers la périphérie. Ils vont bientôt quitter les dernières maisons de la ville lorsque Merket, qui marche en tête, s’arrête brusquement. Il tend la main devant lui, ouvre des yeux exorbités.
Sa gorge se noue :
— Regarde ! hoquette-t-il.
L’inquiétude assombrit alors le front de Maubry et de ses compagnons. La menace se dessine. Une menace à l’issue incertaine, aux moyens inconnus.
Combien sont-ils, rassemblés, agglutinés ? Dix, vingt, cent ? Ils sont impossibles à compter car ils se déplacent sans cesse. Ils sautillent, par bonds mesurés, de droite à gauche. Parfois, ils s’amalgament, forment un rang serré, compact. Une muraille bleuâtre, lumineuse, presque transparente. Un obstacle de lumière palpitante, grouillant de vie.
Sûr. Ils sont tous là, tous. Tous ceux qui, de l’espace, sont tombés sur la ville comme une pluie démoniaque. Ils s’approchent, lueurs silencieuses, affolantes.
Alors, les hommes reculent, épouvantés. Ils reculent à petits pas mais ils s’aperçoivent très vite qu’ils sont traqués. Derrière eux, d’autres créatures surgissent, barrant toutes les issues. Ils ne peuvent pas s’échapper. Ils le savent, ils le devinent. Ils sont persuadés que cette meute fondra sur eux, dans un ensemble parfait, qu’ils seront submergés, qu’une mort épouvantable les guette.
Sans arme, ils ne peuvent pas lutter contre autant d’adversaires, hargneux, obstinés, diaboliques.
— Ils veulent libérer leur congénère, halète Maubry, figé.
Joan se blottit dans les bras de son mari. Elle gémit :
— Ah ! Si nous avions une arme…
Ils ont quitté leurs combinaisons isolantes, gênantes, encombrantes. Ils se retrouvent, dos au mur, avec devant eux le cercle menaçant de leurs adversaires soudain audacieux. Ils ne donnent pas cher de leur peau.
***
— Quelque chose peut encore nous sauver, halète Joë.
— Quoi ? Dis vite. Les secondes pressent, souffle Joan Wayle.
— Nos combinaisons ? suggère Baxer.
— Ah ! Oui, les torches, approuve Merket. Dans notre affolement, nous les oublions.
Ils tirent les longs bâtons de résine de leurs sacs. Des torches comme on en rencontrait jadis au bon vieux temps. Maubry avait insisté pour que ces objets soient inclus dans leur attirail. Mais dans son idée, leur utilité était toute autre. Il pensait aux besoins, aux nécessités d’un éclairage éventuel. L’emploi de lampes à piles s’avérant inopérant, il fallait bien se rabattre sur des moyens plus archaïques.
Le caméraman craque une allumette et enflamme l’une des torches. Une intense luminosité fulgure soudain, illumine la nuit.
— Tu crois que…
— Oui, oui, ça marche ! jubile Maubry. Allumes-en une autre.
Deux, trois torches brillent au poing des hommes. Ils les brandissent à bout de bras. Le cercle menaçant des assaillants s’écarte avec prudence et effroi, instinctivement.
Encouragé par ce succès, Joë fait un pas en avant. Son flambeau décrit un arc de cercle et les créatures lumineuses reculent encore, une seconde fois. Trois, quatre, cinq pas en avant. Les reporters se dégagent. Mieux les êtres de l’espace abandonnent le siège, s’évaporent dans la nuit.
Maubry ricane :
— Ils ont peur du feu, ou de la lumière trop vive. Ça explique probablement pourquoi ils n’envahissent la Terre que la nuit.
L’atmosphère se détend. Les poitrines se libèrent. Joan se presse dans les bras de son mari :
— Chéri… Sans toi…
— Sans les torches, veux-tu dire.
— Enfin, c’est quand même toi qui as eu cette idée.
— Oh ! Sur le moment, je ne savais encore pas si elle réussirait. Il fallait bien tenter quelque chose.
— Qu’est-ce qui nous serait arrivé, sans ça ?
Le reporter hausse les épaules :
— Je n’en sais rien. Comme ces saloperies dégagent un gaz irrespirable, elles voulaient sûrement nous asphyxier.
— Le tort, le gros tort, remarque Merket, c’est d’avoir ôté trop tôt nos combinaisons. Nous pensions que la partie était gagnée.
Baxer vérifie le comportement de la créature prisonnière, toujours amollie sur le chariot. Bon. Les mailles du filet sont intactes, ni coupées, ni même entamées. La cordelière assure un bouclage efficace.
Cette immobilité de la chose inquiète Merket :
— Pourvu que…, qu’elle ne soit pas trop amochée !
— Non, certifie le biologiste. Mais je vous en prie, Merket, éloignez votre torche. Vous voyez bien que vous incommodez la créature.
En effet, celle-ci se contorsionne chaque fois que le caméraman approche un peu trop son flambeau. Elle affiche ainsi une certaine répugnance devant cette clarté insolite. Peut-être même souffre-t-elle, physiquement.
— Eh ! bien, ça vous rassure ? plaisante Baxer.
— Oui, oui, opine le technicien T.V. Maintenant, il s’agit de sortir de la ville.
— Oker nous attend. Allons-y, décide Joë.
Ils hâtent le pas et se dégagent totalement du pâté de maisons où pendant quelques minutes ils ont vécu des moments atroces, où ils ont franchement cru leur dernière heure venue.
Ils marchent maintenant en pleine campagne. Par prudence, ils ont éteint leurs torches. Ils ne tiennent pas tellement à signaler leur présence à un hélicoptère en patrouille.
Tirant le chariot, ombres imprécises dans la nuit, ils approchent du lieu où Oker les a déposés et où en principe il doit les reprendre, selon les conventions. L’opération a été méticuleusement organisée dans ses moindres détails, en fonction de sa réussite naturellement. Si elle avait échoué, les détails ne présenteraient évidemment plus la même importance.
— Je crois que c’est ici, dit Merket, désignant un mamelon. Oker s’était posé sur cette colline.
Il place ses mains en porte-voix devant sa bouche :
— Ohé ! Oker ! Oker ! appelle-t-il.
— Ta gueule ! intime Maubry. Pas si fort. Suppose qu’une patrouille t’entende.
— Bah ! Nous percevrions la turbine de l’hélico.
— Je parle d’une patrouille à pied, précise le téléreporter.
Le caméraman hausse les épaules. Il se tait et marmonne :
— Oker n’est pas encore arrivé. Nous sommes peut-être en avance. Nous avions rendez-vous à six heures. Il n’en est que cinq, ou même quatre. Possible.
Ils regrettent le manque d’une montre. Mais elle n’aurait pas tenu cinq minutes dans la zone soumise aux vibrations. Ils patientent ainsi un bon moment. Ils trouvent même le temps long.
Un hurlement adouci par les grilles d’absorption trahit soudain la présence d’une turbine. Ils lèvent la tête et aperçoivent le gros clignotant rouge d’un hélicoptère. Celui-ci passe au ras du sol, à cent mètres, et s’éloigne très rapidement.
— Ouf ! Les flics, soupire Maubry. Heureusement qu’ils n’ont pas repéré le machin lumineux.
— Bizarre, remarque Baxer. La créature devient mauve.
Ils se sont couchés au passage de l’hélico. Une certaine crainte persiste et s’ils venaient à être découverts, ils ruineraient toutes leurs espérances. Ils misaient gros sur la chance. Tellement gros qu’ils n’ont pas réfléchi à toutes les difficultés.
Un quart d’heure. Un autre sifflement de turbine. En vain cherchent-ils le clignotant de l’engin. Non. C’est un véhicule qui se promène tous feux éteints, tout simplement parce qu’il ne tient pas à la publicité.
— Oker ! devine Maubry.
Il s’élance vers le mamelon, gravit la pente. Une silhouette noirâtre surgit de la nuit, sort du ciel comme d’un tunnel. Un rotor brasse l’air.
Joë fait des gestes impératifs. L’hélico s’abaisse, se pose. Le reporter court, tête baissée. Il plonge sous les pales bruyantes, ouvre le cockpit, s’assied aux côtés d’Oker.
— En bas, vieux, en bas. Nous avons le colis.
— Vous avez réussi ?
— Oui. Mais nous avons eu chaud. Très chaud. Nous te raconterons. Pour le moment, tirons-nous d’ici en vitesse. Tu as eu des ennuis pour venir ?
— Je me suis glissé derrière une patrouille, explique le pilote. Je savais qu’ainsi je serais tranquille pour un moment.
— O.K. Quelle heure ?
Oker désigne sa montre :
— Six heures moins vingt. Vous vous êtes grouillés.
D’un bond, l’hélico gagne le bas du mamelon. Le chargement s’opère avec précaution, comme s’il s’agissait d’une marchandise très fragile. Puis l’engin, ayant récupéré ses quatre passagers, s’éloigne rapidement de la zone interdite.
Oker, sur une carte, se repère. Il se dirige aux instruments car la nuit épaisse ne permet aucune visibilité. Il fonce vers le nord, met des kilomètres entre eux et le camp des réfugiés.
Dans un coin désertique, ils attendent le jour. Quand l’aube se lève, ils reprennent leur vol, longent la baie d’Ungava. Des falaises se profilent sous l’appareil, noyées de brume.
— C’est là, dit Maubry.
Ils descendent, se posent enfin au fond d’une gorge étroite, juste à l’entrée d’une grotte profonde. Ils ont visité la région la veille et ont choisi le coin à cause de son éloignement de tout lieu habité.
— Nous serons tranquilles, estime Baxer avec satisfaction. Vous permettez ? Je commence immédiatement mon examen. En attendant, installez donc le campement dans la grotte et faites chauffer du café.
Pendant que Merket, Joan et Oker préparent le bivouac, Baxer et Maubry endossent leurs combinaisons isolantes. Ils bouclent soigneusement le cockpit.
— Pas trop fatigué, Jack ? Nous pourrions remettre la séance à plus tard.
— Tu rigoles ! Un échantillon pareil n’attend pas. J’ai trop hâte de savoir à quoi ressemble biologiquement cette créature.
Le jeune savant prépare une seringue, ouvre une ampoule, pompe le liquide qui passe ainsi dans la seringue. Il s’approche de la créature toujours captive du filet.
— Tu vois. Sa luminosité s’atténue fortement avec le jour. À cent mètres, elle passe inaperçue… J’y vais, Joë ?
Celui-ci acquiesce avec un petit serrement au cœur. Baxer, à plusieurs reprises, tente d’enfoncer son aiguille dans cette chair glacée. Il n’y parvient pas. Son front ruisselle de sueur.
— Je pique une enveloppe extrêmement dure, aussi dure que de la pierre ou du métal. N’empêche. À chaque tentative, ce… cette masse réagit par un spasme. C’est signe qu’elle possède un organe de la sensibilité.
— Méfie-toi qu’elle ne se dédouble pas, s’inquiète le reporter.
— Non, le choc que je provoque n’est pas assez rude.
Le biologiste siffle soudain :
— Attends… J’ai peut-être trouvé. Regarde.
Il désigne la créature qui ressemble à un morceau de pierre ponce, en forme de fer de lance, d’un gris bleuté. De nombreux alvéoles, plus ou moins évasés, trouent cette chair rigide. Or, ces pores se contractent imperceptiblement, signe indubitable d’une vie interne. Il faut un examen très minutieux pour s’en rendre compte.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? s’informe Maubry.
— Je vais piquer l’un des alvéoles. Peut-être parviendrai-je à injecter mon liquide.
Il réussit en effet. Le contenu de la seringue s’infiltre dans l’un des pores et l’opération provoque un spasme périphérique. Mais les mailles du filet maintiennent solidement la masse vivante.
Rapidement, les contractions des vacuoles s’apaisent, se relâchent. Baxer note ce phénomène avec satisfaction et explique :
— Le T.D.14, que je lui ai injecté à une dose approximativement proportionnelle à son poids, produit ses effets. La créature est plongée dans l’inconscience. Je vais pouvoir prélever un échantillon de sa masse que j’étudierai ensuite au microscope.
Il se livre à divers examens cliniques, plonge une sonde dans l’une des vacuoles, effectuant ainsi des prélèvements humoraux.
Son étonnement grandit :
— A priori, il semble que cette masse soit creuse à l’intérieur, qu’elle contienne une sorte de gaz pour le moment indéfinissable.
Cette absence d’organes externes stupéfie les hommes. Joan frappe au cockpit, montre deux tasses de café bouillant.
Joë ouvre. Il explique que la chose est inconsciente. Alors Merket, Oker et Joan peuvent s’approcher pendant que Baxer et Maubry boivent leur café.
Un froid vif entre dans l’hélico. Peut-être que le biologiste en aurait appris davantage à ses compagnons lorsqu’un phénomène attire son attention.
Quelque chose plane au-dessus de la falaise, juste à la verticale de l’hélicoptère. Quelque chose qui émet une faible lumière verdâtre, en forme de boule.
Un sombre pressentiment envahit Merket :
— Nous avons déjà vu ça quelque part. Souvenez-vous, cette nuit à Ungava.
— Oui, halète Joë. Les…, les créatures de l’espace sont tombées de cette sphère de lumière, au-dessus de la ville.
— Un astronef ? remarque Oker, inquiet.
— Ils viennent pour leur congénère, devine le caméraman, angoissé. J’ai peur… J’ai peur que cette fois nous soyons foutus !