CHAPITRE IX
Ils sentent que le sol se raffermit sous eux. Ils n’ont plus cette terrible sensation d’être soutenus par une force invisible. Ils sont libres de leurs mouvements.
Ils accèdent à une salle plus vaste que la précédente. En réalité, l’idée de dimension est perturbée par cette lumière bleutée qui enrobe, noie tout, comme si elle voulait cacher quelque chose. L’ordre de grandeur ne dépasse pas le stade d’une évaluation approximative.
Ils supputent, pas plus. Ils apprécient, ils jugent. Mais ils ne citent pas des chiffres précis. D’ailleurs, quelle importance ?
Le local contient des centaines et des centaines de Gnarks. Du moins, ils le croient. Cent, deux cents, cinq cents créatures rigides, alignées comme à la parade, ou comme stockées. Immobiles, figées dans une mort apparente, privées de vie.
Joë s’enhardit, s’approche de la première rangée, avance sa main gantée. Il palpe. Non.
Il ne décèle aucun tressaillement, aucune contraction. Rien. Un contact froid, dur. Il se souvient alors de la masse vivante capturée à Ungava.
C’était autre chose. Elle bougeait, elle se contorsionnait. Les vacuoles frissonnaient. Divers symptômes prouvaient que la masse vivait.
Une grande stupéfaction cloue Maubry. Ses gestes restent en suspens. Pour un peu, il souhaiterait soudain que cette armée de créatures immobiles se mette en mouvement, ne serait-ce que pendant quelques secondes.
— Je n’y comprends rien, dit-il. Tu crois qu’ils sont tous morts ?
Joan hoche la tête, craintive. Elle se méfie :
— S’ils étaient morts, pourquoi les entasserait-on ici ?
— Un cimetière…, suppose Joë.
— Ils proviennent tous de la première salle, celle que nous avons abordée d’abord en pénétrant dans la base. Ils sortent tous de ces sortes de moules que nous avons observés. Il semble que nous sommes dans une gigantesque fabrique de créatures.
L’hypothèse de Joan en déclenche une autre chez son mari, par enchaînement d’idées.
C’est gratuit. En tout cas, c’est mieux que de ne pas se poser de question du tout.
— Des robots, des androïdes… Ici sont entassées leurs carcasses. Mais il existe d’autres salles de montage.
— Pourquoi accaparent-ils le fer de notre planète ?
— Heu !…, justement. Pour fabriquer des carcasses de robots.
La journaliste du Star-Tribune ne paraît pas convaincue. Elle n’a pas tort. Son mari s’oriente dans une mauvaise direction et il échafaude des thèses parfaitement idiotes. Elle le dissuade et montre plus de sagesse :
— Je ne dis pas que les créatures extraterrestres n’utilisent pas des robots. Mais tu insinues que nous avons affaire seulement à des androïdes.
— On peut tout imaginer, non ? Des androïdes intelligents.
— Qui agiraient selon leurs propres initiatives ? C’est du domaine de l’utopie. Quelqu’un, un être biologique, a initialement créé ces androïdes.
— D’accord, d’accord, reconnaît Maubry. Ça n’empêche pas ces créatures artificielles de parvenir à un stade d’évolution très avancé, et même de se libérer de la tutelle de leurs créateurs.
Quelque chose attire brusquement leur attention et interrompt leurs réflexions. Joë tressaille :
— Tiens ! En voilà de vivants.
Une dizaine de Gnarks apparaissent, vomis par la lumière bleue. Il est impossible de savoir d’où ils sortent. Ils émergent du rayonnement lumineux qui fait écran au regard.
Ils encadrent les deux Terriens. Ou plutôt les trois. Car Merket rejoint ses compagnons à ce moment-là. Il titube. Le champ d’ondes l’a transporté jusque-là et il est forcément passé dans la salle de fabrication.
Du coup, un sombre pessimisme envahit Joë et sa femme. Le dernier maillon qui les reliait à la civilisation, leur civilisation, cède, craque. Cette rupture entraîne des conséquences dramatiques. Jamais Jess ne viendra les chercher jusque-là.
Le cameraman explique brièvement sa mésaventure. Maubry ne lui en veut pas. Ils se débattent contre des créatures diaboliques.
— Je suis désolé, Joë, désolé, répète Merket, ennuyé.
— Ne t’en fais pas, vieux. Mieux vaut encore que nous soyons réunis. Jess et les autres risquaient de subir le même sort que nous.
Le double rang des Gnarks se resserre. Les reporters retrouvent en eux les mêmes êtres déjà aperçus sur la Terre.
— Je crois qu’ils nous invitent à les suivre, devine Joan.
— Eh bien ! soupire Joë, ne les décevons pas. Allons-y.
Ils esquissent quelques pas en avant. Les Gnarks les imitent. L’étrange cortège traverse ainsi toute la salle où sont stockées les déroutantes créatures. Toujours, partout, cette lumière bleutée.
Sous bonne escorte, les reporters marchent quelques instants. Ils franchissent une sorte de sas, entrent dans un autre local, cette fois plus étroit, très faiblement éclairé. Joë note, grâce à son biotest, que la pièce est saturée d’une atmosphère. Son enregistreur signale la présence d’hydrogène, d’azote, et d’un autre gaz inconnu. S’il n’avait pas son scaphandre, il tomberait asphyxié et ça puerait sûrement l’ammoniac.
Quelque chose grouille, vit, au milieu de cet endroit privilégié. Quelque chose d’immonde qui ne ressemble en rien aux créatures lumineuses.
Joan sent son cœur soulevé de dégoût. Moins sensibles, Merket et Maubry réagisse mieux. N’empêche, une abominable grimace tire leurs lèvres.
Il y a de quoi. Vautrée dans un gros alvéole analogue à de la cire, une énorme larve palpite. On dirait un ver à soie. Mais de vingt ou trente kilos. C’est dire sa monstruosité.
Il possède une multitude de courtes pattes terminées par des espèces de ventouses. Son abdomen annelé est difforme, distendu, blanchâtre, presque translucide. Tout un réseau de capillaires apparaît sous la peau mince, flasque, imbibée d’une bave verdâtre produite en quantité par des glandes cutanées.
Une tête noire, sans organe apparent, plus petite que le reste du corps, complète ce moche tableau. La larve est vautrée sur le dos, pattes en l’air, et son abdomen est en train de pondre un œuf de la taille d’un ballon de football.
Elle fait des efforts pour expulser le fœtus. Ses anneaux se contractent. Elle bave par tous ses pores. L’œuf se caractérise par une enveloppe apparemment dure, jaunâtre. Une coque cireuse, protectrice.
Joan détourne le regard. Joë lance :
— Franchement dégoûtant, hein ?
— Ces œufs…, ces œufs…, remarque Joan Wayle. Ce n’est pas des œufs de robots ou d’androïdes tout de même !
Elle offre un éclatant démenti aux thèses de son mari. Celui-ci semble ébranlé :
— Incontestablement, cette larve appartient à la classification des organismes vivants. Animaux ou humanité, je ne sais pas. Mais une créature biologique, c’est sûr. Pourtant…
Il hésite longuement, ajoute :
— Pourtant, quelque chose saute aux yeux. Cette sorte de ver à soie respire le même mélange gazeux que fabriquent les créatures lumineuses, d’après Baxer. Bizarre, non ? Cette pièce est isolée du reste de la base par un sas étanche. Car vous êtes bien d’accord ? Une base souterraine, créée par des extra-terrestres, robots ou humanité, existe sur la Lune.
— Certain, acquiesce Merket. Or, les autres parties de cette base ne sont pas protégées de l’atmosphère lunaire qui y circule librement.
— Constatons surtout, soupire la journaliste du Star-Tribune, que nous sommes incapables de répondre à certaines questions, qu’un tas de choses nous échappe.
À côté d’eux, les Gnarks s’impatientent. Ils poussent lentement les Terriens vers le sas. Quand ils ont quitté le local, Joë grommelle :
— Ils nous ont montré la larve. Croient-ils nous impressionner ?
— Je me demande, dit Merket, s’il existe plusieurs pondeuses de cette sorte. Combien d’œufs peut-elle pondre ?
— Oh ! des gros œufs comme ça… Pas tellement, estime Joan sans trop de conviction.
Ils ne sont sûrs de rien. Tout est disproportionné avec des mesures terrestres. Aucune comparaison ne s’impose, ne s’établit.
Leurs sévères gardes du corps les entraînent toujours plus loin dans les entrailles de la base lunaire. Ils constatent les énormes dimensions de celle-ci au nombre de pas qu’ils font. Cette annexion d’une partie de la Lune les affole un peu.
Ils suivent encore des corridors bordés de lumière. Ils ne perdent pas seulement la notion du temps mais aussi celle de l’orientation.
Une autre salle, sans atmosphère, celle-là. Encombrée d’appareils bizarres. Au centre, un cocon translucide d’où s’échappent plusieurs tubulures et qui ressemble un peu aux moules aperçus dans le premier local.
À peu près la hauteur d’un homme. Ça paraît si étrange que Maubry souligne :
— C’est adapté à nos mesures !
Il ne croit pas si bien dire. Le cocon s’ouvre et les Gnarks poussent les reporters vers le ballon de verre.
— Hé ! proteste Merket. Nous ne pourrons quand même pas loger tous les trois là-dedans !
Joë trouve l’explication logique. Il rumine de drôles d’idées.
— C’est pour un. Pour un seul d’entre nous.
— Qu’est-ce que tu veux qu’on foute dans ce machin ?
— Je n’en sais rien. Mais j’ai envie d’essayer. Qu’est-ce que je risque ?
— Ta vie, Joë, ta vie ! observe Joan en tremblant.
— Ma vie ! N’exagère pas. Pourquoi faudrait-il entrer là-dedans pour passer dans l’autre monde ? Et pourquoi un seul à la fois ? Dix fois, déjà, nous serions morts si ceux qui nous entourent l’avaient voulu. Ils ne le veulent pas.
Il se tourne vers ses camarades avec un large sourire. Il semble décontracté :
— Au revoir, mes petits potes. Je passe le premier. Ça ne vous fait rien ? De toute manière, j’ai l’air d’être le plus courageux.
Il lâche la main de Joan. Non sans mal. Sa femme le retient, la panique dans ses yeux verts. Il la rassure :
— Sans Jess, qu’est-ce que nous pouvons ? Rien. Alors, pourquoi se casser la tête ? Ne vaut-il pas mieux suivre le cours des événements, tels qu’ils se présentent ?
D’un bond, il échappe à la journaliste. Il saute dans le cocon qui se referme immédiatement sur lui. Au travers des parois translucides, il esquisse des gestes, mais ses paroles ne parviennent pas jusqu’à ses compagnons. Il est isolé totalement.
Joan tord ses mains d’angoisse :
— Il est inconscient. Inconscient !
Merket joue le rôle de médiateur. Pourtant, il ne brille pas tellement non plus et la présence de Joë dans ce machin transparent ne lui dit rien qui vaille. Ça pourrait s’achever en tragédie. Il s’attend à ce que Maubry se désintègre, d’une seconde à l’autre. Naturellement, il ment à la jeune femme :
— Moi, j’ai confiance…
Le temps travaille pour eux. Dix secondes. Une minute. Trois minutes. Ça dure un siècle, une éternité. Il ne se passe toujours rien à l’intérieur du cocon. Ou plutôt si. Joë semble soudain surpris. Son regard se dilate. Puis il fait des gestes incompréhensibles. Il tente d’expliquer quelque chose. Sans le secours de sa voix, c’est difficile. Tellement difficile qu’il se rend vite compte de l’inutilité de ses efforts.
Alors son attention se porte ailleurs. En entrant dans la cage de verre, il ne s’attendait guère à ce petit intermède. Jamais, au grand jamais, il n’aurait cru la chose possible.
***
Il hésite. Il hésite longuement. Ce que lui demande la « voix » est lourd de conséquences. Ou bien il ne se passera rien. Ou bien il tombera raide, asphyxié.
Enfin il se décide. Il fait confiance au traducteur-robot. Parce qu’une machine ne peut pas induire dans l’erreur.
Il ôte le casque de son scaphandre avec des gestes lents. Au travers des parois translucides du cocon, il aperçoit Merket et Joan, toujours encadrés par les Gnarks. Ils sont effrayés. Effrayés par l’audace de Joë. Ils ouvrent des yeux immenses, réprobateurs.
Maubry les rassure d’un sourire. Il respire. Il respire un air absolument sain, parfait, analogue à celui de la Terre. Mieux qu’une simple bouteille d’oxygène. Il hume avec satisfaction.
La « voix » tombe d’une des tubulures. Elle s’exprime en américain. Monocorde, sans intonation. Une voix métallique sortie d’une machine. Mais audible, compréhensible, sans accent étranger. Une imitation sans bavure, à rendre jaloux un interprète.
La surprise a cloué Joë sur place quand il a entendu la « voix » pour la première fois. Il s’est demandé ce qui se passait, s’il ne devenait pas dingue, s’il n’était pas le jouet d’un phénomène acoustique. Non. Des mots, des phrases coordonnées. Une prononciation lente, aisée.
— Je suis un traducteur-robot. L’air qui circule dans le cocon est le même que celui que vous respirez habituellement. D’ailleurs, ce ballon étanche a été construit spécialement pour un Terrestre, vous ou un autre, en prévision de ce dialogue.
Idiot. Complètement idiot ! Maubry se mord les lèvres. Évidemment, il aurait dû y penser plus tôt. Son biotest. Une preuve irréfutable. Oui. Il indique bien une atmosphère respirable.
Le traducteur ajoute :
— J’interprète seulement les paroles que me transmet le Koro-Yori, à l’instant même. Une traduction instantanée.
— Le Koro-Yori ?
— La larve pondeuse que vous avez aperçue. Dans la hiérarchie des Gnarks, elle représente le plus haut échelon, immédiatement derrière le Zor-Ko. Le Zor-Ko est unique. Il donne vie aux Koro-Yoris.
Joë frémit. Il ne peut pas s’empêcher de penser que ce ver à soie immonde, un moment entrevu, lui explique actuellement le processus de reproduction des Gnarks, par l’intermédiaire du traducteur.
D’autres précisions éclairent la lanterne du téléreporter, décidément gâté :
— Chaque « zoya » possède à sa tête un Koro-Yori.
— Un zoya ? répète Maubry, dépassé par ce vocabulaire.
— Une colonie, si vous voulez. Ici, il s’agit du zoya 28. Nous sommes parvenus dans le système solaire et nous venons de Koyor, une planète de la Voie Lactée. Sur Koyor, vit le Zor-Ko, notre reproducteur à tous. Sans lui, les Gnarks n’existeraient pas.
— Vous voyagez dans l’espace ?
— Oui. Depuis longtemps, très longtemps. Koyor perd tout son minerai de fer. Il en reste juste assez pour que survive le Zor-Ko. Même. Tôt ou tard, il nous faudra nourrir le Zor-Ko avec du fer importé. C’est pourquoi nous avons dû quitter notre planète, appauvrie en minerai.
Joë comprend déjà pas mal de choses. Mais il n’imaginait pas la situation comme ça.
— Vous êtes des métallophages ?
— Oui. Nous nous nourrissons de fer. Mais d’un fer extrêmement pur, dépouillé de ses impuretés, sous une forme assimilable, que nous transformons chimiquement.
Un temps d’arrêt. Puis le traducteur reprend :
— Vous avez des questions à poser ?
Joë en a des tas. Il sait bien qu’il ne pourra pas les poser toutes. Mais il profite des bonnes dispositions des Gnarks. Il attaque : il souhaite que tous ces renseignements lui servent un jour. D’excellentes références pour un reportage. Il ne rentrera au moins pas bredouille. S’il rentre !
— Le Zor-Ko… Combien de temps vit-il ?
— Nous ne le savons pas. Nous pensons qu’à certaines époques, son organisme se renouvelle, se régénère. C’est une façon de se reproduire.
— Et les Koro-Yoris ?
— Ils vivent plusieurs siècles. Leur fonction est de pondre. C’est l’organe reproducteur du zoya. Quand il meurt, le zoya meurt avec lui. Mais le Zor-Ko peut produire beaucoup de Koro-Yoris. Autant qu’il veut.
— Possédez-vous beaucoup de zoyas à travers l’univers ?
— Nous l’ignorons. Quand un zoya quitte Koyor, il la quitte définitivement, sans espoir de retour. Il mène alors une vie totalement indépendante jusqu’à la mort de son Koro-Yori. Aucun moyen de communication n’existe entre les zoyas essaimés dans l’univers. Des distances considérables les séparent. Ainsi, notre propre zoya porte le numéro 28. Mais bien d’autres colonies, après nous, ont dû quitter notre planète, et la quitteront encore.
— Quelle mission vous pousse dans l’espace ?
— Nous survivons, je vous l’ai déjà expliqué. Koyor s’appauvrit en fer. Il a fallu que nous cherchions ailleurs notre substance de vie. Sinon nous étions tous condamnés. Tous, y compris le Zor-Ko. Les progrès de notre civilisation nous ont permis de nous arracher à notre planète. Le vœu du Zor-Ko est de voir les Gnarks s’essaimer à travers l’univers.
Une question brûle les lèvres de Maubry. Elle lui tient particulièrement à cœur car elle conditionne tout le mode de vie futur de la Terre. Il la pose avec anxiété :
— Combien de temps comptez-vous rester sur la Lune ?
— Nous ne pouvons pas répondre, dit le traducteur. Cela dépend de la quantité de fer que nous trouverons. Votre planète semble riche en ce minerai, très riche. Quand nous aurons épuisé vos gisements, alors nous repartirons. Mais sûrement pas avant.
La nouvelle assomme Joë. La gravité de la situation apparaît. Or, qui pourrait obliger les Gnarks à abandonner prématurément le système solaire ? Maubry cherche des arguments.
— Nous exploitons aussi notre fer, explique-t-il. Nous en fabriquons des machines. Notre civilisation a progressé grâce à lui. Avez-vous conscience du tort que vous nous causez ?
Il ne s’attend pas à des excuses de la part du Koro-Yori. Aussi la réponse du traducteur ne le déçoit qu’à demi :
— Nous en avons conscience, en effet. Seul le hasard nous a amenés dans le système solaire. Après des études approfondies, il est apparu que seule votre planète possédait des gisements de fer assez riches pour nous permettre une implantation prolongée sur votre satellite. La décision de nous installer sur la Lune n’a pas été prise à la légère. La présence sur la Terre d’une civilisation de type humanoïde a finalement penché dans la balance car primitivement notre projet était de nous implanter sur votre propre sol.
— Mais alors, les habitants de ce monde, vous les méprisez ! proteste Maubry avec véhémence.
— Non, affirme la larve par l’intermédiaire du traducteur-robot. Mais nous avons bien réfléchi. Nous nous sommes aperçus que vous pouviez vivre sans fer, ou du moins avec des quantités plus limitées. Il s’agit que vous révisiez vos conceptions, que vous utilisiez d’autres métaux. Ils ne manquent pas, mais vous ne savez même pas les exploiter. Dommage. Certains possèdent des propriétés autrement plus intéressantes que l’hématite. Tandis que le fer, pour nous, est vital. C’est comme si on vous supprimait l’eau et la nourriture. Alors, que feriez-vous ? Vous en prendriez là où il y en a.
Cette désarmante logique laisse Joë pantois. Les tractations avec ces gens-là s’avèrent impossibles. D’ailleurs, Maubry n’en veut même pas aux Gnarks. Ils survivent hors de leur monde d’origine dans des conditions peut-être pas toujours très drôles, en tout cas difficiles. Ils raisonnent selon leurs conceptions. En tout cas, ils ne cherchent ni la conquête de la Terre, ou du système solaire, ni l’extermination de la race humaine. Des pacifistes à l’extrême. D’ailleurs, seraient-ils taillés pour faire la guerre ?
— En venant jusqu’ici, j’ai vu des Gnarks, beaucoup de Gnarks, remarque le reporter. Des centaines, entassés, apparemment morts.
— Ce n’était pas des Gnarks, précise le traducteur. Mais des enveloppes biométalliques que nous fabriquons grâce à du fer traité chimiquement, et qui nous parvient de la Terre sous forme de vibrations.
— Des enveloppes ?
— Oui. Nous enfermons un œuf, pondu par le Koro-Yori, dans chacune de ces cellules. L’œuf s’y développe. Quand le Gnark est devenu adulte, assez rapidement, il se nourrit de cette enveloppe constituée d’une substance assimilable.
— Une « réserve » biologique, en somme. Elle dure longtemps ?
— Un an, ou deux. Ses parois s’amincissent au fur et à mesure que le Gnark l’utilise. D’autre part, son autre caractéristique est de fabriquer chimiquement un air adapté à notre organe respiratoire.
— Je comprends, dit Joë, émerveillé par cette technique. Ces « cocons » assurent à la fois une protection contre un milieu défavorable et une réserve nutritive. Ils sont néanmoins artificiels.
— Artificiels, oui, mais biologiquement très voisins de notre structure métabolique. Certains de leurs organes sont même greffés sur leurs utilisateurs. Le Gnark, enfermé à l’intérieur, est définitivement captif de son enveloppe. Il s’intègre à elle, jusqu’à son usure complète, jusqu’à l’échange-standard. Sans ça, il ne pourrait pas survivre. Élément nutritif et conditions biologiques ambiantes sont intimement liés. Substance ferreuse sous forme de sels assimilables et air respirable sont indissociables…
Joë se revoit à Brisken et à Ungava. Il sait qu’il n’était pas l’objet d’une hallucination. Aussi il ne s’explique pas certains détails.
— Des Gnarks se sont posés sur la Terre. Je les ai vus.
— Un astronef-satellite assure le relais de nos ondes électroniques. Cet astronef accompagne toujours nos faisceaux dissociateurs. Nous extrayons le fer sous une forme que vous ne connaissez pas, à l’aide de moyens plus scientifiques. Nous dévibrons les atomes du minerai. Car la matière se compose de vibrations. Nos patrouilles explorent parfois les zones bombardées par nos faisceaux, toujours la nuit pour échapper à la vue des Terriens. Elles notent les dégâts produits dans vos villes. Pourtant, nous limitons ces zones à leur strict minimum. Seuls les gisements nous intéressent.
Le traducteur-robot, mission terminée, demande au reporter de remettre son casque. Joë s’exécute. Il aurait eu encore bien des questions à poser. Mais dans sa tête, pas mal de choses s’accumulent et il aimerait les trier.
Le cocon s’ouvre. Maubry est libéré. Il marche vers Merket, vers Joan. Sa femme se précipite dans ses bras. Il la rassure :
— Ne crains rien, mon chou. J’en ai plus appris en un quart d’heure que pendant toute la durée de mon enquête.
Ce qu’il ne dit pas, ce qu’il ignore volontairement, c’est qu’il ne pourra peut-être jamais commenter son reportage sur les écrans de T.V. des États-Unis. Ça l’étonnerait, ça l’étonnerait fort, que les Gnarks le relâche avec des excuses. Il ne s’illusionne guère. Entré dans la base lunaire, il y restera aussi longtemps que les métallophages eux-mêmes.
Naturellement, il garde son idée pour lui et il espère qu’il se trompe. La pauvre Joan ne supporterait pas un tel choc. Si les Gnarks le relâchaient, ils seraient idiots. Complètement idiots. Or, au contraire, ils paraissent rudement intelligents.