CHAPITRE IV

Robeson, visage épanoui, tire avec satisfaction sur son cigare :

— On peut encore fumer à Washington.

— Je ne vois pas qui pourrait l’interdire ! s’étonne Maubry.

Le chef du service des informations générales se dirige vers une carte murale. La carte représente un planisphère terrestre. Il le désigne du doigt :

— Ça ! explique-t-il. Si ça continue, notre globe sera invivable.

— Ah ! Vous parlez du phénomène.

— Oui. Il interdit l’usage d’un briquet.

Joë reste dans la note amusante :

— Vous allumerez vos cigares avec des allumettes !

— Très drôle, Maubry ! glousse Manuel Robeson.

Il vient de tracer un troisième cercle rouge sur la carte, exactement sur l’Est de la France, en Lorraine. Après la Pennsylvanie et l’Oural, l’Europe occidentale entre à son tour dans le drame. Depuis ce matin, la région de Briey est en effervescence. Les informations soulignent l’importance des dégâts dans la ville que les autorités ont décidé d’évacuer. Par bonheur, le nombre des victimes ne serait pas tellement élevé. Toutes les mines de fer du coin ont été désertées par les ouvriers.

Trois gros yeux rouges sur la carte mondiale. Joë hoche la tête :

— Il s’agit d’une action combinée, concertée, préméditée, et non pas d’un simple phénomène naturel. Nos mines de fer sont l’objet d’une véritable attaque, d’un vrai pillage.

Robeson expulse une énorme volute que les bouches d’aération aspirent goulûment. Il fronce le sourcil :

— Vous avez une idée, vous ! Déballez-moi ça.

— Oh ! Une hypothèse…, avance Maubry. Je pense que ces assauts contre nos mines de fer possèdent une origine extra-terrestre.

Le gros homme sursaute. Il avale une goulée de fumée et tousse :

— Bon, bon, admettons. Ces gars-là, qu’est-ce qu’ils foutraient de notre fer ?

— Des tas d’usages. Peut-être en manquent-ils, chez eux.

— Ouais ! Si vous me dénichez l’un de ces bonshommes, si vous pouvez le filmer, je vous accorde une prime et je double vos appointements pendant toute la durée de votre reportage.

Joë se renverse sur son fauteuil. Il rigole doucement car il évoque les créatures lumineuses. Mais puisque son patron se montre si chatouilleux, il le prend au mot. Que risque-t-il ? Un double mois de salaire ? C’est tentant, non ?

— O.K., acquiesce-t-il. Je me mettrai en chasse avec Merket. Je crois que d’ores et déjà vous pouvez préparer votre chèque.

— Vous êtes bien sûr de vous. Vous savez quelque chose ?

— Pourquoi pensez-vous que les flics nous gardaient si bien, à l’hôpital de Pittsburgh ? Seulement, ils se foutaient de notre gueule et nous prenaient pour des dingues.

Il se dresse, comme projeté par un ressort. Le bureau le sépare de Robeson mais il regarde son chef droit dans les yeux, avec insistance :

— Est-ce que je joue les dingues, parfois ?

— Non, Maubry, vous êtes très sérieux lorsque vous le voulez. Je ne perds pas de vue que vous avez passé toute une nuit à Brisken, avec Merket.

— Une nuit riche en renseignements. Croyez-moi, nous ne nous sommes pas amusés avec Merket. Seulement, nous n’apportons aucune preuve, sinon nos affirmations verbales. Ça ne suffit pas. Aussi je suis bien décidé à prendre le taureau par les cornes puisque nos paroles laissent sceptiques.

Robeson s’assied lourdement. Massif, il tient son cigare entre le pouce et l’index, contemple la fumée qui monte vers le plafond. Il se demande s’il doit accorder quelque crédit au récit de son reporter.

— Qu’avez-vous vu, Maubry ?

— J’ai donné ma parole à Horp et au chef du district de Pittsburgh, que je ne parlerais pas avant d’avoir apporté une preuve tangible. Je respecte mon serment. D’ailleurs, c’est préférable, car l’opinion publique se déchaînerait. Je crois qu’il n’est pas utile d’ajouter un élément à l’affolement déjà général qui se cristallise autour de cette affaire.

Le chef des informations générales cache sa déception. Beau joueur, il approuve :

— D’accord, Maubry, je n’exige pas encore d’explication. Mais les téléspectateurs, eux, attendent quelque chose de vous.

— Faites-les patienter en leur apprenant que je suis sur une piste sérieuse et que pour le moment, je ne peux rien divulguer.

Une crainte sournoise hante Robeson. Ses traits se crispent :

— Votre femme… Elle est au courant ?

— Non. Je ne suis pas idiot. J’aurais mis volontiers Mme Maubry dans la confidence. Seulement, elle ne peut pas s’empêcher de devenir immédiatement Joan Wayle, journaliste au Star-Tribune.

— Parfait ! soupire le gros homme avec satisfaction. Car si le Star publiait quelque chose avant la T.V., vous recevriez de mes nouvelles.

— Rassurez-vous, patron. Professionnellement parlant, Joan et moi nous n’échangeons aucun cadeau. Même. Parfois, nous n’hésitons pas à nous faire des vacheries.

— Et vous vous entendez dans votre ménage ?

— Oui, mais dans ces moments-là, nous oublions que nous sommes reporters et que nous ne travaillons pas pour la même maison.

Quand il quitte le bureau directorial, il consulte sa montre. Seize heures trente. O.K. Il a juste le temps de se rendre à l’Institut de recherches biologiques où travaille Jack Baxer.

Un héli-taxi le transporte sur la terrasse de l’Institut et le cylindre anti-gravitationnel lui permet d’atteindre le rez-de-chaussée sans aucune fatigue. Il s’adresse au secrétariat.

— Quand M. Baxer sortira, dites-lui que quelqu’un le demande dans le hall. Vous seriez très aimable.

La jolie employée montre ses dents blanches. Ses seins provocants gonflent son corsage et Joë pense sincèrement qu’il existe quand même des créatures plus attirantes que ces flammes bleuâtres entrevues à Brisken.

— Baxer, labo 17. Je le préviens immédiatement.

Elle consulte la pendule :

— Heu… Les labos sortent à dix-sept heures. Dans trois minutes.

Maubry referme la porte vitrée et attend sagement en compulsant des revues scientifiques. Jack, c’est un ami, qu’il rencontre de temps à autre, beaucoup moins depuis qu’il est marié. Mais au temps où il était célibataire. Joë faisait quelques sorties avec Baxer. Un type épatant, studieux. Un biologiste de valeur. Sa place à l’Institut de recherches prouve qu’il a subi une sélection sévère, qu’il a triomphé de la médiocrité, qu’il possède certaines ambitions. C’est un chercheur passionné.

Dix-sept heures. Une bruyante animation secoue l’Institut. Les labos se vident. Des dizaines et des dizaines de savants quittent les locaux. Ils ont abandonné leurs blouses blanches.

Un homme vient vers Maubry. Grand, mince. Trente ans. Un visage sympathique. Des yeux clairs cachés derrière des lunettes. La présence du reporter l’étonne :

— Joë ! Quelle surprise… Je te croyais en Lorraine.

Les deux amis se serrent la main.

— J’aurais peut-être besoin de toi, Jack. Très sérieusement. C’est justement à cause de ce qui se passe dans l’Est de la France.

— Bon. Viens chez moi, c’est à deux pas. Nous y serons plus tranquilles pour discuter.

Ils sortent dans la rue, traversent la place en empruntant un passage souterrain. Un grand immeuble se dresse, percé de larges baies. Des pelouses, des massifs de fleurs, composent un décor reposant.

Ils montent au troisième étage. Baxer habite un appartement pour célibataire, un studio deux pièces avec salle de bains. Il prend ses repas au restaurant de l’Institut.

— Tu veux boire quelque chose ? demande le biologiste.

— Un jus de fruit, je veux bien.

Baxer ouvre son réfrigérateur, sort deux petites bouteilles capsulées. Il cherche des verres. Il en pousse un devant son ami, le remplit. Une buée glacée se dépose sur les parois.

— Si je peux t’aider…

— Naturellement, Jack, tu me promets le silence. Tout ce que nous dirons ici ne doit pas être répété.

— O.K. Mais tu m’inquiètes prodigieusement. Quel secret détiens-tu ?

— Des créatures extra-terrestres ont envahi la Terre.

Maubry raconte sa nuit passée à Brisken. Il n’omet aucun détail. Baxer l’écoute avec attention. Pas une seule fois, il ne l’interrompt. Pourtant, des questions agressent ses lèvres. Enfin, il remarque :

— Ces genres de feux follets ne sont pas forcément de la matière vivante.

— Tu ne me crois pas ? Alors, comme les flics, tu penses que je suis cinglé. Pourtant, Merket était avec moi.

— Oui, oui, bien sûr…, murmure le biologiste, trempant d’un air distrait ses lèvres dans son verre.

— À ton avis, quelles preuves faudrait-il ?

— La bonne blague ! Si tu m’amenais l’un de tes fameux machins lumineux dans mon labo, l’incertitude serait levée.

— Eh bien ! c’est ce que j’espère, dit gravement Maubry.

— Hein ! Tu rigoles… Comment comptes-tu capturer l’une de ces saloperies ? Si elles se manifestent de nouveau ? Ce qui reste à prouver…

Joë hausse les épaules. Son idée est arrêtée :

— Je ne sais pas encore. C’est pour ça que j’ai besoin de ton aide.

— Pourquoi ne t’adresses-tu pas à la police, ou à l’armée ?

— Les flics ? Ils me rient au nez. Je ne compte pas sur leur appui. D’autre part, je voudrais réserver aux téléspectateurs une surprise monumentale. Avec la police ou l’armée au milieu, pas moyen. Tu oublies que je travaille pour la T.V.

— Je vois. Tu voudrais filmer l’une de ces créatures.

— Exactement… Alors, tu m’aideras ?

Baxer réfléchit. Il ne prend pas de décisions à la légère, surtout une décision aussi lourde de conséquences. Il n’ignore pas les difficultés et, d’autre part, un léger scepticisme persiste dans son esprit. Il évite de froisser son ami.

— Écoute, Joë… Tout ça t’excite beaucoup…

Maubry se lève, figé. Il n’achève pas son verre. La déception se lit sur son visage :

— Bon, bon, ça ne fait rien. Je me passerai de toi.

Un regret assaille le biologiste :

— Quel genre d’aide espères-tu de moi ?

— Quelque chose de technique, tu comprends. Il ne s’agit pas de capturer la créature. Il faudra l’emmener jusqu’à un labo. C’est là où tu interviendrais. Tu as davantage l’habitude de ce genre d’affaire…

Habile, il fait jouer la corde sensible de son ami et ajoute :

— Ça te déplairait d’examiner en priorité cet échantillon biologique sans doute unique ? Tu te ferais ta petite publicité.

— Évidemment. C’est tentant. Aussi compte sur moi.

Joë se détend. Il a gagné la partie et il tapote l’épaule de son camarade :

— Je savais, Jack, que tu ne me laisserais pas tomber. J’ai étudié sérieusement la question avec Merket. Il nous faudrait quatre combinaisons isolantes.

— Pourquoi quatre ? sourcille Baxer.

— Pour Merket, pour toi, pour moi. Et pour Joan.

— Pour Joan ? Je croyais qu’elle n’était pas au courant.

— J’ai dit ça à Robeson pour le rassurer. En réalité, Joan connaît toute l’histoire. Je l’ai confiée à ma femme, pas à la journaliste. Très compréhensive, ma chère épouse a promis qu’elle ne publierait pas un mot là-dessus sans mon autorisation.

Jack éclate de rire :

— Elle te mijote une petite vacherie.

— Justement, en l’emmenant, nous l’aurons à l’œil. Si je la laisse à l’écart, alors c’est foutu, mon vieux. Le monde entier saura que Brisken était envahie de bestioles lumineuses.

Baxer explique encore qu’il préparera un certain matériel. Naturellement, l’hélico de la T.V. servira de moyen de transport. Aussi c’est avec enthousiasme que les deux amis se quittent en attendant le moment de la grande aventure.

Rien n’ira sans mal. Ils le savent. Ils sont prêts. Mais ils ne savent pas dans quel terrible engrenage ils viennent de mettre leurs doigts. Sinon, peut-être auraient-ils laissé le soin à d’autres de capturer un Gnark.

***

Sept octobre. Ils remontent vers le Nord. Ils ont déjà franchi la frontière canadienne, survolé Montréal et ils foncent maintenant au-dessus du Québec, cette vaste province qui s’étend jusqu’au détroit d’Hudson.

C’est précisément là le but de leur voyage. La baie d’Ungava, exactement, à l’extrême nord du Labrador. Ils traversent d’immenses territoires désertiques, des steppes glacées où déjà l’hiver mord la terre.

Ils. C’est-à-dire Joë Maubry, Joan Wayle, Merket et le biologiste Baxer. Plus Oker, pilote chevronné de la T.V. de qui nos amis ont exigé un mutisme absolu. D’ailleurs, Oker ne parle pas volontiers. Il serait plutôt d’une nature renfermée, solitaire. Les secrets, chez lui, ils ne sortent pas facilement, pour ne pas dire pas du tout. C’est un mur de silence, ce gars-là. Du reste, s’il avait la langue trop longue, il sait bien que ses compagnons lui retireraient leur amitié.

Les pales de l’hélico brassent un air glacé, humide. Un vent froid venu du Nord courbe la toundra. L’herbe maigre frissonne. Les arbres chuchotent dans la profondeur ténébreuse des forêts.

— Fais gaffe, Oker, nous approchons, remarque Maubry. Nous ne tarderons pas à rencontrer des patrouilles.

Il ne se trompe pas. Dans le ciel gris, une grosse sauterelle fonce sur eux, tournoie, les intercepte. L’hélicoptère, frappé aux couleurs de la police canadienne, barre le passage aux nouveaux arrivants.

— Où allez-vous ?

— La bonne blague ! ironise Joë. À Ungava ! T.V. américaine, vous ne voyez pas ?

Les flics regardent les insignes. Le chef de patrouille hoche la tête, prend un air navré. Il hurle dans son haut-parleur :

— La ville est interdite. Vous ne le saviez pas ?

— Non, ment Merket. Elle est déjà évacuée ?

— Oui, ainsi que les mines. Nous sommes chargés de ne laisser entrer personne dans le périmètre contaminé. Une vingtaine de kilomètres de diamètre. D’ailleurs, en admettant que vous franchissiez notre barrage, votre hélico ne tiendrait pas le coup.

— À combien sommes-nous d’Ungava ?

— À une dizaine de kilomètres. Si vous voulez, nous vous escortons jusqu’au village provisoire installé hors de la ville et où sont rassemblés les réfugiés.

— Même à pied, l’accès de la zone est interdit ?

— Oui. Ne faites donc pas les idiots et facilitez plutôt notre tâche.

Les reporters acceptent de se faire guider jusqu’au camp. Ils l’atteignent en cinq minutes. Ils s’aperçoivent que l’armée a dressé en un temps record des baraquements provisoires en éléments préfabriqués.

Ce camp organisé grouille de vie. On y rencontre les habitants d’Ungava, petite bourgade sur la baie du même nom. Des policiers en grand nombre, des soldats. Puis des journalistes. Des tas de journalistes venus des quatre coins du monde. Surtout des types de la presse écrite en quête d’une nouveauté. Également quelques radio-reporters à l’affût d’interviews sensationnelles.

On y rencontre enfin des curieux, de ces oisifs qui s’embêtent et qui trouvent les jours trop longs. Ils attendent en spectateurs en souhaitant qu’il se passe quelque chose. Certains viennent de loin et s’il existe des parasites, ce sont bien ceux-là. Tout juste s’ils ne gênent pas les services de sécurité, s’ils n’entravent pas le travail des reporters.

Ici, c’est pareil, qu’en Pennsylvanie, dans l’Oural ou en Lorraine. Robeson a dû inscrire un quatrième cercle rouge sur sa carte et il semble probable que ce nombre augmentera. Les zones menacées se situent toutes autour des importants bassins miniers où l’on extrait le peroxyde de fer. Préventivement, il paraît possible d’assurer la sécurité dans ces zones.

Depuis les premières heures de l’aube, Ungava est bombardée par les étranges vibrations. Aussitôt, le dispositif de sécurité a été mis en place. L’évacuation de la ville a été décidée immédiatement, ainsi que les mines.

Les experts ne parlent plus de phénomène naturel mais d’une gigantesque opération concertée contre la planète. Ils osent prononcer des noms qu’ils cachaient jusque-là avec précaution et avancent l’hypothèse d’une attaque extra-terrestre, non contre la race humaine, mais contre le plus précieux des minerais utilisé abondamment dans l’industrie.

Or, si la carence de ce minerai se confirmait, si les mines se vidaient, la situation deviendrait catastrophique. Mais en l’état actuel des choses, les moyens de contrer l’agression manquent. Il faut le reconnaître, l’armée ou la police sont impuissantes. Les « agresseurs », ou plus exactement les « voleurs » de fer, ne se manifestent pas et leurs procédés techniques dépassent largement la compétence des cerveaux terrestres.

Une chose au moins, une constatation, apaise un peu les inquiétudes des officiels. Les grandes cités semblent épargnées et cela évite une désorganisation totale de la structure politique, économique et administrative de la planète.

Tous les journalistes se sont procurés une liste des grands centres miniers. Ils l’étudient, la décortiquent, échangent des pronostics, échafaudent des hypothèses. Dans quelques mois, la Terre risque d’être privée de tout son minerai de fer, sans qu’il soit possible d’y remédier. La gravité de cette situation apparaît déjà comme une très sombre perspective. C’est tout le problème de l’industrie métallurgique et de ses nombreux dérivés qu’il faudra reconsidérer. La matière première manquera très rapidement. Les hauts fourneaux ne produiront plus ni fonte, ni acier.

Maubry et ses compagnons attendent la nuit avec fébrilité. Elle tombe enfin et dès lors, pour eux, la véritable aventure commence.

Oker aux commandes, l’hélico décolle. Il emporte une certaine quantité de matériel et il a subi, avant son départ des États-Unis, quelques modifications intérieures. C’est un genre de laboratoire ambulant.

Tous feux éteints, trompant ainsi la vigilance des patrouilles, il se dirige vers la ville, proche. Crispés, anxieux, les reporters s’attendent à tout moment à être assaillis par les vibrations venues de l’espace.

Brusquement, un bruit qui ressemble au pincement de cordes de violon écorche les oreilles.

— Demi-tour, Oker ! Demi-tour ! hurle Joë.

Le pilote obéit. Très rapidement, l’appareil se met hors d’atteinte. Les infernales vibrations s’estompent. Elles s’abattent sur la Terre selon un faisceau dirigé, orienté, forment ainsi une sorte de puits vertical, aux contours bien délimités, et qui plonge à travers l’atmosphère.

Maubry essuie les gouttes de sueur qui perlent à son front.

— Nous avons eu chaud. Nous voulions simplement, Oker, que tu nous conduises le plus près possible de la ville, à la limite du danger.

L’hélico se pose. Les reporters s’extirpent du cockpit et ils déballent leur matériel qu’ils se répartissent à charges à peu près égales. Tout est plié soigneusement et tient le moins de place possible.

Merket désigne un point clignotant dans la nuit :

— Vite, Oker, débine-toi. Une patrouille vient par ici.

— O.K. Bonne chance.

Le pilote, qui n’a pas stoppé sa turbine, repart en direction du camp provisoire. Il est pris en chasse par un hélicoptère de la police, mais Oker dira tout simplement qu’il s’est égaré. Après tout, il ne peut guère avoir d’ennui. Il songe surtout aux difficultés qui attendent ses compagnons.

Merket, Baxer, Joan et Maubry pénètrent dans la zone interdite. Ils ne transportent aucun objet de fer, ou en métal. Ils ont soigneusement sélectionné leur matériel.

Dans la nuit, dans cette nuit glaciale, presque polaire, ils avancent sous les rafales du vent venu du détroit d’Hudson. La ville, la ville sinistre, sans électricité, noire, vide, sculpte ses formes sous un ciel quand même étoilé, découpe ses maisons basses.

Ici, pas tellement de dégâts. Beaucoup de constructions sont en bois, le fer n’étant que très peu utilisé. Naturellement, tous les objets usuels dont se servent les hommes sont tombés en poussière, en une fine poussière impalpable. C’est une vision extraordinaire, insolite. Le fer meurt, perd sa dureté, s’effrite, se dégrade, comme si…

Non. Il semble impossible de fournir une explication rationnelle, humaine, sensée. Un métal qui perd ses atomes, qui se désintègre, c’est bien au-dessus des possibilités techniques de la civilisation. Cela frôle le surnaturel et établit clairement l’ingérence d’une force extraterrestre dotée de moyens fantastiques.

Les longues rues vides d’Ungava ressemblent aux longues rues désertes de Brisken. Merket et Maubry établissent le rapprochement. C’est laid, stérile, odieux, une ville morte, abandonnée, privée de sa substance humaine, de cette substance qui en fait la vie. C’est aussi terriblement angoissant. Une angoisse mordante, agressive, que ressentent plus particulièrement Joan Wayle et Baxer. Pour Joë et son caméraman, il s’agit plutôt d’une répétition. Ils se sont forgés les nerfs à Brisken. Aussi manifestent-ils davantage de confiance et ils essaient de communiquer leur enthousiasme à Joan et au biologiste.

Ils ne se quittent pas. Ils ont étudié leur plan de bataille et errent dans les rues à la recherche des mystérieuses flammes sans chaleur, de ces apparitions fugitives et lumineuses.

Ils désespèrent, après quatre heures d’attente, quand soudain, ils aperçoivent quelque chose dans le ciel. Une lueur. Une lueur verdâtre, une sorte de tâche qui s’agrandit à la verticale de la ville.

La chose n’émet qu’une faible lumière, à peine perceptible. À quelques kilomètres, elle doit être invisible. Du camp provisoire installé par l’armée, personne ne peut la remarquer, ni même d’un hélico en patrouille.

Figés, les reporters observent avec anxiété cette apparition silencieuse qui stagne au-dessus de leurs têtes, ou plus exactement au-dessus des quartiers-Est de la ville. Ils ne peuvent pas en définir la nature, ni la forme.

Brusquement, de la zone verdâtre, s’échappent plusieurs objets bleuâtres. Des objets lumineux, en forme de flammes de bougie. Ils tombent sur Ungava comme des gouttes d’eau flamboyantes, ou des gouttes d’un certain métal en fusion.

Ces impressionnantes virgules de feu s’engloutissent dans les quartiers-Est. Elles disparaissent à la vue puis la tâche verdâtre semble aspirée dans l’espace. Elle se volatilise.

— Ce sont eux ! balbutie Merket.

— Qui, eux ? répète Baxer, le cœur battant.

— Les êtres déjà aperçus à Brisken.

La nuit est retombée, totale. La nuit folle, hallucinante, la nuit de la peur, commence pour les quatre humains aux prises avec les Gnarks.