CHAPITRE VII

Le sergent Jess lève les bras au ciel :

— C’est idiot, complètement idiot ce que vous me demandez là ! Qu’est-ce que vous voulez faire dans l’océan des Tempêtes ?

Joë hoche la tête, regarde la carte lunaire, en relief, accrochée au mur du bureau de Jess. Il n’a pas encore une idée arrêtée, mais il trouvera bien quelque chose de plausible. Il se fie à sa facilité d’élocution et à son imagination fort vive. L’essentiel est de convaincre le sergent, responsable de la sécurité.

— Pas pour prendre un bain, évidemment.

— Je m’en doute. Je suis tout disposé à vous aider. C’est mon rôle. Mais je dois m’entourer de certaines garanties.

— Je suis reporter de T.V. Ça explique pas mal de choses.

— Je sais, monsieur Maubry, que vous êtes même l’un des meilleurs reporters made in U.S.A. Vous ne débarquez pas sur la Lune sans une idée bien précise.

Le mari de Joan sourit. Il tient son motif :

— Robeson m’a chargé de tourner plusieurs séquences sur une opération « survie ».

C’est faux. Archi-faux, mais valable. En fait, Robeson s’est rudement fait tirer l’oreille pour payer les billets à ses employés. Il a fallu que Joë insiste, qu’il plaide sa cause, qu’il explique que sur la Lune se trouvait peut-être la clé du mystère. Comme en ce moment il se trouvait dans la manche du patron, celui-ci n’a pas trop tiqué, en fin de compte.

Il espérait bien que son gros sacrifice financier serait largement récompensé. Comme à la suite du reportage filmé à Ungava et diffusé en exclusivité sur toutes les chaînes il avait reçu les félicitations du directeur général, il ne pouvait plus rien refuser à Maubry, surtout actuellement.

Joë n’avait pas eu la langue trop longue envers son chef. Il avait passé sous silence son interview avec Edward Curds et Robeson, beau joueur – il aimait la discrétion de son personnel – n’avait pas insisté.

Aussi ce n’est pas Bill Jess, malgré ses fonctions, qui apprendrait quelque chose de Maubry.

— Une opération « survie » ? D’accord, c’est possible. Mais pourquoi dans l’océan des Tempêtes ? Pourquoi pas dans la mer de la Sérénité, plus proche de la base ? Vous ne vous rendez pas compte des distances, mon cher. L’océan des Tempêtes…

— Je sais, coupe le reporter, pointant son doigt sur la carte, exactement à l’endroit indiqué. C’est au-delà du cirque de Copernic. Je suppose qu’il ne s’agit pas d’une région inaccessible.

— Rien n’est inaccessible aux lunajets, remarque Jess. Seulement je trouve que c’est idiot. De l’idiotie pure et simple.

— Alors, sergent, mettons que je sois dingue, ou un peu simplet. Mais ne vous tracassez surtout pas pour moi.

Le responsable de la sécurité prend un ton plus cordial. Il soupire. Il a usé ses arguments et il n’a pas réussi à décourager le reporter. Au fond, il mettait en garde Maubry contre les dangers d’une expédition lointaine.

— Bon, bon. Quand voulez-vous partir ?

— Le plus tôt possible.

— Je vais demander à ce qu’un équipage se prépare. Je vous accompagnerai aussi. Vous comprenez, je suis chargé de faciliter votre tâche mais si vous aviez besoin de secours, c’est à moi que cette mission reviendrait. Je tiens donc à vous installer dans les meilleures conditions possibles.

Maubry remercie le sergent, enfin compréhensif. Il quitte le bureau et regagne sa chambre où Merket attend. Par un hublot, le caméraman observe la barrière basaltique qui s’élève à quelques kilomètres de la base.

— Plutôt moche le coin, remarque Merket.

— Il n’a pas changé depuis notre dernière visite. En tout cas, j’admire les gars qui vivent ici en permanence. Douze mois sans voir autre chose que des blocs de basalte, un ciel d’encre, et tous les soirs, une grosse boule en suspension dans l’espace. Ils doivent s’embêter joliment.

— Ils travaillent. Ils écoutent des disques, ils lisent, ils vont au cinéma. Leur réseau de T.V. intérieur leur permet de voir des programmes en différé. Tous les quinze jours, la fusée qui fait la navette avec la Terre leur apporte un peu d’animation.

Le cameraman se vautre sur un fauteuil confortable :

— Jess t’a donné l’autorisation ?

— Non sans mal. Tu parles ! Il se demande ce qu’on va foutre dans l’océan des Tempêtes. Je lui ai raconté que nous devions tourner des séquences sur une opération « survie ».

— Les cobayes, ce sera nous. Jamais si bien servis que par soi-même. Tu as de la conscience professionnelle !

La base U.S., au cœur de la mer de la Tranquillité. Un vaste complexe scientifique, en éléments préfabriqués d’une étanchéité parfaite. Des compartiments séparés par des sas, comme dans un sous-marin. Des coupoles, un peu partout, s’ouvrant sur le ciel sans atmosphère. Au centre, la pile atomique, qui alimente la base en courant électrique et fournit l’énergie nécessaire. Les systèmes d’aération, d’épuration. Bref, le bloc fonctionnel.

Comme les rayons d’une roue, huit gros conduits s’évasent en éventail et communiquent avec des bâtiments annexes : les labos, les logements du personnel. En tout, une centaine de personnes travaillent dans cette station-relais.

Le lendemain, après une nuit de sommeil paisible dans des chambres à l’air conditionné, Jess vient chercher les reporters. En uniforme bleu de la police spatiale, il occupe ici des fonctions importantes. Sur Terre, il ne serait qu’un petit employé subalterne, obscur. Une planque de première et avec ça un traitement royal. Mais aussi l’inconvénient d’une claustration quasi totale pendant la durée du séjour.

— Venez, les gars, dit-il familièrement.

Au fond, pas désagréable pour un rond, ce Jess. Il possède sûrement ses têtes mais comme la réputation de Maubry est parvenue jusqu’à ses oreilles, il se montrerait plutôt aux petits soins avec les reporters. La hantise qu’il arrive quelque chose à ses protégés le tenaille.

— Pas de gaffe, hein, ni d’excentricité. La Lune, ce n’est pas le Nevada ou l’Antarctique, recommande-t-il.

Ils se préparent devant le sas principal. Ils revêtent des combinaisons étanches puis ils affrontent la terrible température extérieure, qui varie de plus cent trente-cinq degrés quand le soleil est au zénith à moins cent quatre-vingt-dix pendant la nuit. Donc un écart considérable que la régulation thermique des scaphandres a parfois bien du mal à compenser entièrement.

Sur l’aire d’envol, située à trois cents mètres de la base, se dresse la fusée-courrier périodique qui a amené les reporters et qui repartira dans trois ou quatre jours. À côté d’elle, un autre genre de véhicule, drôlement plus petit. Il ressemble à une puce en comparaison du monstrueux astronef à propulsion nucléaire.

Une grosse boule, percée de hublots, repose sur six pieds-amortisseurs. L’extrémité de plusieurs tuyères dépasse à la base de l’engin. Enfin, légèrement encastrée au-dessus de la sphère, une seconde sphère, beaucoup plus petite et totalement transparente.

Ce curieux assemblage permet l’exploration de l’espace aérien sur la Lune. L’absence d’atmosphère annule tout échauffement des véhicules et explique que les techniciens n’ont pas tenu compte du profil effilé indispensable par exemple aux fusées.

L’équipage, déjà en place dans la nacelle n° 1, celle à hublots, accueille les reporters avec amusement. Pour lui, l’expérience à laquelle vont se livrer Maubry et Merket consiste en un pari, en un jeu. Rien de bien sérieux. Une véritable opération-survie, c’est autre chose de beaucoup plus impressionnant.

Les deux Journalistes de T.V. restent impassibles devant les quolibets. Ils savent, eux, que leur mission présente un tout autre caractère.

L’étrange engin décolle verticalement puis met le cap sur le cirque de Copernic. À aucun moment il ne prend assez d’altitude pour se satelliser.

Comme ils survolent le cirque géant, ils admirent l’immense cratère cerné de hautes montagnes aux sommets dantesques, déchiquetés. Un décor de désolation, d’une grandeur sauvage. Un monde inhumain pourtant vaincu par les hommes.

Plusieurs heures de voyage. Au-delà du mont Oural et du cirque de Kepler, s’étend une profonde dépression. L’océan des Tempêtes, zone plate coupée seulement par quelques barrières basaltiques, hachée de failles profondes, de crevasses recouvertes d’une fine poussière blanchâtre, impalpable, qui ressemble à de la neige et qui n’est en réalité que des débris de roches rongées par l’érosion.

— Pourquoi, l’océan des Tempêtes ? demande Merket.

— Vous savez, ce nom date du XVIIe siècle. Les astronomes de l’époque baptisaient des zones en faisant appel à des noms de savants, de philosophes de l’antiquité et des temps modernes, et s’exprimaient le plus souvent en latin. Mais ce que nous pouvons vous dire avec assurance, c’est que cet océan reçoit une grande quantité de météorites. Des grosses comme des infimes. Votre abri possédera bien un parapluie anti-magnétique mais les risques existent quand même. Moi je vous voyais davantage dans la mer de la Sérénité pour tenter votre expérience.

Jess ajoute, haussant les épaules :

— Comme vous voudrez, après tout. Vous prenez vos responsabilités.

— Oui, oui, sergent, ne vous tracassez pas pour nous, dit Maubry. Vous nous avez montré le fonctionnement des divers appareils incorporés à un « abri » gonflable. Nous nous débrouillerons.

L’engin bi-sphérique se pose auprès d’une barrière rocheuse. Son arrivée sur le sol soulève la poussière blanchâtre, masque la visibilité à travers les hublots. Puis lentement, très lentement, le nuage retombe.

En combinaison, les hommes sortent du véhicule, débarquent une certaine quantité de matériel. Sous la direction de Jess, les deux reporters montent leur abri gonflable, espèce de tente sphérique amarrée magnétiquement au sol. Puis la boule n° 2 du lunajet quitte son alvéole au sommet de l’assemblage. En fait, il s’agit d’un second véhicule analogue au premier dans sa conception, mais beaucoup plus petit. Il se conduit comme un hélicoptère et il est actionné par un moteur-fusée.

Merket, habitué aux hélicos, fait une petite démonstration de ses possibilités. La différence de pesanteur avec la Terre nécessite certaines précautions mais le cameraman s’en sort très bien et Jess donne le feu vert. Il souhaite bonne chance aux deux hommes qui pendant plusieurs jours vont vivre en solitaires.

Le technicien filme le départ du lunajet car naturellement, les reporters ont apporté leur attirail. Quand ils se retrouvent seuls, ils gagnent leur abri, bouclent le sas. Alors ils peuvent quitter leurs scaphandres.

L’intérieur de la tente gonflable est douillet. Des cloisons amovibles le partagent en plusieurs pièces. Des sacs étanches contiennent des rations de vivres et un émetteur-radio assure éventuellement un contact phonique avec la base. C’est d’ailleurs le seul lien avec le monde civilisé. Le minuscule véhicule quadriplace ne saurait franchir la distance qui le sépare de la mer de la Tranquillité. Il s’avère juste bon pour de courtes explorations aériennes.

Merket prend conscience de leur isolement :

— À cause de Curds, nous voilà ici. Tu te rends compte, Joë. Si le petit physicien de quatre sous nous a monté un bateau, nous serons ridicules. Si, au contraire, ses prévisions se concrétisent, nous courrons de gros risques. Ça, bien sûr, nous ne pouvions pas l’expliquer à Jess, ce bon Jess qui en nous quittant, faisait une drôle de gueule. Au fond, il se tourmente pour nous.

Maubry prépare du café.

— Si je te comprends, mon vieux, tu as la trouille.

— Pas exactement, rectifie le cameraman. Mais nous ne savons guère ce qui nous attend.

— Si nous le savions, ça manquerait de charme. Je te jure que si Curds ne se trompe pas, nous aurons sûrement des surprises.

Ils boivent leur chaud breuvage puis ils s’installent pour la nuit. Le thermomètre extérieur marque moins cent vingt-huit. Dans l’abri, il fait vingt degrés.

Ils mettent longtemps à s’endormir. Ils écoutent le profond silence lunaire à travers les minces cloisons de leur tente. Pour leurs nerfs commence une rude épreuve.

***

Le lunajet rentre d’une tournée d’inspection. Bredouille. Pratiquement, il a exploré toute la surface de l’océan des Tempêtes, ou du moins une grande partie. Cela représente des milliers et des milliers de kilomètres carrés.

Merket paraît découragé. Il s’affale sur sa couchette dans l’abri gonflable :

— J’ai l’impression que Curds nous a raconté des histoires. Comment pouvait-il se montrer aussi affirmatif ?

— Ses calculs l’ont conduit à cette précision. Mais dis-toi bien que je n’espérais pas découvrir d’emblée le pot aux roses. Mets-toi à la place de ceux qui attaquent nos gisements de fer.

— Tu sais, grimace le caméraman, je préfère ma place à la leur.

— Fais quand même cet effort en imagination. Tu te baladerais sur la Lune, comme ça, sans précaution ?

— Euh !…, sûrement pas.

— Comment agirais-tu ?

— Je me planquerais sagement, surtout si je dispose de tous les moyens techniques.

— O.K., approuve Joë. Mais précise ton idée. Te planquer… Comment ?

— Comment, comment ! s’emporte Merket. Tu me demandes de ces choses ! Il n’existe quand même pas trente-six solutions. Ou bien l’on dispose d’un astronef que l’on rend invisible. Ou bien on se camoufle sous la croûte lunaire.

— Tu penses à une base souterraine, hein ?

— Je ne pense rien du tout, proteste le caméraman.

— Bon, bon, grogne Joë. Ne mets pas de la mauvaise volonté. Tu m’en veux de t’avoir emmené dans ce coin perdu. Mais un détail, un simple détail, peut nous mettre sur la piste. Alors ne perdons pas courage.

Le lendemain, et les jours suivants, ils recommencent à sillonner le ciel. Ils explorent même certaines failles. C’est précisément au cours d’un de ces survols que la chose se produit. Brutalement, sans transition.

Immédiatement, les deux reporters se croient revenus à Ungava, au moment où Oker les emmenait vers la ville, en pleine nuit.

— Les vibrations ! hurle Maubry. Vite, vite. Demi-tour.

Merket n’a pas besoin de ce conseil superflu. Il fait marche arrière. Le lunajet se déplace dans tous les sens et ne possède pratiquement aucun plan de vol. D’une maniabilité supérieure à celle des hélicos, il suffit de l’orienter à volonté. Il est vrai que la gravité à la surface du satellite est six fois plus faible que celle existant sur la Terre.

Les deux reporters traversent quelques secondes, et même quelques minutes, particulièrement angoissantes. Ce pincement de violon, ces sons graves ou aigus qui déchirent le tympan, ils s’en souviennent et ils en connaissent aussi les tragiques conséquences.

Quand ils sortent enfin de la zone de turbulence, ils soupirent de soulagement. Merket pose son véhicule et commence un examen complet des organes essentiels. Sous son scaphandre, il transpire abondamment mais c’est une réaction logique.

— Le zing n’est pas trop amoché, dit-il enfin.

Par transcepteur, Joë communique avec son camarade. Lui aussi se remet lentement de sa frayeur et s’il ne transpire pas, il reste par contre avec les jambes flageolantes. C’est que l’histoire aurait pu avoir une fin dramatique. Les deux hommes se trouvaient à une bonne centaine de kilomètres de leur abri. Sans leur véhicule, ils n’auraient évidemment pas pu rallier leur camp.

— Alors, vieux ? demande Maubry.

— Ça va, ça va, approuve le caméraman. Rien de cassé. Mais encore une ou deux minutes de ce bazar et notre engin tombait en loque. Tu te souviens des bagnoles, à Brisken ?

— Oui. Ça n’avait rien d’engageant.

Ils regardent longuement vers l’ouest, vers cette zone de turbulence qu’ils viennent de quitter rapidement. Ils font un premier pointage sur leur carte de bord.

— Le relevé indique que nous sommes exactement ici, dit Maubry.

Ils passent leurs doigts gantés sur le plan quadrillé et numéroté. Joë précise :

— Intersection des lignes G et 16. Approximativement. Si l’on se réfère à la superficie « arrosée » par les vibrations, à Brisken et ailleurs, nous en déduisons que toute cette zone, de vingt kilomètres de diamètre, est soumise à un bombardement par laser.

Il hachure une partie de la carte puis ajoute :

— C’est donc cette région qu’il faudra explorer sérieusement.

Merket hoche la tête :

— D’accord. Mais l’utilisation de notre lunajet devient problématique. Nous nous taperons les kilomètres à pied.

— Sur la Lune, nous effectuons des performances physiques six fois supérieures. Ce n’est pas tant l’effort que cela nous demandera. Nos scaphandres ont en outre l’avantage de ne posséder aucune partie métallique. Une chance. Sinon s’aventurer dans la zone de vibrations équivaudrait à un suicide.

Ils remontent dans le lunajet, posé comme une grosse araignée sur ses six amortisseurs. Ils regagnent leur abri, à la nuit tombante. Deux ou trois fois seulement, depuis quinze jours, ils ont donné de leurs nouvelles à la base, plus précisément à Bill Jess.

Dès l’aube, le lendemain, ils se remettent en route avec fébrilité. Ils sont maintenant convaincus que Curds ne les a pas induits en erreur. Au contraire, ils constatent que le physicien s’est même montré d’une extrême précision.

Joë triomphe avec ironie :

— Eh bien ! que penses-tu de Curds ?

Vexé, Merket ne cède pas immédiatement.

Il lâche seulement un peu de lest :

— Il peut s’agir tout simplement d’une coïncidence.

— Tu es de mauvaise foi. C’est déjà une performance d’avoir localisé le pôle émetteur du laser sur la Lune. Mais préciser que le faisceau part de l’océan des Tempêtes, tu appelles ça une coïncidence ?

Ils abandonnent leur véhicule au bord de la zone dangereuse. Puis ils se hasardent à pied. En fait, ils ne découvrent pas grand-chose et ils sont même persuadés qu’ils ne découvriront rien du tout s’ils cherchent dans de telles conditions.

Ils reviennent très vite vers leur lunajet. L’inanité de leurs efforts sape un peu leur moral. Puis Merket lance une idée :

— Nous reviendrons cette nuit, suggère-t-il. Parce que les créatures lumineuses ne se promènent que la nuit.

— Sur la Terre, oui. Mais sur la Lune ? D’ailleurs, existe-t-il de telles créatures sur notre satellite, et particulièrement dans l’océan des Tempêtes ?

Le caméraman s’installe aux commandes, met en route le moteur-fusée. Il hausse les épaules :

— Tu me déconcertes, Joë.

— Moi ?

— Oui, toi. Tu soutenais encore ce matin que Curds ne s’était pas trompé et maintenant tu insinues que les créatures extra-terrestres n’auraient jamais débarqué sur la Lune.

— Pardon, rectifie Maubry. Pardon, mon cher. Je n’accuse pas Curds. Je maintiens mon admiration pour son travail. Mais il est possible qu’il n’existe sur la Lune qu’une station automatique. Tu comprends la différence ?

Le lunajet ramène les reporters à leur camp de base. Ils sont bien décidés à revenir cette nuit, par acquit de conscience. Ils auraient dû même commencer par-là. Seulement ils cherchaient autre chose sur le sol lunaire. Autre chose que de simples apparitions lumineuses, fugitives.

Ils approchent de leur abri lorsque Joë touche le bras de son camarade. Son sourcil se plisse :

— Une visite. Jess, probablement. Pourquoi ne nous laisse-t-il pas tranquille, ce zèbre ?

Ils aperçoivent le gros lunajet à hublots posé près de la tente. Autour, plusieurs silhouettes, difficilement identifiables à cause des scaphandres qui modèlent uniformément les hommes.

— Ça ! gronde soudain Maubry.

— Quoi donc ? s’étonne Merket. Tu en fais une tête !

Le petit véhicule se pose près de l’autre engin. Aussitôt, Jess se dirige vers les reporters.

— Ohé ! Je vous amène une visite. Une visite qui vous fera sûrement plaisir, monsieur Maubry.

— Ouais ! Ouais ! grommelle Joë, sautant hors du cockpit.

Son regard foudroie la seconde silhouette en scaphandre qui vient vers lui et qu’il a déjà reconnue.

— Joan ! Toi ici ?

La jeune femme sourit de toutes ses dents blanches. Elle s’amuse, comme si elle vient de jouer un bon tour à son mari. Or l’accueil de celui-ci ne paraît pas enthousiaste et elle le remarque :

— Je tombe ici comme un chien dans un jeu de quilles. Je pensais que ma visite te comblerait de joie.

Merket grimace dans son coin. Il s’explique pourquoi son camarade faisait une drôle de bobine tout à l’heure.

Maubry soupire :

— C’est imprudent, Joan, très imprudent. Ta place n’est pas là.

— Voyons, chéri, j’étais inquiète à ton sujet. Tu as disparu sans me prévenir. J’ai téléphoné à Robeson. Il m’a dit que tu étais en reportage et que je n’avais pas à m’inquiéter. Tout de même !

Jess paraît détendu :

— En arrivant à la base, elle m’a montré ses papiers. Comme il s’agissait de votre femme, monsieur Maubry, et qu’elle demandait à vous rejoindre, j’ai…, enfin je me suis permis de vous l’amener.

— Très gentil, ricane Joë. Merci, sergent. Mais vous auriez pu au moins me prévenir à l’avance, par radio.

— J’ai essayé. Pas de réponse. Vous étiez sûrement partis en lunajet. Comme votre femme insistait et que, par surcroît, elle voulait vous faire la surprise…

— Dommage, sergent, dommage, soupire le téléreporter. Je regrette bien d’avoir manqué votre appel. Sinon je vous aurais ordonné de laisser ma femme à la base.

Jess semble ennuyé. Il fait une drôle de gueule et devine que Maubry ne cache pas sa réprobation. Mais lui, il n’y comprend rien du tout à cette histoire.

— Bref, vous voulez que je ramène Joan Wayle ?

— Non, non, je reste, insiste la journaliste du Star-Tribune. Mon rédacteur en chef ne m’a pas payé le voyage sur la Lune pour admirer la base U.S. Moi aussi je suis chargée d’un reportage sur une opération « survie ».

— Ça va, ça va ! dit Joë, s’adressant à Jess et à l’équipage du lunajet. Laissez-nous tranquilles. Je vous assure, tout va bien.

— Vous comptez rester encore longtemps ?

— Ça dépend. Je vous alerterai quand nous voudrons retourner.

Jess n’insiste pas. En vain cherche-t-il à tirer les vers du nez aux reporters. Quand le gros lunajet disparaît à l’horizon, Maubry explose :

— Eh bien ! toi, tu as un fameux culot !

— Tu me manquais, Joë. Cette séparation me devenait intolérable. Ne me reproche pas de trop t’aimer !

Le téléreporter crispe ses poings. Non seulement sa femme possède un fameux culot, mais encore elle se fiche de sa figure !