Le nid d’abeilles

Le shérif adjoint Lee Winters arrêta son cheval à la limite nord-est de Forlorn Gap, et se tint à l’écoute. Il s’était, au cours d’expériences passées, familiarisé avec les abeilles. Il avait appris à distinguer leur vol léger et joliment musical du gros bourdonnement qu’elles faisaient lorsqu’elles étaient agressives. D’après la position des étoiles au dessus des pics montagneux, il était presque minuit ; or, il entendait comme un vaste essaim d’abeilles, apparemment agitées et belliqueuses. Il savait que les abeilles ne volaient pas à la tombée de la nuit. Ce qu’il entendait n’augurait rien de bon, et, de ce fait, le mettait mal à l’aise.

Il fit passer Cannon Ball devant des maisons désertes, par des rues fantomatiques, où quelques lumières brûlaient encore. Au Goodlett Hotel, un homme descendit de la diligence Brazerville-Elkhorn. Il portait une valise et entra dans l’hôtel, manifestement à la recherche d’une chambre.

Puis, au grand dam de Lee, une très jolie jeune femme posa le pied par terre. Quelque chose dans son apparence le fit resserrer sa prise sur les rênes de Cannon Ball. Elle n’avait pas de bagages. Elle ne se rendit pas à l’hôtel, mais partit seule, discrète, spectrale, abritée et dissimulée par les ombres.

Winters se passa la manche sur le visage. Il revint mentalement sur ces dernières heures. Il ne s’était rien produit de perturbant, à part peut-être l’arrestation de Hemp Dosser, un bandit en cavale, qu’il avait livré au shérif adjoint Jess Fingerwell de Pangborn Gulch. Il n’avait pas rencontré de fantômes, ni bu l’eau de sources magiques… Toutefois, bien qu’il n’ait pas vu de revenants, son imagination s’était enflammée, pour des raisons qu’il ignorait. Son esprit lui disait qu’une femme qui se déplaçait sans bruit, invisible sauf pour lui, était arrivée par la diligence de Brazerville.

Non loin de l’hôtel, d’autres lumières brillaient.

Doc Bogannon, propriétaire et barman du seul saloon restant à Forlorn Gap, s’occupait de la fermeture habituelle du bar, à minuit, lorsque ses portes à double battant s’ouvrirent pour faire place à une silhouette familière.

« Winters ! fit Bogie amicalement. Winters, je suis content de te voir.

— Du vin, et deux verres », répondit ce dernier.

Il jeta un œil dans la pièce pour constater que Bogannon était seul. Il traîna une chaise près d’une table et s’installa en attendant.

Bogannon était un homme aux cheveux bruns, grand, large d’épaules. Il avait une tête bien faite, un beau visage. C’était un gentilhomme qui, pour des raisons connues de lui seul, vivait avec une métisse Shoshone et tenait un saloon pour tout moyen visible de subsistence. D’habitude, il se dépêchait de servir son ami, mais cette fois, il ne faisait pas preuve de son alacrité coutumière.

Il apporta du vin, en versa un verre à Winters, et une fois assis, se servit.

« Tu as passé une bonne journée, j’espère, Winters ?

— La routine, fit-il en buvant une gorgée de vin, mais si tu me permets de te le dire, toi, tu ne m’as pas l’air dans ton assiette. »

Bogannon leva ses gros sourcils.

« Ah, tu avais remarqué ? Je ne me rendais pas compte que c’était aussi visible. Eh bien, oui, Winters, je me sens déprimé, et, ce qui ne fait rien pour arranger les choses, c’est que je serais bien incapable d’expliquer pourquoi en termes rationnels et réalistes.

— C’est vrai ? fit Winters d’un ton qui appelait de plus amples développements.

— Oui, Winters, continua Bogie d’un ton maussade. D’habitude, je suis quelqu’un de jovial, qui s’intéresse à l’observation de son prochain, et qui s’inquiète peu du passé ou de l’avenir. Mais ce soir, ce qui m’est complètement insupportable, c’est que je suis envahi par le sentiment déraisonnable et déraisonné que je suis fini, et qu’il ne me reste plus rien à vivre. »


Lee vida son verre et s’essuya la moustache du revers de la main.

« Doc, ça t’aurait fait du bien de rencontrer la tante de mon père, Millie Orphington. C’était une montagnarde Ozark, gentille et patiente.

— Ah oui ? maugréa Bogie en regardant Winters d’un œil éteint.

— Oui, Doc, reprit Winters en opinant du chef comme pour souligner ses paroles. Elle avait ce qu’on pourrait appeler une philosophie. Elle disait toujours : « Si un jour tu te dis que tu n’as plus rien à espérer de l’avenir, souviens-toi bien de ceci : tu peux toujours poser un piège à souris. »

Bogie dévisagea Winters, l’air perplexe, puis secoua lentement la tête.

« À tout autre moment, Winters, j’aurais saisi. Je suis même sûr que c’est une pensée profonde et pleine de bon sens. Mais là, je n’espérerais même pas attraper une souris.

— Tu te sens malade ?

— Non.

— Tu as mal quelque part ?

— Non.

— Mauvaises nouvelles ?

— Ah, pas loin, concéda Bogie. Ce n’est pas quelque chose que j’ai entendu dire sur mon dos ou sur le dos d’autres gens. C’est un autre genre de rumeur. »

Il fixa Winters du regard comme s’il se demandait s’il devait parler franchement ou pas.

« Ça m’embête de te le dire, Winters. Tu sais, je me moque beaucoup des histoires de fantômes ; ce n’est pas plaisant de reconnaître ses erreurs.

— Ne t’en fais pas pour moi, Doc. Les fantômes, j’en fais mon affaire.

— Bon, très bien, Winters, accepta Bogie, en se reprenant. Dernièrement, je me suis mis à entendre des abeilles. »

Lee tressaillit. Ainsi, son imagination ne lui avait pas joué un mauvais tour. Un moment plus tard, il poussa son verre devant lui.

« Remplis-le. »

Une fois le verre plein, Winters le reprit et en but une bonne rasade. Puis, de façon à masquer son propre émoi, il plaisanta :

« Au début, tu m’as fais peur, Doc, mais je comprends maintenant. Tu as les oreilles qui sifflent ; ça nous arrive à tous, à un moment ou à un autre.

— C’est d’abord ce que je pensais, fit Doc en secouant la tête, mais ça n’explique rien. Ce que j’entends est varié, comme si un essaim interminable passait par ici, et que quelques abeilles volaient tranquillement, que d’autres étaient plus perturbées, et que d’autres encore vrombissaient de colère. Non, Winters, ce n’est pas dans mes oreilles que ça se passe. C’est un phénomène incroyable qui se produit depuis un certain temps. Du bruit. Du bruit incessant. Et pourtant, pas une abeille. Ça m’inquiète, Winters. »

Leur discussion fut alors interrompue. Les battants de l’entrée s’ouvrirent en pivotant pour faire place à un étranger – le même étranger que Winters avait vu descendre de la diligence de Brazerville et se rendre au Goodlett Hotel.

« Messieurs, bonsoir, dit le nouveau venu sans aménités. Puis-je me joindre à vous ? »

Bogie, tout en se levant, fit un mouvement de tête en direction de son ami :

« Ça ne te dérange pas, Winters ?

Winters pivota sur sa chaise. Cette personne lui disait quelque chose. Cet homme était un beau croisement entre ange et démon, un homme aux traits fins, rasé de près, grand, le costume à carreaux marron débordant de muscles, les yeux gris-vert peu rieurs. Sous le bras gauche, une légère protubérance laissait deviner un pistolet.

« Asseyez-vous, dit Winters.

— Content que vous vous joigniez à nous, continua Bogie. Moi, c’est Doc Bogannon. Mon ami, c’est le shérif adjoint Lee Winters.

— Moi, c’est Sandford Menefee », annonça leur visiteur. Il prit place sur une chaise, l’air encore aux aguets.

Bogie alla chercher un autre verre, et revint vite le remplir.

« Winters et moi, on était en train de prendre notre dernier verre habituel. À minuit, invariablement, je ferme.

Menefee sortit une montre en or de sa poche.

« Heureusement, il nous reste quelques minutes. »

De la main gauche, il leva son verre sans quitter Winters des yeux par dessus, tout en restant positionné vers la gauche, de façon à dégainer rapidement. Il vida son verre d’un trait.

Winters tourna le regard vers Bogannon et retint son souffle. Bogie avait pâli depuis l’arrivée de Menefee ; on ne parlait plus. Ce silence permit à Winters d’entendre un bourdonnement, comme s’ils étaient entourés d’abeilles. La pâleur de Bogie suggérait que lui aussi les avait entendues, et que cela le terrifiait.

Ce dernier sursauta et jeta un œil à sa montre.

« Minuit ! s’exclama-t-il en récupérant bouteilles et verres avant de vite retourner derrière le bar. Désolé, Messieurs.

— Un instant, Monsieur, intervint Menefee sur un ton arrogant, en se levant d’un bond. Il n’est que minuit moins dix. »

Winters se leva lui aussi mais s’éloigna de la table et de sa chaise. Son instinct combiné à son expérience l’avertissait qu’il se trouvait en présence d’un tueur impitoyable, un véritable fou meurtrier qui tremblait à force de réprimer son envie de dégainer et de commettre un meurtre instantanément.

« Doc règle sa montre comme il veut, Menefee », lui déclara froidement Winters.

Menefee braqua son regard assassin sur Winters.

« Regarde ta montre. Tu verras que Bogannon ment.

— Ce n’est pas à ma montre que tu régleras une dispute, répondit calmement Winters.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça dit bien ce que ça veut dire.

— À un moment, je croyais que tu faisais référence à ton quarante-cinq.

— Mon revolver, rétorqua Winters, je ne le mentionne jamais, il parle pour lui-même. »

Menefee hésita. Le manteau entrouvert, il envisageait manifestement d’abattre Bogannon, avec pour mobile l’élimination de celui qui avait désobéi à sa volonté. Confronté à l’opposition glaciale de Winters, il changea d’avis. La ruse allait de pair avec la patience. Un rictus aux lèvres, il observa :

« Elle est bien petite, cette ville, pour avoir un shérif adjoint. »

Bogie avait rangé verres et bouteilles. Il se tenait derrière le bar, à l’endroit où il cachait un pistolet.

« Forlorn Gap est une ville dangereuse, Menefee. Ses habitants ne cherchent pas les ennuis, et pourtant les bandits repartent plus souvent les pieds devant. »

Menefee reculait lentement, en montrant les dents.

« Je suis ici pour affaires, pas pour la bagarre, tempéra-t-il. Bonne nuit, Messieurs. »

Il se retourna, regarda une fois derrière lui et sortit à grands pas.

Winters, craignant un coup en traître, le suivit en courant, mais Menefee s’était déjà dépêché de déguerpir vers l’hôtel sans poser plus de problèmes.

Tout près de là, un autre homme s’était glissé dans l’obscurité. Celui-ci était soit sur les traces de Menefee, soit un confédéré. Winters avait la certitude que cet inconnu n’avait pas fait le pied de grue dehors par pur hasard.

Bogannon sortit puis ferma son saloon à clé avant de rejoindre Winters. Ce dernier entraperçut avec satisfaction un pistolet que Bogannon avait passé derrière sa ceinture.

« T’as eu les foies, Doc ? » se moqua-t-il pour cacher sa propre peur.

Bogie frissonna.

« Je n’ai jamais eu une telle frousse de ma vie, Winters. Ce Menefee, je ne sais pas si c’était un homme ou un fantôme.

— C’était pas un fantôme. Tu l’as bien vu boire du vin, et quand il marchait, il faisait autant de bruit que n’importe qui.

— Mais ces abeilles ! s’étrangla Bogie.

— Quelles abeilles ?

— Winters, ne me dis pas que tu ne les as pas entendues. Quand Menefee était là, le saloon en était plein ! »

Winters ravala le peu de salive qui lui restait. Il n’était pas mécontent qu’il fasse nuit : Bogie ne voyait pas à quel point il était terrifié.

« Allez, on rentre, Doc. Tu as besoin d’une bonne nuit de sommeil. Peut-être que tu travailles trop. »


Tirant son cheval par les rênes, Winters raccompagna Bogannon chez lui à pied.

Une fois qu’il fut remonté à cheval, Bogannon leva les yeux vers lui, le regard reconnaissant.

« Winters, je te remercie. Aussi vrai que je me tiens là devant toi, tu m’as sauvé la vie, tout à l’heure, au saloon. Je n’avais jamais pensé que j’étais un couard, mais ce soir, j’étais complétement terrorisé.

— Tu entends toujours des abeilles ? » demanda Winters. Lui-même n’entendait plus qu’un léger murmure parfaitement imputable à sa seule imagination.

Bogie fit mine d’écouter.

« Oh, oui, Winters, je les entends. Mais tu seras content d’apprendre que leur vrombissement n’est plus si prononcé. Il y a comme une zone de danger quelque part, et on n’en est pas loin, mais plus si près de l’épicentre. »

Un soupçon avait pris de plus en plus de place dans l’esprit de Lee, en plus d’une appréhension glaciale.

« Doc, tu as déjà vu Menefee avant ?

— J’en ai bien peur, Winters, répondit Bogie bien vite.

— C’est qui ?

— Je ne pourrais pas te le dire précisément, mais si ce n’est pas Dirk Blackwood, il y a une sacrée ressemblance entre eux deux.

— Blackwood, musa Winters. Ça me dit quelque chose.

— Tu l’as sûrement déjà vu. Il a vécu quelque temps dans une de ces maisons à présent laissées à l’abandon, de ce côté d’Elkhorn Road, en direction d’Alkali Flat. Cette bicoque s’appelle toujours la maison Blackwood ; je connais des gens qui ont peur de s’en approcher.

— Et pourquoi ça ? »

Bogie détourna le visage, gêné.

« Winters, à cette heure-ci hier, j’aurais répondu à ta question avec le sourire. Maintenant, en revanche, je ne souris plus. On raconte que la maison Blackwood est hantée. »

Lee jeta un œil vers les fenêtres de Bogie, d’où on voyait la lumière briller. Sa charmante jeune Shoshone avait préparé un repas de minuit.

« Ta femme t’attend, Doc. Bonne nuit. »

D’une pression du genou dans les flancs de Cannon Ball, il reprit son chemin.

Au lieu de rentrer directement, il se dirigea au sud vers Alkali Flat. À l’époque où Forlorn Gap commençait juste à se développer, son cheval l’avait mené à l’occasion sur Kalany Street et fait passer devant la maison Blackwood. Ce n’était pas, comme son nom pourrait l’indiquer, un endroit plein de prétention : seulement un petit cottage, par ailleurs reconnaissable à ses lourds volets ouvragés et ses grandes portes ornées de ferronnerie.

Il en avait oublié l’endroit exact, et de ce fait la trouva soudainement et sans pouvoir anticiper ce qu’il allait y voir. Sa réaction fut si forte et si abrupte que Cannon Ball s’en retrouva presque assis sur le postérieur lorsqu’il s’arrêta.

Des lumières brillaient dans la maison Blackwood, bien plus intensément que des lampes ordinaires. La maison semblait même enveloppée d’un dôme de lumière. Ce qui le surprenait le plus, bien qu’il eût pu le prévoir, c’était cette jeune femme, svelte, charmante, à la fenêtre.

Elle leva ses jolis yeux et sourit.

« Salut, Lee. »

La langue de Winters était presque trop sèche pour qu’il puisse parler.

« Hein ? râla-t-il. Je veux dire… salut.

— Tu te comportes très étrangement. Aurais-tu peur ? »

Il ravala sa salive.

« Oui, c’est fort possible. »

Puis il se rappela :

« C’est toi qui es venue par la diligence de Brazerville, hein ? »

Elle avait posé un plat devant elle, sur le rebord de la fenêtre.

« Oui, en effet, confirma-t-elle. Quand je t’ai vu bouche bée devant moi, je me suis demandée si tu avais oublié tes bonnes manières, étant donné que tu n’as même daigné m’adresser la parole. Tu aurais pu te souvenir de moi. Je t’ai souvent aperçu en train de chevaucher ton beau coursier dans la rue principale de Forlorn Gap. Et quelquefois, d’ailleurs, tu venais jusqu’ici. Je suis Dardeen Blackwood. »

Winters n’arrivait plus à déglutir.

« Qu’… qu’est-ce que tu fais ici ? »

Elle avait un pot dans les mains. Elle se prit à en sortir du miel à la cuillère. Apparemment, il y avait un sous-entendu dans la question de Lee qu’elle avait compris.

« Eh bien, je donne à manger à mes abeilles. Elles doivent avoir bien faim, en plus, vu le chemin qu’elles ont parcouru. »

Depuis peu, Winters entendait de nouveau le bourdonnement d’abeilles invisibles.

« Alors, c’est… »

Il ne finit pas sa phrase. Cannon Ball se comporta soudain comme s’il s’était fait piquer par une abeille et faillit presque faire chuter son cavalier. Winters peina à se maintenir en selle lorsque Cannon Ball se cabra, moulinant l’air des pattes avant, et fila vers chez eux.


Passé minuit, après un souper tardif, Winters contemplait sa belle épouse, assise en face de lui à leur petite table à manger. Un meurtre avait fait d’elle une jeune veuve et Winters, après avoir abattu l’assassin de son mari en légitime défense, l’avait épousée.

« Myra, lui dit-il plein d’une sincère admiration, tu es plus belle de jour en jour. Quelle chance j’ai de t’avoir.

— Lee, vil flatteur ! le gronda-t-elle, ravie.

— En plus de la beauté, tu as l’intelligence, tu lis beaucoup… »

Elle le regarda intensément.

« Mais le mieux, Lee, c’est que tu es mon mari. Sans toi, dans cet endroit reculé, je mourrais de solitude. Avec toi pour me protéger, me soutenir, me faire des compliments, je suis parfaitement heureuse et rien ne me fait peur. »

Winters avait des questions à poser à cette jolie femme qui lisait, qui connaissait et qui écoutait toutes sortes d’histoires. Il se demandait comment commencer.

« Myra, tu ne crois pas aux fantômes, hein ?

— Tu vas me dire que je suis un fantôme, maintenant ?

— Des fois, je me demande si tu n’es pas une belle apparition tout droit sortie de mon imagination, mais comme tu l’as sûrement deviné, quelque chose a éveillé ma curiosité. Ce soir, Doc Bogannon m’a parlé de la maison Blackwood.

— Vraiment ? fit Myra, les yeux écarquillés.

— Oui. Doc dit qu’elle est hantée.

— Bien sûr, Lee.

— Alors tu crois vraiment aux fantômes. Et tu veux dire qu’elle l’est réellement ?

— Je pensais que tout le monde savait que la maison Blackwood était hantée.

— Humph ! Eh bien alors j’ai dû manquer quelque chose. Vas-y, raconte-moi ça.

— Une femme y a été assassinée.

— Tu ne voudrais pas remonter un peu plus loin dans le passé ?

— Oh, tu veux toute l’histoire ?

— J’aimerais bien. C’est gênant de vivre quelque part et de ne rien savoir de ce qui s’y passe. »

Myra se regarda les mains, pensive.

« Voyons voir. Pour commencer, elle s’appelait Dardeen… Dardeen Blackwood. Son mari, c’était Dirk Blackwood. Ils venaient de Saint Louis ; enfin, Dardeen, elle, était une fille de la campagne. C’était une fille un peu spéciale, du reste. Elle avait le cou blanc et ça faisait un grand contraste avec ses cheveux noirs comme l’ébène. Mais le plus bizarre, c’était qu’elle adorait les abeilles.

— Les abeilles ? répéta Winters en sursautant, comme tiré du sommeil. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— C’est difficile à croire, à vrai dire, reconnut Myra, le regard perdu dans le lointain. Toujours est-il que Dardeen avait acheté une colonie d’abeilles du Missouri. Quand il faisait beau, elle aimait s’asseoir dehors et les regarder aller et venir, fascinée, émerveillée par leurs mystères. Puis un jour cette brute qui lui servait de mari est rentré ivre, et l’a trouvée en train de regarder ses abeilles adorées. Par colère et méchanceté, il a tout brûlé. Après ça, Dardeen était triste, mélancolique, inconsolable. Pendant des jours et des jours, elle a apporté du miel aux quelques abeilles qui avaient échappé aux flammes et qui erraient sans but. Dardeen leur parlait, pleurait avec elles, à ce qu’on dit. Sans reine pour garder l’unité de l’essaim, leur nombre a diminué jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.

— Et ensuite ? interrogea Lee

— Eh bien, voyons voir… Ça fait longtemps, tu sais.

— Ça, je sais, oui.

— Dirk Blackwood s’était approprié un bon lopin de terre mais il ne le travaillait pas. Il avait de l’argent, pourtant. Va savoir comment il le gagnait. Pour finir, il a vendu ses terres et a disparu pendant des semaines, en laissant la pauvre Dardeen avec à peine assez pour ne pas mourir de faim.

Peu de temps après, on a attaqué une diligence : le conducteur et le garde armé se sont fait tuer, une boîte de lingots d’or a été dérobée. Les autorités ont dû suspecter Dirk Blackwood. Ils ont suivi une piste jusqu’à Forlorn Gap, et à la maison Blackwood. Mais tout ce qu’ils ont trouvé, c’était Dardeen. Elle était morte ; on l’avait étranglée. »


Winters commença à retrouver la mémoire. Ces événements s’étaient produits à l’époque où il partageait son temps entre Forlorn Gap et Brazerville. Dirk Blackwood, bien que soupçonné dans cette sombre histoire de vol, ne s’était jamais retrouvé sur la liste de bandits recherchés de Winters. Malgré cela, il suffisait de voir une seule fois son visage froid et dément pour ne plus jamais l’oublier.

« T’as une idée de qui a tué Dardeen ? » demanda Lee.

Myra lui répondit vite et sans hésitation.

« Bien sûr : c’était Dirk, naturellement.

— Naturellement, répéta Lee. Mais qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Eh bien, c’est une maison hantée, non ? »

Winters y réfléchit un instant. Moitié plaisanterie, moitié provocation, c’était une réponse instinctive et sage à la fois. C’était sa façon de dire : « Parce que. » En d’autres termes : « Cherche, toi. »

Cette réponse le turlupina toute la nuit. La maison Blackwood était hantée, sans aucun doute : cela, il en avait fait lui-même l’expérience. Hantée par le fantôme de Dardeen Blackwood. Et par des abeilles. Mais comment cela prouvait-il que Dirk Blackwood avait assassiné sa femme dans leur maison ? Eh bien, parce que !

Soudain, à l’aube, il se redressa dans son lit. Myra, surprise, vint se placer à côté de lui.

« Lee, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Rien, fit-il nerveusement. Tu ne t’es jamais assise dans le lit sans vraiment savoir pourquoi ?

— En fait, si, je pense.

— Écoute ! Tu n’entends rien ? »

Myra se figea. Puis elle se mit à rire doucement.

« C’est sans doute notre imagination qui nous joue des tours.

— Pourquoi ?

— Allons… tu ne les entends pas ?

— Je n’entends pas quoi ?

— Mais ! Les abeilles, bien sûr !

— Si, si, je voulais juste m’assurer que je ne devenais pas bon à enfermer.

— Alors, tu les entends ?

— Jamais rien entendu de plus clair de ma vie. »

Il se leva et s’habilla. Myra fit de même, et ils eurent bientôt déjeuné.

Il prit ensuite son cheval pour aller au bureau. Il examina des photos de bandits recherchés puis passa au saloon de Bogannon, qui servait aussi de relais postal.

Bogie avait toujours cet air inquiet sur le visage. Il était seul, et pourtant il n’avait pas remarqué la présence de Winters avant que ce dernier ne lui parle.

« Il y a du courrier, Doc ? »

Bogie tressauta avant de se retourner.

« Ah, c’est toi, Winters. Euh, oui, il y en a. J’aurais dû le recevoir hier à minuit, mais tu te rappelles que j’ai fermé dix minutes plus tôt pour éviter d’avoir affaire à mon dernier client. »

Il tendit à Lee une lettre du shérif Hugo Landers, à l’écriture à peine lisible. Winters l’ouvrit sur le champ.


Cher Winters,

Dirk Blackwood est dans le coin. On a jamais retrouvé l’or de la diligence d’Elkhorn, qu’on dit que c’est lui qui l’a volé. Dirk va sûrement vite se pointer le récupérer. Il avait un complice qui va probablement chercher à le retrouver, pour pas se faire doubler. Ouvre l’œil et coffre-les-moi, ces deux-là. Le complice s’appelle Seth Olney. Si tu retrouves l’or, tu auras une récompense de mille dollars.

Cordialement,

Shérif Hugo Landers


Il la montra à Bogie. « Fort intéressant, ça, Doc. »

Bogie parcourut la lettre et la rendit.

« Coïncidence pour coïncidence, Winters, je l’ai vu, ton homme, Blackwood alias Menefee. Il partait à cheval au moment où j’arrivais. Direction nord-est.

— Mais il est venu en diligence !

— On peut toujours louer des chevaux à l’écurie de Dezley. »

Cinq minutes plus tard, Winters y était. Hiram Dezley était assis dehors à tailler du bois. Il vivait dans un taudis.

« Ça te dirait de vendre ce cheval, Winters ?

— Dezley, rétorqua Winters, tout ce que je veux, c’est savoir où Dirk Blackwood a dit qu’il allait quand tu lui as loué un cheval. »

Dezley cracha par terre et continua à tailler.

« Winters, ce qu’un client me dit, ça reste confidentiel.

— Quand le client te le demande », lui rappela calmement Winters.

Dezley leva les yeux en les plissant.

« Et comment tu sais qu’on ne me l’a pas demandé, ce coup-ci ?

— Parle, Dezley. Où est-ce qu’il allait, Blackwood ?

— Il a dit qu’il s’appelait Menefee.

— Tu sais aussi bien que moi que c’était Dirk Blackwood. »

Dezley taillait moins vite.

« Tu as bien deviné, Winters. En plus, Blackwood ne m’a pas demandé que ça reste confidentiel. J’ai même bien l’impression qu’il voulait dire qu’il ne fallait pas.

— Bon, alors ? »

Dezley montra du pouce une région en montagne de rochers et de falaises.

« Il a dit qu’il allait vers Mongo Mountain, en me faisant comprendre qu’il avait de l’or d’enterré là-haut. »

Il dévisagea Winters peu amicalement.

« Il y a un autre curieux qui est venu, qui m’a demandé comme toi où Blackwood était allé. »

Winters dressa les sourcils.

« C’est vrai, ce que tu me dis là ?

— Rien n’est plus vrai. Ce type disait que c’était un vieil ami de Blackwood. Il avait comme qui dirait envie de le revoir. Blackwood avait filé par le sentier ouest à côté de Buzzard Rock. C’est aussi par là-bas que l’autre est parti.

— Tu sais comment il s’appelle, l’autre type ?

— Oui, Monsieur, je te le garantis. Même s’il ne l’a jamais dit, lui. Il ne m’a pas non plus demandé que ça reste confidentiel. Un type sournois, du nom d’Olney, et je te parie ma meilleure selle qu’il se promène sur un cheval volé, ajouta-t-il en recrachant par terre. Tu es sûr que tu n’as pas envie de vendre ton grand canasson, Winters ? »

Des genoux, Winters fit tourner Cannon Ball d’un quart de tour.

« Dezley, Tu es un citoyen bien obligeant. »

Winters réfléchit une seconde.

« Autre chose qui me passe par la tête, Dezley : tu n’aurais pas vu ou entendu des abeilles aux alentours, toi, hein ? »

Dezley en resta bouche bée. Il écarquilla l’œil valide qui lui restait.

« Pourquoi tu me demandes ça, là, maintenant ?

— Par curiosité.

— Eh bien, je vais te dire, Winters, je n’en ai pas vu, des abeilles, mais en tout cas, j’en ai entendu bourdonner. Tu crois que cette ville devient hantée ? »

Winters fit avancer son cheval mais déclara en partant :

« Ça ne me surprendrait pas, Dezley. Ça ne me surprendrait pas le moins du monde. »


Une heure plus tard, il entendit un coup de feu. Il se trouvait alors dans les hauteurs de Mongo, une étendue déserte de pierres et de falaises. Un cheval avait suivi les empreintes de sabots d’un autre. Après avoir progressé prudemment, Winters avait trouvé ce qu’il s’attendait à découvrir, c’est-à-dire un cadavre près d’un cheval affolé. Comme le mort n’était pas Blackwood, Winters en déduisit qu’il s’agissait sûrement d’Olney. Mais qui que ce soit, il n’avait plus que peu d’importance, désormais. Néanmoins, Winters attacha le cadavre sur son cheval et rebroussa chemin vers Forlorn Gap.

Ensuite, Lee s’intéressa à la piste de Blackwood, qui le mena sur des contrebas, dans des gorges et des canyons. Il y passa la matinée, puis une après-midi pénible, jusqu’à la tombée d’une nuit obscure.

Lorsque Winters arriva au saloon de Bogannon pour prendre un dernier verre avant la fermeture, il s’en voulait rageusement.

« Tu sais quoi, Doc ? Ah, je t’assure, j’ai couru derrière une carotte comme une mule ! Dirk Blackwood avait laissé une piste fraîche dans la montagne Mongo, de façon à ce que ce Seth Olney le suive et se fasse assassiner. Après ça, Blackwood m’a piégé en me faisant suivre sa trace toute la journée jusqu’au soir. Et pourquoi, hein ? »

Bogie ne quittait pas des yeux son verre de vin.

« Je ne sais pas, dit-il inquiet, mais j’avancerais bien l’hypothèse que ça a à voir avec les abeilles.

— Ouais, les abeilles, répéta Winters, sa colère diminuant d’intensité. Mais je n’entends plus d’abeilles. Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

— Ça, je n’en sais rien, fit Bogie, perlant de sueur. J’en ai entendu toute la journée. Pas de grands essaims, comme hier, non : il y en avait peu, en comparaison. Comme si des ouvrières perdues cherchaient les autres ici et là, essayaient de les rattraper, de trouver un centre autour duquel elles graviteraient. J’ai eu une prémonition : elles allaient à un rendez-vous, mais dans un but indéfinissable. Puis, peu de temps après ton arrivée, le bourdonnement a cessé ; elles sont passées comme passe le vent avant de disparaître. »

Bogie s’essuya le visage avec un mouchoir. Winters ne l’avait jamais vu la mine aussi déconfite.

« Doc, ce matin, en me réveillant, j’avais une drôle d’impression. Peut-être que tu as déjà fait des rêves comme ça, où tu as la figure en pleine lumière mais sans qu’il y ait de lampe autour de toi. Eh bien, c’est un truc comme ça qui m’est arrivé. J’ai tout compris.

— Tout compris ?

— Oui, enfin, je n’ai pas tout compris tout seul. Tu te souviens qu’on a retrouvé Dardeen Blackwood assassinée à la maison Blackwood ?

— Je m’en souviens bien, oui.

— C’est Dirk Blackwood qui a fait le coup.

— Ah ! Et comment tu as fait pour découvrir ça ?

— Eh bien, la maison Blackwood est bien hantée, non ?

— Hmm ! musa Bogie en tentant de saisir sa question. Je ne te suis pas, Winters.

— Je vois bien ça, Doc. Et si en plus, je te disais ce que j’ai vu et entendu, tu me prendrais pour un fou… Et il m’arrive de penser ça moi-même.

— À quoi tu veux en venir ?

— Tu as parlé d’un rendez-vous, répondit Winters, l’air absent. Je pense que c’est l’heure. »

Winters regarda sa montre.

« Il est minuit, Doc. »

Bogie bondit en avant pour préparer la fermeture. Il passa un six coups à sa ceinture.

« Je suis de plus en plus perplexe et déconcerté, Winters. »

Dehors, Winters lui prit le bras.

« Doc, tu as assez de cran pour venir avec moi ? »

Bogie se raidit pour se donner un air brave.

« Je n’ai jamais encore manqué de courage, Monsieur. On va où ?

— À la maison Blackwood.

— Ah oui, mais c’est que…

— À la maison Blackwood, Doc. »

Bogie hésita avant de céder à contrecœur.

« Bon, très bien, Winters. À la maison Blackwood. »


Menant Cannon Ball par la bride, Winters, suivi de Bogie, passa vite Kalany Street. Une fois leur destination en vue, Bogie prit Lee par le bras.

« Écoute, Winters ! Tu entends ? »

Winters essaya de ravaler sa salive, mais sans succès. Oh que oui, il les entendait, les abeilles ! Elles vrombissaient comme si des centaines leur passaient au-dessus de la tête. Leur ton monta comme sur une gamme musicale, de plus en plus haut, comme si elles accéléraient continuellement, jusqu’au point où elles allaient tellement vite que le bruit de leurs mouvements devint trop aigu pour une oreille humaine. Il semblait y avoir tant d’abeilles que même à la lueur des étoiles, on aurait dû les voir avancer en nuée, et pourtant on ne voyait rien.

Combien de temps dura le bourdonnement ? Sans s’avancer, Winters aurait dit tout au plus quelques secondes. Leur départ laissa un silence saisissant. Des heures auparavant, elles s’étaient rassemblées, sans doute en réponse à une invocation mystérieuse. Maintenant, elles étaient parties, aurait dit Bogie, comme passe le vent avant de disparaître.

Le visage couvert de sueur, Winters avança.

« Viens, Doc, si j’ai bien tout compris, tu vas voir quelque chose que tu n’es pas près d’oublier. »

Bogie le rejoignit, cherchant exagérément à montrer du courage.

« Winters, il y a de drôles de choses qui se sont produites dans cette ville et ses environs. Jusqu’à maintenant, je ne voulais pas l’admettre, mais je ne peux plus le nier. Ces abeilles ! Elles étaient là pour remplir une mission funeste. Un pouvoir qui dépasse notre entendement, que nous essayons d’approcher avec l’énergie du désespoir, mais en vain, les a appelées ici dans un but bien précis. Mais lequel ?

— Tu le sauras bientôt, affirma Winters en levant le bras. On s’arrête là, Doc. Voilà la maison Blackwood.

— Il y a de la lumière. »

Winters lâcha la bride de son cheval. Il avança en retenant son souffle, comme en transe, Bogie restant obstinément à ses côtés. La lumière que ce dernier avait vue filtrait par les volets fermés de la fenêtre. La maison Blackwood était certes éclairée, mais silencieuse. La porte d’entrée était fermée ; toutefois, elle s’ouvrit sans autre résistance qu’un grincement de gonds lorsque Winters eut posé la main sur la poignée et donné un coup d’épaule.

Dans la maison, ils restèrent bouche bée devant ce qu’ils avaient découvert. Sur une étagère, une lampe brûlait vivement. Dans un coin, un chapeau d’homme renversé. Partout dans la pièce, des lambeaux de chemise d’homme éparpillés, dont un s’était retrouvé plus haut sur un clou rouillé. De même, le sol était jonché çà et là de morceaux de pantalons. Plusieurs lames de plancher avaient été déboîtées. En dessous, la terre avait été creusée, révélant un coffre encore verrouillé qu’on utilisait pour les convois d’or.

Tordu de douleur sur un plancher marqué par d’horribles traces de lutte, gisait Dirk Blackwood, nu et sans vie.

« Je m’en doutais, fit Winters.

— Qu’est-ce qui l’a tué, Winters ? » demanda Bogie, la voix à peine plus forte qu’un gros soupir.

Winters fit prudemment le tour du cadavre de Blackwood. La lampe en main, il posa un genou à terre pour l’inspecter.

« Je m’en doutais, Doc, répéta-t-il d’une voix sèche et éraillée. Il est mort par réaction aux dards des abeilles. En se débattant, il a déchiré ses vêtements. »

Bogie s’abaissa, les yeux rivés sur le corps.

« Incroyable ! s’étrangla-t-il. Mais je le vois bien là de mes yeux. Chacun de ces petits points rouges est en fait une piqûre d’abeille. Ils sont si rapprochés qu’on n’arriverait jamais à tous les compter ! »

Winters remit de l’ordre dans ses pensées, tout en rejetant l’idée qu’il avait seulement fait un mauvais rêve.

« Elle était là la nuit dernière, Doc.

— Qui ça, elle ?

— Dardeen Blackwood.

— Mais ça fait au moins trois ans qu’elle est morte… plus que ça, même.

— Elle était là, Doc. La nuit dernière, après que je t’ai laissé chez toi, je suis passé devant cette maison. Dardeen était à la fenêtre, à mettre du miel dans un plat. Je lui ai parlé, elle disait qu’elle donnait à manger à ses abeilles. Doc, elle et ses abeilles, elles sont revenues. Elles avaient comme qui dirait un compte à régler.

— Incroyable, fit Bogie dans un souffle rauque.

— Mais il y a un truc que je ne comprends pas, concéda Winters.

— Comme si tu comprenais quoi que ce soit à ce qui s’est passé ici ! se moqua Doc.

— D’après ce que je sais des abeilles, poursuivit Winters sans se laisser perturber, quand elles piquent, elles perdent leur dard, elles le laissent dans leur victime. Et là, aucun dard.

— Ah non ? rétorqua Bogie. Regarde dans le front de Blackwood. »

Winters s’approcha. Là, au centre du front, une vilaine plaie de la taille d’une punaise contenait une toute petite pointe noire enfoncée dans la chair morte.

« Et là, regarde ! » s’exclama Bogie en montrant du doigt quelque chose.

Sur le plancher, à un pas du corps de Blackwood, une abeille rampait laborieusement, une plaie béante à l’endroit où son dard avait été arraché.

Winters ne la quittait pas des yeux. Elle avait vraiment vécu un drôle de face-à-face ; venue pour tuer, elle allait mourir avec sa victime.

Bogie la fixait aussi des yeux. Puis, comme s’il avait triomphé de quelque chose, il s’écria :

« Ha ! Mais et toutes les autres piqûres ? Aucun dard dedans, je me trompe ? Comment tu l’expliques, ça, Winters ? »

Winters le dévisagea, inquiet pour la santé mentale de Bogie comme pour la sienne.

« Tu tiens à le savoir ? fit-il en se levant pour replacer la lampe sur l’étagère. Eh bien, il faudra que tu te l’expliques tout seul. »