En selle, fantôme !

Le shérif adjoint Lee Winters traversait prudemment Black Fox Gap à cheval, à la faveur du clair de Lune. Il empruntait rarement Pedigo Road, tout d’abord parce que son travail ne l’y emmenait guère, et ensuite parce que la nuit, ce sentier était à la fois périlleux et hanté. Cette nuit-là, il s’y risqua car cela lui évitait de faire un détour fatigant de plusieurs miles. En outre, il se sentait épuisé physiquement et nerveusement, en raison d’une fusillade mortelle à Licking Creek juste avant le coucher du soleil.

Ce chemin serpentait périlleusement sur trois miles de précipices et de falaises, à travers les ombres et les hurlements du vent. Il arriva à un coude pernicieux autour de rochers escarpés, où le moindre faux pas pouvait envoyer monture et cavalier faire une chute dans le vide de près de cent mètres. Cannon Ball, le grand cheval élancé de Winters, négociait doucement le coude lorsqu’un fantôme surgit de nulle part et vint prendre place derrière Winters.

Cannon Ball, tel un cheval de bataille, partit au galop en direction de Forlorn Gap, à cinq miles de là. Winters, qui n’était pas encore remis de son récent rendez-vous manqué avec la mort, s’agrippa à la bride et au pommeau de sa selle. Bien qu’on puisse normalement compter sur le calme de Cannon Ball, il se comportait parfois comme un méchant diable. Cette fois-là, on l’aurait dit fou : il prit le mors aux dents et, rapide comme l’éclair, passa des virages rocheux dangereusement près du bord.

« Laisse-le filer, murmura le compagnon spectral de Winters d’une voix atone. Ça me plaît, d’aller au galop. Ça m’a toujours plu. Tu te souviens de moi, j’imagine. Je suis Binkley Aspentree. On m’a assassiné ici, à Black Fox Gap, il y a six ans. »

Winters jeta un œil derrière lui, mais en se retournant, il faillit faire perdre l’équilibre à son cheval et en fut quitte pour la peur. Toutefois, ce qu’il avait entraperçu sur la croupe de Cannon Ball était bel et bien un fantôme, aucun doute. Il n’avait jamais vu Bink Aspentree, ni mort ni vif, mais il en avait copieusement entendu parler, et avait aussi vu son portrait. Un grand escogriffe, un monstre brutal et meurtrier. En l’occurrence, ça lui correspondait bien : la silhouette longue et mince, le visage blanc comme ses vêtements.

Winters n’osait pas lâcher la bride pour frapper l’apparition ; de plus, il était certain que s’il essayait vraiment de lui porter un coup, sa main lui passerait au travers. Il tenta de dire quelque chose, de demander à ce visiteur importun ce qu’il voulait, mais il ne parvenait pas à prononcer un seul mot.

« Ne fais pas attention à moi, fit Binkley Aspentree. Garde plutôt un œil sur le cheval. Il s’en donne à cœur joie, dis donc. Ce serait trop bête s’il perdait l’équilibre. »

Winters regardait droit devant lui. Sous le clair de Lune, il distinguait facilement la piste. Cannon Ball aussi : il était lancé au grand galop, et même lorsqu’il s’arrêtait pour ruer des quatre fers, il repartait ensuite de plus belle. Il évitait de justesse des rochers saillants et passait à quelques centimètres de ravins véritablement obscurs. Winters n’essayait pas de le ralentir, se contentant de se cramponner à pleines mains à sa crinière.

« C’est un splendide destrier, que tu as là, étranger, approuva le fantôme de Binkley Aspentree. J’avais un bon cheval, moi aussi, dans le temps. Rapide comme le blizzard. Ni le shérif ni aucun de ses hommes n’arrivait à garder en vue la traînée de poussière derrière ses sabots. Je serais même en train de le chevaucher, fier et tête haute, si Bud Lennox ne m’avait pas fait goûter de son couteau, ici, à Black Fox. Il m’a égorgé, ni plus ni moins. Mais j’ai eu ma vengeance : il a fini pendu par une milice à Powder River un an plus tard. Ça m’a bien fait plaisir de le voir langue pendante et yeux exorbités. Bon, l’ami, je vais te laisser, maintenant. C’était agréable, cette chevauchée. Il faudra qu’on remette ça, à l’occasion. »

De lacet en lacet, Cannon Ball, haletant, monta sur un plateau rocheux où l’on ne voyait plus qu’un vaste ciel. Il ralentit soudain, en renâclant et en secouant la tête. Winters regarda derrière lui : il était seul. Il abaissa lentement la main vers son arme. Il chercha, chercha bien, mais ses doigts maladroits se refermèrent mollement sur un holster vide. Winters expira bruyamment. La colère faisait place à la peur.

L’instant d’après, il chercha dans la poche gauche de son pantalon. Son portefeuille aussi avait disparu. Il porta la main à la tête. Son chapeau était toujours là, il avait toujours ses vêtements. La ceinture où il gardait son argent se trouvait bien à sa place, cachée sous sa chemise. Ses sacoches étaient intactes. Dans l’une d’elles, il trouva un autre six coups, qu’il rengaina furieusement. Il en aurait bien mordu le canon, tellement il était en colère, mais aussi effrayé, le front encore en sueur. Il pensa un instant à revenir sur ses pas mais se ravisa immédiatement. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec des fantômes.


À Forlorn Gap, le saloon de Doc Bogannon était encore ouvert, même si minuit approchait. Les chercheurs d’or continuaient d’affluer vers le nord en direction de Pangborn Gulch ou vers Elkhorn Pass, à l’ouest. Bon nombre d’entre eux prenaient une chambre au Goodlett Hotel, et certains passaient de longues soirées chez Bogie à jouer aux cartes, à boire et à raconter leur vie. Cette nuit-là, Bogie n’en comptait déjà plus qu’une poignée. Il n’en resta bientôt plus qu’un seul, un fringant gentleman qui s’approcha du comptoir pour y poser une pièce.

« Servez-moi un peu de vin, Bogannon.

— Du vin, ça vient », fit Bogannon.

Il en versa un verre tout en gardant un œil sur ce client, mince, propret, un mélange de joueur professionnel et peut-être de poète. Il avait les traits plaisants mais qui pouvaient subitement devenir durs comme ceux d’une statue de bronze. Il arborait un grand nœud papillon d’une certaine élégance et portait un six coups sous son manteau.

« Très bon, ce vin, Bogannon.

— Il ne me semble pas qu’on ait été présentés, fit Bogie.

— Eh bien, vous avez raté quelque chose, Monsieur ! Moi, c’est Victor Brandon, mais on me connaît sous le nom de Bo. Grand voyageur, aventurier, philosophe, et poète. En fait, je suis un vrai touche-à-tout.

— Intéressant », commenta Bogie.

Doc Bogannon était lui-même assez énigmatique. Il était grand, large d’épaules, bel homme. Il avait une tête bien faite et d’épais cheveux noirs ; à le voir, on aurait dit un homme d’état. Pourtant, pour des raisons connues de lui seul, il se contentait de tenir un saloon dans une ville fantôme, à mille miles de tout, et de passer ses nuits avec une femme métis de la tribu des Shoshones. Doc s’adossa au mur derrière le comptoir et croisa les bras.

« Vous ne seriez pas un Brandon de Boston, par hasard ?

— Boston ? répéta Bo Brandon en réfléchissant. Euh, non. Je suis très souvent allé à Boston, mais de là à me dire Bostonien… Et vous ? Vous en êtes, de Boston ? »

Bogie haussa ses épais sourcils.

« Un Bogannon ? De Boston ? Impossible, assura-t-il en resservant Brandon. J’imagine qu’il faut pas mal de courage pour être un grand aventurier.

— Du courage ? répéta Brandon en sirotant son vin. Ce n’est pas le mot que j’utiliserais. Je dirais plutôt de la témérité. Vous vous êtes déjà retrouvé face à un lion qui vous fonce dessus, avec seulement une carabine entre vous et la mort ?

— Je n’ai jamais chassé le lion, répondit Bogannon.

— Moi oui, et je me suis retrouvé dans cette situation plus d’une fois. Mais bon, pas la peine de me demander si je m’en suis sorti vivant ou pas. »

Bogie ricana.

« Je me demandais justement combien de membres vous vous étiez fait dévorer. Et vous vous êtes aussi retrouvé devant des bandits, et pas seulement des lions ?

— Naturellement. J’ai abattu pas mal de gâchettes faciles, d’assassins, et d’autres gars dans ce genre-là. Un jour, j’ai même sorti un cobra de son trou par la queue et je lui ai coupé la tête au couteau de chasse.

— Alors là, fit Bogie, je veux bien croire que vous n’avez peur de rien.

— Je n’ai peur d’absolument rien. »

Il prit son verre et fit quelques pas dans la saloon.

« Ah, reprit-il, ce que j’aimerais revivre ces aventures-là ! Les jungles du Brésil, les chasseurs de tête, les tigres du Bengale, les pirates de Shanghai, les pythons, les léopards… »


Doc Bogannon vit s’ouvrir le double-battant de sa porte et entrer un grand homme brun, au vieux stetson abîmé, au nez fin, aux yeux noirs et froids.

« Winters ! s’exclama Bogie. Entre, sois le bienvenu ! »

Winters s’avança lentement, presque tétanisé par une fureur contenue.

« Un whisky, Doc, commanda-t-il en posant un coude sur le comptoir.

— Un whisky ? Je pensais que tu avais arrêté.

— Tu m’as bien entendu, Bogannon. »

Bogie lui versa un verre bien tassé.

« Winters, non seulement tu as l’air d’un fantôme, mais tu donnes en plus l’impression d’en avoir vu un en vrai, et un pas commode. »

Winters buvait, l’esprit ailleurs.

« Ne me parle pas de fantôme, finit-il par répondre. Parle-moi de ce en quoi je crois ; les fantômes, ça n’existe pas. »

Winters leva les yeux au dessus de son verre. Il eut une vision trouble d’un homme pas tout à fait normal.

« Ah, au fait, reprit Bogannon, Winters, je te présente mon bon ami Victor, mais plus connu sous le nom de « Bo » Brandon. Brandon, voici mon ami le shérif adjoint Lee Winters. »

Brandon inclina la tête.

« Très heureux, Monsieur. »

Winters se cramponna à son verre. Il n’aimait pas son allure de snob mâtiné de joueur de poker.

« Qu’est-ce qu’il fait dans le coin, celui-là, Doc ?

— C’est quelqu’un de peu banal, Winters, répliqua Bogie. C’est un de ces hommes qui n’ont peur de rien.

— Ah oui ? fit Winters. J’ai entendu parler de gars comme ça. Il y en avait un au Texas, quand j’étais gamin. Un jour, un cyclone l’a emporté et l’a jeté dans un puits. Il était trop bien pour notre monde. Bonne nuit, Doc. »

Il plaqua une pièce sur le comptoir et sortit d’un pas lourd.


Winters était à peine sorti qu’un étranger entra. Alors celui-là, ce doit être un sacré personnage, pensa Doc. Il sortait vraiment de l’ordinaire : droit et nerveux comme un Indien, malin et trompeur comme un magicien. Il avait de longs cheveux blond-roux qui pendaient sous un chapeau gris, et une fine moustache aux bouts pointus.

« Messieurs », salua-t-il.

Il enleva son chapeau et, de son mouchoir, s’essuya le front et le visage avant de s’approcher de Bogannon.

« Deux doigts de whisky. »

Bogie s’exécuta.

« Vous m’avez l’air un peu alarmé, si vous voulez bien me pardonner cette observation.

— Je m’appelle Gregory Pone ; et vous devez être Bogannon. »

Il avala son whisky et regarda son verre vide de ses yeux pâles et pensifs.

« Alarmé ? reprit Pone. C’est le bon terme, Monsieur. Pour tout dire, il y a moins d’une heure, j’ai vécu quelque chose de très éprouvant. Je loge pour le moment à Pedigo Ranch. J’ai dû venir de nuit pour affaires à Forlorn Gap. À un col de montagne, à quelques miles de distance, mon cheval s’est soudain cabré avant de se mettre à galoper et à frôler le bord du précipice, alors qu’un homme normal ne se risquerait même pas à y faire trotter un cheval. À un moment donné, j’ai jeté un œil derrière moi, et qui chevauchait mon cheval avec moi ? Un fantôme !

— Non ! » s’écria Bogie, en cachant de la main un sourire qui venait de naître sur ses lèvres.

Le nouvel ami de Bogie, Bo Brandon, s’était approché.

« Ce que vous dites m’intéresse, Gregory Pone. Mon nom, c’est Brandon. Bo Brandon, pour les voyageurs et les aventuriers.

— Enchanté, répondit-il en tendant la main. Si je ne me trompe, j’ai déjà entendu parler d’un Bo Brandon.

— Alors, vous avez entendu parler d’un brave, déclara Bogie. Brandon, c’est un homme sans peur.

— Je note comme une pointe de sarcasme dans les paroles de Bogannon, remarqua Brandon. Il dit pourtant la vérité. Mais dites-nous-en plus au sujet de ce fantôme.

— Ce que je me demande, reprit Pone, c’est comment moi, je vais pouvoir trouver le courage de reprendre la route pour Pedigo à cheval, parce qu’il faut bien que j’y retourne.

— Ah, alors votre homme, c’est Brandon, suggéra Bogie. Son esprit d’aventurier adorerait faire ce trajet.

— Eh bien, ça ne me fait pas peur, c’est certain, assura Brandon. Quand est-ce qu’on part ?

— Dès que possible.

— Mais vous en avez sûrement davantage à dire à propos de ce fantôme ? demanda Bogie, piqué par la curiosité.

— En effet, affirma Pone d’un ton étrangement sérieux. Il avait bondi sur le dos de mon cheval et était resté derrière moi le temps qu’on traverse le col, comme je l’ai expliqué. Je n’avais aucun moyen de défense, vu que mon cheval piquait une crise et qu’il fonçait tête baissée. Le fantôme a dit qu’il s’appelait Binkley Aspentree, et qu’il s’était fait assassiner il y a six ans à Black Fox… Oui, Black Fox Gap, il a dit. Il racontait aussi qu’il allait quelquefois hanter des endroits reculés, mais qu’il revenait toujours dans le coin. Il aime monter des chevaux rapides, surtout sur des routes dangereuses. Ça l’amuse de voir des gens complètement terrifiés. Si monture et cavalier tombaient dans un ravin, ça ne lui ferait naturellement aucun mal, puisque c’est un fantôme, et ça pourrait lui faire de la compagnie. En fait, il disait qu’il se sentait fort seul, là-bas, à Black Fox Gap. »

Bogie regardait Bo Brandon, dont le visage avait légèrement pâli.

« Alors, ça vous dit toujours de faire le trajet à cheval avec Pone ? »

Brandon tressaillit.

« Oh, absolument ! »

Dehors, un cheval noir était attaché à la rambarde devant chez Bogie. En peu de temps, Brandon récupéra sa propre monture à l’écurie de Goodlett. Ils partirent sereinement sur Pedigo Road, éclairés par la douce lueur de la Lune.

« Ça vous intéresse peut-être de savoir ce que je fais dans le coin ? entama Brandon lors de leur ascension vers le nord.

— Mais tout à fait, Monsieur.

— Ma renommée vient plutôt de mes activités de promoteur minier que de mes nombreuses aventures. En Afrique du Sud, j’étais un guide de génie à Kimberly. En Australie, le syndicat Willoughby, c’était mon idée. Ici, dans cet eldorado, il y a une mine d’occasions en or pour les esprits audacieux comme le mien… et le vôtre aussi, sans doute ?

— Hélas, moi, je ne fais que suivre le meneur, sans être meneur moi-même, confessa Pone.

Ils continuèrent leurs discussions et digressions sur plus de cinq miles de chemin accidenté.

Puis Gregory Pone s’arrêta en tirant d’un coup sec sur les rênes. Il leva la main alors que Brandon s’approchait.

« Tu m’as rendu un fier service, Brandon. Dommage que je ne puisse que te dire ma gratitude. Par ailleurs, c’est ici que je dois te laisser.

— Ce fut un plaisir, répondit Brandon. Ça a fait du bien à mon cheval de faire de l’exercice, et j’ai toujours aimé les sorties au clair de Lune. En revanche, je dois dire que ce fantôme me déçoit : on n’en a vu ni les talons, ni les pointes.

— Il se peut que tu aies ce plaisir en rentrant à Forlorn Gap, prédit Pone subtilement. Enfin, bonne nuit. »

Brandon fit faire demi-tour à son cheval et repartit de plus belle vers le sud. À Black Fox Gap, il se mit à siffloter, n’étant pas aussi courageux qu’il aimait le faire croire aux naïfs qu’il rencontrait. Puis, à un coude raide autour d’un rocher escarpé, tout arriva très vite. Son cheval se cabra, se mit à remuer et à sauter. Il manqua un précipice de peu.

« Tiens bien les rênes, l’ami, lui souffla une voix inquiétante. Je n’aime rien mieux qu’une belle cavalcade, mais on est sur une route dangereuse. »

Brandon jeta un œil par-dessus son épaule. Cette étrange voix lui faisait d’autant plus peur qu’elle était proche, tout comme celui qui en était à l’origine : un fantôme avait pris place derrière lui, le visage aussi blanc que les vêtements qu’il portait. Brandon voulut crier, mais il avait la gorge trop contractée. Par réflexe involontaire, il lança le poing droit en décrivant un large arc de cercle.

Son poing tapa fort sur de la chair et des os.

« Ha ! cria Brandon. Imposteur !

— Dommage que tu l’aies découvert », répondit une voix qu’il avait déjà entendue auparavant, sans se rappeler où exactement.

Brandon chercha à attraper le revolver de son holster, mais un bras vint l’étreindre fermement avant qu’un coup de couteau dans le dos ne lui arrache un terrible cri. Il survécut juste assez longtemps pour revenir sur sa vie de petit escroc vantard, qui n’était jamais vraiment allé nulle part et que la mort emportait sans faire grand cas de lui.


Le shérif adjoint Winters était au lit auprès de sa femme, la belle Myra, endormie. Par bien des aspects, Winters avait de la chance. Il avait tiré plus vite que bien des pistoleros, son six coups ne lui avait jamais fait défaut, il avait amassé une petite fortune grâce à la capture de bandits dont la tête était mise à prix. Il n’était jamais tombé malade une seule fois depuis ses dix ans, il avait eu un splendide cheval à ses douze ans, il avait toujours eu du travail. Mais son plus grand jour de chance, c’était celui où il avait épousé Myra Jenkins, veuve d’un homme bon et non moins bon chercheur d’or à qui un de ces innombrables putois de hors-la-loi avait d’abord pris la bourse, puis la vie.

Son mariage lui avait fait bénéficier d’un joli cottage et d’un droit de propriété minier. De ses aïeux du Tennessee, d’origine écossaise et irlandaise, il avait bien sûr hérité un caractère économe. Ainsi, de tous points de vue, il menait déjà une vie confortable, et la raison pour laquelle il conservait son poste de shérif adjoint lui échappait.

Cela dit, pour le moment, il n’avait aucunement l’intention de démissionner. Allongé dans leur mezzanine, il écoutait les bruits de la nuit : les murmures du vent d’Elkhorn Pass, les hurlements venant d’Alkali Flat, tout un théâtre nocturne sur Pangborn Road. Il entendait sans écouter, car ses pensées étaient tournées vers son compagnon fantôme de Black Fox Gap, qui lui avait fait passer un mauvais quart d’heure, et lui avait volé son six coups ainsi que son portefeuille, le laissant transi de peur.

C’était cette panique qui l’empêchait de dormir. Les fantômes l’avaient toujours épouvanté, et la terreur faisait toujours place à une colère tout aussi grande, ce qui signifiait qu’il avait à présent envie de prendre sa revanche. Il ne pensait plus pour le moment à une retraite paisible, mais bien à une vengeance implacable contre un fantôme, et alors que sa femme dormait tranquillement à ses côtés, il se triturait le cerveau pour échafauder un plan.

Il le tenait, son plan, lorsque, le lendemain matin, il se rendit chez le seul tanneur de Forlorn Gap, un dénommé Pegleg Hully, qui se faisait aussi appeler Hully Gee. La masure qui lui servait d’atelier ne comportait qu’une seule pièce, où il confectionnait et réparait des selles, des chaussures, des bottes, des brides, des fouets, des harnais… Tout articles de peau ou de cuir.

Winters attacha son cheval et de son pas lourd, entra dans l’atelier où Hully cloutait la semelle d’une botte, assis sur un tabouret, sa jambe en bois tendue bien droite devant lui.

« ‘Jour, Winters. »

Winters prit un siège.

« Écoute voir, Hully Gee, arrête ce que tu es en train de faire et fabrique-moi quelque chose.

— Tout ce que tu veux, répondit Pegleg en continuant d’enfoncer des clous. Qu’est-ce que ce serait ?

— Il me faut une couverture de selle porc-épic.

— C’est quoi, ça ?

— Je ne sais pas non plus, mais il m’en faut une. Tu es déjà allé à Black Fox Gap la nuit tombée ?

— Moi ? Ah ça, non. Et qui plus est, je n’ai pas l’intention d’y mettre les pieds.

— Et pourquoi ça ?

— Pourquoi ? Parce que c’est hanté, tiens. Ça fait cinq ans que je vis ici et j’ai entendu cette histoire une centaine de fois. C’est là-bas qu’un desperado du nom de Bink Aspentree s’est fait assassiner, égorger, à ce qu’on dit. Et son fantôme y rôde toujours. À chaque fois que quelqu’un y passe à cheval, le fantôme fait le trajet avec lui en sautant sur le dos du cheval, et puis il détrousse le malheureux. Moi, je n’irais même pas en journée à Black Fox, alors la nuit, encore moins. »

Winters se pencha et fit un petit dessin sur le sol poussiéreux de Pegleg.

« Supposons qu’un cavalier pose une couverture en cuir comme ça derrière sa selle, bien sanglée, juste là où un fantôme se mettrait s’il sautait sur le cheval de quelqu’un. Supposons aussi que cette couverture ait des clous très pointus qui sortent de partout. Supposons enfin que ce fantôme se révèle être fait de chair et d’os, dans le genre humain, pour ainsi dire. Il ne serait pas très à l’aise, hein ? »

Pegleg regardait le dessin sur poussière de Winters.

« J’imagine que non, il ne se sentirait pas très à l’aise, effectivement.

— Tu es plutôt rapide de la comprenette, Hully. Fais-moi une couverture de selle porc-épic, une qui couvrirait le dos de Cannon Ball de la selle aux hanches. Mais que personne ne te voie faire, et n’en parle à personne. Comme tu l’auras compris, j’ai dans l’esprit de faire plus ample connaissance avec ce Bink Aspentree de Black Fox Gap, et peut-être tenter de le surprendre. »

Hully Gee se remit à planter des clous. « Ce sera prêt avant le coucher du soleil. »

Winters quitta les lieux. Il revint avant le coucher du soleil, et c’était prêt : une carpette de cuir double épaisseur, plate mais flexible, couverte de clous dépassant de quelques centimètres de l’épaisseur supérieure.

« Hully, tu me combles de joie. »

Winters l’enroula et attacha les lanières ensemble avant de la ranger dans une de ses sacoches. « Quelqu’un t’a vu en train de faire ça ? s’enquit Winters.

— Aucun être humain, en tout cas. Il y avait peut-être un revenant qui jetait un œil par-dessus mon épaule… mais s’il y en avait vraiment un, il ne s’est pas fait entendre. »


Les quelques jours suivants, très chargés pour Winters, l’emmenèrent à Cow Creek se battre en duel contre une vermine qui s’appelait Keefe Ketchum, puis à Rocky Point arrêter un criminel dénommé Wick Wood, que Winters laissa croupir en cellule le temps que le shérif Hugo Landers vienne le chercher. Winters revint de nuit en passant à cheval par Alkali Flat.

Normalement, il aurait fait un détour par Cow Creek et Elkhorn Pass, mais il était d’humeur belliqueuse. De plus, c’était à lui seul un arsenal à cheval : six coups à la hanche droite, un autre dans son holster sous le bras gauche, et un troisième dans sa ceinture. Il en était presque à espérer rencontrer un fantôme, tellement il avait envie d’en découdre.

Il entendit quantité de bruits étranges. La poussière portée par le vent lui piquait les narines. Le croissant de Lune allongeait son ombre et celle de son cheval. Il pensa même avoir vu des formes spectrales chassées par un vent du sud-ouest, et crut les entendre gémir au loin, sur les plateaux. Mais ces fantômes, si c’en étaient, restaient à bonne distance.

Doc Bogannon s’occupait seul dans son bar lorsque son double-battant pivota vers l’intérieur.

« Winters ! Juste à temps pour prendre un dernier verre ; j’allais fermer.

— Alors, il doit être minuit, fit Winters.

— Dans une demi-heure seulement, mais les clients ont battu en retraite. »

Bogie apporta bouteille et verres. Ils prirent place autour d’une table et Bogie servit le vin.

« Où est-ce que tu étais passé, Winters ?

— Cow Creek. Rocky Point.

— Et tu es rentré par Alkali Flat ?

— Tout juste.

— Bizarre, fit Bogie en faisant la moue.

— Qu’est-ce qui est si bizarre ?

— Eh bien, passer par là-bas sans croiser de fantôme. En général, tu entres le visage en sueur et couvert de poussière, preuve irréfutable que quelque chose t’a fichu la trouille.

— Pour une fois, Doc, je n’ai pas eu la trouille. Peut-être parce que je suis furibond. J’aurais juste voulu voir un fantôme, que je puisse lui trouer la peau. »

Bogie secoua la tête.

« Mauvaise attitude, Winters, c’est comme ça que tu finiras par te faire tuer. La colère ralentit la main qui dégaine. Tu ferais mieux de te calmer dès maintenant. »

Winters buvait à petites gorgées.

« Doc, tu as déjà vu un homme, les pieds à plat par terre, sauter sur le dos d’un cheval ? »

Bogie réfléchit.

« H’m, oui, mais seulement dans un cirque. C’était… C’était plus à l’est, quand j’étais jeune. J’ai vu un homme qui pouvait, en prenant trois ou quatre pas d’élan, sauter sur un cheval et arriver debout en équilibre sur son dos. Il y arrivait aussi quand le cheval allait au trot.

— Dans ce cas, pondéra Winters en regardant son verre, un type pareil aurait pas de mal à sauter d’un perchoir sur un cheval. »

Le double-battant de Bogie grinça pour laisser entrer un homme athlétique aux cheveux roux.

« Messieurs.

— Pone ! s’exclama Bogie. Vous vous joindrez bien à nous pour prendre un dernier verre ? »

Pone acquiesça élégamment et rapprocha une chaise. Bogannon s’empressa d’aller chercher un verre.

« Winters, voici mon bon ami Gregory Pone.

— M’sieur, dit Winters en levant son verre de la main droite.

— Ravi de vous rencontrer, shérif Winters », répondit Pone.

Ce dernier sortit un mouchoir et s’essuya le visage avant de tourner le regard vers Doc.

« Bogannon, reprit-il, j’ai encore fait la même expérience éprouvante.

— Hein ? s’étonna Doc en se grattant un coin de son grand front. Ah, d’accord, vous voulez dire, à Black Fox Gap.

— De quelle expérience éprouvante vous parlez ? » demanda Winters, subitement curieux.

Pone s’adossa à sa chaise et fit un sourire en coin à Bogannon.

« Vu que Winters doit avoir les pieds sur terre, il ne me croira pas, et il se peut bien que j’aie simplement été victime d’une de ces illusions dont on dit qu’elles hantent les gens dans certains environnements. Mais en vérité, Winters, un fantôme a traversé Black Fox Gap sur mon cheval, derrière moi, ce soir… comme il l’avait déjà fait récemment.

— C’est pas vrai ! » s’écria Winters en levant les sourcils, incrédule. Ce faisant, il sortit de sa poche son portefeuille et, de façon volontairement visible, compta un par un les billets d’une grosse liasse avant d’en jeter un à Bogie.

Pone écarquilla les yeux à la vue de tant d’argent. Il se fendit d’un sourire.

« J’y crois à peine moi-même, à cette histoire de fantôme, reprit-il en s’essuyant de nouveau le visage. Mais il se trouve que je dois retourner à Pedigo Ranch cette nuit, et je ne me sens plus le cran de repasser par là-bas tout seul. »

Il jeta un coup d’œil à Winters, son expression une subtile invitation, voire un défi.

Winters leva son verre pour que Bogie le remplisse. Il regarda ce dernier droit dans les yeux.

« Les fantômes, ça n’existe pas, hein Doc ?

— Sauf dans l’esprit des gens, répliqua Bogie.

— Ah, pour ça, fit Winters, j’ai trop l’esprit pratique pour qu’un fantôme y réside. Vous suggérez que je fasse quelques miles avec vous ? » demanda-t-il, relevant le défi de Pone.

Pone ricana doucement. Il était grand et mince, mais on distinguait bien ses muscles sous ses vêtements près du corps.

« Ça ne fait pas partie de vos fonctions, Winters, mais j’avoue que j’espérais que ça ne vous dérangerait pas de me rendre ce service.

— Je ne suis pas contre », déclara soudain Winters.

C’est alors que Bogannon se souvint de quelque chose. Deux ou trois nuits auparavant, ce même homme, Gregory Pone, avait invité un étranger à l’accompagner à cheval. Il fallut un petit moment à Doc pour se rappeler son nom : Bo Brandon. Un sacré vantard, pensait Bogie. Mais étrangement, il n’avait pas revu Brandon depuis.

« Winters, apostropha Doc, tu te rends bien compte que Pone ne fait que plaisanter, juste pour voir si tu aurais le courage de…

— Bien au contraire, interrompit Pone. En vérité, je suis complètement sur les nerfs. J’accepterais même bien volontiers de payer Winters…

— Payer ? Certainement pas ! coupa Winters en bondissant de sa chaise. Ça vaudrait le coup de faire le trajet rien que pour rencontrer ce fantôme. Allez, on y va !

— Mais Winters… » commença Bogie en se levant.

Pone fut vite debout lui aussi. Il suivit rapidement Winters dehors et Bogie observa qu’en plus d’être agile et musclé, il portait, à la place de bottes, des chaussures légères qui faisaient à peine un bruit quand il marchait.

Bogie y réfléchit un instant puis sortit en courant.

« Winters, avant que tu partes… »

Mais ils étaient déjà lancés au galop.


Gregory Pone se montra en fin de compte assez affable. Il parla de Pedigo Ranch, de mines d’or, et de phénomènes surnaturels. Il avait connu un homme, raconta-t-il, qui avait perdu une jambe et souffert le martyre des mois durant jusqu’à ce qu’on déterre sa jambe et qu’on la ré-enterre dans une position plus confortable. Après quoi, l’homme n’avait plus ressenti aucune douleur.

« Simplement à cause d’une base d’expériences communes, affirma Pone, on tend à considérer notre environnement matériel comme le seul existant, quitte à exclure d’autres mondes et d’autres créatures. Mais pourquoi affirmer qu’aucune autre dimension n’existe uniquement parce qu’on n’en a jamais fait l’expérience ?

— Je n’en sais rien, répondit Winters.

— Bon, annonça Pone après qu’ils eurent traversé sans encombre Black Fox Gap et qu’ils furent arrivés au début des vastes terres de l’ouest. Je n’ai plus peur à partir d’ici. »

Il tendit la main.

« Mes plus sincères remerciements, Winters. »

Winters ne vit pas la main de Pone, surtout parce qu’il ne voulait pas la voir. Il n’aimait pas serrer la main d’un clown sur qui il aurait peut-être à tirer plus tard. Il fit faire demi-tour à son cheval et repartit en sens inverse.

« Bonne nuit, Pone.

— Bonne nuit, Winters. On se reverra bientôt, j’espère. »

Il y avait quelque chose de vaguement anormal dans les dernières paroles de Pone, une sorte de folie que Winters avait déjà observée chez bon nombre d’énergumènes qu’il avait dû tuer par la suite. Toutefois, pour le moment, ce n’était pas Pone qui le perturbait, car il pensait au fantôme de Bink Aspentree qui l’attendait à Black Fox Gap.

Dès qu’il eut passé un tournant, Winters descendit de cheval et attacha la couverture de sa selle porc-épic sur le dos de Cannon Ball. Il remonta son cheval et poursuivit son chemin, en sifflant de temps en temps, mais en faisant toujours attention, sur le bas côté, à chaque lacet obscur, chaque rocher, chaque buisson pouvant cacher un fantôme.

Il passait de nouveau un coude autour de rochers escarpés lorsqu’il aperçut une apparition se dissocier d’une fissure, s’élancer, poser les mains sur la croupe de Cannon Ball et lui sauter dessus. Au même moment que Cannon Ball se cabra, un cri déchirant, parfaitement humain, se fit entendre, et Winters vit son cavalier fantôme faire une pirouette arrière pour retomber par terre.

« Tu te crois malin ! hurla le soi-disant cavalier fantôme. Ta petite combine te coûtera la vie ! »

Contrairement à la théorie de Doc Bogannon, la colère ne ralentit pas la main de Winters : il fit feu. Son agresseur, levant son arme, tira sous le ventre de Cannon Ball. Winters appuya une seconde fois sur la gâchette et descendit prestement de son cheval.

Il trouva, gisant dans une mare de son propre sang, masqué et vêtu de blanc, Gregory Pone.

Winters attacha Cannon Ball à un buisson et inspecta les lieux. Bien au dessus de Black Fox Gap, il découvrit un cheval – celui de Pone – attaché à un pin. À la faveur du clair de Lune, il repéra un sentier, raccourci vers le nord qui menait facilement à Pedigo Road.

Doc Bogannon n’était pas rentré chez lui. Ses sentiments paternels envers le shérif adjoint Winters l’avaient retenu, inquiet et agité. Il avait entendu, au loin, plusieurs coups de feu. Puis, peu de temps après minuit, des bruits de sabots à l’extérieur. Il sortit à la hâte.

Winters arrivait, tenant par la bride un cheval noir, qui avait sur le dos un cadavre habillé de blanc.

« File-moi un coup de main, Doc. »

Winters descendit de cheval et attacha les deux chevaux. Bogie et lui amenèrent le corps à l’intérieur et le firent asseoir sur une chaise. D’un geste brusque, Winters lui arracha son masque.

« Pone ! » s’exclama Bogie.

Ils le ligotèrent. La rigidité cadavérique lui gardait la tête droite.

« Doc, un peu de vin, c’est encore possible ?

— Avec le plus grand plaisir. »

Ils trinquèrent.

Winters tira alors de sa chemise un vieil avis de recherche et l’étala sur la table.

« Lis ça, Doc. »

Bogie se pencha dessus. Il écarquilla vite les yeux puis regarda leur invité.

« C’est Bink Aspentree ! »

Winters sirotait son vin.

« Ça ne pouvait être que lui, Doc. Il y avait un détail qui remontait à loin mais dont je me suis souvenu : Aspentree avait fait partie d’un cirque. Il ne s’était jamais fait assassiner à Black Fox Gap. Quelqu’un d’autre, ça, oui, et sans doute par Aspentree en personne. »

Winters se leva soudain.

« Tiens-lui compagnie, Doc, il y a un truc que j’aimerais te montrer. »

Winters sortit et revint avec sa couverture de selle porc-épic. Il la posa sur le dossier d’une chaise.

« Une selle à fantôme, Doc », fit-il en souriant.