Une part à sept

Le shérif adjoint Lee Winters rentrait à Forlorn Gap à cheval, par un clair de Lune. Il revenait de ce qu’il appelait une chasse aux coyotes, près des mines de Pangborn Road. Le shérif Hugo Landers de Brazerville lui avait déjà signifié par courrier que deux bandits anonymes rôdaient dans un rayon de vingt miles autour de Forlorn Gap, à en croire certains. Il avait sous-entendu que Winters les trouverait s’il les cherchait. Comme leur mise à prix était de mille dollars par tête, morts ou vifs, Winters s’y était attelé. De taille moyenne, selon la lettre de Landers ; deux drôles d’oiseaux. Cheveux blonds tirant sur le châtain. Les yeux bleus ou bleu-gris. Dangereux. Armé de cette seule description, Winters se disait qu’il ferait aussi bien d’arrêter de chercher : la plupart des malfrats étaient de taille moyenne, avaient les yeux bleus ou bleu-gris, et semblaient bizarres ou dangereux. S’il avait été fait mention d’une verrue, par exemple, ça l’aurait davantage aidé.

Pour aller en ville, il devait passer devant une série de masures désertées, le long d’une espèce de vallée. Les enfants des prospecteurs, aujourd’hui loin d’ici, avaient dû passer leurs journées à y traîner. Les gars de l’est appelaient cet endroit les « pas beaux quartiers ». Sur l’un des accotements se trouvait le puits de la communauté. Sa potence, dépourvue de seau et de corde, pointait toujours vers le ciel, comme le doigt d’un mort.

Cannon Ball, le cheval de Winters, n’avait jamais aimé cet endroit. De jour, c’était bruyant, et ça sentait mauvais. De nuit, les hiboux et la vermine y pullulaient. À présent, à la faveur du clair de Lune, il avançait frileusement, susceptible de sursauter au moindre craquement, à la plus petite ombre mal venue. Winters, nerveux, se préparait au pire.

Il ne fallut pas attendre bien longtemps pour avoir un peu d’action. À mi-chemin des « pas beaux quartiers », un énorme chien à la mine patibulaire se redressa et, la truffe pointée au ciel, se mit à hurler : « Ou-woooooooou ! »

Cannon Ball se raidit, et laboura le sol des sabots. Tout de suite après, il fit quelques pas, cabré sur les jambes arrière, suivis de plusieurs sauts en secouant la tête, pour en arriver au point culminant de son mauvais comportement : l’habituelle, l’inévitable ruée au galop. Winters, dans ces cas-là, ne pouvait que s’accrocher. C’est ce qu’il fit, avec énergie autant que compassion, alors que Cannon Ball, qui avait pris le mors aux dents, filait comme l’éclair en renâclant tout au long de Pangborn Road.

Dans le dernier saloon de Forlorn Gap encore en activité, Doc Bogannon, propriétaire et barman, s’occupait de la fermeture du bar pour la nuit. Il ne restait qu’une demi-heure avant que sonne minuit. Hormis cinq ou six voyageurs qui s’apprêtaient à partir, il n’y avait plus que trois clients.

Deux d’entre eux, assis devant Bogannon, jouaient aux cartes. Bogie les regardait d’un œil distrait en essuyant les verres propres. Ils portaient l’un et l’autre une casquette grise absolument identique, un ample costume noir élimé, et une chemise blanche sale. Ils avaient les cheveux châtain tirant sur le brun, et n’avaient pas vu un coiffeur depuis des mois. Ils étaient tous les deux rasés de frais et avaient des yeux bleu vif et bleu-gris qui leur conféraient un regard angélique.

Ils jouaient, d’après ce que Bogannon voyait, au poker. À chaque fois que l’un d’eux avait tout perdu, ils redivisaient l’argent et rejouaient.

« À toi de parler, dit poliment l’un d’eux.

— Il me semble plutôt que c’est à toi, rétorqua gentiment l’autre.

— Non, je pense bien que c’est à toi.

— Non, mon cher, je suis absolument sûr que c’est à toi. »

Bogannon rangea plusieurs verres et observa que ces deux drôles d’oiseaux continuaient à se contredire courtoisement pour savoir à qui c’était le tour, chacun le faisant par égard non pour ses propres droits, mais pour ceux de l’autre. Bogie pensait cependant peu de choses de leur façon de se solliciter l’un l’autre. En effet, rien ne pouvait prétendre à l’extraordinaire, dans cette ville à moitié fantôme, que ce soit les monstres de foire ou l’étrangeté des comportements humains. De ces tumultueuses et barbares marées humaines qui se jetaient comme un torrent sur les filons d’or à proximité, un grand nombre de gens plutôt particuliers se séparaient du reste afin de loger dans les villes avoisinantes, leur comportement aussi inexplicable que la présence de sable au fond des rivières. Il se trouvait parmi eux des Napoléons qui suivaient l’étoile de leur destin, des Césars ayant franchi leur Rubicon, des Alexandres pleurant car ils n’avaient plus de mondes à conquérir. On y voyait aussi des êtres naïfs sous des dehors de loup ; des tigres voraces à l’apparence de moutons ; des hommes pressés qui néanmoins traînassaient, et des oisifs qui partaient à la hâte. Rien ne surprenait Bogannon.

Cela dit, parmi tous ces étrangers de passage, il s’en trouvait parfois un qui le mettait mal à l’aise. Le troisième client qui restait était de ceux-là. Il s’éternisait là sans avoir quitté Bogannon du regard de toute la soirée. Tout à coup, il se leva et s’approcha, son petit chapeau de feutre et son beau costume marron prêtant un air sérieux à son visage rond et lisse.

Il vint s’appuyer au comptoir de Bogie. Il tenait à la main une petite photo encadrée. Il la retourna d’un geste vif tout en gardant les yeux sur l’expression de Bogannon.

« Vous le connaissez ? » demanda-t-il froidement.

Bogannon avait les yeux braqués sur ce qui aurait pu être une photo de lui, plus jeune de dix ans. Il en fut instantanément glacé et secoué. Toutefois, bien qu’angoissé intérieurement, il tâchait de garder un air indifférent.

« Aucune idée de qui ça pourrait être », répondit-il avec un calme superficiel.

L’homme qui le questionnait lui sortit l’insigne en bronze de l’autorité. Gravé en noir, on pouvait y lire : Winkerton, Détectives, Boston, Massachusetts.

« Moi, fit le propriétaire de l’insigne, c’est J. Watt Wooten, agent spécial. »

Bogannon luttait contre son trouble intérieur.

« Ravi de vous connaître, M. Wooten », dit-il suavement.

Il tendit le bras et empoigna fortement la petite main de Wooten.

« Aïe ! cria Wooten. Pas la peine de serrer comme ça !

— Oh, vraiment navré, fit Bogie, le front plissé. J’ai souvent entendu parler de Boston, par le biais d’un client qui connaissait. Ça doit être quelque chose à voir. »

Wooten se massa la main endolorie.

« Eh bien, ce n’est pas pour demain, rétorqua-t-il, indigné. Et d’ailleurs, je recherche quelqu’un qui y vivait. Mes employeurs sont des compagnies d’assurance. Ils paieront une prime d’assurance-vie à sa femme, ou plutôt à sa veuve, si on ne le retrouve pas vivant avant le début de son procès en Nouvelle-Angleterre l’automne prochain.

— Ah, ponctua Bogie, ses émotions enfin sous ferme contrôle, c’est fort intéressant ; et qui est-ce que vous recherchez ?

— Bullington, répondit brutalement J. Watt Wooten, dont les yeux verts se braquèrent sur le visage de Bogie afin d’en observer chaque trait, chaque mouvement. Winthrop Bullington. »


Bogannon feignit la curiosité de manière à mieux masquer les tressaillements dérangeants qui cherchaient à le trahir.

« Winthrop Bullington, musa-t-il. Hmm ! Winthrop, c’est un prénom assez commun à Boston, mais Bullington… ça fait un peu discordant. Il y a des Bullington à Boston ?

— Winthrop Bullington vient de Boston, en tout cas, trancha Wooten hautainement. Il y en a peu qui sont plus riches ou plus importants que lui dans toute la Nouvelle-Angleterre. Il avait mis cent mille dollars sur son assurance-vie avec sa femme comme bénéficiaire. Chose assez étrange, les primes ont toujours été payées ; et maintenant, après plus de sept ans d’absence, sans donner de nouvelles, la loi le présume mort. À moins qu’on le retrouve bien en vie, et très vite, il faudra que l’argent de l’assurance soit reversé. Moi, si je lui mets la main dessus, j’empocherai dix mille dollars.

Wooten plissa les yeux et, l’air menaçant, les leva vers Bogie.

« D’ailleurs, ajouta-t-il avec un impitoyable aplomb, j’ai fini par le retrouver.

— Pas à proprement parler ! » commenta Bogie.

Puis, comme voulu par un bienveillant destin, ses portes battantes s’ouvrirent en pivotant. Alors apparut le shérif adjoint Winters, grand, mince, dans la force de l’âge et reconnaissable à sa moustache noire.

« Winters ! s’exclama joyeusement Bogannon. Viens, Winters, entre ! »

Winters avait la mine sombre. Il s’avança d’un pas lourd vers le comptoir et y plaqua une pièce.

« Du vin, Doc.

— Si tu savais ce que je suis content de te voir ! » fit Bogie.

Il lui servit un verre, mais en tenant la bouteille des deux mains pour la maintenir fermement.

« Tu as l’air pâle, Winters. Tu as vu un fantôme ? »

À peine le verre en main, Winters le vida. Lui-même avait les mains qui tremblaient.

« Ne me parle pas de fantômes, Doc, ou je finirai par y croire, rétorqua Winters en laissant traîner le regard vers le coin où se trouvait J. Watt Wooten. C’est qui, ça, Doc ?

— Oh, désolé, dit Bogie. M. Wooten, voici le shérif adjoint Lee Winters. Winters, J. Watt Wooten, de Boston.

— Comment va, M’sieur ? grinça Wooten dédaigneusement.

— On fait aller, M’sieur », répliqua Winters.

Ce dernier ne tendit pas la main ; instinctivement, il prit Wooten en grippe. De plus, par habitude, il évitait de serrer la main d’étrangers qu’il aurait peut-être plus tard dans le collimateur. Il posa son verre et s’essuya la moustache de la main.

« Et que veut J. Watt Wooten, Doc ? »

Bogannon s’adossa et croisa les bras. Il se sentait moins tendu, au repos. Grand et large d’épaules, il savait aussi se montrer intellectuel et distingué.

« Wooten cherche à savoir, dit-il, amusé, où il peut trouver son client, un certain Winthrop Bullington, de Boston.

— Boston, hein ?

— Tout à fait, confirma Bogie. De Boston. Il y a des compagnies d’assurance qui veulent le débusquer, ce Bullington, pour ne pas avoir à payer son assurance-vie. Un homme est présumé mort s’il est porté disparu depuis trop longtemps. »

Winters se retourna, les coudes posés sur le comptoir de Bogie.

« Ça me fait penser à un type qui était descendu à Trinity Valley, au Texas, quand j’étais gamin, entama-t-il sèchement. Il s’appelait Euclid Porterhouse, mais tout le monde l’appelait Bifteck. Il n’aimait pas qu’on l’appelle Bifteck, alors il a changé de nom. Au lieu d’Euclid Porterhouse, il se faisait appeler Cleve Porter. Bien plus tard, une certaine Gamaliel Porterhouse est morte à la Nouvelle-Orléans, en laissant des millions derrière elle, à ce qu’on disait. Le seul héritier connu, c’était son neveu, Euclid Porterhouse, qui avait disparu de la circulation. Et ce gars-là, Cleve Porter, qui était devenu détective privé, s’est mis à chercher Euclid Porterhouse. Il n’avait pas la mémoire des noms, Cleve. Il a cherché pendant vingt ans avant de se rendre compte que c’était lui-même qu’il cherchait. »

Bogie leva un sourcil vers Wooten.

« Alors ça ! »

Les traits de Wooten s’étaient tendus et proclamaient tout leur mépris pour Winters. Afin de souligner son dédain, il renversa la tête en arrière et, à nouveau, le regarda de biais.

« J’ai connu pas mal de gars qui essayaient d’être drôles ; ils n’y arrivaient jamais. »

Winters posa une autre pièce.

« Doc, sers à J. Watt Wooten ce qu’il veut, de ma part. »

En se retournant pour partir, il posa ses yeux noirs et froids sur deux drôles d’oiseaux, assis à une table, assez absorbés par leurs cartes.

L’un d’eux fit : « C’est ton tour. »

Son compagnon répondit poliment : « Non, c’est le tien. »

Winters était tellement défait et énervé suite à sa longue chevauchée jusqu’en ville, et si loin de penser au travail à cause de sa rencontre avec Wooten, qu’il ne s’intéressa à ses deux hurluberlus qu’un court instant. Jamais encore il n’avait vu d’hommes à l’air aussi inoffensif que ces deux-là.

« Bonne nuit, Doc, lança-t-il avant de partir subitement.

Bogannon, de nouveau maître chez lui, baissa les yeux vers Wooten.

« Qu’est-ce que ce sera, Monsieur ?

— Je peux très bien me payer un verre tout seul, merci », rétorqua celui-ci, de mauvaise humeur.

Bogie lava le verre de Winters et l’essuya. Adossé à ses étagères, il se remit à observer les deux joueurs de cartes, qui eux-mêmes fixaient Wooten du regard. Ils jetèrent un bref coup d’œil vers Bogannon avant de rediriger les yeux vers Wooten.

L’un d’eux demanda :

« Est-ce qu’il fera l’affaire ?

— Je pense qu’il fera l’affaire », lui assura son compagnon.

Tous deux opinèrent du chef.

L’un reprit : « On le pense toi et moi, mais peut-être qu’on devrait le lui demander. »

L’autre se leva et s’approcha de Wooten.

« Excusez-moi, Monsieur, puis-je vous demander quelque chose ? »

Le dédain qu’avait éprouvé Wooten pour le shérif adjoint persistait ; il venait de se reporter sur cet homme à l’aspect fantasque.

« Oui, mon bon Monsieur, que voulez-vous savoir ?

— Oh, euh… rien, Monsieur. »

L’interlocuteur de Wooten retourna près de son compagnon en secouant tristement la tête.

« Il ne fera pas l’affaire.

— Non, c’est certain.

— C’est très décevant ; peut-être devrions-nous lui demander ensemble ?

— Peut-être. »

Tout cela devenait intéressant pour Bogannon, qui, appuyé sur son bar, observait, à l’écoute.

Ces étranges joueurs de cartes se levèrent et s’avancèrent calmement.

L’un d’eux déclara à J. Watt Wooten :

« Excusez-nous, Monsieur, mais nous aimerions nous présenter.

— Comme vous voulez, répondit sèchement Wooten.

— Moi, dit l’un, je m’appelle Droit Chemin.

— Et moi, poursuivit son compagnon, c’est Long Chemin.

— Vous m’en direz tant ! » éructa Wooten, les narines dilatées de mépris.

Bogannon était dans le même état d’esprit, tout en conservant son calme.

Droit Chemin et Long Chemin se firent un signe de tête avant de s’éloigner pour discuter. Droit Chemin avait la mine maussade.

« Mon frère, celui-là ne fera pas l’affaire.

— Moi, je pense qu’il se pourrait que si, le contredit Long Chemin, moins pessimiste.

— Vraiment ?

— J’ai tendance à croire que oui.

— Non, insista gentiment Droit Chemin, il ne fera pas l’affaire.

— Peut-être que nous devrions lui redemander, suggéra Long Chemin. Ça te dérangerait ? »

Droit Chemin y réfléchit puis opina.

« Bon, très bien, demandons-lui encore une fois. »

Bogannon eut un pressentiment désagréable en les voyant se diriger vers Wooten. Ses lèvres se pincèrent d’elles-mêmes.

Une fois devant lui, Long Chemin dévisagea Wooten.

« Monsieur, demanda-t-il sobrement, donneriez-vous une part à sept ? »

Wooten sursauta, puis se retourna vers Doc Bogannon.

« Eh ! Qui c’est, ces illuminés ? »

Bogannon le regarda de manière hautaine.

« Comme vous diriez, vous, à Boston, voici Messieurs Droit Chemin et Long Chemin.

— J’ai bien peur que votre sens de l’humour soit un poil grotesque », fit-il à Bogie en grimaçant.

Droit Chemin et Long Chemin se retirèrent pour se consulter à nouveau.

« Et maintenant, fera-t-il l’affaire ?

— Je ne pense pas, répondit Droit Chemin en secouant la tête. À vrai dire, je suis sûr que non. Il n’a pas répondu à notre question. »

Ils s’assirent et divisèrent leur argent en deux parts égales pour reprendre leur partie.

Wooten plissa longuement les sourcils. Ensuite, il s’adressa franchement à Bogannon.

« Écoute, Bogannon, j’ai quelque chose à te proposer. »

Bogie se redressa et chercha quelque chose à faire.

« Ça ne m’intéresse pas, dit-il froidement tout en regardant sa montre. D’ailleurs, c’est l’heure de la fermeture.

— Attends une minute, insista Wooten avant de baisser d’un ton. Toi et moi, on peut se faire cinq mille par tête, rien qu’en claquant des doigts. Je cherche Winthrop Bullington. S’il était en vie, il te ressemblerait autant que ton jumeau, si t’en avais un.

— Ça ne m’intéresse pas », répéta Bogie d’un ton plus ferme.

Il abaissa la lampe du bar et en souffla la bougie.

« C’est de l’argent vraiment facile, renchérit Wooten. tu n’aurais à te faire passer pour Bullington que deux ou trois fois.

— Ma réponse est non », trancha Bogie.

On tira la manche de Wooten. Ce dernier, rouge de visage, se retourna impatiemment pour se retrouver nez à nez avec Droit Chemin et Long Chemin.

« Désolé, entama Droit Chemin, mais nous aimerions vous réitérer notre question. Est-ce que vous donneriez une part à sept ? »

Bogannon éclata de rire.

« Bien sûr qu’il le ferait ! »

Le plaisir de Droit et de Long se lisait sur leur sourire.

« Merci beaucoup, M. Bogannon, dit Droit. »

Il refit face à Wooten avec une profonde gravité.

« Donneriez-vous aussi une part à huit ?

— Mais oui, il le ferait, s’exclama Bogannon.

— Ah », soufflèrent Droit et Long.

Droit déclara avec assurance : « Alors dans ce cas, nous avons de très bonnes nouvelles pour M. Wooten : Nous savons où il se trouve.

— Où se trouve qui ? demanda Wooten, les yeux écarquillés.

— Cet homme, que vous recherchez, répondit Long Chemin en levant fièrement le menton.

— Vous voulez dire : Winthrop Bullington ? » s’empressa de clarifier Wooten.

Droit et Long Chemin se firent oui de la tête.

« N’est-ce pas que nous savons où il habite ? fit Droit.

— Et comment, confirma Long.

— Alors, dites-le-moi ! » cria Wooten.

Droit regarda Long, puis annonça : « Effectivement, il donnerait bien une part à sept. »

Long acquiesça.

« Puisqu’il donnerait une part à sept, alors nous le lui dirons.

— Eh bien, dites-le ! s’emporta Wooten. Montrez-moi où ! »

Droit fit un mouvement de tête vers Long.

« Nous vous montrerons où aussi.

— Allez, alors, les enjoignit Wooten, remuez-vous. »

Droit et Long se firent un nouveau signe de tête avant de partir à la hâte, suivi de Wooten qui courait derrière eux.

Bogie s’essuya le visage, soupira profondément puis éteignit les lumières. Lui aussi, sans doute, était assez bizarre. Il vivait ici, dans ce repère de fous et de fantômes, avec sa femme, une métisse Shoshone, alors qu’il pourrait très bien vivre comme un prince dans une ville de l’Est. Comme un prince ? Il grogna de dégoût. Le simple fait de penser à sa femme, son fidèle amour, lui rappela qu’il vivait comme un roi ici. Il pressa le pas pour rentrer.

Pendant ce temps, J. Watt Wooten mettait de l’ardeur à suivre ses guides au clair de Lune sur Pangborn Road. Ils le firent passer par des pâtés de maisons désertées et de masures, puis, de là, vers un cottage près des « pas beaux quartiers », moins abandonné qu’il n’y paraissait.

Là, Droit Chemin posa l’index sur les lèvres.

« Chut, marmonna-t-il, il habite ici.

— Il dort profondément, dit Long Chemin.

— Mais des gonds qui grincent le réveilleraient, fit remarquer Droit.

— Eh bien, que ça le réveille ! » déclara Wooten.

Ils avancèrent à pas feutrés. Droit leva la main pour qu’ils entrent. À ce moment précis, un bruit terrifiant se fit entendre : « Ou-woooooooou ! »

Wooten sursauta et en attrapa son chapeau.

« Chut ! fit Long. Ça, c’est son chien. »

Ils se rapprochèrent les uns des autres puis Droit Chemin avança de plus belle. Les gonds grincèrent fort, et Droit disparut dans une ouverture sombre.

Avant que Wooten ne puisse suivre, on lui tapa sur la tête avec un objet contondant. Il aperçut des étoiles, puis chancela. Il lui semblait être tiré par des portes ouvertes sur un mauvais plancher qui craquait.

Des voix étranges et lointaines se chamaillaient poliment pour savoir s’il ferait l’affaire ou non. On finit par décider que oui, et tout de suite après, on lui serra un fil de fer autour du cou.


Deux matins plus tard, devant leur petit déjeuner de pain encore chaud, de viande, de sauce, de café, et de miel, le shérif adjoint Winters contemplait sa femme avec une inquiétude particulière. En épousant cette jeune veuve, il avait acquis un joli cottage, le titre de propriété d’une mine, et une charmante compagne. Mais le mariage entraînait aussi des responsabilités. Les hommes seuls ne se souciaient guère des événements extérieurs à leur propre courte vie ; les hommes mariés, eux, pouvaient laisser derrière eux une veuve, mais également, quelquefois, des orphelins. Cette vérité inquiétait Winters et troublait son sommeil. Cela lui rongeait constamment l’esprit.

« Myra, déclara-t-il l’air grave, on devrait s’acheter des terres. »

Myra Winters leva les yeux, le regard plein d’espoir, mais l’instant d’après son visage s’assombrit. Ils en avaient déjà parlé, très souvent, et rien n’en était advenu. Elle opina tout de même du chef, compréhensive.

« Oui, Lee, on devrait.

— Je sais où il y a de l’eau de source, et un terrain fertile et plat, de rien moins que deux-cents acres, tout près d’ici. C’est à dix miles d’ici sur Elkhorn Road, et puis à encore deux miles plus au nord. On n’a qu’à aller y jeter un œil ; on pourrait même commencer à se faire une maison. »

Myra ouvrit grand ses yeux bleus, qui se mirent à pétiller.

« Tu veux dire que tu arrêterais ton travail de shérif ?

— J’y pense de plus en plus, jour après jour.

— Mais très bien ! »

Ils se dépêchèrent de finir leur petit déjeuner. Pendant que Myra préparait à manger à emporter pour midi, Winters alla chercher les chevaux. Il avait fait l’acquisition d’un magnifique alezan à la tête étoilée pour Myra, et, à sa grande surprise, il s’avéra qu’elle était très bonne cavalière. De sa collection d’armes – qui ne cessait de se développer grâce aux dons de desperados tués ou capturés –, il lui avait donné d’abord un six coups, puis un fusil, et lui avait appris à très bien s’en servir.

« Quand on se sera installé dans notre ranch, il faudra que tu repousses les hors-la-loi toute seule. Les pistolets efficaces, c’est les pistolets qui font du bruit, tu sais.

— Oui, avait-elle acquiescé, heureuse de penser à leur installation prochaine. Quand est-ce que nous vivrons dans notre ranch ?

— D’un jour à l’autre. Dès que j’aurai trouvé le bon moment pour m’arrêter de travailler. »

Jusqu’à ce jour, aucun moment n’avait été le bon.

Bien armés et approvisionnés, déjà en selle, ils étaient prêts à partir lorsqu’une femme arriva vers eux en courant. La bonne humeur de Myra se volatilisa.

« Voilà Samantha Creekland, fit Myra, la voix chargée de compassion et de déception. Et elle a des ennuis, j’en jurerais. »

Winters tira sur la bride.

« Ses ennuis peuvent attendre. Nous aussi, on a nos propres problèmes. On y va.

— Non, Lee, nous devons voir ce qu’elle veut. »

Samantha Creekland peinait à marcher tant elle était fatiguée.

« Shérif Winters, j’aimerais que vous recherchiez mon mari. Il n’est pas rentré la nuit dernière ; j’ai peur que quelque chose d’affreux lui soit arrivé.

— C’est pas de chance », fit Winters, l’air peu concerné.

Samantha arriva toute pantelante. Maigre, la quarantaine, les cheveux ébouriffés, c’était la femme de Jake Creekland, prospecteur de son état, qui jouait tout l’or qu’il trouvait, avec pour conséquence d’être parfois riche, mais souvent pauvre.

« Winters, tu n’as pas le droit de t’enfuir au galop comme ça, lui reprocha Samantha, alors que Jake n’est pas rentré à la maison. Je te demande de le retrouver.

— Il a déjà découché par le passé ? demanda Lee, qui ne voulait être ni dérangé, ni contrarié.

— Jamais. Bien sûr, il lui arrive de revenir tard à la maison, quelquefois, mais jamais de ne pas revenir du tout. »

Lee jeta un œil vers Myra, perçut sa déception, qu’elle tâchait bravement de dissimuler. Winters se tourna vers Mrs. Creekland.

« Samantha, rentre vite chez toi. Si Jake est toujours debout, il cherchera à rentrer comme il pourra. Et pendant ce temps-là, moi, j’essaierai de lui mettre la main dessus.

— Merci, Winters. Je savais que tu accepterais de m’aider. »

Samantha Creekland lui adressa un regard plein de reconnaissance et repartit d’un pas lourd et las.

Myra soupira.

« Eh bien, il y a vraiment toujours des imprévus. »

Elle voulut descendre de cheval.

Winters la retint.

« Attends, Myra, rien ne nous empêche de chercher en allant. Va savoir où il est, de toute façon.

— Tu veux dire que nous y allons toujours ? »

Winters était décidé à ne pas décevoir sa femme cette fois-ci.

« C’est bien ce que je veux dire. On peut plus rien faire pour Jake, quoi qu’il lui soit arrivé.

— Tu veux dire qu’il se peut qu’il soit mort ?

— J’en ai bien l’impression, répondit Winters en tirant sur les rênes de Cannon Ball, mais on jettera un œil. »


Après deux heures de galop sur Elkhorn Road, ils avaient attaché leurs chevaux près d’une source dans leur belle vallée entourée de collines. Winters et Myra s’allongèrent sur un lit épais d’herbe courte, les yeux dirigés vers un ciel sans nuage, tous deux conscients de la solitude qu’ils éprouveraient s’ils étaient séparés.

Soudain, sans se rendre compte qu’il était perdu dans ses pensées, il demanda : « Myra, pourquoi les chiens aboient la nuit ? »

Mal à l’aise, Myra gardait le silence. Elle finit par dire : « Lee, tu t’inquiètes pour Jake Creekland, n’est-ce pas ? »

Il se redressa d’un bond.

« Viens, Myra, on va chercher un endroit pour notre maison. »

Il lui donna la main pour l’aider à se relever et l’amena à un endroit perché non loin de là. Derrière, sur un à-pic montagneux, se trouvaient d’innombrables pins. Avec autant de matériau de construction à portée de main, leur problème était déjà à moitié réglé.

Ils rassemblèrent des pierres et délimitèrent non seulement une maison, mais aussi ce qui pouvait, avec le temps, devenir un spacieux ranch. Une fois ce travail accompli, ils déjeunèrent assis sur une couverture.

« Ce serait tellement merveilleux, fit Myra, mélancolique, si ça pouvait être vrai. Mais nous sommes en train de rêver oisivement, j’en ai peur.

— Pourquoi tu es si morose ? la tança Lee.

— Parce que, rétorqua-t-elle d’une voix malheureuse, tu as ton travail. C’est un travail sans fin. Même quand on posait les jalons de notre maison, tu pensais encore à Jake Creekland, à des chiens qui aboient, à des chevauchées solitaires, à des fantômes et à des gâchettes faciles. »

Winters la dévisagea, dubitatif. Myra s’inquiétait, bien sûr, mais elle ne s’était jamais plainte, elle n’avait jamais tenté de changer sa façon de gagner sa vie. Cependant, elle avait raison : il était temps qu’ils s’installent pour de bon.

« Je n’aime pas ce que je suis, dit-il lentement. Si on pouvait s’installer en étant sûrs de ne plus être dérangés, on le ferait tout de suite. Mais vu qu’il y a tellement de coyotes sans foi ni loi qui s’agitent dans le coin, je me dis qu’il faut bien que quelqu’un les abatte. »

Myra lui sourit aimablement.

« Bien sûr, Lee. Enfin, c’est agréable de rêver d’un ranch. Quand tu en auras fini, d’abattre des coyotes sans foi ni loi… Eh bien, nous aurons encore tout notre temps. »

Ils étaient tous les deux silencieux en revenant de leur vallée. Peut-être qu’ils y retourneraient ; peut-être pas.

Une heure avant le coucher du soleil, à Forlorn Gap, ils trouvèrent Samantha Creekland assise sur le perron de leur cottage.

« Tu as trouvé mon mari ? demanda-t-elle, inquiète.

— Pas encore, fit Winters. Je continue à chercher, par contre. »

Il descendit de cheval, imité par Myra.

« Ma pauvre, entama Myra, comprenant au chagrin de Samantha pourquoi Winters se faisait un devoir de rester shérif adjoint. Entre avec nous, viens prendre un café.

— Ce n’est pas de refus, répondit Samantha. Je suis tellement perturbée, ça va me rendre folle. »

Winters ramena le cheval de Myra à son enclos, dit au revoir à Myra, remonta Cannon Ball et se rendit au saloon.

Ce n’était pas encore l’heure d’affluence chez Bogannon. De ce fait, sitôt installés à une table, Winters et lui se mirent à discuter.

« Doc, demanda vite Winters, t’as vu Jake Creekland ces derniers temps ? »

Bogie réfléchit, puis acquiesça.

« Il était là hier soir. Et, la dernière fois que j’ai jeté un œil à sa table, la chance lui souriait fort. »

Mauvais signe, pensa Winters. « Tu l’as vu partir ? »

Bogie fit appel à ses souvenirs.

« Non, Winters, à vrai dire, non. Pourquoi ? »

Winters se passa la main sur la moustache et se leva.

« Jake n’est pas rentré chez lui ; sa femme se fait du mauvais sang. »

Winters laissa Bogannon en pleine réflexion et sortit.

Puis la mémoire revint à Bogannon, qui courut derrière le shérif adjoint.

« Winters, attends ! »

Mais Winters était déjà loin.

Sans avoir d’endroit précis en tête, Winters s’était juché sur son cheval et avait pris le chemin qui le menait chez lui. Puis il se rappela ce chien qu’il avait vu et entendu dans les « pas beaux quartiers ». Pourquoi, avait-il demandé à Myra, les chiens aboyaient-ils la nuit ? Pourquoi, en effet !

Ayant à l’esprit son récent retour mouvementé de cet endroit désertique, Winters essuya la sueur qui lui coulait du front et se jura de ne plus y remettre les pieds. Et pourtant, c’est bien là-bas qu’il se dirigea. Puisqu’il avait décidé de retrouver le corps de Jake Creekland, autant aller là où il avait le plus de chance d’y parvenir.

Il attacha Cannon Ball devant un cottage inhabité puis avança nerveusement. L’obscurité s’était installée. Des maisons sans fenêtres, solitaires et déprimantes de jour, devenaient spectrales et effrayantes dans le noir lugubre de la nuit tombante.

Winters s’arrêta net et se glissa à l’abri des regards au moment où il entendit des gonds grincer tout près de lui, et aussi des voix. Tout de suite après, deux silhouettes fantomatiques sortirent d’une maison. Les charnières hurlèrent une fois de plus lorsqu’elles refermèrent la porte derrière elles. En quelques secondes, elles étaient en route pour les quartiers encore en vie de Forlorn Gap.

Deux ou trois minutes de suante indécision plus tard, Winters rampa jusqu’à la même porte grinçante et l’ouvrit d’un petit coup d’épaule. Instantanément, il entendit le même aboiement qu’il avait entendu deux nuits plus tôt.

« Ou-woooooooou ! »

D’un vif mouvement de la main droite, Winters dégaina son six coups. Pendant quelques secondes, il écouta sans bouger. Le chien hurla une deuxième fois, mais Winters comprit que cela n’avait pas de rapport avec lui, même si cela lui avait flanqué une peur bleue. Il s’essuya le visage de sa manche et fit un pas à l’intérieur. Le plancher couina sous son pied, un rat déguerpit ; des odeurs désagréables flottaient comme un nuage.

Il patienta encore, aux aguets. Il s’enferma et fit craquer une allumette. La lumière révéla un décor oppressant : une table gauchie, des chaises bancales, des bouteilles surmontées de bougies à moitié brûlées, des toiles d’araignées, des restes de nourriture sur des assiettes sales. Winters alluma les bougies. Une recherche plus approfondie dévoila quelque chose d’encore plus accablant : dans un coin, un grand sac à café à la forme grotesque. Winters n’avait aucun doute quant à son contenu, ce qui en faisait une vision horrible.

Bougie en main, Winters en leva un coin de l’ouverture et y jeta un œil. Une puanteur fétide lui attaqua les narines. Bien qu’il se soit attendu à ce qu’il trouva, il en eut un choc.

« Jake Creekland ! » souffla-t-il.

Peu de temps auparavant, il avait vu les assassins de Creekland s’en aller. À quoi ressemblaient-ils ? Il n’aurait pas pu le dire. Où étaient-ils allés ? Il ne se serait pas aventuré à y réfléchir. Tout portait à croire, en revanche, qu’ils allaient revenir.


Winters attendit de longues heures durant, assis à envisager comment il devrait s’y prendre. Il pensa à éteindre les lumières, mais cette perspective, faire le pied de grue dans une pièce obscure et hantée par un cadavre, il la trouva trop déplaisante. Il songea à rester dans un autre cottage, afin de les prendre par surprise quand ils reviendraient ; cette idée-là, il la rejeta aussi : trop risquée. Ils étaient deux, et il n’était pas du genre à faire du un contre deux au revolver.

Il posa les yeux sur le sac en toile de Jake Creekland et en tira une idée.

« Qu’est-ce qui ferait bondir ces deux tueurs davantage, pensa-t-il, que de trouver quelqu’un en vie là où ils avaient laissé un mort ? »

Il sortit les restes de Creekland et alla les poser dans le fond. Il revint avec le suaire en toile de jute. Il tâcha d’y entrer et s’accroupit : il s’y cachait facilement.

Il s’y trouvait encore, dans le noir complet, lorsque vers minuit des voix se firent à nouveau entendre, des gonds grincèrent, et des hurlements de chien résonnèrent tristement.

« C’était quoi, ça ? s’enquit une voix inconnue, nerveusement.

— Rien que notre chien, répondit gentiment une autre voix.

— Ce n’est que notre fidèle chien de garde », confirma une troisième voix, tout aussi agréablement.

Des pas se traînaient sur le plancher, on fit craquer une allumette, on alluma des bougies.

« Hé ! C’est pas un musée indien ! Vous m’avez roulé !

— Allons, on ne le roulerait pas, nous, n’est-ce pas, Long, mon frère ?

— Certainement pas, Droit, mon frère.

— Mais vous m’aviez dit que vous aviez des objets indiens ici. Je n’en vois pas. Je vous le dis, moi, je… »

La voix indignée s’arrêta net. Du fer s’était abattu sur de l’os, quelque chose tomba lourdement.

Winters retint son souffle. C’était un meurtre.

« L’as-tu frappé fort, Long, mon frère ?

— Je l’ai frappé plutôt fort, Droit, mon frère.

— Partageons-nous son argent, alors, qu’en penses-tu ? demanda Droit.

— J’en pense qu’il faudrait, oui, répondit Long.

— Peut-être devrais-tu d’abord lui passer ta corde autour du cou, fit Droit.

— Oui, sage précaution », approuva Long.

Par de fins espaces entre les fils du sac, Winters aperçut deux silhouettes en mouvement. Il identifia les bruits comme étant des poches qu’on vidait, et ensuite des pièces qui tombaient par terre.

« Une bonne moisson, ne dirait-on pas, Long, mon frère ?

— Et comment, Droit, mon frère. Quand avons-nous fait mieux ? »

Winters entendit de nouveau des bruits d’argent qu’on prenait, puis Droit fit :

« Mon frère, nous avons maintenant deux corps à faire disparaître.

— Cela serait-il trop te demander de m’aider à faire disparaître l’un d’eux dès à présent ?

— Y a-t-il de la place pour un cadavre de plus dans notre puits ?

— Je crois que oui.

— Très bien ! Allons-y. »

Alors que leurs pas se rapprochaient de Winters, ce dernier, six coups armé en main, jeta au loin son suaire en toile, et se leva.

« Il y aura même de la place pour deux gars de plus, tonna-t-il en visant l’un d’eux, si vous ne levez pas les mains en l’air fissa. »

Droit et Long se regardèrent. La surprise se lisait sur leurs charmants visages.

« Long, mon frère, l’un des cadavres est ressuscité.

— Eh bien, répliqua Long, il va nous falloir le tuer encore une fois. »

Ils étaient plus rapides que Winters ne l’avait supposé ; ils dégainèrent leurs pistolets de sous le bras à la vitesse de l’éclair. Winters troua d’une première balle le cœur de Droit. Il en sentit une lui passer dans les cheveux avant qu’il ne puisse en finir avec Long. Il dut tout de même tirer deux fois là où une fois aurait dû suffire.

Winters fit quelques pas vers ses victimes en rangeant son revolver fumant.

« De drôles d’oiseaux, oui. »

Où pouvait-on en trouver de plus drôles ?


Dans son saloon, Doc Bogannon avait des remords. Il n’avait pas aidé son bon ami Winters autant qu’il aurait pu. Jake Creekland avait quitté le saloon accompagné de deux hurluberlus se faisant appeler Droit et Long Chemin. Il y en avait aussi eu un autre, deux nuits auparavant. J. Watt Wooten était lui aussi parti avec Droit et Long Chemin, mais Wooten n’était pas réapparu. Pour ce qui était de la disparition de cet homme-là, Bogannon n’en était pas mécontent, même si ces deux fous étaient des loups déguisés en agneaux. Néanmoins, il aurait dû se souvenir de tout cela et avertir Winters.

Le moral de Bogie remonta lorsqu’il entendit des bruits de sabots dehors, suivis par l’ouverture de ses battants de porte.

« Winters ! »

Bogie se leva et alla vite chercher du vin et deux verres.

Ils prirent place autour d’une table et Bogannon fit le service.

« Il est minuit passé, Doc, fit Winters, en serrant fort son verre, mais sans trembler. Comment ça se fait que tu rentres pas chez toi ?

— Je pensais bien que tu allais passer, Winters, répondit Bogie en s’essuyant le front.

— Ah oui ?

— Oui. Ma conscience me pesait. Quand tu es passé plus tôt en me demandant si j’avais vu Jake Creekland, j’aurais dû me rappeler à temps ce que j’avais à te dire. Je suis vraiment désolé, d’ailleurs. Heureusement, plus de peur que de mal, mais tout l’après-midi, je me suis senti comme une huître pas fraîche.

— Qu’est-ce que tu as sur la conscience, Doc ? demanda Winters, en fronçant ses sourcils noirs.

— Tu te souviens d’un gars nommé J. Watt Wooten ?

— Vaguement, oui.

— Eh bien, deux cinglés l’ont embarqué vers une espèce de destination finale, en ce qui le concerne. De mon point de vue, bon débarras. Mais ils ont aussi emmené Jake Creekland, et un autre quidam ce soir. J’étais tellement content d’être débarrassé de Wooten que ça a affecté ma mémoire, j’ai l’impression. Je te fais mes excuses, et j’espère que tu me pardonneras. Mais tu devrais te méfier de ces deux cinglés, Winters, j’ai peur qu’ils soient dangereux. Ils se font appeler Droit et Long Chemin. »

Winters tendit son verre pour être resservi.

« Ce Wooten, c’était un ennemi à toi, Doc ? »

Bogie opina.

« Ne m’en veux pas trop, mais oui. »

Il y avait dans la voix de Bogannon une satisfaction dénuée de compassion qui surprit son ami.

Winters passa les doigts sur sa moustache pensivement. Au cours de ses errances, il avait appris un principe selon lequel il existait un certain équilibre dans la nature. Peut-être que les coyotes sans foi ni loi avaient leur place et leur utilité, après tout. Au moins, ils se mangeaient entre eux.